C
HER COLLÈGUE ET AMI,
Une de mes meilleures soirées
de cet hiver a été celle où j’ai entendu votre si intéressante
conférence : L’H
OMME IL Y A DEUX CENT MILLE ANS.
C’est pour cela que je vous ai dit, écrit
et répété si souvent de la publier. L’excuse de mes vives instances est
dans le mérite de votre œuvre. Il impossible de rester plus strictement
scientifique, sous une forme si agréable. Mais à quoi bon faire l’éloge
d’un travail que tout le monde doit être à même d’apprécier ? Il me
suffit de constater que cette publication est une bonne fortune pour la
vulgarisation de la science.
Votre tout dévoué collègue,
G.
DE M
ORTILLET.
Saint-Germain-en-Laye, 23 septembre 1884.
_______________________________
A MONSIEUR
AURÉLIEN SCHOLL
________________________
AVANT-PROPOS
Tout le monde sait aujourd’hui que l’homme primitif ne connaissait
point les métaux, et qu’il s’est servi, tout d’abord, de la pierre, et
surtout du silex pour fabriquer ses premières armes et ses premiers
outils.
Il est même tout à fait supposable que cet homme a employé le bois
avant la pierre, et que son arme la plus ancienne, après les ongles et
les dents, fut le bâton, devenu promptement le casse-tête.
Le bâton même est un véritable outil, d’une utilité variée, et le
lecteur a pu voir souvent de petits paysans et même des hommes s’en
servir avec efficacité pour une foule d’usages : je ne parle pas ici
des maîtres de bâton.
On sait également que les tribus du Brésil, les Australiens, les
Esquimaux du Sud, etc., possèdent des
bâtons
de trait dont ils se servent avec une très grande adresse.
Certaines personnes ont donc adhéré à l’idée d’un
âge du bois, mais cette réforme n’a
point prévalu, et la première division préhistorique a pris et gardé
jusqu’à ce jour le nom d’
âge de la
pierre.
La seconde division est l’
âge du
bronze, et cela cause toujours une grande surprise aux personnes
qui l’apprennent pour la première fois.
Le bronze en effet n’est point un métal simple, ni même un alliage
naturel, mais bien un produit de l’industrie ; il faut donc admettre
que le bronze a été importé en Europe, avant le temps où les tribus
autochtones avaient appris à connaître le fer, par des peuples
migrateurs ou envahisseurs.
Telle est d’ailleurs l’opinion la plus accréditée.
La troisième division des temps préhistoriques, qu’il nous suffit de
mentionner ici, est l’
âge du fer.
L’âge de la pierre, le plus long des trois, a été subdivisé par M. G.
de Mortillet en cinq époques, dont voici l’indication tout à fait
sommaire :
1° L’Époque Chelléenne, qui prend son nom de la station très
caractérisée et très typique de Chelles (Seine-et-Marne).
2° L’Époque Moustérienne, à cause de la station du Moustier, commune de
Peysac (Dordogne).
3° L’Époque Solutréenne, ainsi appelée du nom de la station de Solutré,
située dans le Mâconnais (Saône-et-Loire).
4° L’Époque Magdalénienne, qui emprunte son nom à la station de la
Madeleine, dans l’arrondissement de Sarlat (Dordogne).
5° Enfin l’Époque Robenhausienne, à cause de la station de Robenhausen,
petit hameau de la commune de Wetzickon, canton de Zurich (Suisse).
Je ne parlerai dans ce travail que de l’homme qui vivait à l’époque la
plus ancienne, c’est-à-dire de l’homme Chelléen, et je me propose de
présenter sur les conditions de son existence, le milieu qu’il habitait
et les industries qu’il a créées, quelques aperçus reposant sur des
faits authentiques, ou sur des conjectures rationnelles.
J’éprouverais une réelle satisfaction si cet essai d’un écolier à
moustaches grises pouvait déterminer quelques-uns de ces hommes qui
élèvent parfois la pensée au-dessus de l’horizon des travaux et des
besoins quotidiens, à aller à leur tour à l’école, afin d’arriver à se
faire une opinion personnelle et raisonnée sur la question des origines
du genre humain.
Le sujet, sans doute, leur paraître d’abord obscur, ardu et délicat,
mais ils y prendront goût plus vite qu’ils ne pensent, et ils
parviendront assez promptement à en raisonner sans absurdité, ce qui
est bien quelque chose.
La pensée de concourir à cette opportune propagande m’avait
décidé l’hiver dernier, à faire à la
Société
pour l’Instruction élémentaire, la conférence à laquelle M. de
Mortillet, dans la lettre publiée ci-dessus, accorde un si gracieux
souvenir.
M. le sénateur Leblond, qui présidait cette petite fête préhistorique,
avait bien voulu, avec son aménité proverbiale, me demander de faire
paraître cette causerie d’hiver.
Mais j’ai dû remettre, au premier loisir, la révision de ce travail, et
c’est ainsi que la promesse a été si tardivement tenue. J’espère que
cela ne me privera point, près de mon bienveillant auditoire, d’une
indulgence dont j’ai grand besoin.
Ceux de nos lecteurs qui désireraient étudier à fond la matière, feront
bien de consulter l’ouvrage si complet de M. G. de Mortillet, qui a
pour titre :
Le Préhistorique
(1).
Ils gagneront à cette lecture quelques heures des plus agréables, et
ils verront s’ouvrir devant leurs regards éblouis, des horizons que les
plus belles féeries n’ont pu jusqu’à ce jour leur faire entrevoir.
C’est dans ce livre d’une si rigoureuse méthode, d’une si claire
exposition et d’un style si élégant, et aussi, je dois le dire, dans
l’enseignement oral de M. G. de Mortillet, au cours de ses charmantes
excursions, qu’il m’a été donné de puiser les quelques renseignements
que j’ai pu recueillir sur la préhistoire. C’est pour moi un sincère
plaisir d’exprimer ici à mon savant maître, au véritable fondateur de
la préhistoire industrielle et artistique, toute ma gratitude.
Le Musée de Saint-Germain, si magnifiquement et si habilement organisé,
est une merveilleuse mine de richesses archéologiques de toutes sortes,
que nous recommandons vivement aux amateurs de préhistoire et
d’histoire aussi. J’ai passé de beaux dimanches dans ce séjour
enchanté, sans parler des délicieuses promenades dans la forêt, qui
complètent si agréablement quelques heures consacrées à l’étude. J’ai
visité également avec beaucoup de fruit, au point de vue des industries
du silex, le Musée de la Société d’Anthropologie, le Musée colonial du
Louvre, le Musée des Colonies, au Palais de l’Industrie, le Musée Du
Sommerard, le Museum de Londres, le Musée du Havre, le Musée de M.
d’Ault-Dumesnil, enfin le Musée de Bruxelles, si admirablement classé
par M. Éd. Dupont.
C’est là qu’il m’a été donné de voir la mâchoire de la Naulette, bien
connue par les orageux débats qu’elle a soulevés, entre savants, si
bien qu’il est permis de dire qu’elle a fait plus de bruit de nos jours
qu’à l’époque lointaine où elle complétait l’ossature d’une dame
chelléenne, car suivant l’opinion de M. G. de Mortillet et de M.
Dupont, cette pièce, qu’on avait cru pouvoir attribuer à un gorille,
constituait de son vivant un os humain, et qui plus est, un os féminin.
J’ai pu voir dans cette même visite au Musée de Bruxelles, un véritable
trésor que je ne puis m’empêcher de signaler, bien qu’il ne touche en
rien au sujet de cette étude, je veux parler d’une vingtaine de
magnifiques fossiles d’Iguanodons que tout le monde est allé admirer,
et qui font, bien certainement, à l’heure qu’il est, plus d’envieux à
la Belgique, que le ministère Malou.
Il paraît enfin inutile d’insister sur le haut intérêt de telles
études, au point de vue de l’origine de l’homme et de l’idée qu’on peut
concevoir de sa destinée (2).
En nous faisant apprécier l’étendue de la route parcourue par les
milliers de générations qui nous ont précédés sur notre petite planète,
elle établit la réalité de cette idée consolante qu’on nomme le progrès.
Le bonheur futur de notre race, dit Sir John Lubbock, que les poètes se
hasardaient à peine à espérer, la science le prophétise hardiment.
Ces études, en outre, nous enseignent l’indulgence pour les mœurs
présentes, et la sympathie pour nos contemporains, et ce ne sont point
là des conseils à dédaigner.
Le dessin de l’homme primitif qui accompagne cette étude, donne une
idée aussi exacte que possible de l’homme qui vivait il y a 200,000 ans.
Il a été exécuté par M. Émile Mas, d’après une toile de M. Émile Bin et
un excellent croquis de M. Adrien de Mortillet.
Les autres dessins, très consciencieusement étudiés, sont également dus
à M. Émile Mas, qui a déployé dans leur composition toutes les
ressources de son brillant talent.
______
NOTES :
(1) Reinwald, éditeur, rue des Saints-Pères, 15.
(2) Pièces justificatives n° 1.
~*~
L’HOMME
IL Y A DEUX CENT MILLE ANS
Beaucoup de personnes ont certainement entendu parler des découvertes
extraordinaires, intéressant l’histoire primitive de l’homme, dont
plusieurs localités en France et à l’étranger ont été le théâtre plus
ou moins récent.
Des instruments en pierre, en os, en ivoire travaillés par la main de
nos ancêtres à une époque immémoriale, ont été mis au jour, ainsi que
des ossements appartenant à des espèces animales, dont plusieurs sont
depuis longtemps éteintes, ou ont disparu de nos climats, et même à des
races d’hommes, dont les annales historiques des différents peuples ne
font aucune mention.
*
* *
Sous les riantes cultures de notre époque industrieuse, on a ainsi
retrouvé les vestiges irrécusables de temps absolument différents du
nôtre, et il a été permis d’établir, à la suite d’intéressantes
discussions, que de véritables industries existaient il y a 200,000 ans
sur notre sol, et que l’homme, auteur de ces industries, vivait
conséquemment à cette époque, et se trouvait déjà en possession du
travail manuel.
Il faut même admettre que cet homme, dont l’existence est aujourd’hui
parfaitement établie, avait eu des ancêtres encore plus sauvages que
lui-même, et qui avaient vécu étrangers à toute espèce de travail. Il a
dû, en effet, s’écouler un immense laps de temps entre le moment, à
jamais inconnu, où les lois aveugles qui mènent toutes choses, suivant
le mot terriblement philosophique d’un grand maître de l’Université,
ont permis à l’homme de franchir le cercle obscur de l’animalité,
jusqu’au jour où vivaient les êtres sauvages, auxquels est consacré cet
essai, et que l’on commence à connaître, à l’heure qu’il est, par des
traits fort précis.
Ces hommes ont laissé des traces indubitables de leur existence dans un
grand nombre de localités en France et en Europe et, il est permis de
le dire, dans le monde entier, puisqu’on a découvert, en Asie, en
Afrique et en Amérique, des instruments semblables à ceux que l’homme
taillait alors sur les bords de la Seine, du Rhin et du Danube.
La France était, à cette époque, rattachée à l’Angleterre. La Seine, à
son embouchure, dit M. de Mortillet (1), tournait à l’Est et suivait
cette direction le long de la côte actuelle du département du Calvados,
montait ensuite un peu vers le Nord pour contourner le sommet du
département de la Manche, et se jeter un peu plus loin, dans un golfe
de l’Océan Atlantique.
Une jonction existait également suivant toutes les vraisemblances,
entre l’Europe et l’Amérique d’une part, et entre l’Europe et l’Afrique
d’autre part.
*
* *
La mer du Nord, bien autrement vaste qu’elle ne l’est de nos jours,
couvrait une notable partie du nord de l’Europe, tandis qu’une autre
grande mer s’étendait sur cette partie de l’Afrique qu’on nomme
aujourd’hui le désert du Sahara.
*
* *
Ces deux mers concouraient donc à accroître l’humidité qui régnait dans
notre pays, durant l’époque dont il s’agit et à laquelle les géologues
ont donné le nom significatif d’époque diluvienne. Et si nous ajoutons
que la contrée que nous habitons aujourd’hui alors en tous lieux
couverte d’épaisses forêts, nous aurons signalé une seconde et
importante cause de l’humidité du climat.
*
* *
D’après M. Belgrand, la Seine qui coule aujourd’hui à 25 ou 27 mètres
d’altitude, devait couler aux altitudes 50 à 75 mètres, et former dans
le périmètre actuel de Paris un véritable lac.
Ce lac n’avait pas moins de 6 kilomètres de largeur. Le fleuve
charriait des cailloux que la Seine actuelle ne charrie plus. La pente
était donc plus forte qu’elle n’est de nos jours, et comme son niveau
était plus élevé, le fleuve devait, quand la crue se faisait sentir,
inonder le pays à plusieurs lieues à la ronde.
*
* *
La température d’alors était douce et presque chaude.
Des figuiers sauvages poussaient en pleine terre aux environs de Paris.
Il en était de même de l’arbre de Judée et du laurier des Canaries.
L’Europe occidentale possédait alors le climat actuel du midi de la
France ou même du nord de l’Afrique (2).
*
* *
Or les arboriculteurs et même des observateurs moins savants, vous
diront qu’avec de l’eau et de la chaleur, on obtient les plus riches
végétations. Telle se présentait la végétation à l’œil des sauvages qui
vivaient en ce temps si loin de nous.
Le pays tout entier ne formait qu’une forêt immense et ténébreuse, une
vraie forêt vierge analogue à celle que célèbre en sa prose empanachée
le vicomte de Châteaubriand.
Les grands chênes branchus et verdoyants se mêlaient au feuillage noir
des ifs, à la sombre ramure des sapins. Le pin hérissé, mêlé au
laurier, à l’érable, au noisetier, formait d’impénétrables taillis. Au
bord des eaux frissonnaient les feuilles argentées des saules
qu’assiégeait une forêt d’aulnes, de bouleaux et de peupliers. Ces eaux
apparaissaient en tous lieux, dans le cours inconstant des fleuves,
parmi les roseaux pressés des marécages, dans les lacs débordés qui
s’étendaient à perte de vue.
*
* *
La température était délicieuse. A peine la bise des hivers alors
presque tiède, avait-elle effleuré les forêts que déjà le printemps
venait les remplir du chant de ses innombrables oiseaux, et du parfum
de ses fleurs sauvages.
Puis c’était l’été, l’été qui rend la vie si facile ; et le soleil
inconscient versait sur les solitudes des forêts, le même rayon joyeux
qui dore chaque année nos coteaux couverts de vigne, et nos plaines
couvertes de moissons.
L’automne, il est vrai, apportait son incommode humidité, mais quelles
compensations dans les amples victuailles de la saison.
Vraiment, au milieu de cette nature luxuriante, l’existence ne saurait
paraître dénuée d’agrément même pour le plus exigeant des sauvages.
Mais dans ce riant tableau, il existait un point noir, qui était de
nature à gâter toutes ces félicités : c’est que l’homme n’était point
le seul hôte du pays.
A ses côtés, en même temps que lui, avec les mêmes droits que lui, et
avec plus de force pour les faire valoir, vivaient une foule de voisins
désagréables, incommodes, ou même très menaçants pour sa sécurité.
S’il se rendait au bord de l’eau avec l’intention de se livrer à la
pêche, il était exposé à rencontrer aux abords du marécage ou du fleuve
l’un de ces énormes pachydermes tels que l’éléphant, l’hippopotame, le
rhinocéros, qui sans être foncièrement méchants, même à l’état sauvage,
éprouvent parfois de bizarres caprices, et vous assomment un passant
par simple fantaisie, ou parce qu’ils sont de mauvaise humeur.
S’il allait chasser dans la forêt, il était à peu près assuré de se
trouver plusieurs fois dans le jour face à face avec des lions, des
tigres, des hyènes, et il fallait combattre jusqu’à la mort, ou fuir si
cela était possible.
L’homme rencontrait presqu’en tous lieux, surtout dans les forêts,
parfois aussi sur les rivages, le grand ours des cavernes, dont la
force était égale à la férocité.
Un félin gigantesque aujourd’hui disparu, que les zoologistes ont nommé
le Machœrodus habitait également le pays conjointement avec notre
ancêtre.
Ce lion perfectionné possédait des canines assez puissantes pour
déchirer, couper, et tailler le cuir des éléphants et des hippopotames
: on peut juger ce que devant une telle gueule pesait un sauvage mal
armé.
*
* *
Tels étaient les redoutables concurrents de l’homme.
*
* *
Mais, lui-même ne déparait point le terrible milieu zoologique, parmi
lequel il luttait pour la vie, et dont il représentait assurément un
élément original.
Comme taille, cet ancêtre ne dépassait point la moyenne actuelle, mais
il était plus musclé, plus trapu et plus robuste que ses descendants
qui vivent de nos jours (3).
Le crâne de ce sauvage offre en outre des caractères étonnants. Les
arcades sourcilières excessivement développées forment parfois comme
chez le gorille une sorte de bourrelet au-dessus des yeux. Le front est
tellement fuyant qu’il est presque permis de dire qu’il n’existe pas.
Le derrière de la tête ou occiput est large et développé. Les parois du
crâne présentent une remarquable épaisseur (4).
La tête est d’ailleurs dolicocéphale, c’est-à-dire plutôt longue que
ronde.
Ce crâne, on le voit, diffère essentiellement des crânes actuels, et le
type humain qu’il représente ne se retrouve guère de nos jours que chez
certains criminels.
M. Bordier, professeur à l’École d’Anthropologie de Paris, ayant étudié
une série de crânes de criminels qui se trouvait à l’Exposition de
1878, a reconnu sur eux, d’une manière à peu près invariable, les
caractères du crâne particulièrement typique de Neauderthal.
Ces caractères se retrouvent également chez le gorille.
*
* *
De même qu’on dit une bête de proie, est-ce que l’on ne serait pas
autorisé à qualifier un tel être : d’homme de proie ?
Regardez-le : n’est-il point vraiment hideux, avec son corps trapu, son
épaisse ossature, ses pieds et ses mains énormes, ses côtes rondes,
comme celles des carnassiers, ses épaules en porte-manteau, son crâne
plat, ses puissantes canines, sa mâchoire prognate et son museau de
singe !
Un monstre de laideur de notre temps paraîtrait un Apollon en regard de
cet affreux bipède, dont le type ne subsiste guère, on vient de le
voir, que parmi les scélérats.
*
* *
Et quelles horribles femelles devaient être les dames chelléennes ! On
frémit en songeant à la morsure de la mâchoire de la Naulette, qui
appartenait à l’une d’elles, suivant l’opinion de M. Édouard Dupont, et
de M. de Mortillet.
Les crânes primitifs mentionnés plus haut, ont entre eux un tel air de
famille, que M. de Mortillet n’a pas hésité à admettre l’existence
d’une race ancienne ayant habité, à cette époque, le nord-ouest de
l’Europe et à laquelle il donne le nom de race de Neauderthal.
M. King avait proposé déjà pour cette race particulière l’appellation
d’
Homo Néauderthalis.
Enfin MM. de Quatrefages et Hamy dans leur
Crania Ethnica donnent à
cette race primitive le nom de race de Canstad.
L’expression «
homme préhistorique » ne doit s’entendre qu’à un point
de vue général, sans aucune acception ethnique, et seulement par
opposition à l’homme, dont l’histoire raconte les faits et gestes.
Les hommes avaient vécu longtemps, par familles éparses et errantes
jusqu’au jour où rassemblés par une commune terreur ou obéissant à un
vague instinct de sociabilité, ils avaient dû se réunir en petits
troupeaux, livrés à toute l’abjection de la sauvagerie et de la
promiscuité, et à tous les abus de la force brutale. Ces troupeaux ne
représentaient point encore la tribu, premier échelon des civilisations
primitives et auquel une bande d’animaux à peine dégrossis ne saurait
atteindre.
Ainsi vivait encore l’homme, suivant toutes les conjectures il y a
200,000 ans, en état de guerre perpétuelle avec tout ce qui respirait
autour de lui et dominé sans relâche par l’implacable nécessité de
pourvoir à sa nourriture.
Cette nourriture au milieu des immenses forêts vierges, coupées çà et
là par de grands cours d’eau, des lacs et des marécages, nous apparaît
au premier regard, comme ayant dû être fort plantureuse. Ces forêts
offraient, en effet, durant une grande partie de l’année, à ces
sauvages omnivores, de précieuses cueillettes de fruits sauvages, de
glands et de racines comestibles.
Le gibier abondait au milieu de cette végétation puissante. La chair de
venaison était commune. Ces vastes eaux intérieures nourrissaient
d’innombrables espèces de poissons. Et que d’oiseaux de toute plume
dans les airs ! Que de succulents insectes au fond des marécages ! Les
rongeurs et peut-être même les rats, dont raffolent beaucoup de
sauvages, pullulaient dans les rochers et au bord des eaux.
Toutefois avant de conclure à la perpétuelle bombance de nos aïeux de
l’époque chelléenne, il faut bien se rendre compte des choses, et ne
point oublier cette circonstance grave, ce point noir sur lequel nous
avons insisté tout à l’heure, c’est que ces hommes n’étaient point les
maîtres de ces contrées giboyeuses, qu’ils vivaient pour ainsi dire en
pays ennemi, et qu’ils ne formaient bien réellement qu’un gibier de
plus pour les dominateurs auxquels appartenait la souveraineté de la
griffe et du croc.
L’alternance des saisons et le hasard même venaient encore et
fréquemment aggraver cette existence ingrate.
Le gibier, à certaines époques, disparaissait devant les pluies
torrentielles ; l’inondation dispersait au loin le poisson à travers
les terres ravinées ; des migrations de fauves, obligeaient inopinément
l’homme à se cacher ou à fuir. Alors, cerné par des bêtes féroces, il
ne lui restait d’autre alternative que d’être dévoré ou de mourir de
faim.
Sa propre insouciance et son inertie lui créaient même, au milieu de
l’abondance, une vie précaire et difficile. Est-ce que la famine
intermittente n’a point toujours été l’un des traits caractéristiques
de la vie sauvage dans tous les temps et dans tous les pays ?
L’alimentation de l’homme de la nature, dit M. Abel Hovelacque, est des
plus élémentaires : il mange quand il peut, où il peut, et ce qu’il
peut (5). Manger était donc la préoccupation, l’ambition, le drame de
ce temps.
Manger comprenait tous les droits et tous les devoirs. C’était les
seuls que pût alors concevoir l’homme, l’unique loi qui fût à sa
portée, car la loi du combat pour la vie de Darwin est la même chose
exprimée différemment, et cette règle impérieuse se résumait
pratiquement en deux maximes : Premièrement, s’efforcer de dévorer les
autres ; secondement, s’efforcer de ne point être dévoré par les autres.
*
* *
Dirigé par les lueurs confuses d’un grossier instinct et n’ayant pour
truchement qu’un gloussement bestial, l’homme ne tenait guère alors
plus de place au milieu des contrées où il vivait, que les gorilles
modernes dans les forêts africaines. S’il trouvait de loin en loin, au
milieu de ses repaires, des jours de paresse et d’insouciance, et des
heures de paisible digestion, s’il pouvait goûter parfois le calme
d’une nuit sans terreur, il est trop certain que sa vie était
perpétuellement troublée et menacée par l’horrible voisinage des
féroces suzerains de la forêt et des eaux : tigres, hyènes, machœodus,
rhinocéros, éléphants, hippopotames, grands ours des cavernes, etc.
Autour de lui, dans la nature entière, il n’apercevait que des dents et
des griffes et l’œil flamboyant des fauves ; les échos n’apportaient à
son oreille, toujours inquiète, que des mugissements, des
glapissements, des grognements et des hurlements.
*
* *
Ah ! l’homme ne se donnait point alors pour le maître de la terre (6).
Il n’avait point encore jeté à la face du ciel cette parole absurde et
orgueilleuse, mais pleine de fierté et d’audace : le monde est fait
pour moi !
*
* *
Le lecteur concevra parfaitement que nous ne possédions que des données
fort indécises sur ce qu’on appellerait de nos jours les mœurs des
hommes primitifs, mais il existe, on l’a vu, certaines conjectures qui
ne paraissent point trop hasardées, certaines particularités qui
semblent suffisamment établies, et que nous devons signaler dans cet
essai. Ainsi il paraît hors de doute que ces hommes aient ignoré
l’usage d’inhumer ou d’incinérer les corps.
Ces pratiques tiennent à des nécessités hygiéniques, à des sentiments
de famille, à des idées sociales, et même à des données religieuses,
qui ne pouvaient exister à ce moment.
Cet homme entièrement sauvage, exposé chaque jour à mille dangers, voué
à un combat perpétuel pour l’existence, avait autre chose à penser, et
autre chose à faire, que de songer à des êtres privés de vie, à moins
que ce ne fût pour les manger.
Lorsque l’abondance des vivres rendait cette opération peu nécessaire,
les morts étaient abandonnés sans aucune cérémonie et sans doute avec
une réelle insouciance ; la plupart devenaient la proie des
carnassiers, les autres avec le temps étaient réduits en poussière.
*
* *
On comprend donc parfaitement qu’il nous soit resté peu de documents
ostéologiques de ces temps-là, d’autant plus que la population devait
être peu nombreuse et très disséminée.
Dans un pays sauvage, où l’agriculture et l’industrie n’existent point
et où l’homme doit satisfaire à ses besoins par la chasse, la pêche ou
la cueillette, il faut à chaque individu de très larges espaces pour
subsister. En Patagonie la population est à peu près d’un habitant par
soixante-quinze kilomètres carrés, ce qui représenterait pour la France
chelléenne huit à dix mille habitants. En outre l’homme avait à lutter
contre la terrible concurrence des animaux féroces, lesquels devaient
le resserrer violemment dans les limites de son habitat, et s’opposer
au développement de la population.
Nous disions, il y a un instant, que l’homme chelléen ne possédait
point d’idées ni de données religieuses. Ce qui le fait raisonnablement
supposer, c’est l’absence d’amulettes, et d’objets cultuels
quelconques, dans le mobilier archéologique de cette époque. Suivant
toute apparence, les pratiques religieuses ne s’introduisirent chez
nous que beaucoup plus tard, à l’époque de la
pierre polie, avec le
flot de population parti de l’Asie-Mineure, de l’Arménie et du Caucase
et qui envahit les contrées occidentales.
Cette observation est d’ailleurs parfaitement confirmée, par ce que
nous savons des peuples sauvages modernes.
On a répété maintes fois qu’il n’existait point de race d’hommes ne
possédant aucune idée religieuse. Bien loin que cela soit vrai, dit
Lubbock (7), c’est le contraire qui a lieu. Suivant le témoignage de la
presqu’universalité des voyageurs, telle est la situation de la plupart
des races sauvages. Plusieurs tribus de l’Afrique centrale ne
connaissent, suivant Berton, ni Dieu ni Diable. Les Tasmaniens n’ont
pas de mot pour dire créateur ; suivant les récits des Missionnaires,
les Indiens du Gran-Chaco, dans l’Amérique méridionale, « n’ont aucune
croyance religieuse ou idolâtrique, aucun culte quelconque : ils ne
possèdent nulle idée de Dieu, ni d’un être suprême ». Telle devait
être, suivant toute vraisemblance, la foi de nos ancêtres de l’époque
chelléenne.
Comme un grand nombre de sauvages modernes, ces sauvages primitifs
allaient complètement nus, les femelles aussi bien que les mâles, et
ils n’étaient pas impudiques pour cela. La culture morale à laquelle
les races supérieures parviennent avec le temps, n’existait point
encore pour eux. La pudeur n’avait pas plus de nom parmi ces troupeaux
humains, que l’amitié, l’amour, l’affection paternelle ou filiale, le
dévouement, la courtoisie ou la pitié.
*
* *
On a émis, à propos de ces hommes primitifs, la conjecture qu’ils se
faisaient des huttes à la façon de certains sauvages modernes, et de
quelques Anthrophoïdes, afin de s’abriter pendant la saison pluvieuse.
« Pour l’ordinaire, dit Barrington, les Australiens n’ont aucune
demeure fixe, et couchent où la nuit les surprend. »
Suivant le capitaine Péron, ils se construisent des huttes avec des
branches enfoncées dans la terre, et liées ensemble à la partie
supérieure.
« Chez les peuplades les plus avancées de l’Australie, dit Dumont
d’Urville, les habitations sont des huttes en larges fragments
d’écorce, réunis au sommet, en forme de ruches, recouvertes de terre et
tapissées d’herbes marines, qui les mettent parfaitement à l’abri de
l’eau. »
« Là où le Botocudo veut passer la nuit, dit Abel Hovelacque, sa triste
compagne fiche en terre de grandes feuilles de cocotier, dont le sommet
tend à former un cintre de voûte. Faut-il passer plusieurs nuits ? On
se contente d’étayer le frêle édifice au moyen de quelques bâtons. »
Telle a dû être, durant des milliers d’années, toute l’architecture de
nos pères de l’époque chelléenne.
Ils auraient même, suppose-t-on, établi dans les arbres des abris
aériens, des espèces de nids, où ils rencontraient une sécurité
relative contre les poursuites des bêtes féroces.
Ces hypothèses sont vraisemblables, mais il est également raisonnable
d’admettre qu’ils savaient trouver des cachettes et des refuges plus
sûrs. Sans cette précaution rudimentaire inspirée par la peur, cette
antique conseillère du genre humain, l’homme, harcelé sans trêve par
les fauves, n’eût pu se livrer avec fruit à l’industrie de la pierre
taillée où il excellait, et au travail du bois où il acquit sans doute
quelque expérience.
Que dis-je ? Trop faible pour résister à tant de puissants ennemis, il
eût disparu à jamais de la face de la terre et n’eût point laissé ainsi
de studieux descendants, qui 200,000 ans après sa mort, emploient leurs
loisirs à établir son existence ou à la contester.
*
* *
J’ajouterai une dernière considération à ce sujet : Les campements
qu’on découvrait autrefois étaient à l’instant, et sans contestation,
attribués aux Romains.
Le passé de l’homme ayant reculé, on a fait honneur de quelques-uns de
ces emplacements aux populations de la pierre polie.
Serait-ce contraire à la vraisemblance et aux données préhistoriques
d’admettre, qu’un certain nombre de ces refuges dont la nature fait
ordinairement tous les frais, pourraient remonter à la pierre taillée,
même la plus ancienne ?
*
* *
Habitant le bord des eaux, l’homme devait se livrer à la pêche. Les
disques signalés par M. Chouquet ont pu être employés à cet usage.
Au surplus, le sauvage se sert de dards et même de bâtons pour tuer le
poisson et s’en emparer.
Un voyageur anglais dit que les Indiens de la Californie avaient
coutume de plonger, et de frapper le poisson sous l’eau avec des lances
de bois.
Un autre assure que sur le Murray un des exploits favoris des
Australiens consiste à plonger dans la rivière, la lance à la main, et
à reparaître en tenant un poisson au bout.
*
* *
Quand on lit les récits de visites chez les sauvages, dit Lubbock, il
est impossible de ne point admirer avec quelle habileté ils se servent
de leurs armes et de leurs grossiers instruments. L’Indien de
l’Amérique du Nord traverse de part en part avec une flèche un cheval
et même un buffle. Le sauvage Africain tue l’éléphant, et le Chinook ne
craint pas d’attaquer la baleine.
Comme les populations les plus inférieures de notre temps, il est
probable que l’homme chelléen a dû chercher aussi et trouver le moyen
de traverser l’eau, ne fût-ce que sur un tronc d’arbre, mais ce n’est
là qu’une hypothèse, et il est intéressant de faire observer que
certaines tribus australiennes qui habitent pourtant le littoral de la
mer, n’ont aucune idée de la navigation (8).
*
* *
Si cet être était absolument privé de toute culture intellectuelle et
morale, il ne laissait point pourtant d’être fort industrieux.
Nous avons dit plus haut qu’il excellait dans la taille de la pierre et
qu’il devait posséder une certaine expérience dans le travail du bois.
Des instruments en pierre fabriqués par ses mains ont été découverts
dans la vallée de la Somme, le Pas-de-Calais, le bassin de la Seine, la
Normandie, la Bretagne, le bassin de la Loire, la Vendée, les
Charentes, le bassin de la Dordogne, le bassin de la Gironde, le bassin
de l’Adour, le bassin du Rhône, le bassin du Rhin, l’Allemagne, la
Russie, l’Angleterre, l’Italie, la Grèce, l’Espagne, le Portugal,
l’Afrique, l’Asie, l’Amérique, etc.
On voit par cette simple énumération que l’homme, il y a 200,000 ans,
existait à peu près dans toutes les parties du monde, et qu’à cette
date très reculée, il avait su déjà constituer une industrie
florissante, en ce qui concerne la taille des pierres. Il employait
naturellement les pierres qu’il avait sous la main, suivant les
localités : le silex marin, la quartzite, le silex d’eau douce, le
jaspe, le grès lustré, etc.
Mais s’il était très expert dans cette industrie, il est permis de
penser qu’il connaissait également le travail du bois.
En effet, il fabriquait en pierre, des instruments variés, qui
paraissent indubitablement avoir été affectés au sciage et au raclage
du bois : des haches, des disques, des pièces aux bouts arrondis ou
tranchants, des racloirs, etc.
Le principal instrument de cette époque, celui qu’on retrouve sous
toutes les latitudes et qui constituait un instrument à tout faire,
était le volumineux silex taillé dont le Musée de Saint-Germain offre
de si beaux spécimens. Il en est qui mesurent 25 centimètres de
longueur au moins, sur 15 de largeur et même davantage. Cette sorte de
hache ou ce coup de poing, suivant le mot adopté par M. de Mortillet,
avait la forme d’une amande. C’était à la fois un outil et une arme.
Comme outil, il a pu rendre des services variés : on peut l’employer en
effet pour scier avec les côtés, pour percer avec la pointe, et avec le
talon il peut servir de marteau.
Dans un combat corps à corps, il devait constituer, dans la main d’un
homme robuste, une arme redoutable. Mais l’arme principale de l’homme
primitif a dû évidemment être le casse-tête. Nulle arme n’est plus
terrible. C’est encore aujourd’hui l’instrument de combat des peuples
sauvages.
*
* *
Nous avons avancé au cours de cette étude que l’homme primitif, l’homme
chelléen de M. de Mortillet, vivait il y a 200,000 ans.
Il nous reste présentement à l’établir, et nous ne possédons point
naturellement à l’appui de la conclusion qu’on attend de nous, les
matériaux qui abondent entre les mains de l’érudit qui se propose de
tirer au clair un point obscur d’histoire.
Il ne saurait être question pour une telle thèse, de manuscrits, ni de
livres, ni de palimpsestes, ni de documents quelconques de cette nature.
Il n’est point d’avantage de palais ruinés, de temples détruits dont on
puisse consulter utilement les décombres, point d’obélisques brisés,
perdus au milieu de sables sans nom, point de stèles effacées qu’une
science patiente pourrait glorieusement déchiffrer.
Aucun Volney ne trouverait une ruine où s’asseoir, afin d’interroger,
dans le silence des tombeaux, suivant le style consacré, la poussière
des siècles.
*
* *
Mais il s’en faut toutefois que nous soyions privés de toute lumière.
Bien loin de là !
*
* *
N’avons-nous pas dit, au début de ce travail que l’antiquité du genre
humain était prouvée par la découverte, dans certains terrains,
d’instruments fabriqués par l’homme et d’ossements ayant appartenu à
l’homme lui-même, ou à des espèces animales disparues ?
Toute la question est donc de savoir quelle est la date de ces terrains.
*
* *
Or, ces terrains sont datés, parfaitement datés, par la durée dûment
constatée d’un certain nombre de phénomènes qui se sont accomplis au
moment du dépôt de ces terrains ou depuis.
Ces phénomènes sont nombreux, mais nous ne signalerons que les
suivants, qui suffisent surabondamment à fixer une chronologie, savoir
: les mouvements du sol, le remblaiement et le déblaiement des vallées,
l’apparition et la disparition d’espèces animales, l’extension et le
retrait des glaciers, etc.
Ces phénomènes ont donné lieu, de la part d’hommes compétents, à des
travaux considérables, à de rigoureuses constatations.
Si bien qu’on peut dire qu’ils ont exactement la même valeur que les
faits historiques les mieux établis : au lieu d’émaner de l’activité
humaine, ils ont été produits par l’activité de la nature. Voilà toute
la différence.
*
* *
En se fondant sur la durée de leurs manifestations, il a donc été
possible d’établir une chronologie authentique. Et c’est ainsi que M.
de Mortillet, à la suite d’études approfondies et consciencieuses, est
arrivé à formuler ainsi qu’il suit, les conclusions chronologiques de
son très important et très savant ouvrage sur l’âge de la pierre (9).
Comme conclusions chronologiques, dit M. G. de Mortillet, si l’on
divise le quaternaire, en 100 unités, on peut en attribuer au :
Chelléen ou
préglaciaire.................................. 35
Moustérien ou
glaciaire................................... 45
Solutréen.........................................................
[5]
Magdalénien....................................................
15
_____
Total..... 100
Ce qui, du moment où l’on sait que le glaciaire ou moustérien a duré
100,000 ans, peut se traduire ainsi en années :
Chelléen.......................................................
78,000 ans.
Moustérien...................................................
100,000 –
Solutréen.....................................................
11,000 –
Magdalénien................................................
33,000 –
___________
Total....... 222,000 ans.
L’homme ayant apparu dès le commencement des temps quaternaires a donc
220,000 ans d’existence, plus les 6,000 ans historiques auxquels nous
font remonter les monuments égyptiens, et une dizaine de mille ans,
qui, très probablement se sont écoulés, entre les temps géologiques et
ce que nous connaissons de la civilisation égyptienne.
C’est donc un total de 230,000 ans à 240,000 ans pour l’antiquité de
l’homme.
*
* *
M. G. de Saporta s’est livré à l’appréciation de ces conclusions, dans
une étude des plus remarquables sur l’ouvrage de M. G. de Mortillet et
sur l’homme préhistorique (10), et il présente à ce sujet les
observations suivantes qui confirment les résultats chronologiques
auxquels avait abouti M. G. de Mortillet. « Les oscillations du sol
européen sont à noter, dit M. G. de Saporta. Le Danemarck, le nord de
l’Allemagne et de la Russie ont été submergés pendant le quaternaire.
La Scandinavie, après s’être affaissée, s’est ensuite relevée
lentement. L’oscillation à laquelle l’Angleterre a été soumise a eu,
dit-on, jusqu’à 400 mètres d’amplitude ; l’union de ce pays et du nôtre
a certainement persisté pendant toute la période des éléphants, «
méridional, antique et primitif ». Ce sont là des mouvements qui
n’avaient rien de brusque, et si on les compare à ceux qui de nos jours
agissent pour relever la péninsule scandinave, et que l’on applique le
chiffre le plus fort que l’on ait observé, celui de 1m. 50 par siècle à
l’oscillation la plus faible qu’il soit possible de concevoir, on
obtiendrait plus de 70,000 ans ».
*
* *
« Mais à un autre égard, quel temps n’a pas exigé l’apparition, la
diffusion et finalement l’extinction des trois races d’éléphants et de
rhinocéros, qui ont successivement dominé et se sont mutuellement
remplacées sur notre sol !
*
* *
« Enfin un autre phénomène plus grandiose et plus surprenant,
l’extension des glaciers alpins, transportant des blocs erratiques sur
une longueur qui varie de 110 à 280 kilomètres a exigé une durée
énorme. On sait que la vitesse maximum de ces blocs ne dépasse pas en
moyenne 60 mètres par an, sur les pentes rapides ; mais les glaciers
quaternaires, qui avaient envahi les dépressions inférieures, étaient
loin de pouvoir accuser une pareille vitesse. Cette vitesse devait être
cinq fois moindre, selon M. de Mortillet, et chaque bloc erratique
aurait mis dès lors, plus de vingt mille ans pour arriver du Mont-Blanc
jusque dans la vallée du Rhône moyen. Ajoutons que le nombre des blocs
ainsi charriés successivement, de manière à venir atteindre la moraine
terminale, est énorme ; joignons encore à la période d’extension celle
du retrait de ces mêmes glaciers, qui a dû être presque aussi longue
que l’autre, et nous ne trouverons pas exagéré le chiffre de cent mille
ans proposé par M. G. de Mortillet, comme exprimant la durée de
l’époque glaciaire. Mais l’époque de l’extension, puis du retrait des
glaciers, a été précédée elle-même d’une période « chelléenne » ou «
préglacière », et tous ces calculs approximatifs réunis, conduisent M.
de Mortillet à adopter un total de plus de 220,000 ans, qui
représenteraient la durée entière des temps quaternaires, pendant
lesquels nous sommes assurés de la présence de l’homme sur le sol
européen » (11).
*
* *
« L’homme est donc prodigieusement ancien, du moins selon notre façon
d’apprécier et de comprendre le temps ; car
ces 200,000 ans, si
effrayants qu’ils semblent au premier abord, sont peu de chose en
regard des myriades de siècles qu’il faudrait invoquer, s’il s’agissait
d’énumérer la série des périodes géologiques antérieure à celle où l’on
commence à découvrir les traces de l’homme, série immense d’âges
successifs que termine le quaternaire, la plus récente et sans doute
aussi la plus courte de ces périodes ».
*
* *
C’est par cette page judicieuse de M. G. de Saporta, que nous
terminerons cet essai sur l’homme qui vivait il y a 200,000 ans, et
dont l’existence à cette date est désormais à l’abri de toute
contestation.
Plombières (Vosges), 31 août 1884.
NOTES :
(1)
Le Préhistorique, page 186.
(2) Pièces justificatives n° 2.
(3) Ossements de Neauderthal de Brüx. Mâchoire de la Naulette.
(4) Crânes de Neauderthal, de Canstad, d’Eguishem, de Brüx, de Denise,
de Marcilly-sur-Eure, de Podbaba, etc.
(5)
Les débuts de l’humanité, page 269. Doin, éditeur.
(6) V. Z
ABOROWSKI.
L’homme préhistorique, pages 174 et 188.
(7)
L’homme avant l’histoire, page 180.
(8) A
BEL H
OVELACQUE.
Les débuts de l’humanité, page 277. Doin,
éditeur.
(9)
Le Préhistorique, 2e édition. Reinwald, éditeur, 15, rue des
Saints-Pères.
(10)
Revue des Deux Mondes, Ier mai 1883, page 84.
(11) Pièces justificatives n° 3.
PIÈCES JUSTIFICATIVES
N°1.
« Il y a vingt ans à peine nous ignorions tout, ou presque tout, de ces
hautes questions qui se dressent devant nous. Le passé préhistorique de
l’homme était à peine soupçonné. La science, indécise ou muette, nous
laissait nous égarer au milieu de croyances puériles ou absurdes et de
notions erronées. Vingt années ont suffi pour nous arracher à cette
ignorance. Notre passé s’est dévoilé tout à coup dans son immensité. Et
déjà nos connaissances nous permettent d’en indiquer les grandes lignes
pour diriger les recherches nouvelles. Que n’est-on pas en droit
d’attendre des découvertes à venir ? Sans doute, l’homme actuel étant
le dernier terme d’une longue évolution, la filiation a dû être si
intime, la gradation si continue, que, dans le cas improbable où nous
pourrions reconstituer toutes les lignées de notre arbre généalogique,
il nous serait peut-être impossible de dire où l’animal finit et où
l’homme commence. Mais, si nous en jugeons par les résultats si
rapidement acquis, il peut se faire que, d’un jour à l’autre, quelque
fait inattendu projette sur les plus lointaines époques de notre
existence une lumière soudaine. La contemplation du spectacle qui se
présentera alors à nous, procurera à notre intelligence émerveillée la
satisfaction la plus haute qui puisse jamais lui être offerte. »
(
L’Homme préhistorique par Z
ABOROWSKI, p. 189. Germer-Baillère et Cie, éditeurs.)
N° 2.
M. Chouquet a fait à la Société d’Anthropologie (séance du 15 mai
1884) une remarquable communication sur les alluvions de Chelles, qu’il
connaît si bien. On y trouve des indications très intéressantes sur le
climat chelléen ou diluvien primitif.
Suivant le savant observateur, « le climat n’était autre que celui sous
lequel vivait la flore des tufs de La Celle, simple prolongement de la
flore pliocène.
« Ce climat, qu’on retrouve en Provence, dit M. Chouquet, dans quelques
endroits humides ne comprenait pas des plantes d’une nature
climatologique d’une différence extrême et sans limites : le laurier,
le figuier, l’arbre de Judée, retirés dans le Midi, joints au saule
cendré et au sycomore, restés dans nos régions, ce sont là simplement
les types les plus distants, qui pouvaient être réunis au milieu des
sources ruisselantes de La Celle. »
N° 3.
« Le savant Ebel a même remarqué que, dans la plupart des localités, la
marche des glaciers est de 12 à 25 pieds par an. » (
Encyclopédie des
Gens du Monde, 12e volume, publié en 1839.)
La moyenne de cette marche serait donc de 18 pieds environ, soit 6
mètres.
L’extension en longueur des grands glaciers alpins ayant atteint 280
kilomètres, cette extension aurait exigé pour s’accomplir, à raison de
6 mètres par an, 46 ou 47 mille ans. Mais cet état d’extension des
glaciers a dû exister fort longtemps, comme le prouvent les énormes
moraines, qui ont formé des séries de véritables collines à leur
extrémité. Puis il y a eu le retrait des glaciers, qui a dû exiger un
temps aussi long que leur extension. C’est donc avec une très grande
raison que M. de Mortillet déclare qu’on est au-dessous de la vérité,
en attribuant à l’époque glaciaire 100 mille ans d’existence. Si l’on
se rapportait au chiffre le plus bas d’Ebel, touchant la marche des
glaciers, il faudrait à peu près doubler ces cent mille ans.