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F. Porché : Qu’est-ce que l’Ame slave ? (1925)
PORCHÉ, François (1877-1944).- Qu’est-ce que l’Ame slave ? - Paris : Chez Madame Lesage, 1925.- 45 p. ; 16 cm.- (Le Sage et ses amis).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (28.V.2015)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque [Bm Lx : 0014400023944 8].

Qu’est-ce que l’Ame slave ?
par
François Porché

~ * ~

Qu'est-ce que l'ame slave ? - F. Porché - 1925 [couv.]

NOUS avons tout perdu, disait un de ces Russes dispersés à travers le monde, comme il y en a tant aujourd'hui (1), nous avons perdu nos parents, nos terres, notre situation sociale, nous sommes sans domicile, sans profession, sans argent, mais il nous reste le charme slave. Et, là-dessus, il riait, comme ils rient tous, un peu nerveusement. Mais quant à s'expliquer sur la chose même, sur ce charme qu'il considérait comme le privilège imprescriptible de sa race, cet exilé n'en avait cure, tellement il s'agissait, dans son esprit, d'une vérité évidente. L'expression, de fait, est si courante, qu'elle a pris l'apparence d'un axiome. On dit le « charme slave » comme on dit le « bon sens français ».
  
Par contre, il arrive que l'on parle aussi, quelquefois, de « duplicité slave ». Tout comme on parle, d'ailleurs, de « vanité française ». Et ce sont là des termes qui, quoique moins flatteurs, ne laissent pas que d'être, l'un et l'autre, assez répandus. Je les rapproche à dessein, pour qu'ils se neutralisent et perdent ainsi leur aigreur. Comme chacun sait que tous les Français ne sont pas vaniteux, on ne m'accusera pas d'avoir prétendu que tous les Slaves sont fourbes. « Charme slave », « duplicité slave », « bon sens français », « vanité française », toutes ces formules, en effet, ne sont que des lieux communs, c'est-à-dire de ces traits généraux universellement admis, qui comportent une multitude d'exceptions.
  
Cependant, ces vastes synthèses imprécises dont est composée ce qu'on nomme la sagesse des nations, sont-elles de pures idoles verbales ? Ne correspondent-elles pas, au contraire, à une réalité ? Et cette réalité, si vague qu'elle soit, ne peut-on essayer de la définir, un peu comme on dessinerait à l'estompe le noyau d'une nébuleuse ?

Nombreux sont aujourd'hui les émigrés russes dans tous les grands centres de l'Occident et jusqu'en Amérique. Beaucoup, dans leur exode, se sont arrêtés à Paris. Ces hôtes nouveaux, il est de notre intérêt, je crois, de ne pas les ignorer. En outre, que se passe-t-il au juste, là-bas, à l'Est ? Du grand bouleversement accompli, la plupart des Français ne savent qu'une chose, c'est qu'il dure depuis sept ans. Le reste, pour eux, est une énigme. Peut-être, si l'on avait du caractère russe une connaissance plus intime, serait-on moins surpris, moins perplexe. Qu'est-ce donc que cette « âme slave », cette âme qu'on dit tantôt séduisante, et tantôt fallacieuse, où chez laquelle le don de plaire et l'aptitude à tromper ne seraient que les deux faces d'un seul et même tempérament?
  
L'auteur de ces lignes a passé quatre années consécutives en Russie avant la guerre. Il avait sa résidence habituelle à Moscou, mais il a fait de fréquents séjours à Saint-Pétersbourg, à Riazan. Il a visité Pétrosavodsk, Archangel, Viatka, Perm, Kazan. Nijni-Novgorod, Kiev, sans parler de ce qu'on nommait, à l'époque, les « villes de district » ; et il connaît aussi les villages perdus dans la campagne illimitée ; et il a vécu souvent des semaines au milieu des pèlerins, dans les grands monastères du pays : Troïtsa, Solovetski. Bien plus, il n'était point là-bas un simple voyageur, un passant ; il avait des attaches dans une famille « tout ce qu'il y a de plus russe ». Son jeune fils, qui a dans les veines du sang slave, est né sur les bords de l'Oka.

L'avertissement était utile. Si je n'étais qu'un français qui a lu Tolstoï et Dostoïevski, Tchékov et Bounine, mon cas serait celui de tout le monde. De l'âme slave, considérée à travers les livres, je pourrais, à mon tour, présenter une image ingénieuse, qui serait une pure construction de l'esprit. D'autres l'ont fait, avec un talent que je n'ai point. Mon dessein est tout différent. J'ai de la Russie une vue concrète, réelle ; c'est cette vue que j'offre au public.

Mais, d'abord, une distinction s'impose : outre les Russes, la grande famille slave comprend les Polonais et les Tchèques. Je laisse de côté ces deux groupes importants, non certes que je les dédaigne, mais parce que je n'ai sur eux, précisément, que des notions apprises ou livresques. D'ailleurs, l'expression « âme slave » n'a rien de scientifique : c'est un cliché commode. Le terme, dans son acception ordinaire, vise surtout les Russes, pour la simple raison, que ceux-ci, dans l'ensemble des Slaves, sont l'immense majorité.
  
*
* *

L'instinct le plus profond des Russes, peut-être, c'est l'instinct nomade. Nomade, le mot éveille l'idée de la caravane et du campement. Je ne prétends pas, pour cela, que le Russe d'aujourd'hui, ressemble au Berbère. Il ne voyage à dos de chameau, ni ne dort sous la tente. Mais chez le Juif aussi, l'instinct nomade reste fort, et le Juif circule en chemin de fer. Il y a les nomades primitifs, qui n'ont pas de maison, et il y a les autres, les évolués, qui, sous leur toit, gardent un vague désir d'être ailleurs, ou bien, en dehors de ce souhait latent, et alors même qu'ils ne changent pas de résidence, n'ont jamais le sentiment que leur habitation soit fixe. A cette seconde catégorie appartiennent les Juifs non assimilés, et, peut-on dire, tous les Russes.
  
C'est ce qui explique comment, dans leur dispersion, les émigrés venus de Russie ont presque toujours conservé une insouciance qui nous étonne. Evidemment, il faut, dans cette attitude, faire la part du fatalisme oriental, du fameux « nitchevo » — et souvent, aussi, la part du courage — mais il est certain que le Russe, en exil, est moins désemparé, moins désorbité que le Français ne le serait à sa place, bref, qu'il souffre moins que nous ne souffririons, Que dis-je ! au milieu des deuils et des ruines, les émigrés russes goûtent, peut-être, à leur insu, dans les incertitudes de leur sort, la satisfaction d'un besoin inhérent à leur nature, le plaisir amer de rassasier leur éternelle faim d'inquiétude. Que cet assouvissement soit lui-même pénible, qu'il s'accompagne d'angoisse et de désespoir, c'est sûr, mais la douleur qu'il comporte, si nuancée, si riche, est inséparable de ses délices.

S'il est un sentiment dont le Russe adore se griser, c'est celui de la nostalgie. Il fuit l'objet de son amour pour le bonheur de le regretter. Il aime mieux de loin que de près. Nombre de ceux qui ont aujourd'hui rompu avec leur patrie, dans le dessein d'échapper à leurs nouveaux maîtres, avaient l'habitude, autrefois, de venir à l'étranger. Quelques-uns même y séjournaient, non seulement pour jouir d'un climat plus doux et des agréments de la vie occidentale, mais pour combiner avec ces avantages celui, plus profond, plus artiste, plus pervers, si l'on veut, de bénir la Russie à distance.
  
Paradoxe ? Non. Tout l'art de Tourgueniev n'est que la culture, en serre chaude, de cette mélancolie. Et combien étaient-ils, dès avant la guerre, qui, se promenant en landau le long des corniches de la côte d'Azur, si l'un d'eux entonnait quelque chanson du Volga, laissaient couler leurs larmes ? Des aristocrates ceux-là, dira-t-on, et Tourgueniev, un barine, tous des cosmopolites, des figures du passé qui n'ont plus rien de commun avec la nouvelle Russie Oui, les anciens bannis, devenus les maîtres du jour, ont, il est vrai, rallié Moscou, mais combien sont-ils, parmi eux, qui, prisonniers à présent de leur propre police, voudraient bien pouvoir s'évader et revenir errer un peu sur les bords du Léman ou dans le quartier Montparnasse — afin d'y regretter la Russie. L'internationalisme théorique n'y peut rien, le Slave ne dépouille point son âme. Les Russes divisés ont beau se haïr, tous, bolcheviks ou anti-bolcheviks, révolutionnaires ou bourgeois, ils sont frères, en dépit du sang répandu. De même que chez le moujik et le seigneur, celui-ci fût-il un des hommes les plus raffinés de l'ancienne cour, on reconnaissait, à plus d'un trait, deux enfants d'une même mère.
 
Au reste, l'instinct nomade du Russe n'est pas, au fond de lui, une de ces survivances ataviques qu'on ne découvre que difficilement, à force de coups de sonde : pour l'observateur, en Russie, ce caractère est patent. J'ai vu bien des intérieurs russes, tous avaient, plus ou moins, l'aspect d'un campement. Et je ne parle pas seulement des intérieurs pauvres. Chez des gens aisés, voire riches, j'ai trouvé les mêmes signes : c'était, par exemple, à côté d'un salon, quelque pièce démeublée, ou bien, dans le meuble d'un appartement, je ne sais quoi de désordonné, de provisoire, ou encore une salle à manger où l'on couchait sur un divan, à moins que ce ne fût une chambre à coucher où traînait, sur un lit, quelque assiette. Tout était à l'opposé de l'idée d'installation. Notez que cet arrangement provisoire pouvait durer toute l'existence, comme il arrivait presque toujours, sans que cependant l'esprit en fût changé. On vivait là comme on aurait pu vivre ailleurs, parce qu'il fallait bien vivre quelque part. Je remarquais aussi que, dans des logements qui abritaient des familles nombreuses, les portes de communication entre les différentes pièces n'étaient point aussi rigoureusement closes qu'en France : même avant la Révolution, une chambre en Russie n'était guère un domaine fermé où l'individu se retire, où le titulaire a seul accès. Et cette impression de vie en commun était encore plus frappante dans les villas, l'été, à la campagne. Si sociable qu'il soit, un Français ne se détend, ne « se retrouve » que dans sa chambre, aux heures de solitude ; un Russe ne se sent à son aise, n'est vraiment lui-même, que dans la salle commune où chante le samovar. Certes, les bourgeois, en Russie, sous le régime bolchevik, ont pu souffrir du « communisme légal », lorsqu'il n'était, dans la pratique, qu'un moyen de les molester, mais le communisme en soi ne répugne point au Russe. Toutes les fois que la cohabitation avec des brutes ou des voyous fut imposée par malice à des gens de bonne éducation, cela dut être, sans doute, un supplice pour eux (un supplice moindre, cependant, que celui qu'endureraient des Français dans une situation pareille, car la fraternité, en Russie, n'est pas un vain mot); mais s'il était arrivé que les commissaires chargés d'appliquer la loi eussent entassé dans la même chambre étroite dix personnes instruites et bien élevées, elles auraient chaque nuit, au lieu de dormir, discuté de tout avec ivresse jusqu'à quatre heures du matin. Et, puisque j'ai, au début de cet article, parlé du « charme slave », voilà, je pense, une des raisons de cette séduction : porte ouverte, table ouverte, cela veut dire aussi ouverture de cœur, bon accueil à l'étranger, parce que le seuil de la maison ressemble au seuil de la tente, parce qu'il n'y a rien de tel que le nomade pour observer les lois de l'hospitalité. Une autre survivance de l'esprit de tribu, particulier au nomade, c'était, avant la révolution, dans les familles aisées, le grand nombre des familiers, des parasites, groupés sous le même toit : parents pauvres, vieilles filles, veuves, amis malchanceux, personnages bouffons, tous réunis comme des chats autour d'une écuelle. Soyez sûrs que les nouveaux-riches, à leur tour, là-bas, ont déjà leurs « clients ».
  
Mais l'appel du vaste horizon, le désir continuel de partir, ne croyez pas qu'ils soient, en Russie, une maladie d'intellectuels, un de ces désordres que, chez les nerveux, produit quelquefois la culture. Tolstoï sentant venir la mort, déserte sa famille et son toit, mais, dans cette évasion suprême, il ne se comporte point en créature d'exception. Son tourment, le moujik le connaît bien, il l'éprouve. Que de fois, lui aussi, dans son izba, écartant les rideaux de cotonnade rouge qui pendent devant l'étroite fenêtre, a-t-il regardé au dehors, vers le lointain sans borne. La Russie est si grande ! Est-il besoin, pour voyager, de s'en aller à l'étranger ? A quoi bon, même, prendre le chemin de fer ? Il suffit, en été, de prendre un bâton, et en route ! La plaine s'étend à l'infini. Le ciel bleuâtre a, dans le tableau, une importance extraordinaire, le sol n'étant plus qu'un immense plat sous une cloche de cristal démesurée. Rien qui puisse arrêter l'imagination dans les hasards de son flottement : tout se ressemble, tout se brouille, le brin d'herbe suit le brin d'herbe, et la forêt dans l'espace n'est qu'une touffe à peine plus haute. Ainsi le moujik, autrefois, seul ou par bandes, chaussé d'écorce ou pieds nus, s'en allait vers les lieux saints. Aujourd'hui, les couvents vénérés sont détruits, les reliques, vraies ou fausses, ont été dispersées, et il ne semble pas que le paysan se soit beaucoup ému de ces profanations. D'où vient donc cette indifférence ? Ne devons-nous pas penser que, pour le moujik, le principal attrait du pèlerinage, ce n'était point le but, mais le chemin ? Quoi qu'il en soit, il faudra bien que les hommes au pouvoir trouvent maintenant d'autres prétextes capables de contenter cet instinct de gyrovagues, si fréquent dans les âmes paysannes. Qu'inventeront-ils ? Je l'ignore. Ils n'en sont pas à une expérience près. Dans leur laboratoire, les générations sacrifiées ne comptent guère plus que des cobayes. Cependant, puisqu'ils se prétendent réalistes, que les nouveaux hôtes du Kremlin prennent note de ceci : le marxisme intégral et universel, c'est très beau, mais s'il est vrai que dans tous les domaines, en histoire et même en géologie, le changement soit la loi, il est de fait aussi qu'il y a dans un pays, dans une race, des choses qui échappent au rythme des révolutions politiques, des choses qui durent, ou, à tout le moins, qui ne se modifient que très lentement. On n'empêchera pas par décret qu'en Russie ne succède, chaque année, à la neige cette poussière d'ocre impalpable, dont le nuage, depuis la Chine, allonge ses franges sur les routes : la poussière d'Asie. On ne fera pas que toute âme slave ne tourbillonne avec cette cendre et n'aime chercher dans le vent une pâture à ses rêves.

Enfin, non moins formidable que l'hiver russe est cette autre réalité : l'ennui russe. Il n'y a que le Russe qui sache bâiller, (comme il n'y a que lui qui sache boire). Alors, venu du fond de l'être, sort de sa poitrine un soupir émouvant, inquiétant. On se dit : « Cet homme s'ennuie trop, il va sûrement commettre quelque excès. » Le paysan russe qui marche à côté de son traîneau, pousse, après avoir fait claquer son fouet, un gémissement lugubre, tel que je n'en ai jamais ouï de pareil en France. Il me souvient d'une rue en pente qui passait devant mes fenêtres, dans un faubourg de Moscou ; par-là montaient, en hiver, d'interminables files de traîneaux chargés de bois ; leur glissement dans la neige ne faisait aucun bruit, non plus que les pas des petits chevaux bourrus ; mais les rouliers qui menaient le convoi s'annonçaient de loin à mes oreilles par un concert d'imprécations funèbres. Je n'ai jamais pu entendre sans serrement de cœur, au crépuscule, cette longue plainte déchirante. On eût dit d'une procession de forçats grimpant la côte, ou plutôt d'un cortège de damnés, qu'auraient fouaillés, dans le vent, des démons invisibles.
 
Mais c'est dans les petites villes russes surtout que l'ennui est si absolu, si total, qu'il acquiert positivement le poids d'une fatalité monstrueuse. D'où vient ce poison subtil qui, à la saison des grands froids, rend les soirées si accablantes ? De la lourde atmosphère des poêles ? Ou bien, malgré le mastic qui bouche les interstices des doubles fenêtres, de la rue déserte et glacée ? On ne sait. Mais quand une fois on a respiré cette vapeur asphyxiante, on comprend, on excuse la paresse noire, l'ivrognerie, tous les vices cachés. Et comme, alors, elle devient explicable, cette impulsion que tous les Russes ont éprouvée — ou réfrénée — et qui les porte brusquement à sortir de chez eux, à rompre avec leurs habitudes, à franchir les frontières de leur pays — ou celles mêmes de la vie !

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Tendance à la fugue, inclination commune, en Russie, à toutes les classes : que de conséquences en découlent, attrayantes ou rebutantes, selon le tempérament de l'observateur ! Les bolcheviks ont instauré un « ordre nouveau », mais l'expression « ordre nouveau » n'est qu'une formule abstraite. Il y a quelque chose de plus réel, c'est le « désordre russe ». Cependant qu'on ne se méprenne pas ! Je ne fais point ici, même d'une façon détournée, le procès du communisme. La politique n'est en rien mon affaire. Le « désordre russe » dont je parle existait avant la révolution. Indépendant du régime auquel le pays est soumis, il est un des aspects de l'âme russe elle-même. Puisque l'idée de fixité, d'établissement, est en foncière opposition avec ce qu'il y a d'essentiel chez le Russe, comment celui-ci aurait-il ce respect des cadres qui est chez nous si frappant, même dans les périodes les plus troublées ? J'ai connu l'ordre prétendu de l'autocratie. Ce n'était qu'une façade derrière laquelle s'enchevêtraient une multitude de désordres : désordre des administrations, de l'armée, de l'Eglise, du monde universitaire, du monde des affaires, désordre de la vie russe tout entière. Existe-t-il maintenant, en Russie, et quelle que soit la valeur de cet ordre, un ordre enfin véritable ? J'en doute. On ne me fera point croire que les lois des soviets ne sont pas, à leur tour, transgressées de mille manières. Nous le savons, d'ailleurs. Bien des personnes traquées ont dû à cette indiscipline du corps social ou à cette négligence des agents de l'autorité d'avoir la vie sauve ? Le recours aux procédés de l'ancienne police, les répressions sanglantes, tant d'à-coups, tant d'exaspérations, dans l'exercice du pouvoir, tout cela ne prouve-t-il pas encore combien, en Russie, une règle, quelle qu'elle soit, a de peine à s'établir et à s'imposer ? Ce n'est pas par une simple fantaisie d'homme de lettres que Gorki compare Lénine à Pierre le Grand. Tous les deux, en effet, ont eu ceci de commun : le poing de fer, nécessaire pour maintenir, dans un équilibre apparent et dans un semblant d'unité, cet organisme immense de la Russie, qu'un principe de dissociation ne cesse de travailler intérieurement.
  
Ce même esprit de désorganisation, de dispersion constantes s'observe dans la famille. Ainsi se retrouve dans la cellule le mal qui ronge le corps entier. Évidemment, chez nous aussi la famille a perdu sa cohésion d'autrefois. Mais ces liens qui, en France même, se sont fort relâchés, il semble qu'en Russie ils n'existent pour ainsi dire pas du tout. Je sais bien qu'il en allait autrement jadis, et que dans l'antique famille russe, telle qu'un Ostrovski l'a peinte, l'autorité paternelle était volontiers despotique ; mais un certain despotisme était, peut-être, nécessaire, dans la famille comme dans l'Etat, pour qu'un peu d'ordre y fût sauvegardé. Là encore la tyrannie apparaît comme un barrage opposé à toutes les fuites, à toutes les désunions. Quoi qu'il en soit, dès avant le bolchevisme, la famille, en Russie, était en pleine décomposition. Non que la tendresse y manquât ; ce qui y faisait totalement défaut, c'était le sentiment de la hiérarchie, l'idée exacte des rapports de dépendance qui doivent — du moins selon la morale traditionnelle — attacher les enfants aux parents. L'irrespect de la jeunesse à l'égard des pères, des mères, et, d'une façon générale, de toutes les personnes d'âge, était inimaginable, ahurissant. Je ne connais pas de pays où gamins et gamines de quinze ans soient plus présomptueux, plus assurés de détenir entre leurs mains les promesses d'un avenir meilleur, ou plus enclins à détruire, avec un naïf mépris, tout ce qui fut avant eux. Certes, les théoriciens de la table rase n'ont pas dû avoir de peine à enrôler ces enfants. De même qu'ils n'ont fait qu'achever la dislocation de la famille.

A coup sûr, il y a du désordre en France et ailleurs, mais le désordre des pays d'ordre, même quand il est grave, n'a rien de commun avec le désordre organique, spécifique dont il est ici question. Tous les Russes de bonne foi, j'en suis certain, me comprendront. Lénine lui-même, en dépit de son extraordinaire volonté, portait en lui tous les signes de cette tendance au changement qui, dans le domaine du cœur, rend le Russe infidèle et, dans le domaine de l'esprit, le rend inconséquent. N'est-ce pas Lénine qui a dit qu'il ne considérait les hypothèses que comme des instruments de travail ? Combien d'hypothèses, dans un temps si court, a-t-il usées et rejetées ! Et cependant, c'était un doctrinaire, mais un doctrinaire russe, c'est-à-dire encore un nomade, sans principe fixe, allant de compromis en compromis, et, dans le moment même qu'il appliquait une théorie, sollicité déjà par quelque autre. Ah ! la caravane qui a suivi cet esprit instable est loin de Karl Marx, son point de départ ! Et comme le chef slave aux pommettes saillantes, aux regards aigus et mobiles, est différent de l'avocat d'Arras à l'œil froid, au corps tout d'une pièce. Celui-ci, du moins, ayant assis ses convictions sur le roc, s'y logeait comme dans une tour !
  
Mais si la variabilité se traduit, en politique, par la fureur de mettre à l'essai tous les systèmes, ce qui n'est pas sans risques, par contre, en littérature, en art, quel bénéfice les Russes n'ont-ils pas tiré de leur nature ondoyante ! Car notez que le mot « ondoyant » n'est pas synonyme de « superficiel ». Il signifie littéralement : « qui ondoie ». Il y a des eaux profondes, et l'âme slave ressemble à ces eaux-là. Certes, je n'irai pas jusqu'à soutenir que, pour l'écrivain, pour l'artiste, la discipline soit sans utilité. Les lettres françaises, les arts français, ne sont qu'un long témoignage, renouvelé de siècle en siècle, en faveur de la raison. Mais la logique n'est pas tout, l'intuition aussi est un instrument précieux. Il existe des genres littéraires, notamment, où le don divinatoire, même s'il est le fruit d'une sensibilité maladive, passe en vertu l'aptitude à construire. Les Russes sont des romanciers-nés. Ce qui les sert encore, ici, c'est je ne sais quelle impudeur dans l'aveu qui leur est particulière. Chez nous, la confidence est chose précautionneuse, la confession, chose secrète, rituelle. En Russie, la pratique de l'une et de l'autre est générale et publique. Chacun se raconte, s'accuse et se repent devant n'importe qui, n'importe où, en chemin de fer, au restaurant, à l'étuve. Le Russe met son orgueil, non pas à se grandir, mais à se rabaisser, car il montre ainsi qu'il connaît toutes les faiblesses de l'humanité, c'est elle qu'il plaint en sa personne. Et, de plus, pour lui, avouer ses torts équivaut à les effacer.

Poètes-nés, les Russes le sont également. Cet abandon, qui est le propre même du lyrisme, quelle source d'effusion n'est-il pas quand il se joint à une hyperesthésie de tout l'être, ainsi qu'il arrive fréquemment chez les Slaves. La poésie n'est point là-bas, comme en France, l'objet d'un culte privé auquel les masses sont indifférentes ; elle est universellement répandue. On représente toujours le moujik, en Occident, comme un cerveau obtus. Permettez-moi de sourire. Cet ignorant est d'abord très malin. Mais surtout, il est sensible, j'ose dire plus : artiste. Il bat sa femme comme plâtre, c'est entendu. Il est même, dit-on (Gorki l'affirme) devenu, en ces dernières années, très cruel. Alors, c'est qu'on l'a rendu tel, et que sa séculaire souffrance n'a guère été allégée. Mais n'importe ! son âme est ouverte à la poésie. Pour ceux qui ne s'en rapportent qu'aux textes, la magnificence du folklore, en Russie, est là pour le prouver. Et le moujik, en outre, est musicien. Tous les Slaves le sont. Comment la musique, l'art qui déchaîne les forces obscures, où la passion parle sans retenue, ne serait-il pas cher aux Russes ?

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Est-ce à dire qu'il n'y a, dans l'âme slave, rien de constant, si ce n'est son inconstance même, avec tout ce qui en découle ? Non, mais parmi les traits invariables, communs à tous les Russes, certains sont trop connus pour que j'y insiste : par exemple le goût sadique de la douleur, déformation, peut-être, du sentiment chrétien, et l'ivresse du sacrifice, la religion de la pitié. Il me souvient d'une jeune fille, belle, spirituelle, cultivée, raffinée, toutes les grâces, tous les dons. Elle marche environnée d'une cour. Des étudiants se tuent pour elle. Un jour, on apprend qu'elle est mariée. Avec qui ? Avec un bossu. Intelligent ? Non, stupide. Riche ? Non, sans un kopeck. Alors, pourquoi ? parce qu'il était le plus faible. Compassion ? Evidemment, mais orgueil aussi, orgueil forcené. Il fallait à cette jeune déesse quelqu'un à qui elle ne dût rien et qui lui fût redevable de tout. Elle a trouvé ce dégénéré : une aubaine ! Voilà qui est bien russe !
 
Un autre caractère permanent des Slaves, celui-ci généralement ignoré, c'est leur ardent patriotisme. Ah ! sans doute, cela peut surprendre. Il m'a fallu longtemps à moi-même pour m'en apercevoir, mais ce sentiment est d'autant plus profond qu'il est plus dissimulé. Bien avant que les bolcheviks n'eussent érigé le principe de la dictature prolétarienne en dogme international, il était de mode, en Russie, de railler notre « nationalisme ». En France, me disait-on, tout le monde est chauvin. La vérité, c'est que l'idée de patrie est, chez nous, attachée au sol, et c'est envers cette forme de patriotisme que le Russe n'a que moquerie. Le pays, là-bas, est si vaste, le cœur si éloigné des extrémités, que la nation n'a pas comme la nôtre, si j'ose dire, des frontières chatouilleuses. Il est de tradition qu'en Russie l'espace a toujours lassé l'invasion. Cependant, quand j'habitais Moscou, une particularité finit par me frapper, c'est le continuel emploi, l'abus de l'adjectif « russe », appliqué par tous à toutes choses : le printemps, l'hiver, le soleil, la glace, la beauté, la bonté, la gaîté, l'humour, etc., comme si chacun avait eu la conviction que les couleurs des saisons, les expressions des visages, les qualités et les défauts des hommes, tout avait, en Russie, on ne sait quoi de spécial, de mystérieux, d'absolument impénétrable pour l'étranger. Et je compris que l'apparente modestie du Russe, qu'il oppose si volontiers à notre vanité, cache un orgueil délirant. L'orgueil ! j'ai prononcé ce mot, déjà, plusieurs fois. C'est qu'il est une des clefs de l'âme slave, toujours méprisante, jusque dans le moment même où elle s'humilie. Le patriotisme russe est donc un orgueil national, quasi mystique, assez analogue à l'orgueil racial du Juif-errant. L'un et l'autre sont des fiertés de nomades qui se jugent incomparablement supérieurs à tous les peuples de la terre. Et d'ailleurs, par parenthèse, si le Russe est, en bien des points, l'antipode du Juif, souvent aussi, quoi qu'il dise et malgré qu'il en ait, il le rejoint : éloignement et rencontre expliquent bien des choses.
  
Du « charme slave » on aura, je l'espère, et chacun selon ses goûts, trouvé dans ce que j'ai dit une explication suffisante. Mais, puisque nous voici ramenés à la théorie du « nomadisme comme vers le centre de notre examen, je voudrais, en terminant, rattacher à ce même point de vue les raisons pour lesquelles l'âme « charmante » a pu être aussi, quelquefois, accusée de « duplicité ». Double, elle ? Non, c'est trop peu dire. Plutôt à triple, à quadruple fond, ou mieux encore, à fond mouvant, comme une baie peu sûre. Mais ne parlez pas de « fourberie ». Le mot « double » éveille l'idée de fausseté. De là vient la confusion. L'âme slave est la moins hypocrite qui soit. Elle est même terriblement sincère, puisqu'elle l'est à chaque instant, et qu'elle varie sans cesse. Nous non plus, nous n'échappons pas à la loi du changement, qui est celle de la vie, mais nous nous efforçons d'accorder nos opinions successives, de concilier nos sentiments d'aujourd'hui avec ceux d'hier. Nous cherchons des moyens termes, des compromis, qui nous permettent de composer de nous-mêmes, pour les autres et à nos propres yeux, une image qui se tienne. L'identité du moi, cette construction abstraite, n'existe point chez le Russe. Instable essentiellement, il accomplit en lui-même les plus aventureux voyages, et sa personnalité de la veille ressemble à ce qui reste de cendres refroidies, dans les lieux, à présent déserts, où le nomade, un soir, a campé.


NOTE :
(1) Écrit en 1925.


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