RAPHAËL,
Jacques (18..-18..)
: Le portier de
Paris (1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.III.2009) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome huitième, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832. Le
portier de Paris
par
Jacques Raphaël
~*~Ce serait avoir à peine entrevu l’une des opérations les plus vulgaires
auxquelles l’être qu’on nomme portier de Paris
daigne s’abaisser, que de s’imaginer que c’est tout simplement, et
suivant la signification exacte qu’un esprit logique peut déduire de ce
mot, un homme dont les fonctions se bornent à ouvrir et à fermer la
porte d’une maison à ceux qui entrent, ou qui sortent. On ne me
croirait pas si j’ajoutais, aujourd’hui que la manie dramatique s’est
emparée de toutes les facultés animales et intellectuelles du peuple le
moins dramatique qui ait jamais existé sur la terre, si j’ajoutais,
dis-je, que la vie du portier se compose d’une infinité de petits
drames dont l’enchaînement et la péripétie se renouvellent chaque jour,
à des intervalles périodiques et calculés aussi mathématiquement que
ceux qui séparent les divers étages de la maison dont mon héros est
constitué le gardien. Mais j’espère prouver aisément aux esprits les
moins crédules, si ce début, peut-être un peu trop pompeux, ne les a
pas effrayés, que je n’ai exagéré aucun des priviléges de cette race
moitié humaine et moitié canine, dont l’existence se consume sur les
marches d’un escalier, et dans l’espace de quelques centaines de pieds
cubes que l’on a assez justement appelé loge, ce qui est à
remarquer dans un siècle où l’on nomme jamais les choses par leur nom.
Le portier de Paris ouvre la porte ; c’est-à-dire qu’il se borne à tirer le cordon correspondant à sa loge, par un mouvement machinal, et qui finit par ne plus être qu’un épisode inaperçu au milieu des occupations multipliées entre lesquelles il partage ses mains, ses pieds et sa tête ; car le portier pense ; il pense beaucoup, et malheureusement même, il a la manie de penser trop souvent à ceux qui ne pensent point assez à lui. Aussi, quoique sa loge soit située à l’entrée de la maison, vous n’entendrez jamais dire qu’il ait arrêté un voleur. Jette-t-il le haro sur une personne suspecte ? il arrivera précisément qu’il se sera adressé à l’une de ces figures respectables qui portent empreint sur leur front le type d’honnête homme. Avez-vous des créanciers ? il ne manquera jamais de les laisser monter. Attendez-vous impatiemment la visite d’un ami que vous n’avez pas vu depuis long-temps ? il le prend pour votre créancier, et le congédie. C’est l’argus de la maison. Non-seulement il connaît vos amis intimes et vos maîtresses, mais sa perspicacité s’étend à tout ce qui vous concerne ; il sait vos habitudes, vos défauts, vos manies ; il pénètre dans les replis les plus secrets de votre vie privée ; et, si vous êtes garçon, si la fortune vous a réduit à ne pouvoir prendre un domestique à gages, force alors vous sera de recourir aux soins du portier qui, pour autant d’argent qu’on en donne à un bon serviteur en province, ne vous rendra pas la centième partie des services que l’autre vous aurait prodigués, et se chargera tout au plus d’acheter le lait et le pâté dont se compose l’humble menu de votre déjeuner quotidien. Quand vous avez une fois franchi le seuil de votre chambre, ne vous avisez pas de retourner sur vos pas, ou du moins imitez ces sages maris dont la semelle criarde trahit le retour dès le bas de l’escalier ; car, sans cette précaution que je ne puis trop recommander à tous ceux qui sont assez philosophes pour préférer le bonheur qui ignore au malheur qui sait, vous risquez de surprendre le nez de votre portier enfoncé dans le tas de papiers que vous avez négligemment abandonnés sur la tablette de votre bureau ; et, pour peu qu’une légère saillie lui ait fait flairer un tiroir entr’ouvert, il n’aura pas manqué de lire toutes vos lettres, de compter votre argent, et d’appliquer partout son regard et ses interprétations indiscrètes. Ce sont là des inconvénients auxquels il faut nous résigner tous tant que nous sommes ; et, pour peu que nous ayons une dose suffisante de philosophie, nous considérerons le portier sous un point de vue plus élevé, en lui attribuant quelques-uns des avantages d’une conscience sévère qui veille continuellement sur toutes nos actions et s’interpose entre nos vices et nos qualités pour faire prévaloir les unes aux dépens des autres. Le portier de Paris lit le premier les journaux des locataires. Oh ! avec quelle dextérité il enlève la bande protectrice pliée en sautoir, et parvient à déployer, sans la chiffonner, la feuille encore toute humide dont il déflore impunément les colonnes, tandis que, enfoncé dans vos draps, vous vous livrez aux charmes de ce sommeil du matin dont les songes légers bercent mollement votre imagination, ou que, peut-être, infortuné que vous êtes, tourmenté par une insomnie qui a brûlé votre sang, vous attendez avec impatience l’heure où le portier viendra allumer votre feu et ouvrir vos volets. Si, au moins, vous pouviez contempler, pour vous distraire, le tableau que présente sa loge, tableau vraiment digne de Rembrand ! A moitié couché sur son établi, dans le coin le plus obscur de la petite chambre enfumée, un petit homme coiffé d’un bonnet de coton épargné par la lessive, et le nez surchargé d’une énorme paire de lunettes, lit à-la-fois de la tête, des yeux et de la langue, avec cet air de bonhomie crédule qu’il a volé aux lecteurs du Constitutionnel ; et puis, de temps en temps, il relève son front comme quelqu’un qui cherche à se rendre compte d’un fait, et à fixer dans sa mémoire ces idées fugitives, ces longues colonnes de rêvasseries et de contes que, sous la forme de lettres écrites de Berlin ou de Vienne, nos dispensateurs de renommée politique jettent tous les matins à l’avidité toujours dupée et toujours confiante de leurs abonnés. Il y a surtout dans le journal deux articles qui excitent particulièrement son attention, et vers lesquels ses yeux se portent tout de suite avec un instinct admirable ; ce sont les extraits de la Gazette des Tribunaux, et les correspondances de Prusse, qui, depuis deux ans, nous annoncent incessamment que nous allons avoir la guerre ; car notre portier croit encore à la guerre, non par ardeur belliqueuse ; – en fait d’armes, le brave homme ne connaît guère que son aiguille qu’il pousse à droite et à gauche, suivant les exigences de la couture ou du rempli ; – mais il est dans sa nature d’avoir foi aux assertions de la Gazette, et s’il vient à lire qu’un mouvement de troupes s’effectue sur les frontières de la Russie, ou s’il apprend la nouvelle d’un changement de garnison entre un régiment du nord et un régiment de l’ouest, voilà un homme spontanément illuminé d’une inspiration fatidique ; il lève les yeux au plafond, ôte ses lunettes pour en essuyer les verres, et se dit gravement, avec un accent de conviction qui proteste hautement contre le scepticisme de notre siècle : Nous aurons la guerre ! Quant aux relations des tribunaux et cours d’assises, c’est là sa partie littéraire, son article variétés, son feuilleton, mille fois plus intéressant pour lui que ne peuvent l’être pour leurs lecteurs les feuilletons de Janin et de Loeve-Vemars ; et quand il arrive à cette quatrième page si attachante, il fait une pause, le brave homme ! comme un régiment qui s’arrête au pied de la redoute ; il se mouche, ranime la mèche de sa lampe, croise ses jambes plus soigneusement, et puis se jette tout entier, corps et âme, intelligence et matière, dans cet abîme mélodramatique d’infanticides, de viols et d’empoisonnements. Si, alors, on pouvait étudier silencieusement cette tête d’homme, ce serait merveille que de savoir comment une cervelle si compacte devient tout-à-coup souple et moelleuse ; comment cet homme pénètre à travers les replis de cette âme de criminel, avec une intuition plus profonde que celle d’un procureur du roi ; de quelle manière les plus petits incidents du procès se classent un à un dans cette mémoire si instantanément organisée qu’il les répétera le soir, sans se tromper d’un mot, d’une lettre, à l’estimable assemblée des cuisinières et des femmes de chambres qui s’assemblent, suivant l’habitude, dans la loge officielle de M. Laurent, depuis sept heures du soir jusqu’à dix. Car j’oubliais de dire que le portier de Paris s’appelle ordinairement M. Laurent, M. Denis, ou M. Gibou, ou de tout autre nom du même genre, sauf les cas d’exception. L’extrait de naissance du mien, bien et dûment légalisé à la mairie du Xe arrondissement, porte les nom et prénom de Jean Laurent. M. Jean Laurent tient donc assemblée ; et tout ce que l’hôtel compte de plus respectable dans les rangs de cette classe de gens à livrée et à tabliers de cuisine, vivant des débris de la table du riche, ne manque jamais de se rendre, au moins deux ou trois fois par semaine, à ce club politique, littéraire et épigrammatique. Le fauteuil appartient de droit au plus huppé de la compagnie ; le fauteuil en velours d’Utrecht jaune, avec ses clous dorés. Usé par la vétusté, il ne s’en harmonie que mieux avec les meubles qui l’entourent. Souvent c’est quelque gage abandonné entre les mains du portier par un pauvre diable de locataire qui ne pouvait payer son terme ; ou bien c’est une vieillerie inutile, délaissée dans un coin du grenier, lors d’un déménagement ; pauvre serviteur qui déparait le salon, et qui fait l’ornement de la loge. Au-dessus de la cheminée, pend un morceau de glace souvent accaparé par les jolies femmes de chambre ; dans l’angle de la fenêtre, s’élève un établi surmonté d’une double rangée de clefs et de bougeoirs. Une étroite couchette se cache au fond de la chambre, sous des rideaux jadis blancs, et, en face de la porte, dans son cadre doré, brille de tout l’éclat d’une parure de noce, et d’un épais vernis de graisse et de fumée, le portrait d’une jeune femme que les yeux de l’artiste le plus exercé auraient quelque peine à reconnaître pour celui de madame Laurent. Je ne parle pas de la peinture ; un portier n’est pas tenu d’avoir des Raphaëls dans sa loge. Toutefois, cette mauvaise toile enfumée n’est pas le meuble de la cassine qui me plaise le moins ; il est là comme le représentant unique d’un double amour : l’amour d’une femme, et celui des arts. Les arts pénètrent peu à peu dans le peuple ; d’abord, les estampes coloriées, les soldats à cheval, et les saintes Vierges avec leurs rayons jaunes ; puis, les Poniatowski et les Bonaparte coloriés ; sans oublier les complaintes favorites de Geneviève de Brabant et de la châsse de Saint-Hubert, avec la poésie au bas. Voilà pour les campagnes. Dans les villes, la civilisation fait un pas ; le pauvre ouvrier économise pour avoir le portrait de sa femme. Il achète quelques gravures dans les ventes, quelques cadres sur le quai, et cache, sous cette friperie de hasard, le papier sale et usé de sa petite chambre. N’ai-je pas trouvé dernièrement un Berwick chez ma blanchisseuse ! Montons encore, et dans son salon, l’épicier nous montrera de bonnes estampes. Je me suis demandé souvent pourquoi l’épicier et le tailleur, ces deux membres si estimables de la société, ces deux ornements si précieux de la corporation la plus pacifique qui existe au monde, affectionnent particulièrement les sujets de bataille et les tombeaux de Sainte-Hélène. Je m’occuperai une autre fois de résoudre cette question. A Paris, chaque maison est une petite ville ; chaque étage, un quartier. Toutes les classes de la société s’y résument à-la-fois ; l’aristocratie financière, au premier, sous la forme opaque d’un banquier ou d’un notaire ; au rez-de-chaussée, le petit commerce représenté par un coiffeur, ou une marchande de modes ; et sous les combles, le pauvre ouvrier, côte à côte, cloison à cloison, avec la livrée qu’il dédaigne, et qu’il ne fréquente guère... la livrée, classe à part, insolente et envieuse. Aux étages intermédiaires, se groupent assez confusément le rentier, l’employé, l’avocat, le médecin, l’homme de lettres, tous, aspirant à descendre vers l’atmosphère du premier étage. Eh bien, homme de lettres, médecin, avocat, employé, rentier, notaire, banquier, tous comparaissent à leur tour devant le respectable aréopage de la loge, pour y être jugés par lui. Là, les valets sont maîtres, et se vengent, chaque soir, sur leurs maîtres, de ne savoir être que valets. Là, personne n’est épargné sous la rude férule des commères ; leur logique serrée et venimeuse grimpe à la rampe de l’escalier, et se glisse sous toute porte entr’ouverte, pour révéler les secrets intimes du ménage. Les lettres y sont lues sans être décachetées ; les visites analysées. C’est un vrai sabbat de jacasseries, de médisances, de petites haines ; il faut voir l’importance de tous ces gens-là qui parlent mal de leurs maîtres, et copient leurs défauts. La suffisance des valets de chambre, la bouffissure des cochers, la coquetterie des soubrettes, sont presque toujours les fidèles miroirs des prétentions, des ridicules et des vices des étages supérieurs. Le cordon bleu élève la voix et toise du regard la petite chambrière du troisième ; celle-ci, qui est jolie, se redresse aux propos agaçants de monsieur le chasseur qui frise ses moustaches. Au milieu de ce conflit, le portier reste impassible. Il paraît ne rien voir, et rien ne lui échappe. Il parle peu, mais s’il parle, on se tait. C’est un oracle que le portier, un oracle en lunettes, et qui s’exprime très-souvent par l’organe de sa femme. Toute la sequelle des valets et des cuisinières les craint et les ménage. On se dit bien le soir, entre soi, et à l’abri des mansardes, qu’ils sont chipotiers et vaniteux, mais on n’oserait braver ouvertement leur pouvoir. On les caresse ; on les flatte, car on a besoin d’eux. Quand madame Laurent vient à la cuisine, on lui glisse en cachette une cuisse de volaille ; et le grand chasseur vole de l’eau-de-vie et du café pour M. Laurent. Celui-ci accepte sans scrupule, sans se permettre aucune réflexion, se reposant d’ailleurs sur cet axiome de jurisprudence, que la recherche de la paternité est interdite. Mais ce soir-là, on a soin de faire vibrer plusieurs fois aux oreilles de l’assemblée les noms de mademoiselle Rose et de M. Baptiste, accompagnés des épithètes les plus flatteuses. Les honneurs de la soirée sont pour eux ; on leur adresse la parole de préférence ; ils partagent le fauteuil de velours d’Utrecht ; c’est un avis au reste de la compagnie, une petite affiche instinctive, qui se lit tout couramment, comme si elle était imprimée sur papier rose : à bon entendeur, salut. Il y a un jour important dans chaque année de la vie du portier de Paris ; c’est le premier jour de l’an. Ce jour-là, le portier est sublime. Il s’est décrassé, et il a fait sa barbe dès le matin ; il a mis une chemise blanche, une cravate blanche, un gilet blanc ; il est coquet, gracieux, paré, essuyé, frotté, luisant, comme ne l’ont jamais été les marches de son escalier. Ce jour-là, il a du génie, tant il sait être, pendant vingt-quatre heures, humble, modeste, bavard, discret, complaisant, et cela toujours à propos. Ce jour-là, sa voix est douce comme celle d’un enfant ; son pas est léger, son abord respectueux ; ce jour-là, il ne lit pas les journaux, il les monte à chaque locataire, virginalement enveloppés de leur bande intacte ; il remet les lettres dès que le facteur les apporte ; il sourit à tout le monde, c’est-à-dire à tous ceux qui ont fait leur devoir. Malheur à qui ne l’a pas étrenné, ou a lésiné sur les étrennes ! Il est portier, il saura se venger. A combien de petites ruses sa haine ingénieuse n’aura-t-elle pas recours ? Les lettres égarées, ou remises trop tard, les cartes jetées au feu, les visites congédiées, la porte fermée à onze heures, les tas d’ordures oubliés à dessein sur le pallier ; les réclamations pour la lampe de l’escalier ; les méchants propos ; les cancans de la loge ; l’air maussade et revêche, et toute une série interminable de vexations et de tracasseries ! le pauvre locataire n’aura plus un seul instant de tranquillité ; on saura si bien le dégoûter de la maison qu’il faudra qu’il en déguerpisse, car sa vie deviendra un enfer. On cherchera à séduire ses domestiques, on épiera ses intrigues, et si par hasard la police envoie chercher quelques renseignements à la loge, on le désignera comme un carliste ou un républicain ; puis une expression vague, lancée avec adresse, laissera entendre que monsieur est affilié à une société secrète, et que madame reçoit souvent chez elle des femmes suspectes. Le portier a les défauts d’un valet, sans en avoir les qualités. Il a trop de maîtres dont il ne dépend pas immédiatement, pour s’attacher à eux, comme ces vieux serviteurs de bonne maison auxquels l’habitude fait illusion, et qui finissent par se croire de la famille ; excellents domestiques qui naissent et meurent dans le même hôtel où ils ont vu naître et mourir leurs maîtres ; hommes admirables, fidèles dans l’adversité, d’une probité à l’épreuve, et que le travail ne trouve jamais fatigués. Le portier, au contraire, accoutumé aux vicissitudes des déménagements trimestriels, accueille et voit partir ses locataires avec une égale insouciance. Que si par hasard il en regrette un, c’est l’argent qu’il pleure, et non la personne. Un autre lui succède, et le premier est aussitôt oublié ; il cherche à gagner ; y est-il parvenu ? il est content. Mais son coeur ne s’élève jamais jusqu’à la reconnaissance. Il pense que tout ce qu’on lui donne lui est dû. Il ôte sa casquette, tend la main, et enferme les écus dans son secrétaire, comme un percepteur empile dans sa caisse ceux des contribuables. Ordinairement il cumule. A son état de portier, il joint un autre métier. Il est tailleur ou bottier, c’est-à-dire qu’il raccommode les vieux habits, et ressemèle les vieilles bottes. Êtes-vous garçon ? gare à vos redingotes, si le portier est tailleur, et s’il brosse vos habits. Il n’y a pas de semaine qu’il ne découvre quelque déchirure, ou plusieurs points décousus. – « Ce n’est rien, dit-il, mais si monsieur porte son habit dans cet état-là, ce soir le trou sera grand comme la main. En cinq minutes, j’aurai raccommodé monsieur, et il n’y paraîtra plus. » Et ce sont autant de vingt sous qui, à chaque avarie, passent de la poche de l’habit dans celle du portier. Il possède admirablement ce qu’on peut appeler la science topographique de chaque appartement de la maison. On frappe, il ouvre. – Monsieur un tel ?... escalier à gauche... au second... la porte à droite... Et cela sans hésiter, sans quitter des yeux son ouvrage. Tout est classé, numéroté dans sa tête, avec un tiroir particulier pour chaque locataire. Il ne se trompe d’étiquette que lorsqu’il a réellement l’intention de le faire. Nos vaudevillistes prétendent que les portiers de Paris mettent leurs filles au Conservatoire. Je ne nie pas que cela se voie de temps en temps ; en effet, dans plus d’une loge de la Chaussée-d’Antin, j’ai remarqué un piano placé entre l’établi et la commode. Le père coud, la fille chante, et la mère écume le pot au feu. Paméla, l’intéressante artiste du rez-de-chaussée, est remarquable par sa taille moyenne, mais bien prise, par ses yeux noirs, sa robe très-courte, et sa jambe bien faite. Elle porte un canezou en été, et une pélerine de velours en hiver ; un petit chapeau de paille en toute saison, et des toques dans le mois d’août. Si vous la rencontrez dans la rue, elle aura un cabas au bras, et un rouleau de musique à la main. Elle trouve la soupe mauvaise, a les nerfs délicats, n’aime pas les pommes de terre, et rêve tous les jours qu’elle portera des cachemires et se fera traîner en équipage. Elle vit de petits gâteaux et de pains d’épice, méprise les épiciers et les pâtissiers, vit dans les nuages, et se dispute tous les jours avec son père à cause de l’odeur de sa pipe qu’elle ne peut souffrir. M. Laurent qui ne craint pas le grand chasseur, et se permet des plaisanteries sur le compte de mademoiselle Rose, tremble devant sa fille ; avec elle il n’ose jamais avoir raison, et s’il lui tient encore tête quelquefois, c’est pour sauver les apparences de l’autorité paternelle. Tous les jours, il cite l’éducation qu’il lui fait donner au Conservatoire, comme un bienfait de la révolution ; car il est libéral. S’il n’ose dire que M. de Robespierre fut un grand homme, c’est qu’il n’a pas des idées très nettes sur son compte ; mais il ne manque jamais de trouver l’occasion de rappeler qu’il a logé dans l’hôtel un ex-député de la Convention ; il se souvient en outre d’une actrice de l’Opéra qui habitait le premier étage, et qui avait une voiture. Aussi, le coeur lui bat-il lorsqu’il entend sa fille chanter. Si on parle devant lui des actrices, il dira nous. Le portier de Paris se permet Bobineau une fois l’an. Conséquent dans son système de libéralisme, il envoie son fils à l’école mutuelle, et professe un mépris profond pour la science des frères ignorantins. Il voudrait que son fils fût avocat, mais il n’ose encore exprimer cette pensée que sous une forme conditionnelle. Cela lui semble si beau d’être avocat comme M. Dupin, dont il a lu les plaidoyers dans la Gazette des Tribunaux ! Il donnerait tout,... son aiguille à coudre, sa vieille paire de lunettes, son fauteuil de velours, le portrait de sa femme, et sa femme avec le portrait, et encore ses étrennes de portier... tout, jusqu’à sa fille Paméla, l’artiste du Conservatoire, pour que son fils fût avocat comme M. Dupin. Mais hélas ! ce fils sur lequel reposeraient si complaisamment tant de douces espérances, n’est encore qu’un méchant gamin de Paris, qui fait l’école buissonnière, achète des pommes avec l’argent qu’on lui donne pour faire les commissions, porte des souliers éculés, et barbote du soir au matin dans les ruisseaux fangeux de Paris. Comme les génies profonds qui ne se développent que tard, le petit Laurent ne sait pas encore épeler les lettres de son alphabet. Il passe ses journées à jouer, et ses nuits à dormir ; déchire ses livres pour faire des boulettes, et de toute la science d’un avocat, ne possède encore que l’instinct du mensonge et l’esprit de contradiction. Il y a loin de là aux débuts du barreau. Aussi chaque séance de police correctionnelle qui se passe, à huis clos, dans un coin obscur de la loge, sur le derrière endurci du petit bonhomme, arrache-t-elle un gros soupir de la poitrine du brave Laurent, qui se dit tout bas : « Ça ne fera jamais qu’un mauvais gamin. » Et encore, si cet enfant rebelle montrait au moins quelques dispositions pour les arts ; si, au risque de faire crier le propriétaire, on le voyait, armé d’un charbon, crayonner sur les murs de l’hôtel un garde national du juste-milieu, ou une poire républicaine, le père se dirait : « Mon fils sera peintre. Il fera des coupoles comme M. Gros, et des entrées d’Henri IV comme M. Gérard. Il aura le grand prix, ira à Rome, exposera ses tableaux au salon, et gagnera la décoration. Oh ! quelle gloire d’avoir un fils décoré ! » Ça été le rêve de toute sa vie. Cet homme, qui n’a jamais tenu un fusil ni un crayon, dont la bravoure est encore un problème, et dont le génie n’en a jamais été un ; cet homme s’enthousiasme avec une facilité merveilleuse au récit d’une victoire, et devant le tableau d’une bataille ; il n’est jamais entré qu’une fois en sa vie au Musée, et il en est sorti avec un affreux mal de tête qu’il a attribué à l’admiration. Il dit qu’il faut avoir la tête forte pour comprendre les beaux-arts. Cependant je l’ai surpris parfois absorbé devant le portrait de madame Laurent, cherchant à pénétrer les mystères de la peinture, qui est pour lui une véritable apocalypse. Ces paroxismes sont rares, mais ils révèlent une tête organisée. Bientôt il rentre dans sa vie machinale, sans qu’il reste d’autre trace de ses écarts d’imagination qu’une reprise mal faite, ou un coup de ciseau donné maladroitement au travers d’une culotte. Immobile sur son établi, on dirait d’une statue de la vieille Égypte ; ses bras seulement sont en activité ; ils vont et viennent avec une précision mécanique. Alors, la matière neutralise en lui la partie intelligente : il cesse de penser, il coud ; il redevient portier. Quand je dis portier, entendons-nous ; car le portier de Paris a toujours la prétention d’être concierge, et les trois mots peints en noir, au-dessus de sa loge, en font foi. Il n’y a plus à présent de portier que dans les maisons de bas étage. Les hôtels bourgeois ennoblissent leurs gardiens du titre de concierge ; et il n’y a qu’un suisse qui ait le droit d’ouvrir la porte cochère de nos hôtels aristocratiques. Aussi un suisse du faubourg Saint-Germain est-il une façon de grand seigneur. Sa femme paie une bonne pour tenir son ménage et balayer la porte. Parlez-leur chapeau bas, si vous n’arrivez pas en équipage. Le portier de Paris a des moeurs ; mais sa morale est à la hauteur du siècle. Modèle de fidélité conjugale, il ne trouve pas mauvais que les autres aient des maîtresses. Sa conscience ne se cabre jamais devant la petite gratification pécuniaire que glisse dans sa main le jeune étourdi dont il favorise discrètement les amours. Grâce à de pareils égards, il laissera passer furtivement devant sa loge cette jeune dame qui tremble, tant elle est émue, en montant l’escalier ; il a reconnu au bruit de sa robe, cette aimable cousine, qui, le soir, vient distraire votre solitude, et partager le coin de votre feu. Aussi, arrive-t-il un ami, sans que vous l’ayez averti, il saura bien l’éconduire ; il comprend instinctivement que vous avez besoin d’être seul. Sans quitter sa loge, il sait ce qui se passe dans le petit appartement du troisième étage. Toutefois, ne craignez pas de jamais rencontrer dans ses yeux un regard malicieux ; cela est bon pour la province, où l’on se met aux fenêtres pour voir passer un homme à bonnes fortunes. Le portier, je vous l’ai dit, est à la hauteur de son siècle ; il ne sait jamais ce qui se passe chez vous, à moins qu’il n’ait à s’en plaindre. Payez-le, il sera muet. Payez-le, il veillera toute la nuit, s’il le faut, pour vous attendre ; payez-le, il saura vous soustraire aux recensements de la garde nationale et aux réquisitions du percepteur. Il tire de sa place le meilleur revenu possible ; il en suce toutes les veines ; il en exprime tout le jus ; c’est la sangsue domestique, comme le juste-milieu est la sangsue politique. J’ai considéré le portier sous sa triple face : chez lui, chez ses locataires, et dans son for intérieur, nous l’avons vu tour à tour homme, subalterne et père de famille ; toutefois, si j’ai passé rapidement sur sa vie politique ; c’est que le portier de Paris, quoique bon patriote, n’est ni électeur, ni juré, ni garde national. Il ferme sa porte, pendant les émeutes, et ne se bat pas. Il ne brise pas les mécaniques, n’insulte pas les gardes municipaux, balaie le devant de sa porte, et redoute la police sans l’aimer. Il lit les journaux, voilà tout ; cause amicalement avec le facteur et le porteur d’eau des nouvelles du jour, et se fait donner gratis, par les crieurs publics, les arrêts de la Cour d’Assises, imprimés sur papier gris, qui déclarent atteint et convaincu de la peine de mort un particulier très connu dans la capitale. J’ai parlé de son respect pour le barreau ; son goût instinctif pour les procès criminels en est une nouvelle preuve. Il n’aime pas les médecins, parce qu’ils rentrent tard, sortent de bonne heure, et se font souvent ouvrir la porte au milieu de la nuit. Les hommes de bureau lui plaisent davantage, car leur vie est plus réglée. En résumé, le portier de Paris est l’être important d’une maison. C’est le ministre du propriétaire ; l’intermédiaire entre ceux qui paient et celui qui reçoit. Il écoute les plaintes, et les transmet. Il est chargé aussi quelquefois, et par circonstance extraordinaire, d’être le juge de paix de la maison. Les vieilles voisines qui se disputent pour leurs chiens et leurs chats, portent souvent leurs affaires contentieuses devant son tribunal. Rien n’est plus curieux que ces sortes de procès, dont la Gazette des Tribunaux ne rend pas compte. Notre ami Charlet en a lithographié quelques scènes. Mais c’est assez parler du portier de Paris. Il est temps de quitter la loge. Tirez le cordon, s’il vous plaît ? JACQUES
RAPHAËL.
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