C'est, à l'ombre du clocher de
Saint-Ambroise, à l'endroit précis où la vieille rue de la
Folie-Méricourt s'amorce au boulevard Voltaire, un petit café pareil à
tant d'autres et qui ne se remarquerait point, n'était son enseigne. En
grosses lettres noires, sur le mur blanchi à la chaux, on lit : « Aux
Cent Kilos ». Et cette légende est reproduite en lettres d'or sur les
fausses boiseries de la porte, sur les simili-marbres qui décorent la
devanture et jusque sur les vitres même. Ce petit café dédaigne-t-il
les petits clients ? Ne lui faut-il que des Falstaffs ou des Gargantuas
? Non. Mais à certaines heures, une fois par mois, au
moins, il est le rendez-vous attitré des « Gros Ventres » de Paris :
c'est le Siège social du Club des Cent Kilos, - société amicale et...
sportive.
Au comptoir, c'est un Cent-Kilos, - l'ami Raffanel, - qui verse au
client le « petit noir » ou le « coup de blanc ». Il y a dans son geste
la condescendance sans apprêt, une sorte de sympathie apitoyée pour le
client qui atteint à peine la moitié de son poids.
- Vous n'avez pas la prétention d'en être ? nous demandait-il, l'autre
jour, quand nous sommes allés visiter le lieu de réunion des Bons Gros
mis à la mode par le livre d'Henri Béraud.
Nos soixante kilos se firent tout petits.
Bienveillant, l'ami Raffanel nous confiait :
- Les statuts exigent le poids minimum de 100 kilos. Mais aucun de nos
adhérents n'est à la limite permise : ils tiennent tous à honneur de la
dépasser largement.
Puis, fièrement, il ajoutait :
- Nous allons avoir une recrue de choix : Henri Béraud, le prix
Goncourt de cette année, m'a écrit pour poser sa candidature. Vous
devez le connaître, croyez-vous qu'il fasse le poids ?
- Il le fait.
Nous avons vu la lettre où Béraud sollicite son admission. Voici
comment l'ami Raffanel lui répondit (nous citons textuellement) :
Cher Monsieur Henri Bérault.
Le Club des Cent Kilos, très heureux d'apprendre votre attribution du
Prix Goncourt, vous envoie par la voie de votre serviteur et Trésorier
du Club des Cent Kilos, Raffanel, dont vous dites si bien mon nom dans
votre livre, au passage du banquet des Cent Kilos, rue de la
Folie-Méricourt.
Je vous remercie personnellement des titres élogieux dont vous faites
de mon établissement.
Mais je serais cependant plus heureux le jour où vous me rendrez
visite. J'apprends par la voie des journaux que vous êtes en Grèce,
j'espère que cette lettre vous atteindra.
Torts les membres du Club ont acheté votre livre qui leur plaît
beaucoup et me demandent un tas de renseignements sur vous, que je suis
d'ailleurs incapable de fournir. Ils me disent que je dois vous
connaître.
J'ose espérer, cher Monsieur Henri Bérault, sitôt votre retour à Paris,
vous me ferez le plaisir de venir me serrer la main et faire ainsi
votre connaissance, et vous, de votre côté, des membres de notre Club,
où on ne parle que de vous actuellement.
*
* *
L'adhésion d'Henri Béraud donne aux « Cent Kilos » le fleuron
littéraire qui leur manquait. Mais, nous l'avons dit, leur amicale est
aussi une société sportive. Ils comptent parmi eux Paul de Villiers,
champion de lutte de Paris. Leur président, M. Alzas, qui porte
allègrement ses 123 kg., répond au surnom pittoresque et buveur
d'obstacles de « Bibendum ». Il est, de plus, capitaine des pompiers de
la Commune libre de Montmartre.
Tous ces bons gros sont en effet de joyeux drilles, qui s'en voudraient
de laisser échapper une occasion de rire et qui, loin de paraître des
martyrs, exciteraient plutôt l'envie par leur bonne humeur et leur
embonpoint.
Quoi qu'en dise l'ami Raffanel, ils ne sont pas tous de la taille du
camarade Niel, dont les 182 kilos représentés ici sont peut-être
aujourd'hui aggravés de quelques autres.
Niel était cocher-livreur. Mais jamais sa voiture ne pouvait prendre la
même charge de marchandises que les autres. On devait, aussi, lui
choisir avec soin des itinéraires d'où fût exclue la plus petite côte à
grimper : il eût, sans cela, crevé les chevaux. Il a, depuis quelque
temps cessé de travailler il n'est même plus assidu aux réunions du
Club.
Il y avait ainsi, autrefois, à Bordeaux, un cocher de fiacre tellement
énorme que son obésité était devenue une infirmité véritable. Il
fallait, le matin, que ses camarades le juchassent sur son siège ; ils
l'en descendaient, le soir, au retour à l'écurie. Un jour, il survint
soudain un orage d'une violence extrême qui fit en un clin d'œil
réfugier chacun sous l'abri des portes et des auvents voisins. Personne
ne prit le temps d'aller secourir le pauvre gros qui ne pouvait tout
seul quitter son siège, Il resta sous l'averse, et ses gestes de
furieuse protestation ne lui évitèrent pas d'être trempé jusqu'aux os.
*
* *
Le Vice-Président des Cent Kilos est un type dans le genre de Fatty. Il
s'appelle Maas et pèse 140 kilos, - ce qui ne l'empêche pas d'être un
ouvrier très actif dans une grande usine d'autos. Impossible d'imaginer
boute-en-train plus joyeux.
L'as de la troupe, pour la prestance, est certainement M. Hoffmann, que
les reines de Paris ont, il y a quelques mois, élu le plus bel homme de
France. C'est un grand garçon dont la taille dépasse deux mètres, et
dont le visage très doux s'éclaire d'un regard rieur et bleu. Bien
qu'il pèse 105 kilos, il n'est pas le moins du monde obèse. Lors de la
dernière fête sportive, donnée par les Artistes de Cafés-Concerts au
Vélodorme Buffalo, il gagna même la course à pied réservée aux Cent
Kilos.
L'admirable et cocasse épreuve ! On vit, entre deux numéros fournis par
des divettes-cyclistes ou des comiques-pédestrians, une vingtaine de
gros hommes vêtus d'un maillot de bain et d'un pantalon de ville,
coiffés du haut-de-forme, se ranger sur la piste aux ordres du starter.
Au coup de pistolet, tous prenaient le trot. Hélas la plupart ne
tinrent que vingt mètres. Hoffmann fut premier avec près d'une
demi-heure d'avance sur les derniers ; car les plus gros, les
tout-derniers se remorquaient deux par deux : et le trajet n'était que
d'un kilomètre... Il y eut, ainsi, une course cycliste, qui fut gagnée
par le lutteur Paul de Villiers. Et c'est au Président des Cent Kilos
que fut dévolu l'honneur de donner le départ pour un tour d'honneur au
vétéran cycliste Charles Terront, le premier vainqueur de Paris-Brest.
Aux fêtes cyclistes de cette année, aux grandes réunions de Vincennes,
de Buffalo et du Parc des Princes, on verra revenir sur la piste les «
Obèses » et, leur bécane-martyre. Ce ne sera certainement pas le numéro
le moins applaudi du programme...
*
* *
Les fêtes dans la rue - qu'elles soient celles de la Mi-Carême ou
celles qu'organisent la République ou la Commune Libre de Montmartre,
ne seraient pas complètes si les « Cent-Kilos » n'en étaient pas. On
leur réserve généralement des steeple-chases dans les escaliers qui
gravissent la Butte ou bien encore des courses au tonneau : il s'agit
de rouler une futaille vide jusque devant le Sacré-Cœur et de lui faire
dévaler un autre versant de la colline, tout en s'efforçant de la
suivre. On imagine les péripéties burlesques auxquelles donnent lieu
ces championnats peu communs...
Les Cent-Kilos ont pour président d'honneur un des hommes les plus
sympathiques du Parlement, M. Henri Paté, haut-commissaire à
l'éducation physique qui, d'ailleurs, a les titres requis pour être
membre titulaire du Club. Bien d'autres auraient pu, pourraient encore
offrir aux « bons gros » de la Folie-Méricourt leur patronage imposant,
- depuis le Président Fallières jusqu'au Sénateur Mascuraud et à M.
Herriot, maire de Lyon et député du Rhône. L'un des plus dignes serait,
certes, M. Chéron, ministre de l'Agriculture, dont la bonne humeur
serait à l'unisson de celle des plus gais. Il leur expliquerait avec la
rondeur qui est sienne une des raisons probables de leur embonpoint.
C'est que les Cent-Kilos ont dû être, jadis, des enfants bien
obéissants. On leur disait
- Voyons, André ! tu ne manges pas de pain... mange une bouchée de pain
après chaque bouchée de viande...
Les futurs obèses obéissaient.
- Nous mangeons trop de pain ! nous disait M. Chéron le soir où les
boulangers de Paris venaient de fermer leurs boutiques. C'est pour cela
que je suis devenu moi-même si gros...
- Oh ! monsieur le Ministre,- pouvez-vous dire ?...
- Si ! si ! Je me vois... C’est que j'étais un enfant bien obéissant ;
et comme je mangeais beaucoup de fricot, il me fallait beaucoup de pain
!...
Les Cent Kilos pourraient sans doute en dire autant. Ils se tiennent,
nous pouvons en être sûrs, très bien à table et ce n'est pas eux qui
iraient faire, entre deux plats, un tour de danse, comme la mode est
venue de le faire... D'abord, le plancher du café Raffanel ne tiendrait
pas. Il faut déjà que la cave soit voûtée comme elle l'est pour
soutenir une table autour de laquelle viennent périodiquement s'asseoir
des convives qui, ensemble, pèsent largement plusieurs tonnes...
Ce n'est que sur la peinture d'E. Tap, représentant le couronnement
d'Hoffmann, et qui surmonte le « zinc » du petit café, que les Cent
kilos ont des ailes...
Ni anges, ni bêtes - ils ont tous de l'esprit -, ils ne sont pas, non
plus, les martyrs que Béraud a voulu dire. Ou, du moins, ça ne se voit
pas...
Raymond de
Nys.