Un coup de main
Pour peu expérimenté que l’on fût en 1914 en matière de guerre de
position, on en savait assez pour, en s’inspirant d’inattaquables
principes, ne laisser en toute première ligne, qu’un rideau de
guetteurs. Aussi le sous-lieutenant Paulaud de la 19e [?] compagnie du
298e R.I., à qui, le 27 novembre, était confiée la garde de la tranchée
de la
Maison détruite, en
avant de Vingré, décida-t-il de ne laisser dans l’élément de droite de
la tranchée qu’un petit poste de cinq sentinelles doubles, des 3e et 4e
escouades ; à la gauche de cette ligne, deux autres escouades étaient
aux créneaux, la 5e, caporal Floch, la 6e, caporal Venat.
Sur le coup de 16 heures 30, la corvée apporte la soupe. Les cuillers
jouent encore dans les bouteillons, qu'un cri éclata :
— Les boches ! V’la les boches !
L'ennemi, à la suite d'un bombardement, avait enlevé le petit poste et
son caporal et poursuivait son avance.
Recul dans le boyau jusqu'au P.C. du lieutenant Paulaud.
— Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que c'est ? Les boches ! Vite, à la
tranchée de résistance !
A quoi obéissent les 5e et 6e escouades, plus les 7e et 8e qui
attendaient dans une tranchée-abri, creusée un peu au-dessous de la
cagna du lieutenant Paulaud.
L'ordre fut-il exécuté vite et bien ? Il paraît en tous cas que cet
officier arriva des premiers à la tranchée de résistance où son
commandant de compagnie, le lieutenant Paupier, l'accueillit de belle
façon :
— Eh bien ! Paulaud ; c'est du joli ! Allez immédiatement reprendre
votre position. Et vous les hommes, suivez, hein ! et plus
vite que ça !
A quoi tout le monde obtempéra Et cinq minutes après, toute la ligne
était à nouveau réoccupée. Autant de blessés que de tués, personne de
mort comme dit l'autre ; de pertes, aucune que les cinq sentinelles
doubles et leur caporal, condamnés pour au temps à l'usage du pain K.
K. ; ce dernier incident signalé à la division, qui, à son tour, la
signale au corps.
Le corps d'armée demande d'urgence des renseignements à la division qui
en réclame de toute urgence à la brigade, qui en exige d'extrême
urgence du régiment. Le régiment informe la brigade, etc... du
mouvement de repli des 5e et 6e escouades.
— Mais voilà qui est des plus graves, rugit l’Olympe, Il nous faut de
renseignements complémentaires.
A quoi le chef de bataillon commandant le 5e est chargé de pourvoir. Il
commence son enquête par convoquer le lieutenant Paulaud.
Celui-ci, qui a vu venir le coup, a commencé par sermonner ses
bonhommes. Il a pris, un par un,
les hommes de sa section et il les a dûment chapitrés.
— Ne dites rien.
Ne parlez pas de
l’ordre de repli. On pourrait compromettre des camarades. Dites
qu'il y eu panique. Tout s'arrangera.
Sur quoi, convoqué chez le commandant, il raconta que, sortant de son
abri, il avait vu refluer en désordre dans le boyau un groupe d’hommes
venant des tranchées de première ligne. Toute son autorité appuyée par
celle du lieutenant Paupier, commandant de compagnie, fut nécessaire
pour les faire remonter en première ligne. Autrement dit, lui,
sous-lieutenant Paulaud, était irréprochable !
Certains autres témoins furent convoqués, à qui il fut ordonné de se
taire. D’autres, enfin, demandèrent à se faire entendre, comme le
sergent Grenier. Le commandant les renvoya à… Dache.
Des exemples
A la division, c'est le tumulte. Vingt-quatre hommes occupaient une
tranchée. Ces vingt-quatre hommes l'ont abandonnée ! Comment, pourquoi,
sur quel ordre ? Peu importe. Ils seront fusillés, tous les
vingt-quatre. Sur ce point, le témoignage de l'abbé Dubourg, aumônier
divisionnaire est formel. Le 30 novembre, cet ecclésiastique croise un
groupe d'officiers dont le colonel Pinoteau, commandant le 298e.
— Monsieur l'aumônier, lui dit-il, prenez-vos mesures. Nous allons
avoir vingt-quatre exécutions.
— Vingt-quatre !
— Vingt-quatre… peut-être douze… On ne se sait pas encore...
Quelques mimutes après, le colonel Pinoteau rencontre le lieutenant
Paupier.
— Eh ! Paupier ! On va fusiller une escouade.
— Une escouade, mon colonel, mais c'est douze hommes !
— Douze hommes... On en fusillera au moins six !
Vingt-quatre… douze… six !... Depuis quarante-huit heures, entre le
corps et la division, entre la division et la brigade, entre la brigade
et le régiment, une discussion se poursuivait âpre et drue,
ceux-là voulant un exemple, ceux-ci hésitant à
meurtrir des Français.
Le commandant Guignot a déposé son rapport. Une cour martiale est
convoquée, sous la présidence du colonel Pinoteau, commandant du
régiment. Au banc du gouvernement, le lieutenant Achhalme, dans le
civil, membre de la magistrature
debout.
Ils ont eu le temps d'étudier le dossier. Voilà deux jours qu'ils l'ont
en mains. Le défenseur, le sous-lieutenant Bode, n'aura, lui, que deux
heures pour l'étudier.
Les vingt-quatre hommes sont là, solidaires les uns des autres : deux
caporaux, Floch et Venat, et deux fois onze soldats. On entend qui ? On
interroge qui ? Peu importe. Quand, au bout d'un quart d'heure, le
conseil rentre en séance, il rapporte six condamnations : celles du
caporal Floch, des soldats Gay, Pettelet, Quinault, Blanchard et
Durandet. Pourquoi Floch plutôt que Venat ? Pourtant Floch fait
prisonnier par les Allemands dans le coup de main, s'en était dégagé.
Mais peut-être était-il le remords vivant de ceux qui sétaient laissé
emmener, sans un cri, sans un geste… Mais ceci est une explication,
Mettons Floch à part. Pourquoi Gay plutôt que... et que... ? Six
condamnations, six condamnations...
A mort !
Et le 4 décembre, contre une demi-douzaine de poteaux fut jetée une
demi-douzaine de soldats. On les y conduisit, les uns abattus, les
autres méprisants. Un bataillon du 216e, un bataillon du 298e, une
compagnie du 238e, la 21e, formaient, le carré. Les mains tremblaient
sur les crosses, non de peur, mais de fureur. Une seule compagnie est
atterrée, la 19e du 298e, à laquelle appartiennent les six condamnés.
Eux, pourtant, les sacrifiés, tête nue, capote dégrafée, ils sont déjà
morte au monde. Ils ont fait leurs adieux à la vie. Et je ne sais rien
de plus émouvant que leurs ultimes lettres, celles qu'ils écrivirent à
leurs femmes, dans la nuit funèbre. Pas de plaintes, ils se courbaient
devant la fatalité.
On les attache donc. La section à qui est dévolu le rôle sinistre
d'exécutrice fait son douloureux devoir...
L'accusateur jugé
Il est inutile de dire que ce simulacre de jugement, loin de terroriser
la division, la démoralisa au contraire complètement. On soulignait la
suppression de l'ordre d'informer renvoyant les vingt-quatre accusés
devant un conseil de guerre composé suivant les prescriptions du décret
Millerand, avec toutes garanties pour les accusés : instruction
préalable, délai de 24 heures entre la citation et l'audience, cinq
juges au lieu de trois, etc... Pourquoi, bien qu'il n'y eût pas
flagrant délit, avoir ordonné directement une mise en jugement devant
une cour martiale ?
Mieux encore : pourquoi le lieutenant Achalme, commissaire du
gouvernement, substitut en temps de paix, avait-il omis de relever
cette irrégularité ? Pourquoi avait-il requis la mort ! contre
tous les
accusés, indistinctement, sinon parce qu'il en avait reçu l'ordre ?
L'affaire ne pouvait manquer de faire quelque bruit. Aussi bien la
capture des sentinelles doubles devait-elle un jour ou l'autre la faire
rebondir. Car, si l'on avait fusillé le caporal Floch, on ne pouvait
manquer de faire passer en conseil de guerre ces sentinelles doubles
faites prisonnières sans résistance.
C'est ce, qu'attendaient les familles, meurtries dans leur, honneur et
leur affection. Stupeur ! La guerre terminée et les prisonniers
revenus, les poursuites engagées contre eux sont abandonnées !
En 1919, une enquête est ouverte par les soins de la Cour d'appel de
Riom. Ses conclusions en sont transmises à la Cour de cassation qui, le
29 janvier 1921, réforme le jugement du conseil de guerre spécial de la
53e division, mais avec de tels motifs, celui-là notamment :
« Attendu... qu'à ce moment, le chef de section, sous-lieutenant
Paulaud, sorti de son abri voisin leur avait donné l’ordre de se
replier sur la tranchée de résistance ; que cet officier était parti
précipitamment et l'un des premiers ns cette direction… »
que cet arrêt innocentant les six fusillés condamnait leur chef direct.
La déposition du lieutenant Paulaud à Vingré devant le conseil de
guerre
était contraire à la vérité.
Il n'y avait pas eu panique, mais lâcheté Il y avait eu ordre de repli,
et celui qui l'avait donné l'avait, de l'aveu même de la Cour, exécuté
l'un des premiers, et avec quelle maestria !
La réhabilitation des malheureux, surtout après les outrages subis par
les veuves, eût été incomplète sans mise en jugement du lieutenant
Paulaud. Car si, comme l'établissait l’arrêt de la cour de cassation,
il avait donné l'ordre de repli, il s'était donc rendu coupable de
certaines dépositions devant la cour martiale, en chargeant à fond de
train contre ses hommes.
L'information ouverte en mai 1921 contre cet officier sur l'ordre de M.
Barthou, ministre de la Guerre, aboutit, le 6 octobre, à son
acquittement par le conseil de guerre de la 13e région. Malgré des
dépositions accablantes, le Conseil fit bénéficier du doute l’accusé.
L'affaire des fusillés de Vingré était désormais close, légalement
close ; moralement, elle ne le sera jamais.