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H. de Balzac : Le notaire (1840)
BALZAC,  Honoré de (1799-1850) : Le Notaire (1840).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.IV.2006)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer  de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le Notaire
par
Honoré de Balzac

 ~ * ~

VOUS voyez un homme gros et court, bien portant, vêtu de noir, sûr de lui, presque toujours empesé, doctoral, important surtout ! Son masque bouffi d’une niaiserie papelarde qui d’abord jouée, a fini par rentrer sous l’épiderme, offre l’immobilité du diplomate, mais sans la finesse, et vous allez savoir pourquoi. Vous admirez surtout un certain crâne couleur beurre frais qui accuse de longs travaux, de l’ennui, des débats intérieurs, les orages de la jeunesse et l’absence de toute passion. Vous dites : Ce monsieur ressemble extraordinairement à un notaire. Le notaire long et sec est une exception. Physiologiquement parlant, le notariat est absolument contraire à certains tempéraments. Ce n’est pas sans raison que Sterne, ce grand et fin observateur a dit : le petit notaire ! Un caractère irritable et nerveux, qui peut encore être celui de l’avoué, serait funeste à un notaire : il faut trop de patience, tout homme n’est pas apte à se rendre insignifiant, à subir les interminables confidences des clients, qui tous s’imaginent que leur affaire est la seule affaire ; ceux de l’avoué sont des gens passionnés, ils tentent une lutte, ils se préparent à une défense. L’avoué, c’est le parrain judiciaire ; mais le notaire est le souffre-douleur des mille combinaisons de l’intérêt, étalé sous toutes les formes sociales. Oh ! ce que souffrent les notaires ne peut s’expliquer que par ce que souffrent les femmes et le papier blanc, les deux choses les moins réfractaires en apparence : le notaire résiste énormément, mais il y perd ses angles. En étudiant cette figure effacée, vous entendez des phrases mécaniques de toute longueur, et disons-le, plusieurs lieux communs ! L’Artiste recule épouvanté. Chacun se dit affirmativement : Ce monsieur est notaire. Il est perdu, celui qui donne lieu à ces étranges soupçons, car le notaire a créé l’air notaire, expression devenue proverbiale. Eh bien ! cet homme est une victime. Cet homme épais et lourd fut espiègle et léger, il a pu avoir beaucoup d’esprit, il a peut-être aimé. Arcane incompris, vrai martyr mais volontairement martyr ! être mystérieux, aussi digne de pitié quand tu aimes ton état que quand tu le hais, je t’expliquerai, je te le dois ! Bon homme et malicieux, tu es un Sphinx et un Oedipe tout à la fois, tu as la phraséologie obscure de l’un et la pénétration de l’autre. Tu es incompréhensible pour beaucoup, mais tu n’es pas indéfinissable. Te définir, ce sera peut-être trahir bien des secrets que, selon Bridoison, l’on ne se dit qu’à soi-même.

Le notaire offre l’étrange phénomène des trois incarnations de l’insecte ; mais au rebours : il a commencé par être brillant papillon, il finit par être une larve enveloppée de son suaire et qui, par malheur, a de la mémoire. Cette horrible transformation d’un clerc joyeux, gabeur, rusé, fin, spirituel, goguenard, en notaire, la Société l’accomplit lentement ; mais, bon gré, mal gré, elle fait le notaire ce qu’il est. Oui, le type effacé de leur physionomie est celui de la masse : les notaires ne représentent-ils pas votre terme moyen, honorables médiocrités que 1850 a intronisées ? Ce qu’ils entendent, ce qu’ils voient, ce qu’ils sont forcés de penser, d’accepter, outre leurs honoraires ; les comédies, les tragédies qui se jouent pour eux seuls devraient les rendre spirituels, moqueurs, défiants ; mais à eux seuls il est interdit de rire, de se moquer, et d’être spirituels : l’esprit chez un notaire effaroucherait le client. Muet quand il parle, effrayant quand il ne dit rien, le notaire est contraint d’enfermer ses pensées et son esprit, comme on cache une maladie secrète. Un notaire ostensiblement fin, perspicace, capricieux, un notaire qui ne serait pas rangé comme une vieille fille, épilogueur comme un vieux sous-chef, perdrait sa clientèle. Le client domine sa vie. Le notaire est constamment couvert d’un masque, il le quitte à peine au sein de ses joies domestiques ; il est toujours obligé de jouer un rôle, d’être grave avec ses clients, grave avec ses clercs, et il a bien des raisons d’être grave avec sa femme ! il doit ignorer ce qu’il a bien compris et comprendre ce qu’on ne veut pas lui trop expliquer. Il accouche les coeurs ! Quand il en a fait sortir des monstres que le grand Geoffroy Saint-Hilaire ne saurait mettre en bocal, il est forcé de se récrier : - Non, monsieur, vous ne ferez pas cet acte, il est indigne de vous. Vous vous abusez sur l’étendue de vos droits (phrase honnête au fond de laquelle il y a : vous êtes un fripon). Vous ignorez le vrai sens de la loi, ce qui peut arriver au plus honnête homme du monde ; mais, monsieur, etc…. Ou bien : - Non madame, si j’approuve le sentiment naturel, et jusqu’à un certain point honorable qui vous anime, je ne vous permettrai pas de prendre ce parti. Paraissez toujours honnête femme, même après votre mort. Quand la nomenclature des vertus et des impossibilités est épuisée, quand le client ou la cliente sont ébranlés, le notaire ajoute : - Non, vous ne le ferez pas, et moi, d’ailleurs, je vous refuserais mon ministère ! Ce qui est la plus grande parole que puisse lâcher un officier ministériel.

Les notaires sont effectivement des officiers : peut-être leur vie est-elle un long combat ? Obligés de dissimuler sous cette gravité de costume leurs idées drolatiques, et ils en ont ! leur scepticisme, et ils doutent de tout ! leur bonté, les clients en abuseraient ! forcés d’être tristes avec des héritiers qui souvent crèveraient de rire s’ils étaient seuls, de raisonner des veuves qui deviennent folles de joie, de parler mort et enfants à de rieuses jeunes filles, de consoler les fils par des totaux d’inventaire, de répéter les mêmes paroles et les mêmes raisonnements à des gens de tout âge et de tout étage, de tout voir sans regarder, de regarder sans voir, de se mettre fictivement en colère, de rire sans raison, de raisonner sans rire, de faire de la morale comme les cuisiniers font de la sauce, les notaires sont hébétés, par la même raison qu’un artilleur est sourd. Il y a plus de sots que de gens d’esprit, autrement le sot serait l’être rare, et le notaire obligé de se mettre au niveau de son client, se trouve constamment à dix degrés au-dessous de zéro : chacun connaît la force de l’habitude, ce rôle devient une seconde nature. Les notaires se matérialisent donc l’esprit, hélas ! sans se spiritualiser, le corps. Sans autre caractère que leur caractère public, ils deviennent ennuyeux à force d’être ennuyés. Perdus par l’usage des lieux communs dans leur cabinet, ils les importent dans le monde. Ils ne s’intéressent à rien à force de s’intéresser à tout, ils arrivent à la plus parfaite indifférence en trouvant l’ingratitude au bout de tous les services rendus, et deviennent enfin cette création pleine de contradictions cachées sous une couche de graisse et de bien-être, ce petit homme arrondi, doux et raisonneur, phraseur et parfois concis, sceptique et crédule, pessimiste et optimiste, très-bon et sans coeur, pervers ou perverti, mais nécessairement hypocrite, qui tient du prêtre, du magistrat, du bureaucrate, de l’avocat, et dont l’analyse exacte défierait La Bruyère s’il vivait encore. Eh bien ! cet homme a ses grandeurs, mais ce qui rend le notaire grand est précisément ce qui le fait si petit : témoin de tant de perversités, non pas spectateur, mais directeur du théâtre de l’intérêt, il doit demeurer probe ; il voit creuser le lac asphaltite où s’engloutiront les fortunes, sans pouvoir y pêcher ; il minute l’acte aux commandites, et doit se tenir sur le seuil de la Gérance comme un marchand de piéges qui ne s’intéresse ni à la proie ni au chasseur. Mais aussi quelles incarnations différentes, quel travail ! Jamais essieu ne fut mieux battu, ni plus essayé. Admirez ses transitions, et voyez si la Nature qui met tant de temps et de soins à faire quelque magnifique coquille, n’est pas surpassée ici par la Civilisation dans ce produit crustacé, nommé le notaire ?

Tout notaire a été deux fois clerc, il a pratiqué plus ou moins longtemps la procédure : pour savoir prévenir les procès, ne faut-il pas les avoir vu naître ? Après deux ans de cléricature chez un avoué, ceux qui conservent des illusions sur la nature humaine ne seront jamais ni magistrats, ni notaires, ni avoués : ils deviennent actionnaires. De l’Étude d’un avoué, le clerc s’élance dans une Étude de notaire. Après avoir observé la manière dont on se joue des contrats, il va étudier la manière dont on les fait. S’il ne procède pas ainsi, le futur notaire a pris l’état par ses commencements, il s’est engagé petit clerc comme on s’engage soldat pour devenir général : plus d’un notaire de Paris fut saute-ruisseau. Après cinq ans de stage dans une ou plusieurs Études de notaires, il est difficile d’être un jeune homme pur : on a vu les rouages huileux de toute fortune, les hideuses disputes des héritiers sur les cadavres encore chauds. Enfin, on a vu le coeur humain aux prises avec le code. Les clients d’une Étude exercent une horrible et active corruption sur la cléricature. Le fils s’y plaint du père, la fille de ses parents. Une Étude est un confessionnal où les passions viennent vider le sac de leurs mauvaises idées, consulter sur leurs cas de conscience en cherchant des moyens d’exécution. Y a-t-il rien au monde de plus dissolvant que les inventaires après décès ? Une mère meurt entourée des respects et de la tendresse de sa famille. Quand, en fermant les yeux, le rideau tombe sur la farce jouée, le notaire et son clerc trouvent les preuves d’une vie intime épouvantable, ils les brûlent ; puis, ils écoutent le panégyrique le plus touchant de la sainte créature ensevelie depuis quelques jours, ils sont forcés de laisser à cette famille ses illusions, ils se taisent par un sublime mensonge ; mais quels rires, quels sourires, quels regards, le patron et son clerc n’échangent-ils pas en sortant ? Pour eux, le politique immense qui trompait l’Europe était trompé comme un enfant par une femme : sa confiance avait le ridicule de celle du malade imaginaire avec Beline. Ils cherchent quelques papiers utiles chez un homme dit vertueux et bienfaisant sur la tombe duquel on a brûlé l’encens de l’éloge et fait partir les décharges les plus honorables de l’artillerie des regrets ; mais ce magistrat, ce vénérable vieillard était un débauché. Le clerc emporte une horrible bibliothèque qui se partage dans l’Étude. Par un usage et par un calembour immémorial, les clercs s’emparent de tout ce qui peut offenser la morale publique ou religieuse et qui déshonorerait le mort. Ces choses infâmes constituent la cote G. Personne n’ignore que les notaires cotent par les lettres de l’alphabet les papiers, les documents et les titres. La cote G (j’ai) contient tout ce que prennent les clercs. - Y a-t-il de la cote G ? est le cri de l’Étude quand le second clerc revient d’un inventaire.

Le partage fini, le diable inspire les commentaires qui se font entre la poire cuite du troisième clerc, le fromage du second et la tasse de chocolat du Principal. Croyez-vous que sept ou huit gaillards, dans la force de l’âge et de l’esprit, ennuyés du travail le plus ennuyeux, aplatis sur des pupitres à copier des actes, à étudier des liquidations, échangent les maximes de Fénelon et de Massillon au moment où, le patron parti, restés seuls, ils prennent une petite récréation ? L’esprit français, comprimé par les cartons poudreux du Minutier, éclate en saillies et recule les limites du drolatique. La langue de Rabelais y a le pas sur celle de Florian. On y devine les intentions des clients, on commente leurs friponneries, on les bafoue. Si les clercs ne bafouaient pas les clients, ils seraient des monstres : ils seraient notaires avant le temps. Ces débuts de la pensée dans la froide carrière du calcul ou du libertinage sont terminés par le grand mot du Principal : « Allons, messieurs, on ne fait rien ici ! » Ce qui certes est vrai. Le clerc parle beaucoup, il conçoit tout et reste vertueux comme un as de pique, faute d’argent. La grande plaisanterie des Études à l’égard des nouveaux venus est de leur présenter comme existants de chimériques, de monstrueux usages : quand le clerc y croit, le tour est fait. On rit.

Ces plaisants concertos ont lieu devant un petit garçon de dix à douze ans, l’espoir de sa famille, à tête blonde ou noire, à l’oeil vif, le petit clerc ! cet empereur des gamins de Paris qui joue le rôle de fifre dans cet orchestre où chantent les désirs et les intentions, où tout se dit, où rien ne s’exécute. Il sort des mots profonds de cette bouche parée de perles, de ces lèvres roses qui se flétriront si vite. Le petit clerc joûte de corruption avec les clercs, sans connaître la portée de sa parole. Une observation expliquera le petit clerc. Tous les matins, au bureau de la légalisation des signatures notariales, il y a une assemblée de petits clercs qui frétillent comme des poissons rouges dans un bocal, et qui font tellement enrager le personnage vieux et soucieux chargé de ce service, qu’il est à peine à l’abri de ces jeunes tigres derrière son grillage. Cet employé (il a failli perdre l’esprit) aurait besoin d’un ou deux sergents de ville dans son bureau. On y a songé. Le préfet de police a craint pour ses sergents. Ce que disent ces petits clercs ferait dresser les cheveux à un argousin, et ce qu’ils font attristerait Satan. Ils se moquent de tout, savent tout et disent tout, ne pouvant encore rien faire. Ils composent à eux tous une espèce de télégraphe singulier qui transmet dans les Études et au même moment toutes les nouvelles du notariat. La femme d’un notaire a-t-elle mis l’un de ses bas à l’envers, a-t-elle trop toussé la nuit, a-t-elle eu des querelles avec son mari, le bas, le haut, le milieu, tout se sait par les cent petits-clercs du notariat parisien, en rapport au Palais avec les cent petits-clercs des avoués.

Jusqu’au grade de troisième clerc, les jeunes gens qui se destinent au notariat ressemblent assez à des jeunes gens. Un troisième clerc a déjà vingt ans : il commence à pâlir devant les contrats de vente, il étudie les liquidations, il pioche son droit s’il ne l’a pas pratiqué chez un avoué, il porte les sommes importantes à l’enregistrement, il va recevoir sur les contrats de mariage les signatures des personnages éminents, il aperçoit dans la discrétion et la probité l’élément de son état. Déjà le jeune homme prend l’habitude de ne pas tout dire, il perd cette gracieuse spontanéité de mouvement et de langage qui mérite ce reproche : Vous êtes un enfant ! à quiconque la garde, à l’Artiste, au Savant, à l’Écrivain. Ne pas être discret, ne pas être probe, pour un troisième clerc, c’est renoncer au notariat. Chose étrange ! les deux éminentes vertus de l’état préexistent dans l’atmosphère des Études. Peu de clercs ont subi deux remontrances à ce sujet. A la seconde d’ailleurs, ils seraient renvoyés et déclarés incapables d’être dans les affaires. Au second clerc commence la responsabilité. Caissier de l’Étude, il tient le répertoire, il est chargé du scel, de la signature, de l’enregistrement en temps utile, de la collation des actes. Le troisième clerc rit déjà moins que les autres, mais le second clerc ne rit plus : il met plus ou moins de gaieté dans ses mercuriales, il est plus ou moins sardonique ; mais il sent déjà sur ses épaules le petit manteau officiel. Cependant il est plus d’un second clerc qui se mêle encore à la vie des clercs, il fait encore quelques parties de campagne, il se risque à la Chaumière ; mais alors il n’a pas vingt-cinq ans : à cet âge, tout second clerc pense à traiter de quelque charge en province, effrayé du prix des Études à Paris, lassé de la vie parisienne, content d’une destinée modeste, pressé d’être, selon la plaisanterie consacrée, son propre patron, et de se marier. Les piocheurs, de la confrérie des clercs, ont un divertissement particulier appelé conférence. L’esprit de la conférence consiste à se réunir dans un local quelconque pour y agiter les questions ardues de la jurisprudence ; mais ces assemblées aboutissent toujours à des déjeuners dominicaux, payés par les amendes encourues. On y parle beaucoup, chacun en sort persistant dans son opinion, absolument comme à la Chambre, mas il y a le vote de moins.

Là se termine la première incarnation. Le jeune homme s’est façonné lentement, il a eu peu de jouissances : les clercs sortent tous de familles plus ou moins laborieuses, où leur enfance a été sans cesse rebattue de ce mot : Fais fortune ! Ils ont travaillé du matin au soir sans quitter l’Étude. Les clercs ne peuvent se livrer à aucune passion, leurs passions polissent l’asphalte des boulevards, elles doivent se dénouer aussi promptement qu’elles se nouent, et tout clerc ambitieux se garde bien de perdre son temps en aventures romanesques ; il a enterré ses fantasques idées dans ses inventaires, il a dessiné ses désirs en figures bizarres sur son garde-main, il ignore entièrement la galanterie, il tient à honneur de prendre cet air indéfinissable qui participe à la fois de la rondeur des commerçants et du bourru des militaires, que souvent les gens d’affaires outrent pour se faire valoir ou pour élever par leurs manières des chevaux de frise entre eux et les exigences des clients ou des amis.

Enfin, tous ces clercs rieurs, gabeurs, spirituels, profonds, incisifs, perspicaces, arrivés au principalat, sont à demi notaires. La grande affaire du maître clerc est de donner à penser que sans lui le patron ferait de fameuses boulettes. Il tyrannise quelquefois son patron, il entre dans son cabinet pour lui soumettre des observations, il en sort mécontent. Il est beaucoup d’actes sur lesquels il a droit de vie et de mort, mais il est des affaires que le patron seul peut nouer et conduire ; généralement, il est à la porte de toutes les confidences sérieuses. Dans beaucoup d’Études, le premier clerc a un cabinet qui précède celui du patron. Ces premiers clercs ont alors un degré d’importance de plus. Les premiers clercs, qui signent ppal et s’appellent entre eux mon cher maître, se connaissent, se voient et se festoyent sans admettre d’autres clercs. Il est un moment où le premier clerc ne pense qu’à traiter, il se faufile alors partout où il peut soupçonner l’existence d’une dot. Il devient sobre, et dîne à deux francs quand il n’est pas nourri chez le patron, il affecte un air posé, réfléchi. Quelques-uns empruntent de belles manières et se donnent des lunettes afin d’augmenter leur importance, ils deviennent alors très-visiteurs, et dans les ménages riches, ils lâchent des phrases dans le genre de celle-ci : « J’ai appris par le beau-frère de monsieur votre gendre, que madame votre fille est rétablie de son indisposition. » Le maître clerc connaît les alliances bourgeoises, comme un ministre français près d’une petite cour allemande connaît celles de tous les principicules. Ces sortes de premiers clercs professent des principes conservateurs et paraissent extrêmement moraux, ils se gardent bien de jouer publiquement à la bouillote ; mais ils prennent leur revanche dans leurs réunions entre maîtres clercs, qui se terminent par des soupers bien supérieurs à ceux des dandies, et dont le dénouement leur évite de jamais faire aucune sottise sentimentale : un premier clerc amoureux est plus qu’une monstruosité, c’est un être incapable. Depuis environ une douzaine d’années, sur cent premiers clercs, il en est une trentaine emportés par le désir d’arriver, qui abandonnent l’Étude, se font commanditaires d’entreprises industrielles, directeurs d’assurances, hommes d’affaires, ils cherchent une charge sans finance, et peuvent ainsi conserver une physionomie : ils restent à peu près ce que la nature les a faits. Après sept ou huit ans d’exercice, vers trente-deux à trente-six ans, le principal est pendant quelques jours visiblement perturbé : il est atteint par une Charge au coeur. Mais dans aucune partie, ni dans l’église, ni dans le militaire, ni à la cour, ni sur le théâtre même, il n’y a de changement analogue à celui qui se fait chez cet homme, en un moment, du jour au lendemain. Dès qu’il est reçu notaire, il prend ce visage de bois qui le rend plus notaire qu’il ne l’est avec son petit manteau officiel. Il a les façons les plus solennelles, les plus graves avec les premiers clercs ses amis, qui cessent aussitôt d’être ses amis. Il est entièrement dissemblable de l’homme qu’il était la veille, le phénomène de sa troisième incarnation entomologique est accompli : il est notaire.

Frappés des désavantages de leur position au centre d’une ville pleine de jouissances, qui tend sa robe à tout venant, qui la relève d’une façon si séduisante à l’Opéra, les notaires au désespoir d’être dans leur vêtement moral, comme des bouteilles de vin de Champagne dans la glace, froids et pétillants, comprimés et animés ; sous l’Empire, les notaires avaient établi, disait-on à mots couverts dans les Études, une société de riches notaires, laquelle était au notariat ce qu’une soupape est dans une machine à vapeur. Secrètes étaient les assemblées, secrets étaient les intermèdes, étrangement  drolatique était le nom de cette société où le grand commanditaire était le Plaisir, où Paphos, Cythère et même Lesbos étaient membres du conseil de discipline, où l’argent, principal nerf de cette association mystérieuse et joyeuse, abondait. Que ne disait pas l’histoire ? On y mangeait beaucoup d’enfants, on déjeunait de petites filles, on soupait de mères, on ne s’apercevait plus ni de l’âge ni du sexe, ni de la couleur des grand’mères sur le matin, après des bouillotes échevelées. Héliogabale et les empereurs n’étaient que des petits clercs auprès de ces grands et gros notaires impériaux, dont le moins intrépide, le lendemain, apparaissait grave et froid comme si son orgie n’avait été qu’un rêve. Aussi, grâce à cette institution où le notaire déversait les inspirations du malin esprit, le notariat parisien eut-il alors moins de faillites à compter que sous la restauration. Peut-être cette histoire est-elle un conte. Aujourd’hui les notaires parisiens ne sont plus autant liés qu’autrefois, ils se connaissent moins, leur solidarité s’est dénouée avec les transmissions trop répétées des offices. Au lieu d’être notaire quelque trente ans, la moyenne de l’exercice est de dix ans au plus. Un notaire ne pense qu’à se retirer, ce n’est plus le magistrat des intérêts, le conseil des familles, il a tourné beaucoup trop au spéculateur.

Le notaire a deux manières d’être : attendre les affaires ou les aller chercher. Le notaire qui attend est le notaire marié, digne ; il est le notaire patient, écouteur, qui discute et tâche d’éclairer ses clients. Il est susceptible de voir tomber son Étude. Ce notaire a trois saluts différents : il se tortille en s’inclinant devant le grand seigneur ; il salue en balançant la tête le client riche ; donne un petit coup de tête aux clients dont la fortune se dérange, il ouvre sa porte sans saluer aux prolétaires. Le notaire qui cherche les affaires est le petit notaire à marier, il est encore maigre, il va dans les bals et les fêtes, il court le monde, il y prend des airs penchés, il s’y insinue, il transporte l’Étude dans les nouveaux quartiers, et ne nuance pas ses saluts ; il saluerait la colonne de la place Vendôme. On dit du mal de lui, mais il se venge par ses succès. Le vieux notaire complaisant et bourru est une figure presque disparue. Le notaire, maire de son arrondissement, président de sa chambre, chevalier d’un ordre quelconque, honoré par le notariat entier, et dont le portrait décorait tous les cabinets de notaire, qui respirait enfin l’air parlementaire des conseillers d’avant la révolution, est le phénix de l’espèce, il ne se retrouvera plus.

Le notaire pourrait se consoler des affaires par l’amour conjugal ; mais pour lui le mariage est plus pesant que pour tout autre homme. Il a ce point de ressemblance avec les rois, qu’il se marie pour son état et non pour lui-même. Le beau-père voit également en lui moins l’homme que la charge. Une héritière en bas bleus, la fille née avec les bénéfices d’une moutarde quelconque, ou de quelque bol salutaire, du cirage ou des briquets, il épouse tout, même une femme comme il faut. Si quelque chose est plus original que la plate-bande des notaires, peut-être est-ce celle des notaresses. Aussi les notaresses se jugent-elles sévèrement : elles craignent avec de justes raisons d’être deux ensemble, elles s’évitent et ne se connaissent point entre elles. De quelque boutique qu’elle procède, la femme du notaire veut devenir une grande dame, elle tombe dans le luxe : il y en a qui ont voiture, elles vont alors à l’Opéra-Comique. Quand elles se produisent aux Italiens, elles y font une si grande sensation que toute la haute compagnie se demande : Que peut être cette femme ? Généralement dénuées d’esprit, très-rarement passionnées, se sachant épousées pour leurs écus, sûres d’obtenir une tranquillité précieuse, grâce aux occupations de leurs maris, elles se composent une petite existence égoïste très-enviable ; aussi presque toutes engraissent-elles à ravir un Turc. Il est néanmoins possible de trouver des femmes charmantes parmi les notaresses. A Paris le hasard se surpasse lui-même : les hommes de génie y trouvent à dîner, il n’y a pas trop de gens écrasés le soir, et l’observateur qui rencontre une femme comme il faut, peut apprendre qu’elle est notaresse. Une séparation complète entre la femme du notaire et l’Étude a lieu maintenant chez presque tous les notaires de Paris. Il n’est pas une notaresse qui ne se vante de ne pas savoir le nom des clercs et d’ignorer leurs personnes. Autrefois, clercs et notaire, femme et enfants dînaient ensemble patriarcalement. Aujourd’hui ces vieux usages ont péri dans le torrent des idées nouvelles tombées des Alpes Révolutionnaires. Aujourd’hui, le premier clerc seul, dans beaucoup d’Études, est logé sous le toit authentique, et vit à sa guise, transaction qui arrange mieux le patron.

Quand un notaire n’a pas la figure immobile et doucement arrondie que vous savez, s’il n’offre pas à la Société la garantie immense de sa médiocrité, s’il n’est pas le rouage d’acier poli qu’il doit être ; s’il est resté dans son coeur quoi que ce soit d’artiste, de capricieux, de passionné, d’aimant, il est perdu : tôt ou tard, il dévie de son rail, il arrive à la faillite et à la chaise de poste belge, le corbillard du notaire. Il emporte alors les regrets de quelques amis, l’argent de ses clients et laisse sa femme libre.

DE BALZAC.

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