PLANCHE, Gustave (1808-1857) : La
journée d’un journaliste (1832).
Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour la
collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux
(20.V.2009)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]
obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/
Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (BmLx :
nc) de Paris
ou le livre des cent-et-un, Tome VI, publié à Paris
: Chez Ladvocat en 1832.
La
journée d’un journaliste
par
Gustave Planche
~~~~
Le
journalisme est une royauté nouvelle, la plus jeune à coup sûr de
toutes celles qui couvrent aujourd’hui l’Europe ; plus vivace et plus
hardie, plus souple et plus alerte que toutes les cours et tous les
cabinets qui se liguent sans pouvoir se soutenir, qui prodiguent les
serments et les parjures, les protestations de franchise et les
arrière-pensées sans réussir à se tromper ; elle est née le jour où la
vieille royauté a reçu le premier coup, le coup mortel qui a blessé à
mort, en 1789, sa légitimité de quatorze siècles.
Et cependant quoique née d’hier, elle n’a pas moins de courtisans que
ses soeurs aînées. Faudrait-il en conclure qu’elle est réservée au même
sort ; que l’aveuglement et l’ignorance la menacent, comme les majestés
auxquelles elle succède, d’une mort prochaine et désastreuse ; qu’elle
entrera comme elles dans l’oubli et le néant ? Je ne sais. Mais si nos
yeux ne suffisent pas à prévoir de si loin la catastrophe qui doit
dénouer sa vie, au moins pouvons-nous contempler à loisir, et dans ses
plus secrets détails, cet élément de la société moderne, inconnu
jusqu’à la fin du dernier siècle, que Lesage et La Bruyère n’auraient
pas oublié dans les Caractères ou le Gil Blas, s’il y avait eu de
leur temps une classe d’improvisateurs appelés journalistes, prêts à
toute heure à prendre la parole, à faire de la colère ou de la pitié,
de l’admiration ou de la sympathie, de l’indignation et du dédain, sur
tous les hommes et toutes les choses qui passent devant les yeux avec
une rapidité kaléidoscopique.
La journée d’un journaliste est singulière et ne ressemble à aucune
autre ; elle est pleine et rapide, pensive et hâtée, distraite et
concentrée, sérieuse et dissipée, mêlée de courage et d’insouciance,
d’inquiétude et d’apathie, laborieuse et active au-delà de toutes les
prévisions, mais parfois aussi ressemblant assez bien à l’oisiveté
officielle, aux bras croisés des philosophes du dix-huitième siècle, ou
des rhéteurs d’Athènes et de Rome.
A son réveil, le journaliste ne peut pas, comme les heureux du siècle,
promener sa rêverie sur l’emploi de sa journée, jeter la plume au vent,
comme on dit, et se demander indolemment s’il ira gagner l’appétit de
son déjeuner dans une promenade à cheval, ou s’il attendra midi en
promenant paresseusement ses yeux sur les feuilles humides d’un livre
nouveau, sans s’imposer aucune autre tâche que celle de le trouver
ennuyeux ou amusant, de le fermer et de le jeter de dépit ou de dégoût
à la trentième page.
Il a son grand et son petit lever comme les majestés de Windsor ou de
Vienne. Il donne audience, écoute les solliciteurs, accueille ou
répudie les demandes. Il subit des tortures qui ne sont qu’à son usage,
et dont l’ingratitude des lecteurs ne lui tient pas compte. C’est pour
lui que la vanité, sorte d’épidémie morale qui n’a jamais exercé sur
les cervelles humaines d’aussi déplorables ravages qu’aujourd’hui,
réserve ses formes les plus douloureuses et les plus affligeantes. Il
prête une oreille docile aux conseils d’un auteur qui déguise son
orgueil et son intolérance sous le masque de la prière. « J’ai eu, dit
le suppliant, d’une voix humble et douce, l’intention de renouveler la
face de la littérature. Scott n’a pas compris le parti qu’on pouvait
tirer du quinzième siècle. J’ai voulu montrer ce qu’il y avait
d’énergique et de grand dans le moyen âge. Quant au style, je n’en
parle pas. C’est une affaire à part, et qui ne fera pas question.
Ivanhoé n’est pas écrit. J’ai donné à mon livre une valeur épique.
» Et ne croyez pas qu’on puisse répondre à ces impertinentes
suppliques, autrement que par le silence le plus impassible. N’espérez
pas qu’on déroute cette arrogante hypocrisie qui relève la tête au
moment où vous croyez qu’elle va fléchir le genou. Je ne sais qu’un
moyen de mystifier dignement ces courtisans d’une nouvelle espèce, qui
croient vous fléchir en brûlant eux-mêmes l’encens qui manque à leur
divinité, c’est de les écouter jusqu’au bout. Si vous avez la
maladresse de les interrompre quand ils récitent leur panégyrique, vous
êtes perdu sans retour, votre matinée est dévorée.
Ou bien c’est la visite d’un candidat politique, qui n’a pas, pour
siéger à la chambre, d’autres titres que son extrait de naissance, et
le bulletin de ses contributions... ; dans l’embarras de trouver un
moyen plausible pour émouvoir celui dont la parole doit le condamner ou
l’absoudre, lui retirer ou lui donner les voix toutes-puissantes après
lesquelles il soupire, il énumère timidement tous les noms
recommandables qu’il a pu coudoyer dans le monde, et qui souvent n’ont
jamais fait connaissance qu’avec sa mémoire.
Si vos souvenirs, précis et multipliés comme ceux de Périclès, le
ramènent aux premières années de sa vie, aux apostasies de toutes
sortes, à l’aide desquelles il a successivement occupé les premiers
emplois sous deux ou trois gouvernements contradictoires, il vous
parlera, soyez-en sûr, de son dévouement au pays, de ses principes
inflexibles, de sa conscience rigoureuse et sévère. Il vous expliquera
comment et pourquoi il a dû préférer le sacrifice momentané de sa
fierté personnelle à l’avenir de la nation, et peut-être de l’humanité.
Sous l’Empire, il s’est conservé pour les Bourbons ; sous la
Restauration, il s’est maintenu pour l’avènement de la monarchie
républicaine. Il n’a jamais eu devant les yeux qu’une idée grande et
féconde, le bien public ; le reste, trahison ou fidélité, service ou
mépris des personnes, ne mérite pas ses regards. Il ne se repent pas ;
il ne cherche pas à s’excuser ; il se vante et se déifie. Sans lui, la
représentation législative doit demeurer incomplète ; au besoin il vous
laisse, avant de vous saluer, un programme détaillé des promesses qu’il
adresse, en forme de circulaire, aux électeurs de son département.
Ici encore le silence et l’approbation de la lèvre et du regard sont la
seule arme que vous puissiez opposer aux flots de son éloquence. Ne
l’arrêtez pas ; prenez patience. Il faudra bien qu’il se taise. Sa
parole finira par se figer dans son gosier.
Heureux, trois fois heureux, si, après avoir prêté l’oreille à ces deux
candidats, vous n’avez pas à subir le début anticipé d’un héritier de
Molé ou de Talma. S’il vous arrive de province un acteur à la voix
creuse et sourde, muni d’une lettre de recommandation ouverte, qu’il a
relue plusieurs fois en montant l’escalier, dont il a calculé avec
confiance la valeur et la portée, tenez-vous bien, et gardez-vous
surtout de plisser votre front, de froncer le sourcil, de serrer les
lèvres, et de témoigner en aucune manière votre impatience. Ne
l’éconduisez pas ; et, s’il vous propose gracieusement de vous donner,
à l’instant même, un échantillon de son débit, répondez : oui, comme un
homme charmé et curieux. S’il écorche et déchire en lambeaux le Misanthrope ou Andromaque, ne craignez pas de lui dire que Molière
et Racine lui devront un nouveau triomphe ; autrement il ira dire
partout que vous êtes vendu à son chef d’emploi, que vous touchez une
prime sur les appointements de l’acteur qu’il vient doubler.
Midi sonne. A peine avez-vous le temps de regarder le ciel, de compter
les nuages qui flottent à l’horizon. A l’oeuvre ! voici que la journée
commence. Il faut monter sur le trépied. Feuilletez les gazettes de
l’Europe. Parcourez les colonnes du Globe et du Courier, triez les
injures que Wellington jette à lord Grey, gargarisez votre mémoire des
scandales que les réformistes ne ménagent pas à leurs adversaires ;
n’oubliez pas, dans cette lecture à la course, où les minutes sont
comptées, la vanterie de la gazette impériale de Nicolas, ni les
caquets jactantieux des publicistes d’Augsbourg. Préparez les
entrailles de votre cerveau, déblayez les avenues qui pourraient
ralentir la marche de vos pensées ; car le sacerdoce que vous avez
choisi ne permet ni cesse ni repos. Ce n’est pas demain ni après-demain
que vous devez parler et donner votre avis ; vous ne pouvez pas, comme
les honorables du Palais-Bourbon ou du Luxembourg, attendre huit
jours pour prononcer votre harangue, et consulter l’écho de votre
cabinet sur l’harmonie et la sonorité de vos périodes. Si, pour parler,
vous avez besoin de mettre en usage la maxime du philosophe grec, si,
avant de tremper votre plume, vous récitez seulement les vingt-cinq
lettres de l’alphabet, jetez votre plume, brisez-la, jetez au feu le
papier qui attend votre volonté pour ranimer les haines, pour éteindre
les jalousies, renouer des amitiés languissantes, rallumer les
enthousiasmes attiédis. Mettez vos gants ; assurez-vous du noeud de
votre cravate ; passez la main dans vos cheveux, prenez votre canne ;
allez comme un oisif inutile promener votre figure aux Tuileries ou aux
boulevarts : vous ne serez jamais journaliste.
Si vous n’avez pas meublé à l’avance votre mémoire de plusieurs
milliers de volumes, si vous ne pouvez pas, en tournant la dernière
page d’un livre, formuler un jugement précis et net, n’essayez pas,
comme le font quelques intelligences rétives, qui meurent à la tâche
d’épuisement et de lassitude, n’essayez pas de feuilleter la
conversation de vos amis et les rayons de votre bibliothèque. N’allez
pas entamer la lecture de Clarisse ou de Tom-Jones, pour commencer
une comparaison laborieuse et pédantesque. La Bibliopée, qui rivalise
avec les machines de Birmingham et de Manchester, vous débordera, et se
raillera de vos efforts.
Avant de glisser le couteau d’ivoire entre les feuillets du premier
chapitre, prenez la mesure de vos forces ; faites le recensement de vos
lectures précédentes ; dressez la statistique et le dénombrement de
votre pied de guerre ; relevez militairement les idées valides et vives
que vous pouvez sacrifier et dépenser librement, sans concevoir aucune
inquiétude pour la lutte du lendemain. Mesurez la profondeur de vos
lignes de bataille ; et, si vous n’avez pas sous la main tous les
parallèles, toutes les citations historiques, toutes les dates, toutes
les biographies dont vous prétendez composer votre avant-garde ; si
vous n’avez pas en portefeuille dans votre cerveau tous les noms
illustres de villes ou de héros dont vous espérez garnir vos bastions,
quittez la partie, croyez-moi, formez à loisir le plan d’un livre ou
d’un poème ; écrivez pour l’Académie des Inscriptions quelque
dissertation érudite ; relisez le programme des jeux floraux ;
concourez pour le prix de Beaune ou de Cambrai, mais sortez de la lice
où vous ne savez tenir ni la lance ni l’épée.
Une fois que vous avez mis le pied sur les marches de la tribune, vous
n’avez plus à reculer ni à délibérer. Il ne s’agit plus, comme aux
temps de vos études latines, de caresser amoureusement une phrase, de
composer votre style comme une mosaïque, en dérobant une ligne aux Catilinaires, une épithète à la la Guerre de Jugurtha ; d’emprunter
le début d’une page à Tacite, et la péroraison du Pro Milone.
Le journaliste n’a d’enseignement et de maître que ses improvisations
quotidiennes. Le temps lui manque pour calculer la parure de sa pensée,
pour imposer à ses idées une coquetterie invitante et lascive. Chaque
fois qu’il écrit, il doit croire qu’il parle, il doit se placer face à
face avec son auditoire idéal, ne pas craindre les redites et la
diffusion. Demain, ce soir même n’est rien pour lui ; il faut qu’il
fasse abnégation de lui-même et de sa vanité ; qu’il abdique sa
personnalité d’écrivain, pour ne garder que celle de sa pensée. Peu
importe, pour la tâche qu’il entreprend, qu’il manque de grâce et de
pureté, pourvu qu’il porte coup, qu’il blesse ou qu’il sauve, qu’il
renverse ou qu’il édifie.
Ce qui serait une profanation dans l’art littéraire, ce qui serait une
folie pour une idée long-temps méditée, et qui prétendrait à la durée,
à la consécration, est une nécessité, un devoir impérieux, une fois
qu’on s’est dévoué à la presse quotidienne.
Dans cet abîme sans fond, où tant d’éloquences se sont enfouies sans
laisser un nom qui pût les révéler à la postérité, dans ce gouffre
avide qui a dévoré tant de Mirabeaux que nous ne soupçonnons pas, on a
compté parfois des gloires illustres, qui ne dédaignaient pas la
prodigalité et qui risquaient l’oubli, en ne tenant compte que du but
qu’ils voulaient atteindre, Fielding et Châteaubriand, deux génies que
l’Angleterre et la France s’envient mutuellement.
Qu’ils se consolent donc ceux que la presse épuise et moissonne, qui
agissent sur les destinées du pays, qui le conseillent et le
gouvernent, sans recevoir en échange les mesquines flatteries qui
forment l’apanage du moindre conteur ! Qu’ils se consolent devant ces
grands exemples !
Car depuis quarante ans les plus hautes et les plus durables gloires,
les noms les plus imposants, ont mis leur plume au service du pays et
de leur volonté. Tous les hommes d’énergie et de caractère, d’ambition
et de savoir, avant de siéger dans nos assemblées, ou dans les
conseils, avant de soulever et de contenir sous le vent de leur parole
la foule qui ne refuse jamais son obéissance quand elle devine la
supériorité, et qui se trouve ailleurs que dans la rue ou dans un
salon, parmi les législateurs comme parmi les écoliers, les plus
habiles ministres et les premiers orateurs des parlements de Londres et
de Paris ont été journalistes.
Ne croyez-vous pas que celui-là gouverne vraiment son pays, qui tous
les jours pose et soutient une thèse, interpelle sur leur conduite les
cabinets de l’Europe, invoque la lettre et l’esprit des traités qu’on
viole ou qu’on prétend éluder, donne aux plus sérieux enseignements une
forme populaire et vive, et se place par l’indépendance publique de ses
opinions et de sa vie au-dessus de tous les pouvoirs qu’il censure ;
qui peuvent le contrarier, mais non pas lui imposer silence ?
Sans doute, et ce serait folie de le nier, sans doute, ce règne a comme
tous les autres son aveuglement et son ivresse. Dans son ardeur de
critique, dans son enthousiasme de principes, il lui arrive parfois de
franchir les limites de la vérité possible et réalisable, de résoudre
sur le papier, de trancher d’un trait de plume les difficultés que
vingt-quatre heures de gouvernement lui montreraient comme insolubles
pour quelque temps, de conseiller des manoeuvres et des négociations qui
remettraient tout en question, et joueraient sur un dé la destinée des
peuples.
Cela est vrai. Mais n’en peut-on dire autant de bien des harangues
législatives ? Êtes-vous bien sûrs que chez les excellences, le
despotisme oratoire soit plus rare que, chez les journalistes, les
déclamations libérales ? Pour mon compte, vous me permettrez d’en
douter.
Je ne sais d’impartiales et de sensées que les intelligences qui
dépensent vingt-quatre heures par jour à délibérer sans exprimer jamais
leur avis, sans jamais rencontrer ni contradiction ni puissance, qui
vivent dans une contemplation éternelle, en dehors de l’espace et du
temps.
Mais soyez riche, l’or vous enivre. Soyez aimé, vous devenez fat. Soyez
ministre, vous devenez sourd à l’opinion publique. Soyez journaliste
éloquent, vous croirez à la toute-puissance et à la souveraine sagesse
de vos paroles.
C’est une triste vérité, mais qu’il faut reconnaître : il n’y a de
sages que ceux qui ne sont pas ; que les sagesses qu’on rêve et qu’on
ne verra jamais.
La science elle-même, la plus profonde et la plus étendue, porte à la
tête comme le rum et les bonnes fortunes. En Allemagne, il y a des
professeurs de chimie qui espèrent créer dans leurs creusets des corps
organisés, une rose, un cheval peut-être, une femme, qui sait ? on
perdrait son temps à compter les folies.
Achevons l’inventaire de la journée.
Le soir, qui, pour les oisifs eux-mêmes, est une heure de délassement
et de repos ; le soir, qui clôt leur journée autour d’une table de jeu
ou d’une théière, ou dans une loge aux Italiens, le soir est, pour le
journaliste, l’occasion et l’heure d’une tâche nouvelle. Il faut qu’il
se rende au théâtre pour écouter le nouveau chef-d’oeuvre, et cette
tâche ne promet pas de s’épuiser prochainement. Si Moïse eût vécu de
nos jours, je m’assure qu’il eût mis au nombre des fléaux qu’il
infligeait à l’ingratitude publique, les couplets qui glapissent tous
les soirs entre les murs de nos théâtres, et qu’il n’eût pas oublié non
plus les mille formes poétiques ou frénétiques, que l’adultère,
l’inceste et le viol prennent tous les soirs, pour distraire, à ce
qu’on dit, notre satiété, pour surprendre et concentrer notre attention.
Le public bourgeois, le public sensé, le public qui a femme et enfants,
ne va plus guère au théâtre que pour entendre Paganini ou madame
Malibran, ou pour contempler à loisir la danse gracieuse et pudique de
mademoiselle Taglioni, la pudeur grave et antique de ses attitudes,
pour étudier dans cette figure italienne, si chaste et si voluptueuse
à-la-fois, le secret des danses merveilleuses de Corinthe et d’Athènes.
Mais de pareils bonheurs ne sont qu’une exception rare et violente dans
la journée d’un journaliste. Comme il écrit jour par jour l’histoire de
l’esprit et de la sottise publique, il n’a pas un moment à perdre. Il
faut qu’il suive à la trace le retentissement d’une pointe, d’un
quolibet, ou d’une tirade, comme le basset le gibier, ou comme le
picador la mule qu’il vous a louée ; il faut qu’il assiste au partage
de toutes les curées littéraires, qu’il compte les blessés et les
morts, qu’il dénombre, comme fait Homère au second livre, pour les
vaisseaux de la flotte grecque, toutes les idées glorieuses et pures
que l’ineptie et la cupidité dérobent effrontément et flétrissent sur
la scène, toutes les inventions sérieuses et recueillies, nées dans le
silence et la méditation, et qui viennent expirer à la lueur de la
rampe, s’imprégner d’huile et de poussière, et rendre l’âme entre un
manteau de serge et une couronne de carton.
Et, pour que rien ne manque à sa joie, il a suivi les répétitions de la
pièce qu’il écoute ; il sait ce qu’ont coûté les dents du jeune
premier, et les cheveux de l’amoureuse. Il sait par coeur toutes les
aventures de l’ingénue, toutes les querelles qui divisent le père noble
et le scapin. Il a compté, sur ses doigts, avant que la toile se lève,
toutes les mailles du tamis dramatique par lesquelles a dû passer le
nouvel ouvrage avant d’arriver sur la scène, armé de toutes pièces,
avec une cuirasse de soie, un poignard de bois, une voix enflée et
creuse, un langage qui dérouterait bien d’autres sagacités, ma foi, que
celle de M. Jourdain, qui ne ressemble ni aux vers ni à la prose, sorte
de parole indisciplinée, qui se joue avec une égale licence des lois de
la grammaire, de l’analogie des images, de la déduction logique des
idées, de toutes les règles enfin dont se compose une langue. Il sait,
jour par jour, comme le télégraphe, quand, pour la première fois, un
livre, qui n’y songeait pas, est devenu l’objet d’une convoitise
dramatique, quand il a été dépecé par deux ou par trois chasseurs de
ces sortes de proie ; qui a coupé les scènes, qui a donné le dialogue,
qui a brodé les tirades, qui a fourni la couleur locale, les mots
historiques.
Aussi, dès que le pied de l’acteur a frappé sur les planches les trois
coups solennels, dès que l’orchestre a laissé dormir en paix la
symphonie de Mozart ou d’Haydn, qu’il écorche depuis vingt ans, au
moment où le plaisir des badauds commence, le journaliste se résigne
courageusement au supplice de ses réminiscences. Il reconnaît, dans la
voix enrouée d’une duègne, dont l’accent n’est guère plus intelligible
que celui d’une chatte enrhumée sur une gouttière, le premier chapitre
d’un roman publié il y a quinze jours, et qui espérait échapper à cette
odieuse profanation. Dans les fanfaronnades d’opéra-comique débitées
par un officier mal à l’aise dans son hausse-col, et fort embarrassé
dans le ceinturon de son épée, qu’il ne peut remettre au fourreau sans
interrompre son débit, il retrouve une scène ingénieuse et concise
destinée par son auteur aux lectures patientes.
Il n’a pas même la ressource d’une dame spirituelle qui s’ennuyait
d’une sonate, et prenait son plaisir en patience. Chaque fois qu’il
entre au théâtre, il y a cent contre un à parier qu’il va voir l’exécution
dramatique d’un livre. Car, par une singulière application de la
théorie d’Adam Smith sur la division du travail, il y a aujourd’hui
deux parts bien distinctes dans la littérature, l’art et l’industrie.
Les artistes trouvent une idée, la creusent, la décomposent, la
reconstruisent à leur guise pour lui donner plus de valeur et de
beauté. Quand ils ont achevé les dernières ciselures de leur statue,
bronze ou marbre, ils lèvent le voile, et disent : « Venez voir. » La
foule inattentive passe, et oublie.
Viennent ensuite quelques hardis maraudeurs qui fondent sur l’ignorance
l’impunité de leur fraude. Ils fabriquent une misérable copie, qu’ils
affublent de clinquant, d’oripeaux et de pierres de couleur. Ils lui
mettent du fard au visage ; ils la hissent sur le théâtre, et disent :
« Voilà mon ouvrage. »
Or le public encourage de ses battements de mains, de sa présence, de
son rire et de ses lèvres béantes, cette piraterie littéraire. Il
oublie l’art, et applaudit l’industrie. Il ne lit pas, et se contente
d’aller voir l’histoire qu’on lui fait, d’écouter les passions qu’on
lui récite. Si Paris, comme on le dit, rappelle la patrie de Périclès,
pour dieu ! qu’on me dise où est le peuple d’Athènes ?
Si ce tableau paraissait exagéré, si l’on m’accusait d’assombrir à
dessein les traits de cette esquisse, je répondrais franchement que je
sais plusieurs exceptions aux généralités que je viens de montrer, mais
qu’elles sont loin de suffire à prouver l’inexactitude de mon récit. Il
y a sans doute en France quelques génies dramatiques que je n’ai pas
besoin de nommer. Les traditions de Talma et de Molé ne sont pas
absolument perdues. Messieurs Ligier, Bocage, Frédérick et Lockroy,
mademoiselle Mars, madame Dorval, mademoiselle Léontine Fay,
mademoiselle Jenny Vertpré, madame Albert, sont là pour répondre.
Mais il est malheureusement trop vrai, pour les journalistes surtout,
placés de manière à tout voir par leurs yeux et de près, que le théâtre
est arrivé à une déplorable décadence. Après les lions, sont venus les
éléphants. J’imagine que nous verrions bientôt les poissons en scène,
si les brochets pouvaient jouer un rôle ! Attendons !
Au sortir du théâtre, mon héros, puisque aussi bien j’écris la
biographie d’une de ses journées, n’est pas quitte encore des exigences
de sa profession. Ne croyez pas qu’en mettant le pied hors de cette
espèce d’άγορά, qu’on nomme les coulisses, il puisse rentrer chez
lui, et oublier dans de paisibles rêves les tumultueuses études qui ont
dévoré toutes ses heures. Détrompez-vous ! Il a maintenant un autre
rôle à jouer. Son épreuve quotidienne n’est pas encore achevée. Onze
heures sonnent : il faut qu’il aille dans le monde pour se mêler aux
causeries, aux médisances et aux calomnies ; il faut qu’il prête
l’oreille au bruit imperceptible encore des réputations politiques et
littéraires qui vont naître ce soir, grandir pendant trois jours, pour
expirer peut-être la semaine prochaine.
Le voici qui entre dans le salon. Il a beau faire pour passer à la
dérobée, saluer simplement, sans guinderie et sans manière, la
maîtresse de la maison, s’asseoir, sans mot dire, près d’un ami qui
l’aborde, il ne réussit pas à déguiser son arrivée. Il est bientôt
entouré de prévenances et de questions, de compliments et de prières
comme pourrait l’être un ministre. Quoi qu’il arrive, depuis onze
heures du soir jusqu’à trois heures du matin, il faut qu’il subisse
jusqu’au bout sa destinée de journaliste ; au milieu de la danse, de la
walse et du galop, au plus beau morceau d’un duo, d’une symphonie ou
d’une sonate, il faut qu’il accueille, le sourire sur les lèvres,
toutes les apostilles qui lui arrivent, en robe de gaz et en souliers
de satin, avec des fleurs dans les cheveux et des perles au cou ; il
faut qu’il trouve pour toutes ces jolies suppliantes, des promesses et
des protestations d’indulgence ; qu’il distribue à toutes ces têtes
dont l’importunité ne lui laisse pas un instant de répit, des
espérances intarissables ; et s’il lui arrive de manquer de présence
d’esprit, comme je l’ai vu récemment, s’il complimente un député sur
les vers d’un poète, ou le poète sur le discours d’un député, ne
craignez pas qu’on rie, qu’on plisse même ses lèvres en signe de
moquerie. On y met plus de réserve et de modestie. On ne s’étonne pas
qu’il y ait quelque désordre dans un cerveau où les souvenirs sont
entassés pêle-mêle, comme les parures dans l’arrière-boutique d’un
fripier. On le ramène peu à peu à des idées plus précises. Il ne prend
pas même la peine de s’excuser. Le député se rejette sur ses vers de
jeunesse, le poète sur ses vues politiques ; tout s’arrange et se
concilie.
C’est un rude métier, vous le voyez, et qui ne devrait tenter personne.
Mais une fois qu’on a en main la parole, une fois qu’on a pris place à
la tribune, on y renonce difficilement. Une fois que le clavier de la
pensée s’est mis d’accord avec la gamme élevée de cette existence, on a
grand’-peine, croyez-moi, à changer les habitudes de l’instrument.
Et si vous me demandez quelle moralité je prétends tirer de cette face
particulière de la vie parisienne, ce que j’en pense, et ce que j’en
veux conclure ; je répondrai par les paroles de l’Écriture : « Contristata est anima mea. »
En effet je ne sais rien de plus triste et de plus amer que ce
perpétuel dévouement, ce tourbillon au milieu duquel l’âme n’a pas un
instant de repos. Ce que j’ai dit ne s’applique peut-être pas à plus de
douze personnes à Paris. Mais qu’importe ? Notre vie est ainsi faite
que ceux qui ne réalisent pas encore le portrait, aspirent à le
réaliser. Sont-ils fous ? Sont-ils sages ? Je ne sais : ils suivent
leur étoile ; leurs pieds sont endurcis aux ronces du sentier. Ailleurs
ils trouveraient peut-être des cailloux aigus et tranchants, qui
rouvriraient de nouvelles plaies. Ils ne veulent pas abandonner la
récompense de l’épreuve, la puissance et l’autorité.
A vrai dire, je ne crois pas qu’il y ait au monde une manière de
dépenser ses facultés plus ruineuse et plus hâtive, pas même la royauté
ou le Conseil. Prenez dans le passé tel homme que vous voudrez, habile
et hardi, improvisateur infatigable, penseur encyclopédique ; prenez
Voltaire, Beaumarchais ou Diderot, d’Aubigné, Pascal ou Bossuet, et je
défie qu’au bout de cinq ans ils n’aient pas épuisé le meilleur de leur
verve et de leur éloquence.
Donc, vous tous qui enviez le sort d’un journaliste, qui le prenez
innocemment pour un homme privilégié, réservé au plaisir, aux joies de
vanité, plaignez-le ! Toute sa vie n’est qu’un perpétuel holocauste.
Chaque jour qu’il ajoute aux jours précédents emporte une de ses plus
chères illusions. Il sait bien souvent de l’histoire ce que la
postérité n’apprendra pas, le prix qu’on a payé tel article d’un
traité, tel succès éclatant auquel Paris croit sincèrement. Il a vu
faire le génie d’un musicien, la grâce d’une danseuse ; à trente ans,
il est sexagénaire.
Mais si, par impossible, on se retire à temps de ce monde d’exception,
de scepticisme, de tristesse et d’incrédulité, si, après avoir fait
provision de désabusement et de défiance, on rentre dans la vie
ordinaire, on y apporte, croyez-moi, quelque chose d’impassible et de
réfléchi, de sentencieux et de grave ; quoi qu’on fasse et qu’on tente,
on ne ressaisit pas sa jeunesse évanouie. On garde au visage et au coeur
les rides que la réflexion y a mises. Les cheveux ont blanchi, comme
dans une nuit de jeu et de ruine, comme autrefois les cheveux d’une
reine, la veille de sa mort. Alors il ne faudrait jamais dire son âge :
personne ne vous croirait.
GUSTAVE PLANCHE.
|