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Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
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C. Monselet : La Bibliothèque (1859)
MONSELET, Charles (1825-1888) : La Bibliothèque (1859).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (12.I.2006)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.) de l'édition originale du recueil  Les Tréteaux de Charles Monselet publiés par Poulet-Malassis en 1859 avec un frontispice de Braquemond. 
 
La Bibliothèque
par
Charles Monselet

 ~ * ~

LA BIBLIOTHÈQUE EN VACANCES

(La grande salle de lecture de la Bibliothèque, rue Richelieu. On entend un bruit de portes. Les gardiens sortent. Au dehors, on lit sur un écriteau : - LA BIBLIOTHÈQUE SERA FERMÉE DU 1er au 30 SEPTEMBRE.)

M. DE BACHAUMONTdescendant, le premier, de son rayon. - Ouf ! les voilà partis ! ont-ils assez, depuis un an, déchiré mes feuilles et compromis mes dentelles ! Quelle rage de chroniques et de nouvelles à la main les a donc saisis ? Il ne me reste plus à présent une seule anecdote, un seul quatrain ; ils m’ont tout dérobé ; je suis à sec.

RIVAROL. - Et moi donc !

CHAMFORT. - Et moi !

BEAUMARCHAIS. - Et moi ! Il y a de l’écho ici.

CINQ OU SIX RATS, s’aventurant. - Est-il certain, mes frères, qu’on ait vu s’éloigner M. Edouard Fournier ? Se pourrait-il qu’il ne vînt plus nous déranger pendant un mois ? Hélas ! j’ai bien peur qu’une telle félicité ne nous soit pas permise ! Vous ne le connaissez pas autant que moi, ce vilain homme : il est capable de se procurer une clef ou de s’introduire ici nuitamment par les vasistas. Redoutez tout de M. Edouard Fournier ! L’autre jour, ne s’est-il pas avisé de me surprendre derrière une collection de la Minerve, où j’avais cependant tout lieu de me croire en sûreté.

UN LIVREappelant. - Pssst !

MADEMOISELLE DE LESPINASSE. - Que me voulez-vous, d’Alembert ?

D’ALEMBERT. - M. Ravenel est-il là ?

MADEMOISELLE DE LESPINASSE. - Non ; M. Magnin non plus ; vous pouvez descendre, nous sommes en vacances !

CHOEUR GÉNÉRAL EN TOUTES LES LANGUES. - En vacances ! dites-vous vrai ? En vacances ! nous voilà débarrassés de cette cohue de lecteurs importuns, fatigants, irrespectueux. Le ciel en soit loué ! nous ne verrons plus Francisque Michel, le touche-à-tout !

CHOEUR DE TROUVÈRES. - Ni d’Héricault, aimé des belles !

CHOEUR DE SATIRIQUES. - Ni Anatole de Montaiglon, qui a le piquant du verjus !

CHOEUR DE PRÉCIEUSES. - Ni le grand Livet !

CHOEUR DE CONTEURS. - Ni le petit Boiteau !

CHOEUR D’HISTORIENS. - Ni Romey le jettatore !

CHOEUR DE POLYGRAPHES. - Ni Lalanne, l’écuyer !

DORATcouvert d’une de ces magnifiques reliures dites à la Fanfare, ornements à petits fers, doublé en maroquin rouge, tranche dorée. - Pouah ! j’ai passé une saison entière sous les grosses lunettes d’écaille et sous les coudes graisseux d’un animal incompréhensible. Il venait régulièrement à dix heures, me demandait et ne me rendait plus qu’à une heure. Que pouvais-je avoir de commun avec ce cuistre ? En quoi devaient l’intéresser mes Baisers et mes Cerises ? Un jour, je me penchai sur son travail : il écrivait très-fin et très-vite sur du papier timbré. C’était un clerc de quelque étude sans feu, à qui je servais de contenance pendant qu’il expédiait ses barbouillages. On honte ! ô punition !

MADAME DE SÉVIGNÉ. - Moi, j’avais un jeune galant que je regrette. Il me lisait avec des sourires et des soupirs. Ce devait être quelque cadet de famille, adorant le beau temps du menuet royal et des ruelles. Ah ! si j’avais pu lui répondre !

LE MARQUIS DE BIÈVRE. - Vous ? votre coeur a toujours habité le château des Rochers.

MADAME DE SÉVIGNÉ. - Impertinent !

ANDRIEUX. - On m’a bien peu lu cette année…..

LUCE DE LANCIVAL. - M. Latour de Saint-Ybars m’a consulté deux fois ; c’est un heureux symptôme. Les belles-lettres vont refleurir.

ALFIERI. - On joue mes comédies en France. Tout va bien.

LE DICTIONNAIRE DE LA CONVERSATION. - Comment feront maintenant les feuilletonistes pour rédiger leurs comptes-rendus de théâtres ? Où iront-ils chercher la date de la première représentation du Jeune Mari, et l’époque précise de la retraite de Mademoiselle Emilie Leverd ?

VOIX DE L’ENFER. (L’Enfer est cette partie de la Bibliothèque qui contient les auteurs licencieux.) Ouvrez-nous les portes ! ouvrez-nous ! Nous voulons aller passer nos vacances chez la Fillion, chez la Pâris, chez la Massé ! Holà ! Qu’on nous serve des coulis, des pastilles, des truffes, des diabolini, des liqueurs des îles, et qu’on nous ramène dans le boudoir d’Eliante-Cottyto !

RABELAIS. - Bon ! voici le dégel des paroles qui commence.

GRIMM. - Du nouveau ! quelqu’un sait-il du nouveau ! Y a-t-il ici quelque gazetier fraîchement arrivé ? je le paierai mon pesant d’or. J’ai soif d’aventures et faim de bons mots.

LA HARPE. - Approchons-nous de ces groupes, monsieur le baron.

BRILLAT-SAVARINà Stendhal. - Vous le mettez dans la poêle deux minutes à peine, en ayant le soin d’y jeter quelques rondelles de citron. C’est un plat délicieux.

STENDHAL. - Je vous crois ; Mérimée doit le connaître.

MADEMOISELLE AISSÉs’éveillant. - Laissez-moi, non, Sainte-Beuve, non ; je ne le veux pas ! je ne veux pas être réimprimée !

SAINTE-BEUVE. - Rien qu’une préface !

MADEMOISELLE AISSÉ. - Non… Ah ! mon Dieu, je rêvais.

MADAME DE GENLISà madame Cottin. - Oui, ma chère, des cages en acier. C’est une fureur.

M. DE MONTLOSIERs’adressant à Chateaubriand. - Quand paraissent les Mémoires de M. Guizot ?

CHATEAUBRIAND. - J’ai vu passer l’autre jour le libraire Didier dans la salle de la Réserve ; il affirmait pouvoir mettre en vente le premier volume au commencement du mois de novembre.

M. DE MONTLOSIER. - Et ceux de M. Dupin ? la suite ?

CHATEAUBRIAND. - On le dit un peu découragé.

PAUL-LOUIS COURIER. - Ah ! tous vos Mémoires ! Relisez donc le Testament de Rostopchin, en vingt-cinq lignes !

BENJAMIN CONSTANTfrappant au rayon de madame de Staël. - Toc ! toc ! êtes-vous là ?

MADAME DE STAEL. - Non ; je suis à la reliure.

BENJAMIN CONSTANT. - C’est ce qu’elles disent toutes, depuis quelque temps : c’est insupportable. Vous verrez que je serai forcé d’aller frapper chez madame de la Suze.

YOUNG. - Je m’embête.

NOVERREà M. de la Borde. - L’Opéra ? les arts imitateurs ?

M. DE LA BORDE. - Toujours la Ferraris, mon pauvre Noverre !

NOVERRE. - Des gargouillades !

SAPHOà mademoiselle*** (l’éditeur refuse d’imprimer le nom). - Oui, mon ange, on a saisi les Fleurs du Mal, de Baudelaire.

MADEMOISELLE***. - Est-ce possible ?

SAPHO. - Et sais-tu le nom du substitut qui…

DIDEROTrongeant ses poings. - Oh ! ne pouvoir sortir pour aller au Salon ! Deux personnes en causaient auprès de moi, il y a quinze jours ; ils disaient les noms des nouveaux et des célèbres : Daubigny, Gérôme, Duveau, Baudry ! Que devient la peinture sensible ? Greuze et Chardin ont-ils laissé une postérité ?

UN LIVRE éloigné. - J’étouffe !

DUMERSAN. - Il me semble connaître cette voix.

LE LIVRE. - Hélas ! ami Dumersan, c’est moi, Brazier, ton infortuné compère.

DUMERSAN. - Où diable es-tu !

BRAZIER. - Au fond du tiroir de M. de Manne, le conservateur adjoint. Sous le prétexte qu’il travaille lui aussi à une histoire de petits théâtres, il ne veut me prêter à personne et me tient enfermé depuis trois ans.

DUMERSAN. - Eh ! mon pauvre ami, je te plains de tout mon coeur ; mais je ne puis te délivrer.

BRAZIER. - Tâche de crocheter la serrure.

DUMERSAN. - Je n’ai jamais appris.

BRAZIER. - Hélas !

DUMERSAN. - Il me pousse une idée, cependant ?

BRAZIER. - Voyons.

DUMERSAN. - Je vais chercher Vaucanson. Il est justement dans la salle du Zodiaque.

SAUVALallant à une fenêtre. - Ah ! messieurs, comme on démolit à Paris !

SAINT-FOIX. - Voilà mes Essais à refaire !

MERCIER. - Et moi, mon Tableau. J’en parlerai à Edmond Texier.

DULAURE. - Voyez-vous tout là-bas cette poussière qui s’envole de la rue de l’Arcade ? C’est l’hôtel du prince de Soubise qu’on abat. Un palais qui avait la grâce et le mystère d’une petite maison ! Les jolies colonnes ! les beaux marbres de couleur ! les riantes mythologies du plafond !

MARMONTEL. - Je me souviens d’y avoir dîné avec mademoiselle Guimard.

MADAME DE KRUDNER. - Mais on en raconte mille horreurs, de votre prince. N’est-ce pas lui qui avait dans son cabinet un fauteuil mécanique ?...

MISS INCHBALDla poussant du coude. - Taisez-vous donc, ma belle !

GRÉCOURT. - Mesdames, si vous le permettez, je peux vous fournir des renseignements précis à ce sujet. (Les deux femmes s’enfuient.)

BALZAC affairé. - Savez-vous ce qu’ont fait les Graissessac aujourd’hui ?

JOSEPH DE MAISTRE. - Quoi ! qu’y a-t-il ?

BALZAC. - Les Graissessac !

JOSEPH DE MAISTRE. - Voulez-vous me laisser tranquille !

BALZAC. - Ah ! je ne vous reconnaissais pas. Excusez-moi.

JOSEPH DE MAISTRE. - Comment se peut-il que vous, un assembleur d’affabulations, qu’on a essayé de faire passer pour un philosophe et pour un historien, vous ayez le courage de vous occuper de ces intrigues monétaires !

BALZAC. - Hein ?

JOSEPH DE MAISTRE. - Je ne vous interroge pas, je m’exclame.

BALZAC. - Vous n’interrogez pas ? je crois bien ! Vous auriez trop peur qu’on vous répondît. Cela vous étonne que je m’informe des Graissessac, jouissance avril ? Ah ! mon vieux gentilhomme intolérant, on a changé votre sanglante clef de voûte de l’édifice social. Je l’avais bien prédit : le règne de la pièce de cent sous est arrivé. Voici l’heure des bourreaux d’argent, des jolis bourreaux, des bourreaux souriants ! Et vous voulez que je ne sois pas de cette fête ! Allons donc, hyperboréen émigré ! J’ai toujours eu le cynisme de mes opinions, comme vous.

JOSEPH DE MAISTRE. - Pas de comparaison, monsieur !

BALZAC. - Mettons similitude, si vous l’aimez mieux, comme Gros-René.

JOSEPH DE MAISTRE. - Vous avez de l’esprit, mais vous êtes un corrupteur.

BALZACindigné. - De l’esprit ! Pour qui me prenez-vous ? Qu’est-ce que je pourrais faire de l’esprit, cette faculté subalterne ? Ah ! si je revenais au monde !

JOSEPH DE MAISTRE. - Que feriez-vous ?

BALZAC. - Je ferais fortune.

JOSEPH DE MAISTRE. - Ah oui ! toujours votre rêve !

FONTENELLEdans un coin. - Sonate, que me veux-tu ?

BALZAC. - Dans quinze jours je serais millionnaire, dans un mois je créerais une banque, dans un an je culbuterais Rothschild. Il n’y aurait plus que moi au monde, moi, assis sur un sac gigantesque. Je n’ai pas vécu assez. Voyez ce petit Solar, qui venait m’acheter mes romans à Passy, millionnaire ! voyez ce bourdonnant Lireux, qui a joué Quinola, millionnaire ! et Jourdan, qui a publié l’Initié ! et Millaud ! et les autres ! millionnaires ! bi-millionnaires ! milliardaires ! Je leur ai porté bonheur à tous ; j’ai été le précurseur du million moderne.

JOSEPH DE MAISTRE. - Je ne vous en fais pas mon compliment.

LE CLAIRONà Sophie Arnould. - De quoi ris-tu ?

SOPHIE ARNOULD. - De tous mes bons mots qu’on met aujourd’hui sur le compte d’une personne appelée Augustine Brohan.

CHAMPCENETZsurvenant. - Que diriez-vous donc si, comme moi, vous vous relisiez chaque jour dans les courriers de M. d’Ivoy ?

CHEVRIER. - Ou comme moi, dans ceux de M. Henri d’Audigier.

MÉTRA. - Ou comme moi, dans ceux de M. Gustave Claudin.

STERNE. - Qu’est-ce que c’est que ces courriers-là ?

CHAMPCENETZ. - Une invention nouvelle… d’il y a plusieurs siècles… un déluge d’encre.

BERQUIN. - C’est singulier ! personne ne songe à me plagier, moi. (Il fait des cocottes).

FLORIAN. - Ni moi. Ah ! si ! il y a un certain Arsène Houssaye. Le connaissez-vous ?

NODIER. - Amelot de la Houssaye ? Parfaitement. Deuxième galerie, troisième rayon, lettre L ? n° 7, 764. Faut-il le prier de descendre ?

FLORIAN. - Eh non ! mon cher bibliophile ; nous parlons de nos jeunes confrères.

MADEMOISELLE DE SCUDÉRYau milieu d’un cercle. - Ainsi, votre pays du Tendre s’appelle maintenant le Pré Catelan, les Concerts de Paris, le Moulin-Rouge, Mabile ? Je donnerais volontiers un exemplaire de Cyrus pour que Pélisson m’y conduisît un beau soir.

CAYLUS. - Mes Porcherons, où sont-ils ?

EDOUARD OURLIAC. - A la Closerie des Lilas, où les étudiants allument leurs cigarettes avec les feuillets du Code.

MADEMOISELLE DE SCUDÉRY. - Des cigarettes ! des cigares ! Quelle abomination !

M. DE JOUY. - De mon temps on ne disait pas un cigare, on disait une cigale. Consultez l’Ermite de la Chaussée-d’Antin.

EUGÈNE BRIFFAUT. - Merci !

MADEMOISELLE DE SCUDÉRY. - C’est comme ce ou cette George Sand dont je lis en ce moment les ouvrages. Se peut-il, en effet, qu’elle fume toute la journée et même en écrivant ?

EUGÈNE BRIFFAUT. - Rien de plus vrai, madame, je l’ai beaucoup connue il y a quelques années : elle fait une prodigieuse consommation de tabac caporal ; elle reste continuellement couchée sur des divans à la mode turque, et elle ne saurait tracer une ligne sans s’être coiffée préalablement d’une énorme casquette de loutre ornée d’un pompon de garde national. C’est une femme bien originale, allez !

CHOEUR DE RATS. - Alerte, mes frères, alerte ! voici M. Edouard Fournier ; je viens de l’apercevoir se glissant par le soupirail de la cour ! Sauvons-nous ! sauvons-nous !

YOUNG. - Je m’embête.

*
* *

LA BIBLIOTHÈQUE EN FONCTIONS

I

AVANT L’OUVERTURE

A neuf heures et demie du matin, - c’est-à-dire une demi-heure avant l’ouverture au public, - les garçons de salle, plus spécialement désignés sous le nom de frotteurs, arrivent et se dispersent dans les divers départements de la Bibliothèque de la rue Richelieu (1).

Ils échangent leurs modestes redingotes contre des uniformes somptueux qui les font ressembler à des financiers de la Comédie Française, et le piteux chapeau de soie contre le solennel chapeau à trois cornes. - Du temps de M. Naudet, les frotteurs étaient tenus à coiffer ce chapeau en bataille, c’est-à-dire dans toute sa largeur ; mais depuis, moins surveillés, ils se contentent de le porter à la façon coquette des élèves de l’Ecole polytechnique.

Seul, Combat, le chef de service, a persisté et persiste encore dans la tradition majestueuse de M. Naudet.

Cinq minutes avant dix heures, les employés apparaissent successivement.

On nous permettra de commencer cette esquisse par le département des Imprimés, - et de pénétrer dans la grande salle de lecture, encore déserte.

*
* *

Auparavant, tâchons de bien saisir le sens et les termes du règlement, qui est placardé sur la porte.

Voici ce que dit ce règlement :

« Ne seront point communiqués les ouvrages contraires aux moeurs, les pièces de théâtre, les oeuvres dramatiques des auteurs vivants, les romans publiés séparément ou faisant partie des oeuvres d’un auteur (il paraît qu’il y a - à la Bibliothèque - des romans qui ne font point partie des oeuvres de leurs auteurs), les éditions dites illustrées, les journaux français quotidiens des vingt dernières années, les brochures politiques ou de circonstance, les almanachs d’adresses, les livres purement scolaires de tout genre, et les ouvrages qui se trouvent dans les cabinets de lecture. »

Hum ! voilà bien des choses destinées à n’être point communiquées !

La dernière ligne surtout est singulière : « …. Les ouvrages qui se trouvent dans les cabinets de lecture. » Mais on n’y trouve pas rien que l’Enfant du Carnaval, dans les cabinets de lecture ! Nous en connaissons où abondent les livres d’histoire et de science. Le règlement nous la baille belle, en vérité.


II

LA SALLE DE LECTURE. - LES EMPLOYÉS-PHARES :
M. COMBETTE, M. CHÉRON. M. VINTRE.

Nous ne décrirons pas cette salle immense, ou plutôt cette galerie, connue de toute l’Europe savante ; les livres en constituent d’ailleurs l’unique décoration. - L’oeil y découvre, après le premier examen dû à l’ensemble, un bureau central et trois autres petits bureaux, placés de distance en distance comme des phares, et occupés par des employés solitaires.

Le premier de ces employés, faisant face à la porte d’entrée, est M. Combette, - ou le phare de Bréhat.

Le second de ces employés, situé au milieu de la salle, est M. Paul Chéron, - ou le phare de Cordouan.

Le troisième, relégué à l’autre extrémité, est M. Vintre, - ou le phare de Biarritz.

Consacrons quelques lignes à chacune de ces physionomies.

M. Combette est l’homme impassible par excellence : rien ne l’émeut, rien ne l’étonne. A peine entré, il quitte ses bottes, - de fortes bottes, avec de fortes empeignes, de fortes semelles et de fortes tiges, - et il met des chaussons de lisière. Dans un âge plus candide, M. Combette, ignorant le mal et les méchants, abandonnait ses bottes dans les salles d’en-bas ; mais, depuis un événement odieux et qui se refuse à toute narration, il ne les perd plus du regard ; elles reposent, comme de fidèles compagnes, à côté de son bureau.

Une calotte de couleur ponceau orne le chef placide de M. Combette. Dans les intervalles de repos que lui  laissent les habitués de la Bibliothèque, il dévore la collection du Musée des Familles, il en fait sa substance, son tout. - Pour lui, la vie est bornée au nord par le Musée des Familles ; au sud, par le Musée des Familles ; à l’est et à l’ouest, encore par le Musée des Familles. Le Magasin pittoresque l’effraie un peu : ce mot de pittoresque ne lui semble pas avoir une allure et une prononciation orthodoxes ; cela sent le romantisme, - tandis que le Musée des Familles, cela est plus bourgeois, plus digne, plus rassis. Il l’abandonne cependant quelquefois, mais c’est pour aller se chauffer devant une des bouches du calorifère. M. Combette traîne un fauteuil bien en face du conduit calorique, il s’y installe, appuie les paumes de ses mains sur ses genoux et les descend le long de ses tibias avec une certaine vigueur, en poussant de petits cris de satisfaction ; il les remonte lentement et recommence ce manége pendant quelques minutes ; sa figure revêt une expression béate, il ferme les paupières, il frissonne de volupté, il produit des gonflements avec ses joues. C’est un homme heureux, - jusqu’à ce qu’un lecteur impitoyable le renvoie à son pupitre.

Ce que M. Combette donne le plus et le mieux, ce sont les manuels-Roret. En dehors de cette spécialité, il est tout despotisme ou tout caprice.

Un jour, un de nos amis eut besoin, pour une étude sur un personnage très-connu, de consulter Adèle et Théodore. Dans ce roman, madame de Genlis donne quelques détails assez curieux sur l’enfance du personnage en question. Après avoir, à force de diplomatie, conquis l’autorisation des conservateurs, notre ami se rend près de M. Combette et lui remet son bulletin. - M. Combette le lit attentivement, part, et revient avec les Veillées du Château.

- Mais ce ne sont pas les Veillées du Château que je vous ai demandées ; c’est Adèle et Théodore.

- Eh bien ! répond M. Combette, vous voulez lire madame de Genlis, n’est-ce pas ? voilà un ouvrage de madame de Genlis !

Et M. Combette se remet tranquillement à la lecture du Musée des Familles.

Un autre jour, un lecteur lui présente un bulletin ainsi conçu : les Grandes Chroniques de France. Tout le monde sait qu’il s’agit de la Chronique de Saint-Denis. M. Combette fait un signe d’intelligence, part, et revient avec Froissart. Vives réclamations. Cette fois, M. Combette eut un léger mouvement d’impatience, et ce fut avec une nuance d’aigreur assez prononcée qu’il répondit :

- Eh bien ! vous demandez des chroniques, n’est-ce pas ? en voilà une ; lisez d’abord celle-ci, je vous en donnerai une autre après…

M. Paul Chéron, l’employé du milieu de la salle, n’est occupé qu’à se dissimuler le plus possible aux yeux du public. Pour cela, il s’entoure d’une citadelle de livres, qui ne laissent voir qu’une tête jaune ; le reste de son corps est engouffré dans un fauteuil immense. Son voeu serait de passer pour un lecteur ordinaire, pour le premier venu. Lorsqu’on l’interroge, il ne répond pas ; insiste-t-on, il gémit, il lève les yeux au ciel, il frappe du pied. Gardez-vous de lui demander aucun renseignement ! - Est-il frappé en pleine poitrine par un bulletin lancé du bureau central, M. Chéron se résigne ; il s’arrache lentement à son fauteuil, il prend le bulletin des mains du quidam, sans le regarder, sans l’écouter. Ce quidam a dérangé M. Chéron, - M. Chéron ne pardonnera jamais à ce quidam.

De quelle occupation cependant a-t-on détourné M. Chéron ? M. Chéron refait la France littéraire de Quérard, - que M. Quérard refait lui-même de son côté. Mais cela est bien égal à M. Chéron !

Le troisième employé, M. Vintre, occupe, comme nous l’avons dit, le fond de la galerie, à côté de la salle vitrée, dite salle du Parnasse. M. Vintre n’a que deux manies : - la première, c’est de vous dissuader de prendre l’ouvrage que vous lui demandez ; - la seconde, c’est, lorsque la première n’a pas réussi, de vous envoyer vous-même chercher votre livre, sous l’escorte d’un frotteur.

*
* *

A l’aide de ces trois silhouettes, on peut déjà formuler l’axiome suivant :

Tout bibliothécaire est ennemi du lecteur.


III

LE BUREAU CENTRAL. - MM. PILLON, DE MANNE,
RICHARD, BAUDEMENT. - M. DAURIAC OU D’AURIAC.


Le bureau central est assez spacieux pour recevoir quatre ou cinq conservateurs à la fois. Il est exhaussé comme une estrade et adossé au jour. - C’est là que trônent à tour de rôle MM. Pillon, de Manne, Richard et Baudement.

M. Pillon est le plus petit homme de la Bibliothèque : il est gris, sa tête est ronde, son oeil est vif. Il sait le grec, ma soeur ! il a composé des ouvrages sur le grec ; demandez-lui un ouvrage en grec, et vous surprendrez aussitôt un reniflement de sa narine gauche, - signe infaillible de son contentement. La conséquence de cette hystérie hellénique est un mépris souverain pour ceux qui lui demandent Musset ou Victor Hugo. Pourtant M. Pillon n’est pas tellement détaché des choses de ce siècle qu’il ne s’amuse encore, - comme feu son père, - à écrire des comédies en vers français, qu’il apporte pieusement au Théâtre Français, lequel les lit, les reçoit, et… voilà tout. - Signe particulier : une loupe en verre, qui lui sert à déchiffrer les bulletins.

Le torse redressé, le front découvert, l’oeil belliqueux, tel est M. de Manne, la fleur des pois des conservateurs, l’homme du monde des Imprimés, celui que ses confrères interrogent pour savoir les modes, la chronique des ruelles, ce qui se dit au dehors. - Il écrit toujours quantité de lettres, ce qui lui est un prétexte pour renvoyer le public à son voisin. - Dans sa jeunesse, M. de Manne annonçait des dispositions à la gaieté en s’introduisant dans l’horloge de la Bibliothèque, dont il faisait tourner les aiguilles.

M. Richard, tête de Moïse, - nature pacifique ; - un mélomane.

M. Baudement est furieux d’avoir été transporté de la Bibliothèque Mazarine, un Eden, à la Bibliothèque Impériale, un purgatoire ! - Il s’en console en collectionnant, assure-t-on, toutes les demandes drôles qui lui arrivent. (Et les réponses drôles, qui est-ce qui les collectionne ?)

Comme un spectre, long, noir, indéfinissable, barbu, sans yeux sous ses lunettes, M. Dauriac ou d’Auriac sort tout à coup du double plancher du bureau central. Il est en quête d’une éphéméride. L’éphéméride trouvée, au moment de la signer et de l’envoyer au Siècle, il se penche vers M. de Manne, et lui demande à voix basse des nouvelles du monde politique. Selon sa réponse, M. d’Auriac maintient ou supprime l’apostrophe de son nom. C’est un baromètre que consultent beaucoup d’abonnés. - A propos de ces variations orthographiques, un habitué de la Bibliothèque, qui juge les hommes sur leur style, s’étonnait que cet écrivain ne signât pas : d’Aurillac.

Il y a encore d’autres conservateurs au département des Imprimés, mais ils ne se tiennent pas dans la grande salle et ils n’arrivent qu’à midi. Nous en parlerons au chapitre de la Réserve. - En attendant, tournons nos yeux vers le public ; et, afin de donner une idée des formalités indispensables pour obtenir communication d’un livre, introduisons un personnage allégorique, - l’homme à tiroir des Revues, - le Parisien.


IV

LE PARISIEN

Le Parisien est cet homme, ce flâneur, ce premier venu qui passe rue Richelieu et qui s’arrête devant la Bibliothèque, en y voyant entrer successivement plusieurs personnes.

- Tiens ! se dit le Parisien, comment se fait-il que je n’aie point encore songé à visiter l’intérieur de ce monument ? Il est vrai qu’en ma qualité de Parisien je ne connais pas davantage la Sainte-Chapelle, le musée de Cluny et les Gobelins. Ne laissons pas au moins échapper aujourd’hui l’occasion de connaître la Bibliothèque.

Il dit, et franchit la porte. A sa démarche incertaine, le suisse ou concierge, qui est un ancien militaire décoré, ouvre bruyamment le vitrage de sa loge et lui demande où il va. Mais le Parisien et le concierge se reconnaissent bien vite : il leur suffit d’un coup d’oeil pour cela, - et d’une grimace. Le Parisien continue d’avancer, lorsqu’un second vitrage s’ouvre à sa gauche ; une voix de femme l’invite avec douceur à déposer, selon le règlement, ses armes, canne ou parapluie au vestiaire. - Cher parapluie ! faut-il que le Parisien se sépare de toi ? - Il hésite un moment, mais l’envie de voir la Bibliothèque est la plus forte. Il dépose son parapluie, de l’air d’un héros qui rend son épée ; il va même plus loin ; il veut être généreux : il offre deux sous, - que madame Rotie refuse, à son grand étonnement.

Le Rubicon est franchi. - Voici le Parisien dans la cour ; il monte l’escalier de la salle de lecture et se sent aussitôt saisi d’une terreur sacrée à l’aspect des hiéroglyphes et des bas-reliefs qui décorent les murailles. Peu s’en faut que le bruit de ses pas ne l’épouvante. Il n’en pousse pas moins la porte, mais il oublie de la refermer, ce qui soulève un orage de réclamations. Un garçon de salle l’engage du reste à retourner sur ses pas. La porte refermée, le Parisien demeure indécis ; il se décide pourtant à aller au pupitre où M. Combette lit le Musée des Familles.

- Monsieur… murmure timidement le Parisien.

Sans le regarder, sans lui répondre, sans interrompre sa lecture, M. Combette tend vers lui la main. Confondu, et se demandant quels sont ses droits à une marque aussi honorable de familiarité, le Parisien va pour serrer cette main, quand M. Combette lui demande :

- Où est votre bulletin ?

- Mon bulletin, monsieur ? répète le Parisien, la main toujours avancée.

- Oui, il faut un bulletin ; apportez-moi un bulletin ; vous reviendrez quand on vous en aura donné un. Comprenez-vous ?

- Mais…

- Parlez au garçon de salle, dit M. Combette en se replongeant dans le Musée des Familles.

Le garçon de salle indique au Parisien le bureau central, où plusieurs personnes sont engagées en conversation avec les bibliothécaires. Le Parisien croit de la politesse d’attendre ; à cet instant, ses yeux tombent sur un avis ainsi conçu : « On est prié de ne pas stationner devant le bureau. » - Il se retire à l’écart, et il y serait encore si un deuxième garçon ne venait à lui :

- Qu’est-ce que vous attendez ?

- Un livre, répond le Parisien.

- L’avez-vous demandé ?

- Non.

- Adressez-vous à ce monsieur à barbe blanche.

C’est à M. Richard que le garçon l’envoie.

- Monsieur, dit le Parisien, je désirerais lire les Victoires et Conquêtes.

M. Richard donne au Parisien un petit papier imprimé, avec des blancs à remplir ; et, comme il remarque son incertitude, il ajoute :

- Ecrivez là-dessus votre demande.

- Où ? comment ? semble dire le regard du Parisien.

- Vous trouverez, sur un de ces pupitres, tout ce qu’il faut pour écrire.

Le Parisien se rend au pupitre indiqué. En chemin, il lit le bulletin qu’il vient de recevoir, et qui est rédigé comme suit :

bulletin de demande

Ce luxe de précautions inquiète passablement le Parisien. Trois autres choses l’embarrassent en outre :

Il ne connaît pas l’auteur des Victoires et Conquêtes ;

Il ne sait pas le nom du libraire ;

Il ignore la date, le lieu et le format de la publication.

Alors, décontenancé, et n’osant retourner vers M. Richard pour lui faire part de son ignorance, le Parisien prend le parti de s’en aller, - et il s’en va, - heureux cependant d’avoir visité l’intérieur de la Bibliothèque.


V

KASANGIAN L’ARMÉNIEN. - VARIÉTÉS DE LECTEURS.

Ouvrons la digue. - Voici le vrai public !

Le premier arrivant est cet Arménien, connu de tout Paris. A peine le dernier coup de dix heures a-t-il retenti, qu’il s’élance dans la cour et va boire de l’eau à la coupe de fer. Puis il monte et assiége le bureau central, dont il est la terreur : il dresse des échelles contre M. Pillon, il jette une corde à noeuds par dessus le pupitre de M. de Manne. - Les conservateurs se rendent et lui donnent ce qu’il veut.

Cet Arménien a nom Kasangian. -Il porte une robe brune et une calotte de velours vert. Depuis de longues années, il travaille à un dictionnaire arabe. On a remarqué qu’à lui seul il usait un exemplaire de Bescherelle par année. - Kasangian se plastronne d’une trentaine de volumes ; mais il n’en est pas moins pour cela toujours en mouvement ; il a marqué sa place auprès du bureau central, afin d’avoir les conservateurs sous la main et de pouvoir recourir à eux pour ses renseignements, ce qu’il fait toutes les cinq minutes. Ses préférences s’adressent surtout à M. Pillon, qu’il agace, qu’il tanne.

En dehors de l’arabe, Kasangian n’a qu’un sujet de conversation : les cravates. Il ne comprend pas comment on peut porter des cravates. Il tient, dans son baragouin, de longs discours à M. Pillon, pour l’engager à ôter la sienne.

- Vous serez bien mieux, dit-il ; regardez-moi !

Mais d’autres personnes environnent le bureau central. Kasangian essaie en vain de lutter contre le flot montant. Il est repoussé avec perte.

*
* *

Voici le vieux M. Guyot-Defer, l’ancien libraire, qui copie littéralement, depuis quatre ans, les Mémoires de Saint-Simon, et qui se forme ainsi une petite bibliothèque économique. Il vient de terminer le vingtième volume, et veut absolument avoir le vingt et unième. M. de Manne a toutes les peines du monde à lui persuader qu’il n’existe pas.

- Que vais-je copier maintenant ? demande M. Guyot atterré.

- Ce que vous voudrez, répond M. de Manne.

M. Guyot-Defer ne paraît pas satisfait de cette réponse ; son tic nerveux lui fait exécuter plusieurs grimaces successives ; après quoi il va consulter son ami le frotteur, en sentinelle à la porte de la Traverse. - Au bout de cinq minutes de conversation, M. Guyot revient triomphalement et demande le premier volume de la collection Petitot. Il en a pour dix ans, cette fois ; - mais on suppose qu’afin de ne pas perdre de temps, il demandera la permission de venir travailler pendant les vacances.

*
* *

UN PARTICULIERà M. Baudement - Monsieur, voulez-vous me donner les Néréides de Virgile, s’il vous plaît.

M. BAUDEMENT. - Répétez, monsieur.

LE PARTICULIER. - Les Néréides… de Virgile.

M. BAUDEMENT. - Avec plaisir, monsieur. (Il prend des notes pour sa collection.)

UN MONSIEUR SOURIANT, à M. de Manne. - Monsieur…

M. DE MANNEécrivant une lettre. - Adressez-vous à côté.

LE MONSIEUR SOURIANT, à M. Richard. - Monsieur…

M. RICHARD. - Vous avez demandé quelque chose ?

LE MONSIEUR SOURIANT. - Non, monsieur, pas encore. Je désire seulement savoir comment je dois m’y prendre pour faire un ouvrage qu’on m’a commandé sur les moyens de conserver le raisin.

M. RICHARD. - Etes-vous agriculteur ?

LE MONSIEUR SOURIANT. - Non, monsieur. Mais si vous étiez assez bon pour m’indiquer la marche à suivre…

M. RICHARD. - C’est embarrassant.

LE MONSIEUR SOURIANT. - Je le sais bien, monsieur.

M. RICHARD. - Revenez demain ; je ferai faire des recherches.

*
* *

Kasangian n’y peut plus tenir ; il se coule vers M. Pillon ; il fend la multitude.

M. PILLON. - Vous voyez bien que je suis encombré.

KASANGIAN. - Comment prononce-t-on le mot armoire ? Bescherelle ne s’explique pas là-dessus.

M. PILLON. - Eh bien ! armoire, parbleu ! armoare.

KASANGIAN. - C’est que, l’autre jour, j’ai entendu une portière dire : ormoire.

M. PILLON. - C’est une faute.

KASANGIANincrédule. - En êtes-vous bien sûr ?

M. PILLON. - Oh ! laissez-moi. Il faut que je réponde à tout le monde. Je n’y puis suffire.

*
* *

UN VIEUX MONSIEURà M. Baudement. - Eh bien ! monsieur, mon livre n’arrive donc pas ?

M. BAUDEMENT. - Quel livre ?

LE VIEUX MONSIEUR. - Celui  que j’ai demandé. Voilà une heure que j’attends.

M. BAUDEMENT. - Voulez-vous me rappeler le titre de l’ouvrage ?

LE VIEUX MONSIEURavec agitation. - Mais je l’ai écrit sur mon bulletin, monsieur !

M. BAUDEMENT. - Je n’en doute pas ; pourtant il est utile que vous me le rappeliez.

LE VIEUX MONSIEUR. - Dame !... écoutez donc… je ne m’en souviens plus… depuis le temps ! 

*
* *

UN LECTEUR INSOUCIANTprésentant à M. de Manne un bulletin qu’il vient de remplir. - Monsieur…

M. DE MANNE. - Qu’est-ce que vous avez mis là-dessus ?

LE LECTEUR INSOUCIANT. - Vous voyez : mon adresse, mon nom.

M. DE MANNE. - Oui ; mais vous avez oublié d’indiquer l’ouvrage que vous désirez.

LE LECTEUR INSOUCIANT. - Oh ! mon Dieu, le premier venu.

M. DE MANNE. - Comment ! le premier venu !

LE LECTEUR INSOUCIANT. - C’est celui que vous voudrez.

M. DE MANNE. - Dans quel genre ?

LE LECTEUR INSOUCIANT. - Cela m’est égal ; je n’y tiens pas.

M. DE MANNEimpatienté. - Ni moi non plus, monsieur ; décidez-vous.

LE LECTEUR INSOUCIANT. - A votre choix.

*
* *

Kasangian profite d’une éclaircie pour venir poser une nouvelle question à M. Pillon.

KASANGIAN. - Je suis indécis sur la prononciation du mot : avant-hier. Faut-il dire : avan-hier ?

M. PILLON. - Non.

KASANGIAN. - Avan-z-hier, alors ?

M. PILLON. - Non.

KASANGIAN. - Comment faut-il donc dire ?

M. PILLONhaussant les épaules. - Avant-thier.

KASANGIAN. - C’est singulier ! N’aimeriez-vous pas mieux, comme moi, avan-z-hier ?

M. PILLON. - Circulez, circulez ! voici la machine qui m’apporte des livres.

*
* *

L’histoire suivante est connue. - Mais elle est si magnifique, si magnifique, que nous ne pouvons nous empêcher de la rééditer. Elle complète si bien le tableau !

UN LECTEUR à un conservateur. - Faites-moi le plaisir de me donner un gros livre.

LE CONSERVATEUR. - Quel gros livre ?

LE LECTEURd’un ton affairé. - Le plus gros, s’il vous plaît.

LE CONSERVATEURsurpris. - Mais pourquoi faire ?

LE LECTEUR. - Pour m’asseoir dessus.

*
* *

Autre trait.

Un matin, avant d’entrer, nous relisions le règlement, - qui est placardé sur la porte, comme nous l’avons dit.

Nous fûmes distrait par une scène entre un lecteur et un frotteur.

Le lecteur était planté devant une de ces petites portes qui communiquent avec les combles ; ils fourgonnait tranquillement dans la serrure avec la pointe d’un couteau.

Un frotteur était survenu, épouvanté.

LE FROTTEUR. - Que voulez-vous faire, monsieur ?

LE LECTEUR. - Vous le voyez bien… monter au balcon.

LE FROTTEUR. - Comment ! comment ! monter au balcon !  Mais le public ne monte pas au balcon, monsieur.

LE LECTEUR. - Je voulais épargner cette peine aux employés, en allant chercher mon livre moi-même.

LE FROTTEUR. - C’est impossible, monsieur.

LE LECTEUR. - Je sais bien où il est, mon livre ; voilà vingt-cinq ans que je viens à la Bibliothèque.

LE FROTTEUR. - Je ne dis pas non.

LE LECTEUR. - Je la connais parfaitement, la Bibliothèque ; je la connais mieux que personne, parbleu !

LE FROTTEUR. - Oui, monsieur, mais…

LE LECTEUR. - Mon livre est dans les R, au balcon, salle du Parnasse, un peu à gauche de l’oreille droite du buste de M. Van Praët, en tirant vers le dessus des cercueils des momies égyptiennes.

LE FROTTEUR. - J’entends bien, monsieur, mais vous ne pouvez pas aller chercher votre livre. Voyons laissez cela ;

LE LECTEUR. - Ce serait l’affaire d’un instant.

LE FROTTEUR. - Laissez cela, vous dis-je !

LE LECTEURen soupirant. - C’est dommage…

Ce lecteur obstiné appartenait évidemment à cette classe d’individus qui considèrent la Bibliothèque comme leur bien, leur propriété, leur immeuble, - qui se flattent d’en connaître les moindres détours, et à qui peut s’appliquer le mot de M. Victor Hugo sur Quasimodo : « La cathédrale rugueuse était sa carapace. »

Une demi-heure plus tard, en effet, nous le retrouvâmes auprès de M. de Manne.

- Pourquoi avez-vous mis un B au bas de votre bulletin, monsieur ? lui demandait M. de Manne.

- C’est pour indiquer que ce livre se trouve au balcon. Oh ! je sais bien où il est, allez ; je le vois d’ici, et si vous vouliez me permettre d’aller le chercher, ce serait l’affaire d’un instant…

*
* *

C’est entre une heure et une heure et demie que la salle de lecture offre l’aspect le plus animé.

On doit à la vérité, - à la triste et cruelle vérité, - de déclarer que les habits sordides, les collets plantureux, les chemises brunies, les pantalons frangés et luisants sont en majorité. Il y a là des vieillesses qui font mal à voir, des énergies sexagénaires plus douloureuses que des résignations. Certains corps, courbés par l’âge, amaigris par la misère, tordus, pitoyables, n’ont conservé de vivant et d’intelligent que les yeux ; et quelles flammes souvent ! - Ah ! je conçois qu’un père de famille, venu par hasard à la Bibliothèque ; s’épouvante de ce spectacle et déchire en rentrant chez lui les manuscrits de son fils !

Pauvres gens ! braves gens ! innocents monomanes, fous candides, génies inconnus ou stupides chercheurs, amants de la Lettre ou de l’Idée, vous que rien ne rebute, qui attendez la justice jusque sur le bord de votre fosse et assistez aux triomphes des jeunes gens en vous contentant de dire avec un soupir : - J’aurai mon tour ! touchants rêveurs, qui vous voyez vivre dans l’avenir parce que vous vous voyez mourir dans le présent, travailleurs féconds ou stériles, je vous salue, mes frères !

Il n’y a pas que des infortunés dans la salle de lecture : - il y a des sergents qui viennent compléter leurs études ; il y a des clercs de notaire ou d‘huissier qui écrivent leurs actes sur papier timbré ; - il y a des adolescents chevelus qui riment des drames historiques. Ce sont d’honnêtes et charmants habitués, ceux-là ; ils ne gênent personne, et ne s’occupent exclusivement que de leur travail. Mais combien d’autres qui sont insupportables de tout point ! L’un se penche sur votre épaule et veut absolument connaître l’ouvrage que vous lisez ; - l’autre vous prend votre plume dès que vous la déposez au bord de l’écritoire, et c’est à grand’peine qu’il consent à vous la rendre ; il croyait, dit-il, qu’elle appartenait à la Bibliothèque ; - celui-ci a un tic nerveux ; - celui-là occupe une place énorme avec un livre géant ; - ceux-ci causent tout haut, ils se sont reconnus, les voilà enchantés :

- Vous ici !

- Comme vous voyez.

- Et qu’y venez-vous faire ? Quel hasard ! Y a-t-il longtemps que vous avez vu Lémouchet ?

- Je l’ai vu dimanche ; il est définitivement en traité pour acheter la pharmacie de son frère.

- Pas possible ! c’est une boulette qu’il va faire… Mais mettez-vous donc là… Monsieur aura la complaisance de se reculer un peu.

Monsieur, c’est vous.

Et la conversation dure une demi-heure ; si vous réclamez le silence de ces deux importuns, ils parleront à voix basse, ce n’en sera que plus fatigant.

*
* *

Il y a aussi des femmes.

Ce sont pour la plupart des personnes habillées d‘une robe collante, coiffées d’une capote, maigres, vieilles et mornes.

Il n’y a pas d’exemple qu’une crinoline ait jamais été vue dans la salle de lecture.


VI

LA RÉSERVE. - M. MAGNIN. - M. RAVENEL. - M. KLEIN. - KOLL.

Devant le bureau central, on remarque deux grandes portes vitrées à travers lesquelles on aperçoit les énormes pôles de deux sphères gigantesques. - Nous ne pouvons assez plaindre le sort du visiteur qui, attiré par ces sphères, essaye de pénétrer dans cette salle, affectée spécialement au bureau du prêt et à la lecture des livres de la Réserve.

Divers procédés ingénieusement allégoriques sont d’abord employés pour l’en détourner : s’il se présente à la porte gauche, il cherche en vain une poignée à saisir, un bouton à tourner ; la porte n’a point de serrure. Premier avertissement. - Trois grands frotteurs se tiennent près de là et le regardent avec une curiosité narquoise. Notre visiteur, s’apercevant de cet examen, croit à sa bêtise et promène avec plus de frénésie sa main sur les deux côtés de la porte. Cette minutieuse inspection est infructueuse, et c’est un peu ému qu’il se retire, en disant tout haut, à l’intention des frotteurs :

- Ah ! c’est sans doute la porte à droite !

Et il se dirige vers la porte à droite. Il la trouve barricadée par M. Chéron.

Le visiteur n’y comprend rien. Pourtant il aperçoit du monde dans cette salle ! - Il se décide à remonter vers le bureau des conservateurs, et il se trouve nez à nez avec M. Baudement. Celui-ci le questionne avec intérêt, apprend avec étonnement la cause de sa perplexité, fait un geste de commisération et ordonne à un frotteur d’introduire le suppliant.

C’est alors que la porte de gauche s’ouvre toute seule, à l’aide d’un ressort invisible.

Le voilà donc dans la Réserve, - l’heureux mortel !

Il y est entré pâle, il en sortira rouge et furieux de la façon dont il aura été reçu. Mais le coup a réussi, il n’y reviendra plus. Le malheureux ne sait pas qu’on a réuni dans cette salle des employés misanthropes, hypocondres, et dont la mission est de faire comprendre au public qu’il y a de l’impertinence à ne pas se contenter de la grande salle de lecture ; que la sagesse du conservatoire ayant composé un choix des ouvrages les plus connus et les ayant rassemblés dans un local très-grand et fort bien chauffé, l’esprit humain devait se montrer satisfait, - à moins d’aliénation complète.

Personnel de la Réserve :

Deux conservateurs supérieurs, - arrivant à midi, parce qu’ils sont supérieurs, - M. Magnin et M. Ravenel.

Un employé, M. Klein.

Un domestique, - Koll ou Colle, peut-être Col.

M. Magnin est marguillier des Petits-Pères et auteur d’une Histoire des Marionnettes. Il marche comme si chacun de ses membres était soulevé par un fil d’archal. Plus poli que M. de Coislin, il ôte son chapeau trois fois : la première fois en ouvrant la porte de la salle de lecture, la seconde fois en passant devant le bureau central, la troisième fois en entrant dans la Réserve. Un peu avant trois heures, il part avec un cliquetement d’os et se rend devant la boutique de Chevet, où chaque belle pièce lui cause un mouvement de satisfaction qui se manifeste par des gestes numérotés.

Un nom de fleur, - M. Ravenel. Il a raccourci Bachaumont, - après Merle. Il a expliqué mademoiselle Aissé. C’est un autre genre de roideur que M. Magnin : la roideur d’un maître d’études.

Non loin de lui se tient, comme un Roustan blanc, un individu silencieux et répondant ou plutôt ne répondant pas au nom de Koll. Il semble que M. Ravenel ait vendu son ombre, comme Pierre Schemil, et que cette ombre se soit matérialisée en Koll. Est-ce un employé ? n’est-ce qu’un domestique ? - Ténèbres !

Nous allions oublier M. Klein, qui prête les livres aux habitués de la Réserve, - des livres du XVe siècle ordinairement. - M. Klein est un employé du genre Chéron.

En résumé, cette salle, avec ses deux boules et ses bibliothécaires roides comme des pieux, ressemble à un jeu de quilles où le lecteur est reçu comme… Munito.


VII

LA SALLE DU PARNASSE. - LE CABINET DES MÉDAILLES

A l’extrémité de la salle de lecture, - derrière le bureau de l’employé qui aime tant les images, - on arrive à une petite porte perdue dans un vitrage immense. Dès qu’on presse une pédale du parquet, cette porte s’ouvre et donne accès dans la salle du Parnasse de Titon du Tillet. Là, sur un rocher de bronze, Louis XIV, en costume d’Apollon, fait la grimace à mesdames Deshoulières, de Scudéry et de la Suze, qui figurent tant bien que mal les trois Grâces. Une série de personnages célèbres se déroule au-dessous ; Corneille, avec une flamme sur la tête, a l’air d’un chandelier, et Molière est en conversation avec un satyre, - on n’a jamais su dans quel but.

Les frotteurs de cette salle, soit conviction, soit malice, ne manquent jamais d’affirmer aux visiteurs que ces petits bonshommes représentent les conservateurs de la Bibliothèque.

A quelque distance du classique monticule, le portrait d’Aménophis III regarde amoureusement, - avec un oeil de face sur une tête de profil, - une peinture où des papillons s’ébattent dans un champ de lotus.

La salle du Parnasse aboutit au cabinet des Médailles, qui se repose maintenant de la lutte terrible qu’il eut à soutenir avec le Chapitre de Saint-Denis, au sujet du fauteuil du roi Dagobert. Le Chapitre prétendait à la possession de fameux fauteuil, que, de leur côté, les administrateurs de la Bibliothèque s’obstinaient à regarder (peut-être témérairement) comme une médaille, et à vouloir retenir comme tel dans leur cabinet. - Les débats furent longs et vifs ; un autre Boileau y aurait vu le sujet d’un autre Lutrin.

Il n’y a qu’une manière de trancher ces différents, elle est vieille comme le monde, et ce fut celle-là que le Musée du Louvre employa. Il confisca à son profit le fauteuil du roi Dabobert, et se contenta d’en envoyer une copie en fonte à ceux qui avaient crié le plus haut, c’est-à-dire à messieurs du Chapitre de Saint-Denis.

Le cabinet des Médailles recouvre un mystère soigneusement caché par tous les employés, mais qu’il est, au bout du compte, utile de dévoiler dans l’intérêt de l’art. Il n’y a peut-être pas à Paris deux cents personnes, parmi les amateurs et praticiens, à savoir qu’au cabinet des Médailles il existe un premier étage, et que ce premier étage renferme une collection excessivement curieuse d’antiquités chinoises, égyptiennes, etc. Pourquoi dérobe-t-on ce musée à tous les yeux ? Telle est la question, dirait Shakspeare, - en français.

Nous engageons vivement nos lecteurs à insister, les mercredis ou les vendredis, pour visiter le premier étage du cabinet des Médailles.


VIII

LA SALLE DES MANUSCRITS - UNE CORRESPONDANCE AMOUREUSE.

Ce qui frappe d’abord au département des Manuscrits, c’est l’absence de la plupart des employés. Cela se comprend, du reste : ces messieurs sont tous membres de l’Institut, et le droit au cumul n’a pas encore entraîné pour eux le don d’ubiquité (2).

Les hommes qui ont restauré avec tant d’intelligence et d’éclat la façade de la Bibliothèque sur la rue Vivienne, devraient bien pénétrer dans cette grande salle et lever les yeux sur le plafond de Romanelli. Si l’on ne s’en occupe bientôt, ces magnifiques fresques finiront par être complétement détruites.

Nous nous demandons également pourquoi les conservateurs ensevelissent sous des rayons de manuscrits les peintures de Grimaldi Bolognese, - qui font face aux paysages des croisées.

Et le plafond de Simond Vouet, dans la chambre à coucher du cardinal Mazarin, convertie aujourd’hui en salle des manuscrits chinois ? Il est aussi dans un état déplorable.

*
* *

Touchons aussi délicatement que possible deux mots d’un petit scandale à l’eau de rose qui réjouit singulièrement encore les habitués de ce département. Nous voulons parler d’une collection de lettres amoureuses récemment semées par une main maligne à travers les feuilles des Manuscrits. L’auteur de ces épîtres où la passion le dispute à la poésie, et qui se reconnaissent toutes à une vignette représentant deux coeurs percés d’une flèche, ne serait rien moins, d’après la chronique intime, qu’un des gros bonnets de l’endroit. De qui émane cette vengeance empreinte d’un raffinement tout littéraire ? c’est ce que chacun ignore. Toutefois, rien de curieux comme l’apparition subite, au milieu des plus vénérables parchemins, de cet amour moderne, rappelant à la fois la nonchalance créole de Bertin et la verve française, même un peu impie, de Parny. Le signataire est, dit-on, aux abois ; ses efforts pour rentrer dans la possession de cette inestimable correspondance sont inouïs ; mais les lettres se succèdent, innombrables, imprévues, oubliées, - et leur flot monte toujours !


IX

LES COURS  DE LANGUES ORIENTALES. - LE JAVANAIS.

Dans les parages les plus déserts des bâtiments de la Bibliothèque sont dissimulées, par des amas de poussière, de sombres et mystérieuses salles, - au seuil desquelles il faut laisser, sinon l’espérance, du moins la gaieté.

Tout ce qui peut désagréablement rappeler l’enseignement des écoles primaires y a été réuni. Représentez-vous quelques files de bancs de bois vermoulu, dominés par un méchant bureau élevé sur une maigre estrade, puis un grand tableau noir auprès duquel se tient un invalide de service, somnolent, et couvant de l’oeil avec amour son bonnet de soie noire et sa fidèle tabatière, posés sur un escabeau.

Ces salles humides et désertes constituent le local affecté à l’Ecole spéciale des Langues orientales vivantes.

C’est là qu’à de certaines heures du jour et du soir, on peut se procurer gratuitement une teinture d’arabe littéraire et d’arabe vulgaire, de persan, d’arménien, de grec.

C’est là que M. Foucaux explique en tibétain le Rgya-Tch’ er-rol-pa.

Là que l’Indoustani Garcin de Tassy commente le Bag-o-Bahar.

Toujours là que le petit père Bazin continue l’amusante lecture du fameux et tant dramatique chapitre XII du roman en trois cent soixante-dix-sept volumes, intitulé Houng-Leou-Meng, en chinois moderne.

Encore là que l’énergique et excellent M. Dubeux se plaît à répéter ce conte qu’il raconte si bien, le beau conte des Quarante Visirs. - « Voilà un conte ! quel conte ! » s’écrieraient les trois clercs des Contes drôlatiques.

Il faut dire que M. Dubeux s’en donne à coeur joie, et que son humeur prolixe ne saurait être mieux placée qu’à l’Ecole des Langues orientales. Du temps où il remplissait les fonctions de conservateur-adjoint à la Bibliothèque, c’était le plus loquace des employés ; il parlait à lui seul autant que toute la section de l’Institut, et lorsqu’il avait lancé le grapin (M. Dubeux adore les termes de la marine) sur quelque placide habitué, celui-ci devait, bon gré mal gré, subir sa conversation. - « Je viens de faire mon heure de Dubeux, » était une expression passée en proverbe, comme chez les typographes l’heure de Balzac.

Mais la Providence fait bien tout ce qu’elle fait, et, de même qu’elle a voulu que le serpent à sonnettes prévînt lui-même de son approche les voyageurs, de même elle a décidé, dans sa sagesse, qu’un signe certain trahirait le voisinage de l’honnête M. Dubeux. Ce professeur a la singulière manie de porter sous ses bottes de fantastiques fers qui rendent un son terrible partout où il passe. - Ainsi grimpé sur ces espèces de patins, il ne pouvait faire un pas à la Bibliothèque sans que le public en fût prévenu dans un rayon de cent cinquante mètres, et eût de la sorte le temps de s’enfuir à toutes jambes.

*
* *

Nous eûmes la curiosité, il y a quelques temps, d’assister à un de ces cours bizarres, - et voici, de point en point, le spectacle qui nous fut offert.

N’ayant jamais lu, en fait de langues orientales, que la traduction des Mille et une Nuits, par M. Galland, le hasard seul guida notre choix, et ce fut lui qui nous conduisit bravement au cours de javanais.

Notre entrée fit sensation.

L’invalide roula des yeux effarés et avança précipitamment la main sur sa tabatière. Outre cet invalide, l’assemblée était composée du professeur, - naturellement, - personnage maigre, mais solennel, et de deux auditeurs (nous ne racontons rien que d’historique). De ces deux auditeurs, l’un était un grand individu, pâle, mal nourri, aux cheveux jaunes tombant longuement et platement sur un collet indigeste ; l’autre était un jeune-des-Langues. - on appelle ainsi les élèves de l’école - de douze à treize ans environ, ayant toute l’apparence de ces phénomènes que leur précocité intellectuelle dès le biberon rend complètement idiots à l’âge de trente ans.

Un trouble visible se répandit sur la figure du professeur à notre aspect. Il continua cependant son cours, mais en nous lançant d’obliques regards qui semblaient dire :

- Est-ce que, par hasard, celui-là saurait le javanais ? Diable ! diable !

Enfin, il n’y put tenir, et voulant en avoir l’esprit - et la chaire - nets, il nous interpella directement :

- Est-ce que monsieur s’est déjà occupé d’idiome javanais ?

La physionomie était indescriptible.

- Jamais, monsieur ! répondîmes-nous, en lui appliquant cette négative comme un baume.

La physionomie suivit plusieurs phases : elle s’éclaircit d’abord et insensiblement revêtit une certaine expression ironique.

- Vous désirez suivre le cours, monsieur ?

- Oui, monsieur.

- Vous n’avez probablement pas les livres nécessaires ; mais placez-vous auprès de ce jeune homme (il désignait le jeune-des-Langues), vous pourrez suivre sur son livre l’explication que je donne de la période dont nous nous occupons en ce moment.

L’étonnement nous envahit à notre tour, et franchement il y avait de quoi : un monsieur qui n’a jamais entendu ni lu un mot de javanais, et qui est invité à suivre sur un livre javanais, - cela nous parut raide. Mais nous étions décidé à tout, et nous nous assîmes auprès du jeune phénomène. Quant au fantôme à cheveux longs, il semblait étranger à tout ce qui se passait autour de lui.

Le professeur lança un coup-d’oeil de triomphe à l’invalide, qui avait replacé sa tabatière sur la table, et il commença ainsi d’une voix vibrante :

Sultan Mahmoud el Malek, sultan Mahmoud el Mansour… Je traduis, messieurs : Le sultan Mahmoud el Malek et le sultan Mahmoud el Mansour. - Je reprends, messieurs ; suivez bien sur le livre : Sultan Mahmoud el Malek korassan abou Mirza el Kebir, arcituram catalamus el Mahmoud el Mansour… Ce que je traduis, messieurs, par : Le sultan Mahmoud el Malek aimait beaucoup, chérissait tendrement, éperduement pour mieux dire, le sultan Mahmoud el Mansour.

Et ainsi de suite pendant une demi-heure.

Après cette demi-heure, le professeur s’arrêta, nous regarda par dessus ses lunettes et nous dit :

- Il y a ici, messieurs, un passage qui serait fort obscur pour vous ; je vais le passer afin de ne pas interrompre le cours. Nous y reviendrons.

Continuation de la lecture du texte.

Dix minutes après, nouveau passage encore plus obscur, dont l’ajournement est également proposé par le professeur, - toujours pour ne pas interrompre le cours.

A ce moment, et à notre grande surprise, le jeune-des-Langues se leva - et prononça ces paroles d’une voix glapissante :

- Mais, monsieur, permettez-moi de vous rappeler que ce passage a été traduit ; je l’ai lu avant-hier dans la Chrestomathie de Silvestre de Sacy.

- C’est possible, c’est possible, répondit le professeur ; mais il importe peu à la question.

Quelques moments après, la séance était levée.

Si peu versé que nous soyons dans l’étude comparative des langues, il y a cependant pour nous, comme pour tout le monde, une certaine mémoire des caractères typographiques. Or, depuis que nous suivions sur le livre javanais du jeune phénomène, nous étions tout surpris de reconnaître l’impression arabe. Lorsque nous nous trouvâmes dans la cour, nous ne pûmes nous empêcher de lui soumettre notre remarque.

Le phénomène nous répondit avec un inexprimable accent de compassion :

- Il faut, monsieur, que vous soyez aussi nouveau que vous l’êtes pour ignorer que le javanais, cette langue si belle, si riche, appelée à de si hautes destinées philologiques, n’est jusqu’à présent qu’une langue parlée. Une convention de la science a seul décidé qu’elle serait figurée par les signes de la langue arabe.

Nous nous inclinâmes devant cette explication, qui en vaut une autre d’ailleurs, - qui en vaut même deux autres, - et nous gagnâmes la grande porte.


X

UNE SÉANCE DU CONSERVATOIRE.

A certains jours et à certaines heures, le public des Imprimés voit les conservateurs quitter leurs bureaux et se diriger vers la salle du Parnasse. A l’extrémité de cette salle, les conservateurs sont rejoints par leurs collègues des Médailles ; - ils continuent leur route de concert et rencontrent  en haut du grand escalier leurs confrères des Manuscrits ;  - lesquels sont attendus au palier du dessous par ceux des Cartes et Plans ; ils prennent, en passant, l’état-major des Estampes, qui les attend sous le grand vestibule, et tous se dirigent vers une petite porte, dont le secret est encore plus rigoureusement mystérieux que celui de la porte des Sphères.

Cette porte franchie, le flot des conservateurs traverse une cour, monte trois marches et se trouve dans un jardin piteusement animé par plusieurs carrés de choux, au milieu desquels se balancent des tiges de soleils. Près du plus élevé de ces soleils se tient Combat, le chef de service, coiffé en bataille, l’attitude automatique et une lourde clef à la main. - Combat se place à la tête du convoi et se dirige vers une grille de fer, qui grince en s’ouvrant, comme la porte du tombeau de Toutmès III.

Le cortége s’engage dans un sombre vestibule, descend quatre marches, traverse une seconde et immense cour où l’herbe dispute la place aux pavés, et arrive enfin à une dernière porte, d’un aspect lugubre, et qui semble clore une concession à perpétuité.

Cette porte ouvre le saint des saints, - le Conservatoire, - c’est-à-dire l’endroit où se réunissent les conservateurs des divers départements de la Bibliothèque, pour discuter les intérêts sacrés de cette institution. L’intérieur du Conservatoire est d’une apparence malheureuse ; c’est une salle basse, carrelée, insuffisamment éclairée par d’étroites fenêtres à petits carreaux vert-bouteille. Les fauteuils sont recouverts de housses en serge verte ; la basane des vieux bureaux est martyrisée d’éraillures et de coups de canif.

Les conservateurs prennent place.

M. Pillon est un peu retardé par Kasangian, qui le poursuit et veut absolument connaître la signification précise de tous les synonymes du mot garde-robe.

On a mille peines à faire asseoir M. Haaze, qui persiste à saluer le dos de M. Magnin, qui salue le fauteuil vide du directeur démissionnaire.

Ces deux messieurs sont les plus cérémonieux du Conservatoire, mais avec une grande dissemblance. - M. Haaze salue, lui, très-gracieusement, une main sur son coeur et en balançant la tête de droite à gauche. M. Magnin, au contraire, salue en trois mouvements, qui semblent se détacher de son corps, comme des pièces mécaniques.

On parvient cependant à le faire asseoir, et le rapporteur annonce que la séance est ouverte.

M. de Manne éternue indécemment.

M. PAULIN PARIS.. - Je crois que vous vous enrhumez, de Manne ; vous avez eu tort de vous faire couper les cheveux…

M. de Manne lance un regard furieux à M. Paulin Paris, - une des belles chevelures de la science.

Moment de silence, pendant lequel l’assemblée contemple avec intérêt M. de Pongerville, qui se livre à son passe-temps favori. Personne n’ignore que le traducteur de Lucrèce a le don de manipuler sa figure comme si elle était en caoutchouc. Sans que rien l’oblige à ce travail singulier, on le voit tout à coup s’aplatir la tête avec force ; toutes les lignes du facies s’écartent alors horizontalement et produisent le sourire le plus étendu et le plus affable. - Puis, quelques minutes après, subitement, par une adroite et audacieuse contraction, M. de Pongerville produit en longueur ce qu’il exécutait en largeur ; sa physionomie, tout à l’heure aussi vaste que celle de Ducis, devient en un clin d’oeil aussi longue que celle de Paganini ; il souriait il n’y a qu’un instant, à présent il est féroce. - Etrange ! Etrange !

Un quart d’heure s’écoule, comme à l’ordinaire, dans la contemplation de ce phénomène.

M. JOMARD. - Messieurs, avez-vous vu l’enterrement du prince d’Oude ?

M. REYNAUD. - Ma foi non, et je le regrette beaucoup ; je n’aurais pas été fâché de déchiffrer les versets peints sur le drap mortuaire. Cela fournit toujours l’occasion d’un petit rapport à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

M. LENORMANT. - Moi, j’y ai bien pensé ; mais il faisait si froid !

M. BERGER DE XIREY. - Bah ! vous êtes trop frileux ; vous voudriez toujours être sur votre four à chaux de Saint-Eloi.

M. LENORMANTécarlate de courroux. - Un tombeau, monsieur ! un tombeau mérovingien ! Je le soutiens, malgré le corps des ponts et chaussées, malgré tout, malgré…

LES CONSERVATEURS. - Allons, Lenormant, allons !

M. JOMARD. - Ah ! c’était la cérémonie de l’embaumement de la reine d’Oude qu’il fallait voir ! Toutes les femmes de sa suite étaient déshabillées jusqu’à la ceinture…

Les conservateurs s’entre-regardent.

M. Haaze rougit.

M. DE PONGERVILLEen largeur. - J’ai failli y aller, mais je n’ai pas trouvé de place dans l’omnibus de la rue du Bac.

M. JOMARD. - Vous auriez pu prendre celui des ministères, qui passe par la place de la Concorde, la rue Royale, la rue Saint-Honoré, la rue de la Paix, les boulevards, la rue de la Chaussée d’Antin et enfin la rue de Provence, qu’il parcourt dans toute son étendue pour passer juste au coin de l’hôtel Laffite.

M. DE PONGERVILLEen longueur. - C’est vrai.

M. HAAZEappuyant solennellement sur les mots. - Messieurs, ces omniiibus sont trèèès dangereûûûx par le temps qu’il fait ; on y prend froâd et l’on risssque d’y gagner la grrriiipppe ! (Il tousse, comme pièce à l’appui ; M. Magnin le salue.)

M. LACABANE. - Ah çà ! cette épidémie de grippe est très-persistante cette année.

M. NATALIS DE WAILLY. - Cela pourrait bien nous amener un peu de choléra.

M. JOMARD. - J’ai quelques motifs pour en douter ; il existe en ce moment beaucoup de fièvres typhoïdes, et vous savez, messieurs, que ces deux maladies sont ennemies… mortelles.

LES CONSERVATEURSrévoltés. - Oh !

M. LENORMANT. - A bas les jeux de mots !

M. REYNAUD. - On m’a parlé d’une tisane fort salutaire : c’est une décoction de dattes, édulcorée avec beaucoup de gomme arabique.

M. HAAZE. - Mettez-vous d’abord la gomme ou les dattttes ?

M. REYNAUD. - Je l’ignore ; mais je le demanderai à ma cuisinière, et je vous le dirai demain.

M. HAAZE. - Vous me feriez plaisiiiir.

Ici Combat entre et vient mystérieusement annoncer à M. Pillon que Kasangian est à la porte et désire lui parler. M. Pillon fait un soubresaut et répond à demi-voix quelques paroles énergiques à Combat, qui sort, - en souriant.

La séance continue.

M. DE PONGERVILLEen longueur. - A propos, messieurs, savez-vous pourquoi il existe une commission qui inspecte en ce moment la Bibliothèque ?

M. HAAZEavec inquiétude. - Non.

M. MAGNINconsidérant M. Haaze. - Non.

M. RAVENEL. - Je le sais, moi, messieurs ; il n’y a rien qui doive nous troubler. Il s’agit seulement de couvrir en verre la grande cour et le jardin, afin de les convertir en une immense salle de lecture.

LES CONSERVATEURSrespirant. - Ah ! très-bien.

M. PILLON. - Encore une salle de lecture !

M. DE MANNE. - Si du moins elle était affectée spécialement aux dames….

M. JOMARD. - Et que l’on vous en confiât la direction, n’est-ce pas, de Manne ? Ah ! badin ! badin ! (M. de Manne fait une grimace de contentement.)

En ce moment, on s’aperçoit que M. Berger de Xivrey et M. Paulin Paris se disputent vivement la découverte du coeur de saint Louis. - M. Léon Lacabane s’interpose, et cherche à pacifier les deux concurrents.

LE RAPPORTEUR. - Messieurs, j’ai là une lettre d’un auteur, d’un homme de lettres nommé Saint-Christoly…

M. HAAZE. - Je ne le connais pas.

LE RAPPORTEUR. - Qui s’occupe, prétend-il, d’un travail très-approfondi sur la littérature dramatique, et qui demande l’autorisation de consulter le Théâtre gaillard.

M. DE PONGERVILLEen largeur, et vivement. - Il est en lecture.

M. DE MANNEavec curiosité. - Chez qui !

M. DE PONGERVILLEembarrassé, mi-largeur, mi-longueur. - Chez une… une de nos dixièmes muses.

Ici on entend un bruit sec. - C’est M. Magnin qui se lève, en remuant faiblement le bras droit et la jambe droite. Il fait observer d’une petite voix grêle qu’il est attendu à la fabrique des Petits-Pères, et il demande la clôture, en regardant M. Ravenel d’un air suppliant.

M. RAVENEL. - Messieurs, l’heure avancée me fait prendre en considération la clôture prolongée par notre honorable président, M. Magnin. Je mets aux voix la clôture. (Toutes les mains se lèvent.) Messieurs, la séance est levée.

*
* *

M. Magnin se rend à son pèlerinage devant Chevet.

A la porte du Conservatoire, M. Pillon se trouve face à face avec Kasangian, qui lui demande lequel vaut mieux de prononcer corridor ou collidor.


NOTES :
(1) Cet article a été écrit et publié pour la première fois dans un journal, il y a plus d’une année. Depuis cette époque, d’importants changements ont eu lieu dans l’administration et dans le personnel de la Bibliothèque. Quelques améliorations, que nous avions indiquées, même avant M. Mérimée et son spirituel rapport, ont été réalisées. Cet article n’a donc aujourd’hui que la valeur d’une date ; mais comme tel, il servira plus tard de point de comparaison entre la Bibliothèque d’autrefois et la Bibliothèque d’aujourd’hui.
(2) La nouvelle loi a déclaré les fonctions de bibliothécaires incompatibles avec tout autre emploi.

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