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P. Nicole : L’homme il y a deux cent mille ans (1885)
NICOLE, Paul (18..-19..) : L’homme il y a deux cent mille ans.- Paris : E. Dentu, 1885.- 75 p. : ill., couv. ill. ; 18,5 cm.
Numérisation du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (03.VII.2012)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros] obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : 6557). Hormis la couverture illustrée, les dessins (d'un intérêt médiocre) ne sont pas reproduits.
 

Couverture brochure de Paul Nicole


L’homme il y a deux cent mille ans
par
Paul Nicole

Précédé d'une lettre de M. G. de Mortillet
Professeur à la Société d’anthropologie de Paris
Illustrations par MM. Émile Bin, Émile Mas, etc.

~*~

CHER COLLÈGUE ET AMI,

Une de mes meilleures soirées de cet hiver a été celle où j’ai entendu votre si intéressante conférence : L’HOMME IL Y A DEUX CENT MILLE ANS. C’est pour cela que je vous ai dit, écrit et répété si souvent de la publier. L’excuse de mes vives instances est dans le mérite de votre œuvre. Il impossible de rester plus strictement scientifique, sous une forme si agréable. Mais à quoi bon faire l’éloge d’un travail que tout le monde doit être à même d’apprécier ? Il me suffit de constater que cette publication est une bonne fortune pour la vulgarisation de la science.

                                Votre tout dévoué collègue,

                                        G. DE MORTILLET.

Saint-Germain-en-Laye, 23 septembre 1884.


_______________________________

A  MONSIEUR

AURÉLIEN SCHOLL

________________________


AVANT-PROPOS

Tout le monde sait aujourd’hui que l’homme primitif ne connaissait point les métaux, et qu’il s’est servi, tout d’abord, de la pierre, et surtout du silex pour fabriquer ses premières armes et ses premiers outils.

Il est même tout à fait supposable que cet homme a employé le bois avant la pierre, et que son arme la plus ancienne, après les ongles et les dents, fut le bâton, devenu promptement le casse-tête.

Le bâton même est un véritable outil, d’une utilité variée, et le lecteur a pu voir souvent de petits paysans et même des hommes s’en servir avec efficacité pour une foule d’usages : je ne parle pas ici des maîtres de bâton.

On sait également que les tribus du Brésil, les Australiens, les Esquimaux du Sud, etc., possèdent des bâtons de trait dont ils se servent avec une très grande adresse.

Certaines personnes ont donc adhéré à l’idée d’un âge du bois, mais cette réforme n’a point prévalu, et la première division préhistorique a pris et gardé jusqu’à ce jour le nom d’âge de la pierre.

La seconde division est l’âge du bronze, et cela cause toujours une grande surprise aux personnes qui l’apprennent pour la première fois.

Le bronze en effet n’est point un métal simple, ni même un alliage naturel, mais bien un produit de l’industrie ; il faut donc admettre que le bronze a été importé en Europe, avant le temps où les tribus autochtones avaient appris à connaître le fer, par des peuples migrateurs ou envahisseurs.

Telle est d’ailleurs l’opinion la plus accréditée.

La troisième division des temps préhistoriques, qu’il nous suffit de mentionner ici, est l’âge du fer.

L’âge de la pierre, le plus long des trois, a été subdivisé par M. G. de Mortillet en cinq époques, dont voici l’indication tout à fait sommaire :

1° L’Époque Chelléenne, qui prend son nom de la station très caractérisée et très typique de Chelles (Seine-et-Marne).
2° L’Époque Moustérienne, à cause de la station du Moustier, commune de Peysac (Dordogne).
3° L’Époque Solutréenne, ainsi appelée du nom de la station de Solutré, située dans le Mâconnais (Saône-et-Loire).
4° L’Époque Magdalénienne, qui emprunte son nom à la station de la Madeleine, dans l’arrondissement de Sarlat (Dordogne).
5° Enfin l’Époque Robenhausienne, à cause de la station de Robenhausen, petit hameau de la commune de Wetzickon, canton de Zurich (Suisse).

Je ne parlerai dans ce travail que de l’homme qui vivait à l’époque la plus ancienne, c’est-à-dire de l’homme Chelléen, et je me propose de présenter sur les conditions de son existence, le milieu qu’il habitait et les industries qu’il a créées, quelques aperçus reposant sur des faits authentiques, ou sur des conjectures rationnelles.

J’éprouverais une réelle satisfaction si cet essai d’un écolier à moustaches grises pouvait déterminer quelques-uns de ces hommes qui élèvent parfois la pensée au-dessus de l’horizon des travaux et des besoins quotidiens, à aller à leur tour à l’école, afin d’arriver à se faire une opinion personnelle et raisonnée sur la question des origines du genre humain.

Le sujet, sans doute, leur paraître d’abord obscur, ardu et délicat, mais ils y prendront goût plus vite qu’ils ne pensent, et ils parviendront assez promptement à en raisonner sans absurdité, ce qui est bien quelque chose.

 La pensée de concourir à cette opportune propagande m’avait décidé l’hiver dernier, à faire à la Société pour l’Instruction élémentaire, la conférence à laquelle M. de Mortillet, dans la lettre publiée ci-dessus, accorde un si gracieux souvenir.

M. le sénateur Leblond, qui présidait cette petite fête préhistorique, avait bien voulu, avec son aménité proverbiale, me demander de faire paraître cette causerie d’hiver.

Mais j’ai dû remettre, au premier loisir, la révision de ce travail, et c’est ainsi que la promesse a été si tardivement tenue. J’espère que cela ne me privera point, près de mon bienveillant auditoire, d’une indulgence dont j’ai grand besoin.

Ceux de nos lecteurs qui désireraient étudier à fond la matière, feront bien de consulter l’ouvrage si complet de M. G. de Mortillet, qui a pour titre : Le Préhistorique (1).

Ils gagneront à cette lecture quelques heures des plus agréables, et ils verront s’ouvrir devant leurs regards éblouis, des horizons que les plus belles féeries n’ont pu jusqu’à ce jour leur faire entrevoir.

C’est dans ce livre d’une si rigoureuse méthode, d’une si claire exposition et d’un style si élégant, et aussi, je dois le dire, dans l’enseignement oral de M. G. de Mortillet, au cours de ses charmantes excursions, qu’il m’a été donné de puiser les quelques renseignements que j’ai pu recueillir sur la préhistoire. C’est pour moi un sincère plaisir d’exprimer ici à mon savant maître, au véritable fondateur de la préhistoire industrielle et artistique, toute ma gratitude.

Le Musée de Saint-Germain, si magnifiquement et si habilement organisé, est une merveilleuse mine de richesses archéologiques de toutes sortes, que nous recommandons vivement aux amateurs de préhistoire et d’histoire aussi. J’ai passé de beaux dimanches dans ce séjour enchanté, sans parler des délicieuses promenades dans la forêt, qui complètent si agréablement quelques heures consacrées à l’étude. J’ai visité également avec beaucoup de fruit, au point de vue des industries du silex, le Musée de la Société d’Anthropologie, le Musée colonial du Louvre, le Musée des Colonies, au Palais de l’Industrie, le Musée Du Sommerard, le Museum de Londres, le Musée du Havre, le Musée de M. d’Ault-Dumesnil, enfin le Musée de Bruxelles, si admirablement classé par M. Éd. Dupont.

C’est là qu’il m’a été donné de voir la mâchoire de la Naulette, bien connue par les orageux débats qu’elle a soulevés, entre savants, si bien qu’il est permis de dire qu’elle a fait plus de bruit de nos jours qu’à l’époque lointaine où elle complétait l’ossature d’une dame chelléenne, car suivant l’opinion de M. G. de Mortillet et de M. Dupont, cette pièce, qu’on avait cru pouvoir attribuer à un gorille, constituait de son vivant un os humain, et qui plus est, un os féminin.

J’ai pu voir dans cette même visite au Musée de Bruxelles, un véritable trésor que je ne puis m’empêcher de signaler, bien qu’il ne touche en rien au sujet de cette étude, je veux parler d’une vingtaine de magnifiques fossiles d’Iguanodons que tout le monde est allé admirer, et qui font, bien certainement, à l’heure qu’il est, plus d’envieux à la Belgique, que le ministère Malou.

Il paraît enfin inutile d’insister sur le haut intérêt de telles études, au point de vue de l’origine de l’homme et de l’idée qu’on peut concevoir de sa destinée (2).

En nous faisant apprécier l’étendue de la route parcourue par les milliers de générations qui nous ont précédés sur notre petite planète, elle établit la réalité de cette idée consolante qu’on nomme le progrès.

Le bonheur futur de notre race, dit Sir John Lubbock, que les poètes se hasardaient à peine à espérer, la science le prophétise hardiment.

Ces études, en outre, nous enseignent l’indulgence pour les mœurs présentes, et la sympathie pour nos contemporains, et ce ne sont point là des conseils à dédaigner.

Le dessin de l’homme primitif qui accompagne cette étude, donne une idée aussi exacte que possible de l’homme qui vivait il y a 200,000 ans.

Il a été exécuté par M. Émile Mas, d’après une toile de M. Émile Bin et un excellent croquis de M. Adrien de Mortillet.

Les autres dessins, très consciencieusement étudiés, sont également dus à M. Émile Mas, qui a déployé dans leur composition toutes les ressources de son brillant talent.

______
NOTES :
(1) Reinwald, éditeur, rue des Saints-Pères, 15.
(2) Pièces justificatives n° 1.



~*~


L’HOMME

IL Y A DEUX CENT MILLE ANS


Beaucoup de personnes ont certainement entendu parler des découvertes extraordinaires, intéressant l’histoire primitive de l’homme, dont plusieurs localités en France et à l’étranger ont été le théâtre plus ou moins récent.

Des instruments en pierre, en os, en ivoire travaillés par la main de nos ancêtres à une époque immémoriale, ont été mis au jour, ainsi que des ossements appartenant à des espèces animales, dont plusieurs sont depuis longtemps éteintes, ou ont disparu de nos climats, et même à des races d’hommes, dont les annales historiques des différents peuples ne font aucune mention.

*
*   *

Sous les riantes cultures de notre époque industrieuse, on a ainsi retrouvé les vestiges irrécusables de temps absolument différents du nôtre, et il a été permis d’établir, à la suite d’intéressantes discussions, que de véritables industries existaient il y a 200,000 ans sur notre sol, et que l’homme, auteur de ces industries, vivait conséquemment à cette époque, et se trouvait déjà en possession du travail manuel.

Il faut même admettre que cet homme, dont l’existence est aujourd’hui parfaitement établie, avait eu des ancêtres encore plus sauvages que lui-même, et qui avaient vécu étrangers à toute espèce de travail. Il a dû, en effet, s’écouler un immense laps de temps entre le moment, à jamais inconnu, où les lois aveugles qui mènent toutes choses, suivant le mot terriblement philosophique d’un grand maître de l’Université, ont permis à l’homme de franchir le cercle obscur de l’animalité, jusqu’au jour où vivaient les êtres sauvages, auxquels est consacré cet essai, et que l’on commence à connaître, à l’heure qu’il est, par des traits fort précis.

Ces hommes ont laissé des traces indubitables de leur existence dans un grand nombre de localités en France et en Europe et, il est permis de le dire, dans le monde entier, puisqu’on a découvert, en Asie, en Afrique et en Amérique, des instruments semblables à ceux que l’homme taillait alors sur les bords de la Seine, du Rhin et du Danube.

La France était, à cette époque, rattachée à l’Angleterre. La Seine, à son embouchure, dit M. de Mortillet (1), tournait à l’Est et suivait cette direction le long de la côte actuelle du département du Calvados, montait ensuite un peu vers le Nord pour contourner le sommet du département de la Manche, et se jeter un peu plus loin, dans un golfe de l’Océan Atlantique.

Une jonction existait également suivant toutes les vraisemblances, entre l’Europe et l’Amérique d’une part, et entre l’Europe et l’Afrique d’autre part.

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*   *

La mer du Nord, bien autrement vaste qu’elle ne l’est de nos jours, couvrait une notable partie du nord de l’Europe, tandis qu’une autre grande mer s’étendait sur cette partie de l’Afrique qu’on nomme aujourd’hui le désert du Sahara.

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Ces deux mers concouraient donc à accroître l’humidité qui régnait dans notre pays, durant l’époque dont il s’agit et à laquelle les géologues ont donné le nom significatif d’époque diluvienne. Et si nous ajoutons que la contrée que nous habitons aujourd’hui alors en tous lieux couverte d’épaisses forêts, nous aurons signalé une seconde et importante cause de l’humidité du climat.

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D’après M. Belgrand, la Seine qui coule aujourd’hui à 25 ou 27 mètres d’altitude, devait couler aux altitudes 50 à 75 mètres, et former dans le périmètre actuel de Paris un véritable lac.

Ce lac n’avait pas moins de 6 kilomètres de largeur. Le fleuve charriait des cailloux que la Seine actuelle ne charrie plus. La pente était donc plus forte qu’elle n’est de nos jours, et comme son niveau était plus élevé, le fleuve devait, quand la crue se faisait sentir, inonder le pays à plusieurs lieues à la ronde.

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La température d’alors était douce et presque chaude.

Des figuiers sauvages poussaient en pleine terre aux environs de Paris. Il en était de même de l’arbre de Judée et du laurier des Canaries. L’Europe occidentale possédait alors le climat actuel du midi de la France ou même du nord de l’Afrique (2).

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Or les arboriculteurs et même des observateurs moins savants, vous diront qu’avec de l’eau et de la chaleur, on obtient les plus riches végétations. Telle se présentait la végétation à l’œil des sauvages qui vivaient en ce temps si loin de nous.

Le pays tout entier ne formait qu’une forêt immense et ténébreuse, une vraie forêt vierge analogue à celle que célèbre en sa prose empanachée le vicomte de Châteaubriand.

Les grands chênes branchus et verdoyants se mêlaient au feuillage noir des ifs, à la sombre ramure des sapins. Le pin hérissé, mêlé au laurier, à l’érable, au noisetier, formait d’impénétrables taillis. Au bord des eaux frissonnaient les feuilles argentées des saules qu’assiégeait une forêt d’aulnes, de bouleaux et de peupliers. Ces eaux apparaissaient en tous lieux, dans le cours inconstant des fleuves, parmi les roseaux pressés des marécages, dans les lacs débordés qui s’étendaient à perte de vue.

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La température était délicieuse. A peine la bise des hivers alors presque tiède, avait-elle effleuré les forêts que déjà le printemps venait les remplir du chant de ses innombrables oiseaux, et du parfum de ses fleurs sauvages.

Puis c’était l’été, l’été qui rend la vie si facile ; et le soleil inconscient versait sur les solitudes des forêts, le même rayon joyeux qui dore chaque année nos coteaux couverts de vigne, et nos plaines couvertes de moissons.

L’automne, il est vrai, apportait son incommode humidité, mais quelles compensations dans les amples victuailles de la saison.

Vraiment, au milieu de cette nature luxuriante, l’existence ne saurait paraître dénuée d’agrément même pour le plus exigeant des sauvages.

Mais dans ce riant tableau, il existait un point noir, qui était de nature à gâter toutes ces félicités : c’est que l’homme n’était point le seul hôte du pays.

A ses côtés, en même temps que lui, avec les mêmes droits que lui, et avec plus de force pour les faire valoir, vivaient une foule de voisins désagréables, incommodes, ou même très menaçants pour sa sécurité.

S’il se rendait au bord de l’eau avec l’intention de se livrer à la pêche, il était exposé à rencontrer aux abords du marécage ou du fleuve l’un de ces énormes pachydermes tels que l’éléphant, l’hippopotame, le rhinocéros, qui sans être foncièrement méchants, même à l’état sauvage, éprouvent parfois de bizarres caprices, et vous assomment un passant par simple fantaisie, ou parce qu’ils sont de mauvaise humeur.

S’il allait chasser dans la forêt, il était à peu près assuré de se trouver plusieurs fois dans le jour face à face avec des lions, des tigres, des hyènes, et il fallait combattre jusqu’à la mort, ou fuir si cela était possible.

L’homme rencontrait presqu’en tous lieux, surtout dans les forêts, parfois aussi sur les rivages, le grand ours des cavernes, dont la force était égale à la férocité.

Un félin gigantesque aujourd’hui disparu, que les zoologistes ont nommé le Machœrodus habitait également le pays conjointement avec notre ancêtre.

Ce lion perfectionné possédait des canines assez puissantes pour déchirer, couper, et tailler le cuir des éléphants et des hippopotames : on peut juger ce que devant une telle gueule pesait un sauvage mal armé.


*
*   *

Tels étaient les redoutables concurrents de l’homme.

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*   *

Mais, lui-même ne déparait point le terrible milieu zoologique, parmi lequel il luttait pour la vie, et dont il représentait assurément un élément original.

Comme taille, cet ancêtre ne dépassait point la moyenne actuelle, mais il était plus musclé, plus trapu et plus robuste que ses descendants qui vivent de nos jours (3).

Le crâne de ce sauvage offre en outre des caractères étonnants. Les arcades sourcilières excessivement développées forment parfois comme chez le gorille une sorte de bourrelet au-dessus des yeux. Le front est tellement fuyant qu’il est presque permis de dire qu’il n’existe pas.

Le derrière de la tête ou occiput est large et développé. Les parois du crâne présentent une remarquable épaisseur (4).

La tête est d’ailleurs dolicocéphale, c’est-à-dire plutôt longue que ronde.

Ce crâne, on le voit, diffère essentiellement des crânes actuels, et le type humain qu’il représente ne se retrouve guère de nos jours que chez certains criminels.

M. Bordier, professeur à l’École d’Anthropologie de Paris, ayant étudié une série de crânes de criminels qui se trouvait à l’Exposition de 1878, a reconnu sur eux, d’une manière à peu près invariable, les caractères du crâne particulièrement typique de Neauderthal.

Ces caractères se retrouvent également chez le gorille.

*
*   *

De même qu’on dit une bête de proie, est-ce que l’on ne serait pas autorisé à qualifier un tel être : d’homme de proie ?

Regardez-le : n’est-il point vraiment hideux, avec son corps trapu, son épaisse ossature, ses pieds et ses mains énormes, ses côtes rondes, comme celles des carnassiers, ses épaules en porte-manteau, son crâne plat, ses puissantes canines, sa mâchoire prognate et son museau de singe !

Un monstre de laideur de notre temps paraîtrait un Apollon en regard de cet affreux bipède, dont le type ne subsiste guère, on vient de le voir, que parmi les scélérats.

*
*   *

Et quelles horribles femelles devaient être les dames chelléennes ! On frémit en songeant à la morsure de la mâchoire de la Naulette, qui appartenait à l’une d’elles, suivant l’opinion de M. Édouard Dupont, et de M. de Mortillet.

Les crânes primitifs mentionnés plus haut, ont entre eux un tel air de famille, que M. de Mortillet n’a pas hésité à admettre l’existence d’une race ancienne ayant habité, à cette époque, le nord-ouest de l’Europe et à laquelle il donne le nom de race de Neauderthal.

M. King avait proposé déjà pour cette race particulière l’appellation d’Homo Néauderthalis.

Enfin MM. de Quatrefages et Hamy dans leur Crania Ethnica donnent à cette race primitive le nom de race de Canstad.

L’expression « homme préhistorique » ne doit s’entendre qu’à un point de vue général, sans aucune acception ethnique, et seulement par opposition à l’homme, dont l’histoire raconte les faits et gestes.

Les hommes avaient vécu longtemps, par familles éparses et errantes jusqu’au jour où rassemblés par une commune terreur ou obéissant à un vague instinct de sociabilité, ils avaient dû se réunir en petits troupeaux, livrés à toute l’abjection de la sauvagerie et de la promiscuité, et à tous les abus de la force brutale. Ces troupeaux ne représentaient point encore la tribu, premier échelon des civilisations primitives et auquel une bande d’animaux à peine dégrossis ne saurait atteindre.

Ainsi vivait encore l’homme, suivant toutes les conjectures il y a 200,000 ans, en état de guerre perpétuelle avec tout ce qui respirait autour de lui et dominé sans relâche par l’implacable nécessité de pourvoir à sa nourriture.

Cette nourriture au milieu des immenses forêts vierges, coupées çà et là par de grands cours d’eau, des lacs et des marécages, nous apparaît au premier regard, comme ayant dû être fort plantureuse. Ces forêts offraient, en effet, durant une grande partie de l’année, à ces sauvages omnivores, de précieuses cueillettes de fruits sauvages, de glands et de racines comestibles.

Le gibier abondait au milieu de cette végétation puissante. La chair de venaison était commune. Ces vastes eaux intérieures nourrissaient d’innombrables espèces de poissons. Et que d’oiseaux de toute plume dans les airs ! Que de succulents insectes au fond des marécages ! Les rongeurs et peut-être même les rats, dont raffolent beaucoup de sauvages, pullulaient dans les rochers et au bord des eaux.

Toutefois avant de conclure à la perpétuelle bombance de nos aïeux de l’époque chelléenne, il faut bien se rendre compte des choses, et ne point oublier cette circonstance grave, ce point noir sur lequel nous avons insisté tout à l’heure, c’est que ces hommes n’étaient point les maîtres de ces contrées giboyeuses, qu’ils vivaient pour ainsi dire en pays ennemi, et qu’ils ne formaient bien réellement qu’un gibier de plus pour les dominateurs auxquels appartenait la souveraineté de la griffe et du croc.

L’alternance des saisons et le hasard même venaient encore et fréquemment aggraver cette existence ingrate.

Le gibier, à certaines époques, disparaissait devant les pluies torrentielles ; l’inondation dispersait au loin le poisson à travers les terres ravinées ; des migrations de fauves, obligeaient inopinément l’homme à se cacher ou à fuir. Alors, cerné par des bêtes féroces, il ne lui restait d’autre alternative que d’être dévoré ou de mourir de faim.

Sa propre insouciance et son inertie lui créaient même, au milieu de l’abondance, une vie précaire et difficile. Est-ce que la famine intermittente n’a point toujours été l’un des traits caractéristiques de la vie sauvage dans tous les temps et dans tous les pays ?

L’alimentation de l’homme de la nature, dit M. Abel Hovelacque, est des plus élémentaires : il mange quand il peut, où il peut, et ce qu’il peut (5). Manger était donc la préoccupation, l’ambition, le drame de ce temps.

Manger comprenait tous les droits et tous les devoirs. C’était les seuls que pût alors concevoir l’homme, l’unique loi qui fût à sa portée, car la loi du combat pour la vie de Darwin est la même chose exprimée différemment, et cette règle impérieuse se résumait pratiquement en deux maximes : Premièrement, s’efforcer de dévorer les autres ; secondement, s’efforcer de ne point être dévoré par les autres.

*
*   *

Dirigé par les lueurs confuses d’un grossier instinct et n’ayant pour truchement qu’un gloussement bestial, l’homme ne tenait guère alors plus de place au milieu des contrées où il vivait, que les gorilles modernes dans les forêts africaines. S’il trouvait de loin en loin, au milieu de ses repaires, des jours de paresse et d’insouciance, et des heures de paisible digestion, s’il pouvait goûter parfois le calme d’une nuit sans terreur, il est trop certain que sa vie était perpétuellement troublée et menacée par l’horrible voisinage des féroces suzerains de la forêt et des eaux : tigres, hyènes, machœodus, rhinocéros, éléphants, hippopotames, grands ours des cavernes, etc. Autour de lui, dans la nature entière, il n’apercevait que des dents et des griffes et l’œil flamboyant des fauves ; les échos n’apportaient à son oreille, toujours inquiète, que des mugissements, des glapissements, des grognements et des hurlements.

*
*   *

Ah ! l’homme ne se donnait point alors pour le maître de la terre (6). Il n’avait point encore jeté à la face du ciel cette parole absurde et orgueilleuse, mais pleine de fierté et d’audace : le monde est fait pour moi !

*
*   *

Le lecteur concevra parfaitement que nous ne possédions que des données fort indécises sur ce qu’on appellerait de nos jours les mœurs des hommes primitifs, mais il existe, on l’a vu, certaines conjectures qui ne paraissent point trop hasardées, certaines particularités qui semblent suffisamment établies, et que nous devons signaler dans cet essai. Ainsi il paraît hors de doute que ces hommes aient ignoré l’usage d’inhumer ou d’incinérer les corps.

Ces pratiques tiennent à des nécessités hygiéniques, à des sentiments de famille, à des idées sociales, et même à des données religieuses, qui ne pouvaient exister à ce moment.

Cet homme entièrement sauvage, exposé chaque jour à mille dangers, voué à un combat perpétuel pour l’existence, avait autre chose à penser, et autre chose à faire, que de songer à des êtres privés de vie, à moins que ce ne fût pour les manger.

Lorsque l’abondance des vivres rendait cette opération peu nécessaire, les morts étaient abandonnés sans aucune cérémonie et sans doute avec une réelle insouciance ; la plupart devenaient la proie des carnassiers, les autres avec le temps étaient réduits en poussière.

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*   *

On comprend donc parfaitement qu’il nous soit resté peu de documents ostéologiques de ces temps-là, d’autant plus que la population devait être peu nombreuse et très disséminée.

Dans un pays sauvage, où l’agriculture et l’industrie n’existent point et où l’homme doit satisfaire à ses besoins par la chasse, la pêche ou la cueillette, il faut à chaque individu de très larges espaces pour subsister. En Patagonie la population est à peu près d’un habitant par soixante-quinze kilomètres carrés, ce qui représenterait pour la France chelléenne huit à dix mille habitants. En outre l’homme avait à lutter contre la terrible concurrence des animaux féroces, lesquels devaient le resserrer violemment dans les limites de son habitat, et s’opposer au développement de la population.

Nous disions, il y a un instant, que l’homme chelléen ne possédait point d’idées ni de données religieuses. Ce qui le fait raisonnablement supposer, c’est l’absence d’amulettes, et d’objets cultuels quelconques, dans le mobilier archéologique de cette époque. Suivant toute apparence, les pratiques religieuses ne s’introduisirent chez nous que beaucoup plus tard, à l’époque de la pierre polie, avec le flot de population parti de l’Asie-Mineure, de l’Arménie et du Caucase et qui envahit les contrées occidentales.

Cette observation est d’ailleurs parfaitement confirmée, par ce que nous savons des peuples sauvages modernes.

On a répété maintes fois qu’il n’existait point de race d’hommes ne possédant aucune idée religieuse. Bien loin que cela soit vrai, dit Lubbock (7), c’est le contraire qui a lieu. Suivant le témoignage de la presqu’universalité des voyageurs, telle est la situation de la plupart des races sauvages. Plusieurs tribus de l’Afrique centrale ne connaissent, suivant Berton, ni Dieu ni Diable. Les Tasmaniens n’ont pas de mot pour dire créateur ; suivant les récits des Missionnaires, les Indiens du Gran-Chaco, dans l’Amérique méridionale, « n’ont aucune croyance religieuse ou idolâtrique, aucun culte quelconque : ils ne possèdent nulle idée de Dieu, ni d’un être suprême ». Telle devait être, suivant toute vraisemblance, la foi de nos ancêtres de l’époque chelléenne.

Comme un grand nombre de sauvages modernes, ces sauvages primitifs allaient complètement nus, les femelles aussi bien que les mâles, et ils n’étaient pas impudiques pour cela. La culture morale à laquelle les races supérieures parviennent avec le temps, n’existait point encore pour eux. La pudeur n’avait pas plus de nom parmi ces troupeaux humains, que l’amitié, l’amour, l’affection paternelle ou filiale, le dévouement, la courtoisie ou la pitié.

*
*   *

On a émis, à propos de ces hommes primitifs, la conjecture qu’ils se faisaient des huttes à la façon de certains sauvages modernes, et de quelques Anthrophoïdes, afin de s’abriter pendant la saison pluvieuse.

« Pour l’ordinaire, dit Barrington, les Australiens n’ont aucune demeure fixe, et couchent où la nuit les surprend. »

Suivant le capitaine Péron, ils se construisent des huttes avec des branches enfoncées dans la terre, et liées ensemble à la partie supérieure.

« Chez les peuplades les plus avancées de l’Australie, dit Dumont d’Urville, les habitations sont des huttes en larges fragments d’écorce, réunis au sommet, en forme de ruches, recouvertes de terre et tapissées d’herbes marines, qui les mettent parfaitement à l’abri de l’eau. »

« Là où le Botocudo veut passer la nuit, dit Abel Hovelacque, sa triste compagne fiche en terre de grandes feuilles de cocotier, dont le sommet tend à former un cintre de voûte. Faut-il passer plusieurs nuits ? On se contente d’étayer le frêle édifice au moyen de quelques bâtons. »

Telle a dû être, durant des milliers d’années, toute l’architecture de nos pères de l’époque chelléenne.

Ils auraient même, suppose-t-on, établi dans les arbres des abris aériens, des espèces de nids, où ils rencontraient une sécurité relative contre les poursuites des bêtes féroces.

Ces hypothèses sont vraisemblables, mais il est également raisonnable d’admettre qu’ils savaient trouver des cachettes et des refuges plus sûrs. Sans cette précaution rudimentaire inspirée par la peur, cette antique conseillère du genre humain, l’homme, harcelé sans trêve par les fauves, n’eût pu se livrer avec fruit à l’industrie de la pierre taillée où il excellait, et au travail du bois où il acquit sans doute quelque expérience.

Que dis-je ? Trop faible pour résister à tant de puissants ennemis, il eût disparu à jamais de la face de la terre et n’eût point laissé ainsi de studieux descendants, qui 200,000 ans après sa mort, emploient leurs loisirs à établir son existence ou à la contester.

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*   *

J’ajouterai une dernière considération à ce sujet : Les campements qu’on découvrait autrefois étaient à l’instant, et sans contestation, attribués aux Romains.

Le passé de l’homme ayant reculé, on a fait honneur de quelques-uns de ces emplacements aux populations de la pierre polie.

Serait-ce contraire à la vraisemblance et aux données préhistoriques d’admettre, qu’un certain nombre de ces refuges dont la nature fait ordinairement tous les frais, pourraient remonter à la pierre taillée, même la plus ancienne ?

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*   *

Habitant le bord des eaux, l’homme devait se livrer à la pêche. Les disques signalés par M. Chouquet ont pu être employés à cet usage.

Au surplus, le sauvage se sert de dards et même de bâtons pour tuer le poisson et s’en emparer.

Un voyageur anglais dit que les Indiens de la Californie avaient coutume de plonger, et de frapper le poisson sous l’eau avec des lances de bois.

Un autre assure que sur le Murray un des exploits favoris des Australiens consiste à plonger dans la rivière, la lance à la main, et à reparaître en tenant un poisson au bout.

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Quand on lit les récits de visites chez les sauvages, dit Lubbock, il est impossible de ne point admirer avec quelle habileté ils se servent de leurs armes et de leurs grossiers instruments. L’Indien de l’Amérique du Nord traverse de part en part avec une flèche un cheval et même un buffle. Le sauvage Africain tue l’éléphant, et le Chinook ne craint pas d’attaquer la baleine.

Comme les populations les plus inférieures de notre temps, il est probable que l’homme chelléen a dû chercher aussi et trouver le moyen de traverser l’eau, ne fût-ce que sur un tronc d’arbre, mais ce n’est là qu’une hypothèse, et il est intéressant de faire observer que certaines tribus australiennes qui habitent pourtant le littoral de la mer, n’ont aucune idée de la navigation (8).

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*   *

Si cet être était absolument privé de toute culture intellectuelle et morale, il ne laissait point pourtant d’être fort industrieux.

Nous avons dit plus haut qu’il excellait dans la taille de la pierre et qu’il devait posséder une certaine expérience dans le travail du bois.

Des instruments en pierre fabriqués par ses mains ont été découverts dans la vallée de la Somme, le Pas-de-Calais, le bassin de la Seine, la Normandie, la Bretagne, le bassin de la Loire, la Vendée, les Charentes, le bassin de la Dordogne, le bassin de la Gironde, le bassin de l’Adour, le bassin du Rhône, le bassin du Rhin, l’Allemagne, la Russie, l’Angleterre, l’Italie, la Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique, etc.

On voit par cette simple énumération que l’homme, il y a 200,000 ans, existait à peu près dans toutes les parties du monde, et qu’à cette date très reculée, il avait su déjà constituer une industrie florissante, en ce qui concerne la taille des pierres. Il employait naturellement les pierres qu’il avait sous la main, suivant les localités : le silex marin, la quartzite, le silex d’eau douce, le jaspe, le grès lustré, etc.

Mais s’il était très expert dans cette industrie, il est permis de penser qu’il connaissait également le travail du bois.

En effet, il fabriquait en pierre, des instruments variés, qui paraissent indubitablement avoir été affectés au sciage et au raclage du bois : des haches, des disques, des pièces aux bouts arrondis ou tranchants, des racloirs, etc.

Le principal instrument de cette époque, celui qu’on retrouve sous toutes les latitudes et qui constituait un instrument à tout faire, était le volumineux silex taillé dont le Musée de Saint-Germain offre de si beaux spécimens. Il en est qui mesurent 25 centimètres de longueur au moins, sur 15 de largeur et même davantage. Cette sorte de hache ou ce coup de poing, suivant le mot adopté par M. de Mortillet, avait la forme d’une amande. C’était à la fois un outil et une arme. Comme outil, il a pu rendre des services variés : on peut l’employer en effet pour scier avec les côtés, pour percer avec la pointe, et avec le talon il peut servir de marteau.

Dans un combat corps à corps, il devait constituer, dans la main d’un homme robuste, une arme redoutable. Mais l’arme principale de l’homme primitif a dû évidemment être le casse-tête. Nulle arme n’est plus terrible. C’est encore aujourd’hui l’instrument de combat des peuples sauvages.

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*   *

Nous avons avancé au cours de cette étude que l’homme primitif, l’homme chelléen de M. de Mortillet, vivait il y a 200,000 ans.

Il nous reste présentement à l’établir, et nous ne possédons point naturellement à l’appui de la conclusion qu’on attend de nous, les matériaux qui abondent entre les mains de l’érudit qui se propose de tirer au clair un point obscur d’histoire.

Il ne saurait être question pour une telle thèse, de manuscrits, ni de livres, ni de palimpsestes, ni de documents quelconques de cette nature.

Il n’est point d’avantage de palais ruinés, de temples détruits dont on puisse consulter utilement les décombres, point d’obélisques brisés, perdus au milieu de sables sans nom, point de stèles effacées qu’une science patiente pourrait glorieusement déchiffrer.

Aucun Volney ne trouverait une ruine où s’asseoir, afin d’interroger, dans le silence des tombeaux, suivant le style consacré, la poussière des siècles.

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*   *

Mais il s’en faut toutefois que nous soyions privés de toute lumière. Bien loin de là !


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*   *

N’avons-nous pas dit, au début de ce travail que l’antiquité du genre humain était prouvée par la découverte, dans certains terrains, d’instruments fabriqués par l’homme et d’ossements ayant appartenu à l’homme lui-même, ou à des espèces animales disparues ?

Toute la question est donc de savoir quelle est la date de ces terrains.

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*   *

Or, ces terrains sont datés, parfaitement datés, par la durée dûment constatée d’un certain nombre de phénomènes qui se sont accomplis au moment du dépôt de ces terrains ou depuis.

Ces phénomènes sont nombreux, mais nous ne signalerons que les suivants, qui suffisent surabondamment à fixer une chronologie, savoir : les mouvements du sol, le remblaiement et le déblaiement des vallées, l’apparition et la disparition d’espèces animales, l’extension et le retrait des glaciers, etc.

Ces phénomènes ont donné lieu, de la part d’hommes compétents, à des travaux considérables, à de rigoureuses constatations.

Si bien qu’on peut dire qu’ils ont exactement la même valeur que les faits historiques les mieux établis : au lieu d’émaner de l’activité humaine, ils ont été produits par l’activité de la nature. Voilà toute la différence.

*
*   *

En se fondant sur la durée de leurs manifestations, il a donc été possible d’établir une chronologie authentique. Et c’est ainsi que M. de Mortillet, à la suite d’études approfondies et consciencieuses, est arrivé à formuler ainsi qu’il suit, les conclusions chronologiques de son très important et très savant ouvrage sur l’âge de la pierre (9).

Comme conclusions chronologiques, dit M. G. de Mortillet, si l’on divise le quaternaire, en 100 unités, on peut en attribuer au :

    Chelléen ou préglaciaire..................................    35
    Moustérien ou glaciaire...................................    45
    Solutréen.........................................................    [5]
    Magdalénien....................................................   15
                                 _____
                                Total.....       100

Ce qui, du moment où l’on sait que le glaciaire ou moustérien a duré 100,000 ans, peut se traduire ainsi en années :

    Chelléen.......................................................    78,000 ans.
    Moustérien...................................................      100,000   –
    Solutréen.....................................................    11,000   –
    Magdalénien................................................    33,000   –
                                 ___________
                         Total.......    222,000 ans.

L’homme ayant apparu dès le commencement des temps quaternaires a donc 220,000 ans d’existence, plus les 6,000 ans historiques auxquels nous font remonter les monuments égyptiens, et une dizaine de mille ans, qui, très probablement se sont écoulés, entre les temps géologiques et ce que nous connaissons de la civilisation égyptienne.

C’est donc un total de 230,000 ans à 240,000 ans pour l’antiquité de l’homme.

*
*   *

M. G. de Saporta s’est livré à l’appréciation de ces conclusions, dans une étude des plus remarquables sur l’ouvrage de M. G. de Mortillet et sur l’homme préhistorique (10), et il présente à ce sujet les observations suivantes qui confirment les résultats chronologiques auxquels avait abouti M. G. de Mortillet. « Les oscillations du sol européen sont à noter, dit M. G. de Saporta. Le Danemarck, le nord de l’Allemagne et de la Russie ont été submergés pendant le quaternaire. La Scandinavie, après s’être affaissée, s’est ensuite relevée lentement. L’oscillation à laquelle l’Angleterre a été soumise a eu, dit-on, jusqu’à 400 mètres d’amplitude ; l’union de ce pays et du nôtre a certainement persisté pendant toute la période des éléphants, « méridional, antique et primitif ». Ce sont là des mouvements qui n’avaient rien de brusque, et si on les compare à ceux qui de nos jours agissent pour relever la péninsule scandinave, et que l’on applique le chiffre le plus fort que l’on ait observé, celui de 1m. 50 par siècle à l’oscillation la plus faible qu’il soit possible de concevoir, on obtiendrait plus de 70,000 ans ».

*
*   *

« Mais à un autre égard, quel temps n’a pas exigé l’apparition, la diffusion et finalement l’extinction des trois races d’éléphants et de rhinocéros, qui ont successivement dominé et se sont mutuellement remplacées sur notre sol !

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*   *

« Enfin un autre phénomène plus grandiose et plus surprenant, l’extension des glaciers alpins, transportant des blocs erratiques sur une longueur qui varie de 110 à 280 kilomètres a exigé une durée énorme. On sait que la vitesse maximum de ces blocs ne dépasse pas en moyenne 60 mètres par an, sur les pentes rapides ; mais les glaciers quaternaires, qui avaient envahi les dépressions inférieures, étaient loin de pouvoir accuser une pareille vitesse. Cette vitesse devait être cinq fois moindre, selon M. de Mortillet, et chaque bloc erratique aurait mis dès lors, plus de vingt mille ans pour arriver du Mont-Blanc jusque dans la vallée du Rhône moyen. Ajoutons que le nombre des blocs ainsi charriés successivement, de manière à venir atteindre la moraine terminale, est énorme ; joignons encore à la période d’extension celle du retrait de ces mêmes glaciers, qui a dû être presque aussi longue que l’autre, et nous ne trouverons pas exagéré le chiffre de cent mille ans proposé par M. G. de Mortillet, comme exprimant la durée de l’époque glaciaire. Mais l’époque de l’extension, puis du retrait des glaciers, a été précédée elle-même d’une période « chelléenne » ou « préglacière », et tous ces calculs approximatifs réunis, conduisent M. de Mortillet à adopter un total de plus de 220,000 ans, qui représenteraient la durée entière des temps quaternaires, pendant lesquels nous sommes assurés de la présence de l’homme sur le sol européen » (11).

*
*   *

« L’homme est donc prodigieusement ancien, du moins selon notre façon d’apprécier et de comprendre le temps ; car ces 200,000 ans, si effrayants qu’ils semblent au premier abord, sont peu de chose en regard des myriades de siècles qu’il faudrait invoquer, s’il s’agissait d’énumérer la série des périodes géologiques antérieure à celle où l’on commence à découvrir les traces de l’homme, série immense d’âges successifs que termine le quaternaire, la plus récente et sans doute aussi la plus courte de ces périodes ».

*
*   *

C’est par cette page judicieuse de M. G. de Saporta, que nous terminerons cet essai sur l’homme qui vivait il y a 200,000 ans, et dont l’existence à cette date est désormais à l’abri de toute contestation.

    Plombières (Vosges), 31 août 1884.



NOTES :
(1) Le Préhistorique, page 186.
(2) Pièces justificatives n° 2.
(3) Ossements de Neauderthal de Brüx. Mâchoire de la Naulette.
(4) Crânes de Neauderthal, de Canstad, d’Eguishem, de Brüx, de Denise, de Marcilly-sur-Eure, de Podbaba, etc.
(5) Les débuts de l’humanité, page 269. Doin, éditeur.
(6) V. ZABOROWSKI. L’homme préhistorique, pages 174 et 188.
(7) L’homme avant l’histoire, page 180.
(8) ABEL HOVELACQUE. Les débuts de l’humanité, page 277. Doin, éditeur.
(9) Le Préhistorique, 2e édition. Reinwald, éditeur, 15, rue des Saints-Pères.
(10) Revue des Deux Mondes, Ier mai 1883, page 84.
(11) Pièces justificatives n° 3.


PIÈCES JUSTIFICATIVES

N°1.

« Il y a vingt ans à peine nous ignorions tout, ou presque tout, de ces hautes questions qui se dressent devant nous. Le passé préhistorique de l’homme était à peine soupçonné. La science, indécise ou muette, nous laissait nous égarer au milieu de croyances puériles ou absurdes et de notions erronées. Vingt années ont suffi pour nous arracher à cette ignorance. Notre passé s’est dévoilé tout à coup dans son immensité. Et déjà nos connaissances nous permettent d’en indiquer les grandes lignes pour diriger les recherches nouvelles. Que n’est-on pas en droit d’attendre des découvertes à venir ? Sans doute, l’homme actuel étant le dernier terme d’une longue évolution, la filiation a dû être si intime, la gradation si continue, que, dans le cas improbable où nous pourrions reconstituer toutes les lignées de notre arbre généalogique, il nous serait peut-être impossible de dire où l’animal finit et où l’homme commence. Mais, si nous en jugeons par les résultats si rapidement acquis, il peut se faire que, d’un jour à l’autre, quelque fait inattendu projette sur les plus lointaines époques de notre existence une lumière soudaine. La contemplation du spectacle qui se présentera alors à nous, procurera à notre intelligence émerveillée la satisfaction la plus haute qui puisse jamais lui être offerte. »

    (L’Homme préhistorique par ZABOROWSKI, p. 189. Germer-Baillère et Cie, éditeurs.)


N° 2.

M. Chouquet a fait à la Société d’Anthropologie  (séance du 15 mai 1884) une remarquable communication sur les alluvions de Chelles, qu’il connaît si bien. On y trouve des indications très intéressantes sur le climat chelléen ou diluvien primitif.

Suivant le savant observateur, « le climat n’était autre que celui sous lequel vivait la flore des tufs de La Celle, simple prolongement de la flore pliocène.

« Ce climat, qu’on retrouve en Provence, dit M. Chouquet, dans quelques endroits humides ne comprenait pas des plantes d’une nature climatologique d’une différence extrême et sans limites : le laurier, le figuier, l’arbre de Judée, retirés dans le Midi, joints au saule cendré et au sycomore, restés dans nos régions, ce sont là simplement les types les plus distants, qui pouvaient être réunis au milieu des sources ruisselantes de La Celle. »


N° 3.

« Le savant Ebel a même remarqué que, dans la plupart des localités, la marche des glaciers est de 12 à 25 pieds par an. » (Encyclopédie des Gens du Monde, 12e volume, publié en 1839.)

La moyenne de cette marche serait donc de 18 pieds environ, soit 6 mètres.

L’extension en longueur des grands glaciers alpins ayant atteint 280 kilomètres, cette extension aurait exigé pour s’accomplir, à raison de 6 mètres par an, 46 ou 47 mille ans. Mais cet état d’extension des glaciers a dû exister fort longtemps, comme le prouvent les énormes moraines, qui ont formé des séries de véritables collines à leur extrémité. Puis il y a eu le retrait des glaciers, qui a dû exiger un temps aussi long que leur extension. C’est donc avec une très grande raison que M. de Mortillet déclare qu’on est au-dessous de la vérité, en attribuant à l’époque glaciaire 100 mille ans d’existence. Si l’on se rapportait au chiffre le plus bas d’Ebel, touchant la marche des glaciers, il faudrait à peu près doubler ces cent mille ans.


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