A FRED,
BARMAN DU CASINO,
QUI M'A EMPECHE DE MOURIR DE SOIF.
Deauville, mon cœur oublieux
Qui oublia tant de maîtresses
Pourquoi te revient-il sans cesse,
Mon pauvre cœur qui devient vieux ?
Est-ce pour ton bar ou tes jeux,
Pour mes souvenirs de jeunesse,
Pour des matins pleins de détresse
Ou des soirs que je crus heureux ?
Est-ce pour les femmes qu'on croise
Avec des paupières d'ardoise
Et des bouches en as de cœur ?
Ou bien pour les nuits désolées
Où je sens passer des bonheurs
Et des minutes envolées...
6 août 1927.
I
SITUATION GEOGRAPHIQUE DE DEAUVILLE. - DE LA SAISON. - DE
L'ARRIVEE A DEAUVILLE
D
EAUVILLE, comme son nom l’indique est une ville d'eaux. A la vérité,
on n'y boit guère, pendant la saison, que du champagne ou du cidre ; en
dehors de la saison, on n'y boit rien : il n'y a personne. D'ailleurs,
nulle source n'y coule, excepté la Touques, qui la sépare de Trouville,
sa rivale vaincue.
Comme eau, à Deauville, je n'en vois pas d'autre que la mer, qui, par
pudeur, se retire chaque année au-delà de toute espérance ; car la mer,
à Deauville, je vous le demande, à quoi cela sert-il ? Et, de plus, les
ouvrages de médecine déconseillent vivement aux gens civilisés de boire
de l'eau de mer sans se servir d'un alambic.
Donc, comme dans l'histoire sainte, la mer s'est retirée ; où ? Très
loin ; si loin que cela ne nous regarde plus ; pas plus que nous la
regardons, d'ailleurs. La mer s'est retirée, ce qui nous a valu une
plage : la plage fleurie.
La Plage Fleurie est, d'abord, un terme bien connu de publicité, et,
ensuite, une plage qui, à l'état normal, n'est pas fleurie du tout ; on
y apporte, le treize juillet exactement, des fleurs en caisses et en
pots, et en quantité considérable, que l'on répand dans des espaces
appelés jardins, à la manière des puzzles ou des mots croisés. Ces
fleurs se fanent sur place, malgré l'eau abondante qui tombe du ciel
sans discontinuer, et ne sont plus qu'un souvenir le dernier dimanche
d'août, jour fatidique où se clôt irrémédiablement la saison
deauvillaise.
Car Deauville a ses rites, plus que toute autre plage : elle est
asservie par le calendrier des courses, par la mode et par les «
baigneurs », pour employer un terme désuet qui est, en plus, un
non-sens. Deauville a beau ouvrir à Pâques et à la Pentecôte, durer
jusqu'à fin septembre et même, parfois, jusqu'en octobre, la foule suit
les fleurs, si j'ose dire, en arrivant la veille du quatorze juillet en
petit nombre, s'augmentant rapidement jusqu'au premier août pour
atteindre son maximum le quinze, et partant d'un seul coup le lendemain
du Grand Prix, comme si un Vésuve imaginaire devait anéantir sur
l'heure cette Pompéi moderne.
Géographiquement, Deauville est située sur la rive gauche de la
Touques, laquelle se jette dans la Manche, à l'ouest de l'estuaire de
la Seine ; ce qui fait que, lorsqu'on s'y trouve, on a, logiquement,
les « falaises » de Villers à sa gauche, Trouville et Honfleur à sa
droite, Le Havre au nord-est, et l'Angleterre en face. Cette situation
privilégiée nous explique pourquoi on y rencontre tant d'Anglais et
d'Américains (je devrais dire : Américaines, mais nous reviendrons
là-dessus plus tard).
Au sud de Deauville, qu'y a-t-il? Nul ne le sait : un désert de couleur
verte appelé Normandie, dernier marécage d'une époque disparue, dans
lequel personne n'ose s'aventurer, de peur d'y rencontrer des
plésiosaures ou autres animaux analogues.
Ce désert, on le traverse pourtant, lorsqu'on s'y rend de Paris, mais,
pour éviter tout danger, il a été conçu pour ce trajet des trains
rapides, et une route plus rapide encore. Le malheureux qui, sur cette
route, s'arrête brusquement en chemin, lorsque ses six ou ses quarante
chevaux prennent peur, en revient rarement.
Moi, quand je vais à Deauville — et j'y vais tous les ans depuis que
Deauville existe (j'entends : depuis 1912) — je prends le train ;
j'aime mieux ça. D'ailleurs je n'ai pas de voiture.
Donc, chère lectrice, supposons que nous partions pour Deauville
ensemble ; vous êtes charmante, bien entendu, mince, grande, et vous
seriez brune si vous aviez encore les cheveux longs. Je vous ai
rencontrée hier soir, c'est-à-dire ce matin, à trois heures ou quatre
heures, chez Florence ou à Casanova ; vous êtes probablement
Américaine, peut-être Française, qui sait ? Votre premier mari, le
vieux, est mort ; votre second mari, vous l'avez ruiné, puis vous avez
divorcé ; votre troisième mari est en Italie avec votre meilleure amie
; le monsieur d'avant-hier, vous l'avez oublié ; le gigolo d'hier dort
encore ; nous sommes le vingt-neuf juillet, je suis riche pour au moins
deux jours ; prenons un train bleu qui nous fera voir la vie en rose,
installons-nous dans des wagons Pullman (Poule-man, mot anglo-français
qui veut dire : femme, homme ; compartiment mixte), asseyons-nous
confortablement, dormons un peu, et arrivons trois heures après, avec
la volupté d'être ensemble sans se connaître, avec l'ivresse de la
nouveauté, à Deauville.
Vous avez un petit sac et j'en ai un un peu plus grand ; j'espère que
vous n'avez pas de petit chien ; vous avez une malle, moi aussi (elles
pourront toujours, en cas de malheur, rester en otage) ; vous avez
perdu votre bulletin de bagage. Non ! le voilà, il était sous la houppe
à poudre. Vous n'avez plus soif ? Vous n'avez rien oublié ? Laissez
tous ces journaux que vous n'avez pas lus, descendons sur ce quai
recouvert de porteurs, ne cherchons rien d'autre qu'un cocher de fiacre
(car ce sont seulement les gens de Trouville qui viennent attendre à la
gare ; et puis personne ne nous attend) ; montons dans cette Victoria
plus vieille que la ville qu'elle parcourt, cette superbe victoria à
baldaquin, housses de toile blanche à pompons et petit bouquet de
fleurs dans le derrière du cocher. « Prière de ne pas mettre ses pieds
sur le strapontin ». Mettons-les ! La vie est à nous ! Tournons
noblement sur la place de la gare, passons devant le garage, traversons
triomphalement le pont de la Touques, et, par la rue Désiré-le-Hoc,
allons déposer nos valises à l'hôtel où il n'y aura pas de chambres,
mais où nous coucherons tout de même, et, sous l'œil en jaquette de la
direction, je lirai par-dessus votre épaule ce que vous écrirez sur la
feuille d'arrivée, pour savoir enfin votre nom.
Il sera six heures trois quarts (si le train n'a pas eu de retard) ;
vous voudrez vous changer; je vous en empêcherai ; d'abord, vous
n'aurez pas encore votre malle ; le hall sera désert, coupé d'affiches
et de pantalons blancs ; nous sortirons par la porte sur la mer, comme
dans les « jeux rustiques et divins » ; nous longerons cette plage
longue et profonde gardée jalousement par les automobiles en station,
alignées le dos au tennis ; nous rencontrerons des personnes de
connaissance ; nous traverserons deux rues ; nous arriverons devant le
casino ; nous monterons religieusement les marches de la terrasse ;
nous nous retournerons pour admirer le coucher de soleil, s'il y en a
un ; on nous demandera notre entrée, et je répondrai d'un air déjà
lassé ce mot magique: « baccara ».
Il sera sept heures ; nous traverserons l'entrée, nos pas seront
étouffés par le tapis bleu pâle et blanc ; nous croiserons des jeunes
filles et des danseurs professionnels qui sortiront de la salle de thé
; il fera chaud ; je voudrai aller jouer à la boule, déjà ; vous m'en
empêcherez ; alors nous nous dirigerons vers une petite porte, nous
nous arrêterons devant un tribunal de ripolin blanc, derrière lequel
siègent trois juges qui nous délivreront, moyennant tous les
renseignements nécessaires, nos cartes d'entrée pour la salle de jeu ;
vous écrirez encore sur un petit papier ; là, on vous demandera votre
âge ; vous inscrirez vingt-six ans, comme tout le monde ; puis les
trois juges, une fois l'argent versé, salueront, et, reconnus une fois
de plus par le « physionomiste », nous pénétrerons, comme si nous en
étions sortis la veille, mais un peu émus tout de même, dans la salle
de baccara (mot que la plupart des gens s'obstinent à écrire avec un
t au bout, ce qui est parfaitement incorrect ; j'en profite ici pour
le dire).
II
LES ORIGINES DE DEAUVILLE. - DU DUC DE MORNY A CORNUCHÉ
O
N a dit que c'était Cornuché (Eugène) qui avait créé Deauville.
D'autres prétendent que c'est le duc de Morny. Il faudrait pourtant
s'entendre. Je vais donc essayer, malgré mes connaissances historiques
peu étendues, et en m'appuyant sur des documents irréfutables,
d'élucider cette importante question.
A la vérité, ce qui ne manquera pas de contenter tout le monde,
Deauville a été créé deux fois : une première fois en 1860, par Morny,
et une seconde fois en 1912, par Cornuché.
Comme chacun sait, c'est vers la fin du second Empire que fut lancée la
mode des plages. Avant même que l'impératrice Eugénie ne lançât
Biarritz, Trouville, vers 1859, était déjà devenue une plage à la mode.
Morny, ce grand homme d'Etat qui aimait tant le plaisir, ne manqua
naturellement pas de s'y rendre. On s'y entassait déjà. Les villas
avaient poussé en grand nombre avec une rapidité incroyable : tout
Paris se trouvait là, et cette « suprême élégance » était vite devenue
une cohue genre « bains de mer », dont Trouville ne s'est jamais
départie par la suite, même de nos jours.
« Ce désordre choqua Morny, né pour se plaire aux fêtes harmonieuses ;
il rêva d'une plage mieux comprise, mieux « commencée », où la bonne
société, où la somptueuse société du moins se retrouverait pour ainsi
dire chez elle. Pourquoi, dès lors, ne point la créer de toutes pièces,
cette plage ? » (Marcel Boulenger,
le duc de Morny.)
L'année suivante, c'était fait. Morny avait trouvé, de l'autre côté de
la Touques, « des dunes et des dunes, à perte de vue... Une chétive
poignée de chaumières (cent treize habitants), commandait à cet
Eldorado de sable : on appelait ça Deauville... »
Sur l'initiative de Morny, des travaux formidables furent entrepris :
on construisit une gare, un port, des villas, une terrasse le long de
la mer, on fit pousser des arbres ; un hôtel (qui existe encore, près
du port) fut édifié ; on prolongea le chemin de fer, on creusa des
canalisations, et « ceci s'accomplit en très peu d'années, on serait
tenté d'écrire en très peu de mois, tant les Parisiens furent
stupéfaits de voir, dès l'été de 1860, une délicieuse petite ville qui
les attendait, toute neuve, devant la mer charmante, et semblant s'être
épanouie en une nuit, parmi la verdure, comme au printemps les
marguerites dans un pré ».
Mais ce n'était pas tout. Morny, qui avait fait aménager l'hippodrome
de Longchamp sur lequel le premier Grand Prix de Paris se courut en
1863, créait dans le même temps le champ de courses de Deauville dont
l'inauguration eut lieu le 14 août 1864.
A partir de ce jour, Deauville était définitivement lancée et connut,
jusqu'à la chute de l'Empire, une vogue extraordinaire. La municipalité
de la ville avait fait édifier à Morny, sur la place qui porte encore
son nom, une statue qui fut renversée le 4 septembre, après Sedan.
C'est de ce jour que date la longue éclipse momentanée de Deauville.
En effet, Trouville, quoique abandonnée, ne cessait de s'agrandir ; les
hôtels se multipliaient ; les villas débordaient sur la plage,
serpentaient presque jusqu'à Honfleur, s'étageaient sur les coteaux qui
dominent la ville. Plus tard deux casinos naquirent, et, de 1880 à
1912, Deauville, malgré une quinzaine de villas, Deauville, qui
n'était, au fond, qu'un seul hôtel et un champ de courses, dut
s'incliner devant Trouville qui reprit le dessus.
Et c'est du plus haut de sa gloire, vers 1910, 11 et 12, que Trouville
devait retomber, car il arriva à Deauville, en 1910, un homme
extraordinaire : Eugène Cornuché, le régénérateur.
Cet homme se contenta tout d'abord de construire un casino et un hôtel
(le
Normandy) exactement à côté l'un de l'autre. (Le
Royal, achevé
seulement en 1913, n'ouvrit en réalité qu'en 1919.)
Que devinrent, alors, les innombrables palaces et les deux casinos de
Trouville, à côté du nouveau casino et du
Normandy ? Celui-ci,
construit en style normand, peint en marron et vert, bas et long, avec
ses fenêtres mansardées et fleuries, est délicieux à voir. Le casino,
discret, bas lui aussi et de style Trianon, avec son allure paisible
(oui, parfaitement!), est, je crois bien, le seul casino du monde qui
ne soit pas laid. Que dire de l'intérieur de ces deux établissements
sinon qu'à cette époque on n'avait rien vu de plus luxueux dans leur
simplicité, de plus moderne au point de vue confort, et de plus joli ?
J'ose d'ailleurs affirmer que, dans ce genre, cela n'a été dépassé
nulle part.
Mais la chose la plus étonnante du « règne de Cornuché » est la
conception nouvelle qu'il apporta de la ville... comment dire ?... «
balnéaire ». Kilométriquement parlant, il n'ajouta rien : Deauville est
aussi petite qu'autrefois, et c'est ce qui fait son charme ; mais il
rajeunit les rues, les maisons, les villas et les magasins, créa des
avenues nouvelles, fit aménager des tennis sur la plage, un golf, un
tir au pigeon, organisa des régates, des fêtes de toutes sortes ; il
fut le premier, enfin, à réglementer
simplement, dans un joli cadre,
le luxe et les besoins de la vie de plaisir moderne.
Du coup, Trouville s'effondra (en tant qu'élégance, bien entendu, mais
aussi pas mal entant qu'affluence). Quoi ? Habiter sur la rive droite
quand le champ de courses est sur la rive gauche de la Touques ?
Pourquoi ce trajet supplémentaire ? Prendre un fiacre pour aller de
l'hôtel au casino, quand, à Deauville, les deux se touchent, et que
l'on n'a que trois pas à faire pour aller perdre son argent ? Et puis,
quand on avait vu Deauville rentrer se coucher dans des hôtels
tarabiscotés, sans aucun des progrès pratiques, dans une chambre
horrible et vieillotte ? Evidemment, c'est cher : vingt-cinq francs une
chambre sur la mer, au
Normandy ; rien que la chambre, ma chère, les
repas sont en plus ! Mais, tout de même, ça vaut le coup ; et puis,
argument suprême, tout le monde y va...
Tout le monde... Pour sa première saison, Cornuché avait su
admirablement choisir son « monde » : ce qui se fait de mieux dans le
monde de la noce comme femmes très lancées (et il y en avait, avant la
guerre !), femmes du monde sortant beaucoup (pas dans le monde,
s'entend ; et il y en avait déjà !), jeunes gens à la mode, gros
banquiers, riches étrangères, peintres célèbres... Au fond, quoi qu'on
en dise, ce n'est pas
tellement changé...
Du premier coup, le retentissement financier fut considérable. D'accord
avec la Société d'Encouragement, on augmenta le nombre des réunions de
courses ; les « gens des villas », qui auraient pu s'effrayer de cet
envahissement, étaient au contraire enchantés de ne plus avoir à se
déranger pour aller se distraire ; la curiosité surtout l'emportait ;
une publicité habile inondait les murs de Paris ; une autre, non moins
habile et plus voyante, s'échelonnait le long de la route ; le premier
train vraiment rapide Paris-Deauville fut mis en service ; cette
publicité s'insinuait jusque dans un album de Sem qui s'appelait
Tangoville ; car Deauville nouvelle manière (je dis nouvelle manière
à cause de Morny) coïncida avec les premiers temps du tango. Dès fin
juillet, Deauville avait pris un aspect inaccoutumé pour les gens de
notre époque : on annonçait des concours de danses, d'élégance ;
l'ouverture du théâtre, avec une soirée de ballets russes et Nijinsky
et Karsavina dans le
Spectre de la rose ; Diaghileff était là, Sem
était là, Boldini, Fouquières et même Mathilde Sée ; toutes les femmes
étaient là : Chenal qui devait chanter, Emilienne d'Alençon, Forzanne
et son ombrelle célèbre ; les robes les plus extravagantes circulaient
dans la rue Gontaut-Biron; la Potinière ouvrit. Enfin, le casino,
encore que le restaurant des
Ambassadeurs fût à peine terminé, donna sa
première grande soirée de gala avec les ballets russes, la veille du
Grand Prix de Deauville, le 14 août 1912.
III
LA PREMIERE SAISON DE DEAUVILLE. - LES ALBUMS DE SEM.
LA première saison de Deauville... Je suis bien mal placé pour parler
de cette première saison... J'y étais, pourtant. Mais j'avais treize
ans...
A un âge où l'on commence à être sensible à la beauté des femmes,
comment ces femmes et la beauté de cet endroit n'auraient-elles pas
laissé une empreinte profonde sur mon esprit d'alors, friable comme une
pierre lithographique ? Je dis exprès « beauté » en parlant de
Deauville ; je sais qu'il y a des gens qui trouvent cet endroit laid ;
pourtant Deauville a une certaine beauté ; et moi, je trouve même
qu'elle a une beauté certaine...
« ... Et j'éprouverais même un plaisir délicat à ce qu'il y ait des
gens pour trouver cela ridicule... » (Jean de Tinan,
Penses-tu réussir
?)
Je placerai donc ce chapitre sous l'invocation des « femmes d'avant la
guerre ».
Femmes d'avant la guerre, que je vous ai peu connues, presque pas
possédées, mais admirées, aimées, adorées !... O vous qui me traitiez
en petit garçon que j'étais encore, pourquoi vos semblables ont-elles
tellement changé ? Parce qu'elles ont mon âge et que j'étais plus jeune
que vous ? A cause des cheveux ? A cause des robes ? Pourtant nul plus
que moi n'aime autant la mode actuelle. Alors ?... Alors, femmes
d'avant la guerre, vous étiez pour moi l'admiration, le flirt repoussé,
la tendresse encore maternelle et déjà amoureuse, l'inconnu à
connaître. Vous étiez mon avenir et la certitude d'un bonheur que je
croyais certain ; vous étiez le désir de toute mon enfance, le seuil de
ma jeunesse, l'espoir de ma vie... Vous étiez tout, vous étiez tout, et
puis... j'étais trop jeune...
Ah ! de 1912 à 1914, que j'en ai eu, des amours inavouées ! que je vous
ai convoité, petit parfum de la nuque sous un gros chignon, qui rendait
les chapeaux ovales ! Et que les veines bleues de vos mains, chaudes
sous des gants blancs, m'ont fait rêver dans les nuits tièdes de
Deauville, lourdes d'orage ou de timidité, ou bien crevées d'étoiles,
de projets et de désirs !...
Vous, en particulier, je vous revois encore... Vous étiez l'âme même de
votre époque... Il était sept heures du soir et vous aviez douze ans de
plus que moi. Vous étiez grande, plus grande que moi. C'était en 1913,
sur la terrasse du casino. Vous portiez un costume qui serait ridicule
aujourd'hui, bien entendu, mais que j'adorais entre tous et qui était
alors le comble de l'élégance : un tailleur bleu marine, court, ouvert
et arrondi sur un gilet de piqué blanc à grandes pointes, en bas, et à
grandes pointes, en haut, formant col; une jupe bleu-marine qui
dessinait les hanches et serrait les chevilles, longue et étroite en
bas, très étroite, mais s'ouvrant sur la jambe gauche, laissant voir
une immense bottine de daim blanc à bout verni lacée sur le côté ; vous
aviez un chapeau, petit, posé en avant, sur vos sourcils, laissant voir
un gros chignon blond ; et de ce chapeau tombait sur vos paupières bleu
clair, comme un regard supplémentaire, une petite voilette bleu-marine
elle aussi, qui envoyait au loin, en le distillant, votre regard
pâle... J'étais en cette minute d'une timidité délicieuse que j'ai bien
rarement retrouvée... Je m'imaginais que je n'osais rien vous dire, et,
en réalité, je n'avais rien à vous dire. Mon désir était plus fort que
les mots que je ne savais pas encore prononcer. Il se dégageait de moi
et de cette atmosphère comme une force de la nature, comme quelque
chose d'inévitable, la lumière ou le vent... Vous fûtes ma première
grande émotion, peut-être la seule... C'est à Deauville que je la
dois... Et puis vous êtes rentrée dans la salle de jeu, en me laissant
au vestiaire avec votre ombrelle et votre parfum.
Mon vieil ami Bernard de Geonssac, qui est un peu plus jeune que moi,
et qui fait quelquefois des vers, avait fait jadis, sur les femmes
d'avant la guerre, ce petit sonnet ; permettez-moi de le transcrire :
Mes maîtresses d'avant la guerre
Avaient des robes à volants
Et des sourires éclatants
Autour desquels tournait la terre ;
Elles avaient trente-cinq ans,
Des yeux doux remplis de lumière,
Une ligne onduleuse et fière
Et des bottines de daim blanc ;
Leurs épaules enchanteresses
Offraient leur plage de tendresse
A ma jeune timidité ;
Qu’ont-elles fait de leurs promesses,
Elles que j’aime regretter ?...
Elles en ont fait ma tristesse...
*
* *
Je sens que je vais bientôt passer pour un vieux raseur dans le genre
du général Clapier, qui trouve que tout était mieux autrefois ; mais,
est-ce parce que c'était la première saison, ou la première à laquelle
j'assistais, était-ce mon âge, ou les femmes, ou les circonstances ?
toujours est-il que je garde de cette première saison de Deauville un
souvenir confus, certes, mais impérissable.
Tout ça, ce sont des premiers souvenirs...
Des souvenirs plus durables sont ceux que nous a laissés Sem, le
Saint-Simon des temps modernes. (Excusez-moi de citer tout le temps des
noms, mais Deauville est une plage qui vit plus par ses personnages que
par son paysage.)
De 1912 à la guerre, ses trois albums, parus coup sur coup :
Tangoville,
Sem à la mer,
le Vrai et le Faux chic, consacrés
presque exclusivement à Deauville, donnent, plus qu'aucun écrit ou
qu'aucune photographie, une idée de ce que fut la vie mondaine, la mode
et l'âme de ce temps.
Si Helleu fut le dessinateur du visage féminin, si Boldini fut le
peintre du corps et du chic de la femme, Sem fut (et est toujours) —
toute « caricature » mise à part — le reflet de ce que les gens n'osent
ou ne savent pas voir, et, plus qu'aucun récit, plus qu'aucun
chroniqueur, le miroir du Deauville d'alors.
Car ces albums (ces trois-là et le dernier en particulier) sont plus
qu'un sujet d'amusant divertissement ; la cruauté elle-même en
disparaît pour faire place à la vérité. Que Mme Forzanne me pardonne :
mais qui, ou quoi, mieux que les caricatures que Sem a publiées d'elle
dans
le Vrai et le Faux chic, pourrait donner une idée de ce que fut,
avant la guerre, une femme vraiment élégante et vraiment jolie ? Ce ne
sont pas les affreuses photographies de
Femina, je suppose, ou même
les comptes rendus de M. Michel Georges-Michel.
Eh bien, cette idée-là s'impose, impérieuse, émouvante même, et vous
grave profondément dans votre être la parfaite et magnifique folie
d'avant-guerre, cette folie si bien ordonnée et qui semblait si
ridicule. Deauville avant la guerre, sans ces trois albums de Sem,
qu'en saurions-nous ? Des racontars de vieux cercleux, des idées
faussées par l'extrême jeunesse, comme les miennes, des articles
insipides ou déformés par leur nouveauté d'alors ?... Des photographies
? Des faits ? Des chiffres ? Des résultats des courses ? Des potins
oubliés ou exagérés par les intéressés ?...
Heureusement, les faits, et dans toute leur ampleur, dans toute leur
exactitude et toute leur netteté, sont là : trois cartons, déjà jaunis,
aux faveurs vertes déjà passées... Que vous soyez trop jeune ou très
vieux, que vous n'y connaissiez personne ou que vous y reconnaissiez
tout le monde, l'atmosphère intégrale des débuts de Deauville (et même
de la vie de Paris) est entre vos mains. Humez-en la saveur, non point
déjà vieillotte, mais forte, pas démodée et jamais vieillie, et
estimez-vous heureux qu'un homme, à l'heure actuelle, ait su mettre
tout dans si peu de chose, sous la modestie d'un cartonnage blanc où
son nom minuscule flamboie d'un or discret dans un cercle noir, comme
un soleil éteint.
IV
DEAUVILLE IMMEDIATEMENT AVANT ET IMMEDIATEMENT APRÈS LA GUERRE
31 juillet 1914.
D
ANS le bar du
Royal, qui a ouvert quinze jours plus tôt ; sept
heures du soir ; le barman pense à autre chose ; il n'y a que deux
clients : une femme, qui cache mal son émotion ; un homme — un enfant —
mince, élégant et beau ; le dernier soleil pacifique descend dans la
mer lointaine ; le rouleau de papier de l’
Agence Havas pend, plus
long que d'habitude : c'est que, alternant avec le résultat des
courses, il y a des nouvelles, brèves, rapprochées et déjà terribles.
Si l'on avait le temps de se souvenir, on se rappellerait qu'à peine
deux mois plus tôt,
Alerte VI a gagné le prix de Diane...
Alerte
VI, nom prédestiné, présage... Cet après-midi, il y a eu des courses
au Tremblay. Demain, il y aura la guerre.
... Et la femme songe, se raccrochant à tous les espoirs. Le soir
descend. Elle ramasse la feuille de papier de l’
Havas qui ondule à
ses pieds ; après les partants de la sixième course, il y a un
ultimatum ; après les résultats du mutuel, il y a une mobilisation...
et cependant, il est toujours là, toujours jeune, toujours beau, encore
vivant...
Lui, c'est Alec Carter, le plus prodigieux et le plus élégant des
jockeys d'avant-guerre, qui, cette année encore, venait de gagner le
Grand Steeple avec
Lord Loris, à M. James Hennessy, qui le lui donna
comme cheval d'armes et sur lequel il se fit tuer, trois semaines
après...
Elle, c'est une femme qui l'a beaucoup aimé...
... Il fait tout à fait nuit... Alec Carter va partir se mettre en
uniforme... Le surlendemain, le
Royal sera transformé en hôpital...
Si je rapporte cette anecdote, ce n'est pas tant pour rapprocher les
mots : guerre et Deauville, mots si dissemblables, c'est plutôt pour
mieux faire ressentir la « coupure » qui eut lieu entre ce jour-là et
l'époque que nous vivons (je me place toujours du point de vue :
Deauville) et qui ne se fit sentir que bien longtemps après.
Cette saison-là, qui se préparait, s'annonçait comme la plus
sensationnelle et la plus extravagante. Les gens qui s'y trouvaient
déjà (qui ne lisaient jamais un journal) tombèrent des nues le jour de
la mobilisation ; le seul événement passionnant de la semaine (en
dehors de l'ouverture des courses et des fêtes projetées) était le
procès Caillaux ; on s'occupait bien peu de la Serbie, à Deauville...
*
* *
Revenons, quelques années plus tard, dans ce bar du
Royal : le bar
est devenu une pharmacie, Deauville, un hôpital anglais, et même un
camp de prisonniers : des Allemands célèbres, qui, quelques années plus
tôt, arpentaient fièrement la rue Gontaut-Biron, la balayent
aujourd'hui sous la garde de soldats écossais...
Et, dans tout cela, que font les civils ?... Mon Dieu, les civils
tiennent, comme dit Abel Faivre. Les villas, peu à peu, se peuplent
timidement ; les « jeunes filles » de quinze ans sont les maîtresses
incontestées de la place et la sillonnent en tous sens à bicyclette.
Vers 1917, des gramophones clandestins, étouffés de serviettes-éponges,
se mettent en mouvement, la nuit venue et les volets clos. Eh quoi ? on
danse, à Deauville, pendant la guerre, en pleine guerre ?... Mais non,
on ne danse pas, pourquoi voulez-vous qu'on danse ?... Danser quoi,
d'abord ?... Deauville est trop près du front... un sous-marin allemand
n'a-t-il pas été aperçu, ce matin, devant le Havre ?... Alors ?... Ces
gramophones sont faits pour distraire les blessés ?... On en joue par
veulerie, par ennui, par habitude, par intoxication, ou par crânerie
?...
Toujours est-il que ce « genre de vie » jugé déplacé en 1917, fut tout
à fait de mode en 1918, et que Deauville eut, cette année-là, une
saison qui, le jeu en moins, fut une saison magnifique.
« On était si près de la fin ! » dit-on plus tard. Oui ; mais, à ce
moment-là, on ne le savait pas...
Ce qui explique qu'en 1919, les personnes qui se précipitèrent sur
Deauville comme la misère sur le monde furent les nouveaux riches qui
avaient enfin conquis cette terre promise, tandis que les autres, «
ceux d'avant », rentrèrent, contents tout de même, mais dédaigneusement
dans ce paradis momentanément perdu et qu'ils considéraient qu'on leur
restituait légalement.
1919, cela se conçoit aisément, fut une saison bizarre ; rien d'autre
n'existait que le jeu, qui fut infernal, et même proportionnellement,
supérieur au jeu actuel. Ce fut l'année des météores. Des gens
extravagants, forcément inconnus et encore plus vite oubliés,
risquaient des sommes fantastiques auprès desquelles les grosses
fortunes de France qui avaient échappé à la débâcle n'existaient pas.
Ce qu'il y a de curieux, c'est que, cette année-là, les pontes les plus
sérieux étaient inconnus, certes, mais français. Les étrangers ne
vinrent qu'après, et se firent rapidement connaître par la suite.
Il fallait parer à une telle débauche d'argent ; la vie était plus
chère : Cornuché augmenta tout, les maximums comme les minimums ; on ne
pouvait plus jouer moins d'un louis et on en arrivait à faire des banco
de vingt mille francs ; c'était de la folie furieuse ; comment appeler
cela aujourd'hui ?...
Les personnes qui retournaient à Deauville, alors, étaient jugées
sévèrement et taxées de snobisme ; les chambres du
Normandy étaient
montées à soixante francs ; « cela ne durera pas », disaient-ils, pour
s'excuser ; cela ne dura pas, en effet.
Et puis, tout se tassa... Tout se tasse toujours... Les championnats de
tennis reprirent, le Grand Prix de Deauville fut porté à cent mille
francs (il faut bien... les temps sont durs...) le tir aux pigeons
rouvrit ; on lança des merveilleuses culottes pour jouer au golf ; les
jupes se rétrécirent et se raccourcirent; le Tattersaal et Chéri
reprirent leurs ventes de yearlings ;
Ksar fut acheté 151.000 francs
par M. Edmond Blanc. Allons ! Il y a encore de l'argent, en France...
... Je m'aperçois que je viens d'écrire le mot « franc » un nombre
respectable de fois ; hélas, c'est que, dès cette année-là, c'est le
règne de l'argent qui commence. On n'en parlait jamais avant la
guerre... Et l'argent, à Deauville, est à l'honneur — ou au déshonneur
— plus que partout ailleurs ; rien n'existe plus que l'argent : les
femmes, les robes, l'allure, l'élégance, tout cela n'est plus rien ; il
faut de l'argent, n'importe comment, ou il faut avoir l'air d'en avoir.
Mais, dans toute cette folie d'argent, qu'est devenue la gaîté ? Que se
passe-t-il aux
Ambassadeurs, restaurant fameux avant la guerre, et
qui vient de rouvrir ? Que voit-on chez
Ciro's ?... Rien que des
figures mornes de joueurs qui ont perdu, ou les faces impénétrables de
ceux qui ont gagné. Les femmes, femmes légitimes et communes des gros
gagnants de l'époque, ou petites poules s'essayant timidement dans un
monde nouveau, n'ont ni le ton, ni l'allure qu'un semblable cadre
exige. Que sont donc devenues « les femmes d'avant la guerre » ? Il n'y
en a plus. Les femmes dignes de ce nom ont été balayées moralement
comme les hommes l'ont été physiquement ; quelques-unes ont persisté,
vieillies par l'inquiétude et la nécessité, et déjà démodées ; et je
repense au mot d'un homme de trente-cinq ans, trente-cinq ans
d'aujourd'hui, un homme de cette génération sacrifiée qui avait à peine
vingt ans en 1914, un mot qu'il dit un soir dans un bal « demi-mondain
» en regardant ses anciennes amies, ou plutôt ce qui en restait :
— C'est à croire que ce sont les femmes qui ont fait la guerre...
V
LES COURSES
L
ES courses, à Deauville, ont cet avantage sur les autres qu'elles
commencent tard ; il n'y en a que cinq au lieu de six ; il n'y a pas
trop de monde ; c'est un des seuls champs de courses où l'on peut
s'asseoir, chose inappréciable ; enfin, à droite du pesage, il y a un
pré avec des vaches : ça fait normand.
Il n'y a qu'une seule tribune ; mais elle est grande, longue, haute et
fleurie (naturellement). Dans cette tribune, il y a des loges, qu'on
loue pour la saison. Sur le toit il y a des petits drapeaux jaunes et
rouges aux couleurs de la société d'encouragement ; les loges, ça fait
courses de taureaux ; les drapeaux, cela fait espagnol ; mais le tout
fait tout de même « champ de courses ».
L'hippodrome de Deauville, comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le
dire, date de 1864. Il continue à se porter fort bien, avec sa ligne
droite de 1.600 mètres, sa piste ronde genre Chantilly, et sa ligne
d'arrivée d'une largeur aimable. Au milieu de cette ligne d'arrivée, il
y a aussi un poteau, qui ne se trouve jamais à l'endroit où il devrait
être.
Malgré cette anomalie (commune d'ailleurs à tous les champs de
courses), les chevaux se pressent en grand nombre aux alentours dudit
poteau, à des intervalles variables et plus ou moins rapprochés selon
votre degré d'optique ou d'émotivité.
Jusqu'en 1921 inclusivement, le Grand Prix de Deauville se courut le
quinze août. La saison était alors prolongée par de vaines réunions
d'obstacles qui ont disparu par la suite, probablement par haine de la
difficulté.
Depuis 1922, le Grand Prix se court le dernier dimanche d'août, le
dernier jour des courses. Il paraît que c'est pour finir en beauté ;
tout cela, bien entendu, est relatif.
Mais ce qui fait, sans contredit, le charme de cet endroit, ce sont les
courses de chevaux de deux ans. Elles se courent en ligne droite, ce
qui fait qu'on n'en voit que la moitié, et se terminent généralement
par des surprises éclatantes, ce qui ne saurait manquer de plaire aux
personnes, dont je suis, qui goûtent l'imprévu.
Quoi qu'il en soit, j'adore ce champ de courses. Bien qu' « en dehors »
de Deauville, il est à cinq minutes à pied du
Normandy ; on s'y rend
par une longue et large avenue fleurie (bien sûr !) ; le pesage est
sympathique ; il y a des fleurs, des pelouses avec de charmants petits
fauteuils disposés en rond sous des peupliers. Quand il fait beau, il y
règne un calme délicieux ; le buffet (quelle chose admirable, sublime,
indispensable que ce buffet !) y est frais, sombre et vaste, et se
trouve juste en face du poteau d'arrivée, ce qui fait que l'on a à
peine à se déranger pour aller voir les courses.
Les jours de grandes épreuves, et les dimanches, évidemment, il y a un
peu trop de monde ; Deauville est si près de Paris ! (Vous ne saviez
pas ? 199 kilomètres, route autodrome, three expresses and one Pullmann
daily.) Les gens vont aux courses de Deauville comme ils iraient à
Maisons ou à Chantilly ; mais les réunions de semaine ! Ah ! c'est au
cours de ces réunions de semaine que j'ai goûté le plus fortement la
douceur de vivre et la vanité des espérances...
*
* *
Quand les courses sont finies, on va généralement aux ventes de
yearlings.
Les yearlings sont des chevaux d'un an, ou plus exactement d'environ un
an et demi, provenant d'élevages divers. Ils passent en vente chez
Chéri ou au Tattersaal, après chaque réunion de courses.
Quand on va chez Chéri, qui se trouve « jouxte l'hippodrome », on s'y
rend à pied en traversant les écuries devant lesquelles les chevaux qui
viennent de courir sont lavés ou prennent des bains de sable. Chéri est
un des seuls endroits de Deauville où l'on ne vous fait pas payer
d'entrée ; on vous donne même gracieusement des petits programmes où
est expliquée tout au long l'origine de chaque cheval.
Il y a des gens qui vont chez Chéri pour acheter des chevaux ;
d'autres, comme moi, y vont simplement pour regarder, prendre l'air ou
passer le temps.
Au milieu d'un cercle de peupliers très rapprochés et très hauts, et
dont la cime se balance au gré des vents avec un bruissement agréable
et frais, se trouve un petit rond d'herbe bordé de fleurs, réservé aux
chevaux, entouré d'un passage rempli de chaises et de fauteuils,
réservé aux humains. Sur les chaises, s'asseyent les acheteurs modestes
ou les simples spectateurs ; les fauteuils, placés tous ensemble à
droite et à gauche de l'estrade du commissaire-priseur, sont réservés
aux connaisseurs, aux gens graves et puissamment riches, qui, d'un air
désabusé, tels M. Martinez de Hoz, Sir Mortemer Davis, M. Jacques
Wittouck ou M. Edmond Barrachin, ponctuent d'un signe de tête les
chiffres vertigineux annoncés par l'aboyeur, en ayant l'air de
considérablement s'ennuyer.
Un conseil, entre parenthèses, au cas où vous vous tiendriez debout
derrière l'un de ces importants personnages, ce qui peut arriver assez
souvent : ne parlez pas, ne vous mouchez pas, ne souriez pas, ne faites
aucun geste, ne dites bonjour de loin à personne ; le moindre de vos
jeux de physionomie peut être interprété par l'aboyeur comme une
surenchère, et vous risquez de vous voir adjuger malgré vous un petit
cheval pour un demi-million.
Moi, je reste au bar, c'est plus sûr. Pourvu que les courses m'aient
laissé un louis pour payer mon whisky, c'est tout ce qu'il me faut. Je
regarde entrer dans le ring ces ravissantes petites bêtes que je
reverrai certainement plus tard et j'écoute avec sérénité les centaines
de mille francs traverser l'atmosphère paisible, renvoyées d'un
peuplier à l'autre comme des balles de tennis. Il y a évidemment des
chevaux qui se vendent moins cher, déshérités d'élevages inconnus,
pauvres rejetons de parents modestes, et qui viennent les jours de
petites ventes se donner pour presque rien. La plupart du temps, ce
sont ceux-là qui gagneront de grandes épreuves, bien que
Ksar et
Mon
Talisman nous aient déjà prouvé le contraire.
Pendant ce temps, d'autres sont au golf, ou au polo, qui est situé dans
le champ de courses même, entre deux pistes. Excusez-moi si je ne vous
parle d'aucun de ces deux endroits, mais les terrains de golf et de
polo se ressemblent un peu partout. Excusez-moi aussi si je ne vous ai
pas encore parlé de la Potinière ; mais la Potinière (qui est un bar
avec une terrasse, tout simplement), cela se passe le matin ; et, vous
comprenez, le matin, à Deauville...
Après la vente, s'il fait beau, je vais généralement sur la plage. Ce
n'est pas l'heure, me direz-vous. Eh ! non, ce n'est pas l'heure, en
tout cas pas l'heure élégante ; l'heure élégante, c'est encore le
matin, et le matin et moi, ça fait deux ; mais c'est une heure où
j'adore aller sur la plage. Je m'en vais à pied entre les derrières
étiquetés des voitures et les tennis qui sont tous occupés par leurs
jeunes gens blancs qui ont l'air d'être en cage. J'arrive sur les
planches. Si la marée est haute, il y a encore pas mal de gens qui se
baignent ; en tout cas, à droite, le bar des bains est plein ; à la
terrasse, des hommes et des femmes boivent des verres, en maillot
blanc, culotte noire, avec à côté d'eux des petits sacs en caoutchouc
pour les boîtes à poudre et les étuis à cigarettes ; moi, je vais au
bar de gauche, qui est moins élégant, mais que je préfère ; alors je
reste là, longtemps, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus personne et que le
soleil soit entré dans l'eau ; j'oublie, dans ces instants, que je suis
dans un lieu trépidant, que, derrière moi, à cinq cents mètres, il y a
le casino, Zographos, les hôtels ; je suis là comme sur n'importe quel
rivage, tout seul au crépuscule en face de la mer lointaine, pendant
que le couchant farde de rose le sable mouillé et brun comme une peau
de négresse; il fait calme, tout à fait calme... C'est la seule heure
de repos de la journée... alors je fume des cigarettes avec béatitude,
et, comme je n'ai pas eu le temps de déjeuner avant d'aller aux courses
parce que je me suis levé trop tard, on m'apporte un énorme saladier et
je mange, interminablement, des crevettes...
VI
DES DINERS
A
LLONS! On va tout de même aller faire un tour au casino. Il doit être
l'heure... Je remonte lentement... A présent, les tennis sont vides ;
le casino est rose-thé sur un ciel d'un bleu plus azuré et plus profond
; le toit du
Royal, de brique, devient marron ; le
Normandy verdit
avec la nuit prochaine...
En entrant dans le hall, la transition est si brusque, que, chaque
fois, j'en suis étonné ; je suis pourtant habitué à ce changement
d'atmosphère. Avant tout, allons dire bonjour à la dame des lavabos,
que j'adore et que je n'ai pas vue depuis la nuit dernière. Petit tour
à la boule ?... Pourquoi pas ?... Un louis au sept... Le huit !...
Voilà qui n'est pas malin et peu conforme à mes prévisions... Le quatre
venait pourtant de sortir, et, après le quatre, la tradition veut que
ce soit le sept... Dans ces conditions, un louis au cinq... (J'adore la
boule à cette heure-là ; il n'y a presque plus personne, on voit ce
qu'on fait, et on fait des plaisanteries avec les croupiers)... Le cinq
!... Bravo ! voilà qui est bien... Et maintenant, jouons encore un
numéro, l'as numéro un, par exemple, et fuyons avec bénéfice. Il
commence à faire soif...
Le bar est au fond de la salle de jeux ; je m'y rends par le plus court
chemin et j'y retrouve « tout le monde ». « Tout le monde » est
extrêmement gai à cette heure-ci... et quand je pense que ce n'est que
le « prélude » !
Fred, le maître du lieu, est très occupé, et c'est à Eric, son second,
qu'échoit le soin de me verser le « premier de la journée », du moins
officiellement.
Je ne connais pas de bar plus long que celui de Deauville, mais le bar
proprement dit occupe toute la place disponible, ce qui fait qu'on y
boit forcément debout et alignés en rang d'oignons, avec la salle de
baccara comme toile de fond, ce qui doit être assez amusant pour le
barman.
Martinis, whiskies, souliers blancs, robes d'été... Vers neuf heures et
quart on se décide à aller s'habiller... J'ai retrouvé Bernard, le
baron et Rose-Marie. Le baron a retenu une table chez
Ciro's ; et nous
partons lentement, en traversant la salle presque vide, insensibles à
l'appel lointain des croupiers...
Je rentre le long de la mer avec Bernard. Dans le hall de l'hôtel, des
Anglais rose vif, en smoking, entrent au restaurant. Je retrouve ma
chambre comme une personne inconnue... On y est si peu, dans sa
chambre... et on n'a jamais le temps de la regarder. Tiens, une
lettre... C'est la note, naturellement. Les semaines, ici, passent avec
une rapidité...
Rose-Marie et le baron habitent au
Normandy ; nous les retrouvons au
bar de chez
Ciro’s. Il est dix heures, si ce n'est plus. Le bar est
plein de gens de courses, de gens de polo, de tir aux pigeons,
d'Américaines, enfin de « célébrités ». Il est petit et donne de
plain-pied sur la rue, avec trois tables comme terrasse. Des gens
arrivent, en Hispano ou en Rolls, comme s'ils venaient de très loin.
Rose-Marie a une orchidée toute neuve sur l'épaule et le baron a des
cigares dans sa « poche-poitrine », sous son mouchoir. On boit des
martinis, dans des verres qui n'ont pas la même forme que ceux du
casino ; Bernard reconnaît dans une grosse dame qui entre, sa voisine
d'hier au baccara, celle qui a eu une main sur laquelle il a tout perdu
; on se sent un peu plus frais qu'avant de s'être habillé, mais on est
un peu « empesé » dans des chemises et des gilets repassés trop vite,
comme toujours dans les villes d'eaux. Rose-Marie a l'air remise à
neuf... Allons dîner.
La salle, qui se trouve au premier étage, est longue et basse, avec des
recoins dans l'un desquels joue un orchestre ; les tables sont
recouvertes de fleurs et sont les plus petites possible, flanquées de
fauteuils en ripolin blanc.
Quand on dîne chez
Ciro's, à Deauville, on serait tenté de donner
raison aux gens qui prétendent que « Deauville, c'est Paris » ;
évidemment c'est à peu près le même public qu'à Paris, mais en plus
choisi, en plus intime, et si, au casino, on est proportionnellement
aussi envahi qu'à Paris d'étrangers inconnus, du moins, dans ce
restaurant, cela nous est-il épargné.
Il y a plusieurs « banquets », ce soir ; comme tous les soirs,
d'ailleurs, car il y a des personnages faits pour donner des grands
dîners, et d'autres, plus nombreux, pour y assister. Il y a beaucoup de
tables, comme la nôtre, de quatre ou cinq ; peu de tables de deux ;
d'aucuns pourront voir là-dedans une évolution des mœurs vers la
corruption ; à leur aise ; moi, je crois que cela tient plutôt à des
états de fortune différents.
Au milieu du vacarme indescriptible des conversations, nous commençons
à dîner, c'est-à-dire à boire ; peu nous importe, en effet, que le
baron ait commandé, comme tout le monde, du caviar et de la selle
d'agneau, ou qu'il ait fait pour une fois un effort d'imagination.
Après avoir identifié, un à un, tous les convives du dîner Rothschild
et tous ceux du dîner Mortemer Davis ; après avoir expliqué à
Rose-Marie que le monsieur qu'elle croyait être Douglas Fairbanks était
le roi d'Espagne et que celui qu'elle prenait pour le shah de Perse
n'était autre qu'Escalante ; après avoir constaté que Betty est
toujours avec le même homme, mais que, par contre, Annie a fait la
conquête d'un gros ponte ; après nous être assurés que Simone des
Aubrais est toujours à son poste, armés d'un mosser enveloppé de papier
violet, nous attaquons sans plus tarder la première bouteille. Nous
n'avons déjà plus faim, d'ailleurs, et puis, nous avons toute la nuit
devant nous ;
the night is young, comme dit l'autre ; c'est même la
seule chose de «
young » qu'il y ait dans cette salle ; vrai de vrai,
depuis bientôt dix ans que ces femmes « ne sont plus toutes jeunes »...
et ce sont toujours les mêmes...
Qu'est-ce que j'avais dit ? Voilà la selle d'agneau « jardinière »
qu'on nous présente pompeusement avant de la découper comme si nous
n'avions jamais vu ça de notre vie. Je sais bien que le champagne est
toujours le champagne, Deauville toujours Deauville et ces gens
toujours les mêmes.
Une table de huit couverts s'en va ; aussitôt on débarrasse, et, dans
l'espace réduit, on danse. La fumée est opaque ; on ouvre une fenêtre
qu'on referme aussitôt parce que le monsieur qui est en dessous est
chauve. J'intercepte des sourires, les mêmes que cet après-midi, les
mêmes que cette nuit... Café... Cigares... Calvados, dans des grands
verres...
Le baron, rejeté en arrière, le cigare au plafond, ne pense à rien...
Rose-Marie, les coudes sur la table, écoute les confidences de son
orchidée. Bernard m'explique que s'il avait passé la main au troisième
coup... Addition... On s'en va, on fait dix mètres à pied et on entre
au casino par la porte de derrière ; il est minuit ; il y a un monde
fou ; sous le porche, Eusèbe, le chasseur, ferme d'innombrables
portières ; en haut, dans le hall, sœurs de charité sur les marches ;
elles acceptent même les jetons et les plaques de cinq louis ; elles
doivent s'arranger après avec le changeur ; l'argent du vice, pour les
bonnes œuvres...
Des tas de petits jeunes gens et de jeunes filles dansent éperdument
sur une toile tendue. Les gens qui sortent du théâtre s'entassent à la
boule ; le bouleur hurle les numéros qui sortent et domine presque
l'orchestre. On s'écrase littéralement pour passer entre les deux
tables de boule ; on arrive enfin dans le second hall. Les dîneurs,
chassés des
Ambassadeurs à coups de balais et de courants d'air, s'y
pressent pendant qu'on fait la mise en place pour le souper. Vous
croyez peut-être que dans la salle de jeux il y a moins de monde ?
C'est pire ; on ne voit plus les tables ; on ne peut s'asseoir nulle
part, même pas pour jouer. Il n'y a qu'au « privé » où l'on ait
quelques centimètres pour se mouvoir, malgré la foule compacte qui se
hausse sur la pointe des pieds afin de regarder tailler
M. Zographos, retranché entre une bouteille d'eau d'Evian et un mur de
plaques de cent mille...
Je traverse péniblement la seconde salle ; j'ai perdu Rose-Marie en
route et le baron a dû racheter une main je ne sais où ; c'est le plus
mauvais moment de la soirée ; le bar est inapprochable ; je parviens
tout de même à me caser entre la caisse et l'entrée de l'office,
dérangé toutes les minutes par le passage de sandwiches au poulet ;
c'est l'heure du whisky, ou de la fine ; Bernard me rejoint et nous
restons là, un peu abrutis, avec nos quelques louis et deux verres, au
milieu de ce bourdonnement de milliards...
VII
LE BAR. - LES NUITS A DEAUVILLE. - LE JEU
U
NE heure... Ça va mieux : on peut enfin remuer un peu. Ce n'était pas
tenable, au bar. Nous sommes allés nous asseoir sur la terrasse. Durand
nous apporte des cigarettes...
Vous ne connaissez pas Durand ?... Durand est mon meilleur ami. C'est
le maître d'hôtel de la salle de jeux ; il est réjoui, il a un lorgnon
et toujours quelque chose à la main ; j'adore Durand ; il est
précieux...
La vie est limitée, au bout de la terrasse, par les lampadaires à neuf
lampes au delà desquels la nuit commence ; il fait lourd ; il pleuvra
demain...
Mais voici Betty qui vient nous raconter ses malheurs (car, sachez-le
une fois pour toutes, tout le monde a toujours perdu, et les femmes en
particulier). Betty, bien entendu, est Américaine ; elle est grande,
blonde, divorcée, avec un nez court et des yeux de chatte. Elle pose
sur la table, pêle-mêle, sa boîte à poudre et le reste de sa fortune ;
nous nous attendrissons, un instant ; elle dit que la vie qu'on mène
est stupide, qu'elle est fatiguée, elle se plaint ; elle a tort, moi je
suis plus franc, c'est stupide, c'est vrai, mais j'aime ça... On est
tout de même un peu gâteux... Ah ! cette heure intermédiaire !... Un
rien, et je m'endormirais, net, pour la vie... Durand ! un whisky...
Bernard chantonne avec application un air de tango dont il a oublié la
fin, ce qui fait qu'il n'y a aucune raison pour qu'il s'arrête jamais...
Secouons-nous un peu. Allons prendre une bouteille aux
Ambassadeurs... Betty, vous venez ?... Mais Betty voudrait bien
encore prendre une petite main... (Ah ! ces « mains »!...) Prendre « sa
main » ! ces mains qui passent, ces mains qui claquent ! Peut-on en
parler, de ces mains, à Deauville ! )
Nous insistons ; elle finit par céder ; triomphe momentané du
champagne, de la danse et de la musique sur le jeu.
Nous retraversons la salle de jeu et le hall (c'est fou les kilomètres
qu'on peut faire dans ce casino) et nous arrivons dans la salle de
restaurant déjà pleine. On nous donne une table que Betty déclare mal
située parce qu'elle n'est pas sur la piste.
C'est la première fois que je « sors » avec Betty que, au fond, je
connais à peine. Avantage de Deauville : à Paris, il aurait fallu
téléphoner, faire une invitation en règle, la sortir toute la nuit, la
ramener chez elle... Ici, rien de tout cela : elle passe, moi aussi, on
va prendre une bouteille ; après, nous nous reperdrons, séparément, au
baccara, sans même nous dire au revoir... demain, ça recommencera
peut-être... ou bien je ne la reverrai jamais... Est-ce que je la
connais, tout bien réfléchi ?... Peut-être pas, après tout... Ici, elle
fait partie de la vie comme les cartes, les boissons et les
cigarettes...
Je danse avec elle. Elle danse bien, évidemment. Elle a les mains et
les pieds pointus, et les épaules qui retroussent ; elle sent le cinq,
de chez Chanel...
L'orchestre des
Ambassadeurs est admirable ; Billy Arnold le conduit
sans baguette, avec les mains, et il a l'air tour à tour d'en extraire
les sons et de les répandre dans la salle.
Bernard boit, les yeux rivés au plafond, entre les lustres et les
rideaux de cretonne ; l'ambiance est aimable ; on connaît tout le monde
; prenons une seconde bouteille...
La soirée s'avance; le « professeur » Gwyne fait des facéties en
dansant ; tout à l'heure, s'il est en forme, il fera un petit numéro. A
une table en face, un jeune homme blond, dénommé l'Esquimau, fait des
échafaudages avec des verres et des bouteilles sous l'œil inquiet de
Grandi, le maître d'hôtel. L'Esquimau est très en beauté, ce soir : il
a un ruban dans les cheveux, une serviette autour du cou et du rouge à
lèvres sur le nez, et les femmes qui sont à sa table manifestent
bruyamment leur façon de voir la vie en rose.
Champagne. L'instant est agréable. Billy Arnold, à mesure que les
heures s'écoulent, joue des airs plus lents, plus anciens et plus
voluptueux ; alors, quand on a un petit peu trop bu, après avoir été
transpercé par les sons du trombone à coulisse, comme il est doux de se
reposer dans une valse anglaise, caressante et soyeuse comme un bras
nu...
Ah ! Betty, si j'avais le temps de penser à vous, si vous aviez le
temps de me regarder, ne serait-il pas meilleur de rentrer, maintenant,
tous les deux, tout de suite ?... Mais nous sommes les esclaves de
cette vie que nous adorons ; il n'est pas encore l'heure de rentrer ;
vous rentrerez plus tard, seule, et moi aussi ; nous n'y pensons même
pas, d'ailleurs ; en ce moment, vous dansez avec Bernard, vous me
souriez sans arrière-pensée, vous êtes ravissante, et pourtant je vous
regarde, sans l'ombre d'un désir.
Deauville...
... Des gens s'en vont ; la salle s'agrandit ; un Anglais écarlate,
avec sa chemise ramollie et des taches sur son gilet blanc, danse la
gigue. Il doit être trois heures, ou quatre... Nous nous levons et
retournons dans la salle de jeux ; nous passons devant le « buffet
froid » qui n'a plus de raison d'être. Dans le couloir, une femme
décoiffée danse le charleston devant le vestiaire.
Tout est silencieux. La salle de jeux a l'air vide ; il y a encore,
pourtant, une vingtaine de tables, mais espacées, éloignées, et sans
curieux autour. Ça a l'air plus sérieux ; sur le tapis bleu pâle, on ne
s'entend pas marcher ; c'est la seule heure où l'on entend le bruit des
jetons, régulier, frais et continu comme celui de la mer ; il y a des
éclats de rire violents, espacés, et qui s'éteignent tout de suite...
il y a des grosses dames qui dorment dans des fauteuils, sous les
petits palmiers, à côté d'un guéridon de cuivre avec une demi-Perrier
et une bouteille de sauce anglaise...
Betty a disparu. Je prends une petite main qui claque de suite ; petit
whisky au bar, pour me consoler ; le bar est vide ; seule, une petite
femme, minable, juchée sur un tabouret avec son châle qui traîne par
terre, mange des œufs durs. Fred a l'air satisfait ; il commence à
faire jour...
Je retrouve le baron ; il est à la grosse table, entre la duchesse de
Chateaubriand et « le bel Alfred » qui fait des plaisanteries. La
duchesse a des mains qui passent quatorze fois. Ce n'est pas à moi que
ça arrive, ces choses-là. Bernard vient me rejoindre ; il n'a plus un
sou. Alors nous restons là, une heure, accoudés à la barre de cuivre,
jusqu'à ce que la table finisse, à contempler de l'argent que nous
aurions pu avoir, du moins en partie...
Si on mangeait quelque chose ?... Durand ! un café au lait et un
consommé œuf poché...
Six heures. On sent qu'il fait jour. La grosse table est morte ; le
baron va à la caisse et revient ; il a perdu deux cent mille francs ; à
un moment donné, il en gagnait quatre-vingt mille ; nous nous en
foutons éperdument ; à cette heure-ci, nous ne devons pas avoir
beaucoup plus de trois francs à nous deux...
Nous allons dans la grande salle... Les tables, une à une, s'éteignent,
faute de combattants ; alors les ultimes survivants de cette soirée
s'abattent tous à la fois sur la seule table qui reste : la table de
l'aurore.
La table de l'aurore est invariablement composée de la façon suivante :
un seul homme, généralement gros, affreux et binoclard, et qui gagne
tout (avez-vous remarqué, entre parenthèses, comme les gens qui gagnent
sont laids ?) et rien que des femmes, pour la plupart vieilles,
grosses, sauf parfois une petite danseuse décavée échouée là par
hasard, et qui hochent la tête en cadence et poussent des soupirs quand
on ne tire pas à cinq ; Durand réglemente la circulation autour de
cette table en apportant des sandwiches et des verres de bière. Ces
femmes partent de trois louis de moitié avec tout le monde et se
raccrochent à cette dernière table comme à leur dernier espoir ; et
pourtant, elles recommenceront demain...
Et voici le dernier sabot, qui est toujours suivi d'un autre sabot
après lequel les supplications n'ont plus cours ; puis la partie est
renvoyée à cet après-midi quatorze heures.
Dans le hall, il fait jour ; le veilleur de nuit a l'air d'avoir
vieilli de cent ans depuis hier soir ; dans un coin, une contrebasse
fait très « après l'orgie ». Nous sortons.
Dehors, Eusèbe, infatigable, contemple les arrivages pour les cuisines.
Il y a trois taxis et deux fiacres ; nous achetons
Paris-Sport et
partons, avec les deux marchands de journaux, prendre un café et un
calvados dans un bistro de la rue Désiré-Le Hoc.
VIII
LES HOTELS. - LES LEVERS DE SOLEIL
T
U viens voir la mer ?... C'est un rite. Nous quittons les marchands de
journaux et arrivons sur la plage ; il fait très beau aujourd'hui ;
c'est une veine...
Des chevaux de courses se promènent lentement sur le sable ; il y a du
vent, il fait délicieux. Je l'adore cette heure-là... Après une nuit au
casino, rien n'est meilleur pour la santé...
Il paraît que j'ai une sale gueule et que je suis verdâtre ; on voit
bien que Bernard ne s'est pas regardé...
Il faudrait tout de même rentrer ; d'après la position du soleil, il
doit être au moins huit heures et demie... Nous traversons les petits
jardins et pénétrons dans le hall de l'hôtel qu'on est en train de
balayer ; si nous prenions un chocolat et des croissants ? Voilà, Dieu
me savonne, une excellente idée... Installons-nous à cette petite
table...
A cette heure-ci, Bernard est loquace. Tous les événements de la nuit
lui reviennent à l'esprit avec une netteté surprenante ; il met du
beurre sur les croissants et trempe le tout dans son chocolat comme
s'il n'avait pas mangé depuis huit jours...
Si on allait réveiller le baron ? Voici une plaisanterie d'un goût
parfait et d'un genre nouveau ; mais le baron habite au
Normandy ;
c'est trop loin ; chez qui pourrait-on bien aller finir la soirée ?...
Bernard a une idée ; il appelle le concierge de nuit : — Portez une
bouteille au 358...
— Chez Jessie ? Admirable ! Elle va être furieuse. Montons...
Ascenseur ; puis, derrière le concierge qui porte solennellement
le seau à glace, nous longeons les couloirs silencieux.
Naturellement, Jessie est furieuse. Elle nous engueule, en américain.
Bernard a tapé à la porte pendant cinq minutes en disant tour à tour
que c'était la blanchisseuse ou la police ; elle ouvre néanmoins et se
recouche précipitamment. Nous ouvrons les rideaux et la bouteille.
Bernard s'assied sur le lit et moi sur un fauteuil et une combinaison
rose-thé.
La chambre de Jessie est comme toutes les chambres d'hôtel habitées par
des femmes, c'est-à-dire qu'il y règne un désordre délicieux.
J'adore les chambres d'hôtel. Excusez-moi, lecteur désapprobateur ou
lectrice choquable, de vous en parler à une heure aussi tardive, pour
ne pas dire aussi matinale. Bernard partage d'ailleurs mon enthousiasme
; n'a-t-il pas écrit autrefois des vers inoubliables, intitulés « Ode
au Carlton » (qui peuvent s'appliquer à tous les grands hôtels) et qui
commençaient ainsi :
... J'aime les grands hôtels aux lavabos immenses,
J'aime leurs bars profonds comme de grands yeux noirs,
Et leurs salles de bains où règne le silence,
Le silence ripoliné des urinoirs...
Carlton ! Je veux chanter en stances immortelle
Depuis le deux cent yingt jusqu'au six cent dix-huit
La beauté de tes longs couloirs de mortadelle
Où se croisent sans fin les chemises de nuit...
J'arrête ici cette citation car Bernard commence à exagérer.
Donc, les chambres d'hôtel, c'est à l'heure où l'on va se coucher qu'on
y est le plus. Celle de Jessie sent l'iris et le tabac américain ; sur
la coiffeuse, il y a un seau à glace à la surface duquel surnage une
demi-bouteille ; il y a des roses, entre un polissoir et une brosse ;
il y a des plaques de cinq louis et des billets de mille sur la table
de nuit, au milieu d'abdullahs à bout rose et de bracelets en brillants
; par terre, il y a des bas, des souliers, des embauchoirs ; une robe
du soir est accrochée à une embrasse de rideau ; une malle Innovation,
debout, bleue comme un train, perd ses tiroirs. Ce décor, pour Bernard
et moi, est archiconnu ; il serait le même avant le dîner, à l'heure où
Jessie s'habille ; mais les chambres de Deauville n'ont pas d'heure ;
rien n'y décèle le repos que, d'ailleurs, on n'y prend pas ; tout
montre la hâte de sortir, de se réveiller en retard ou de dormir pas
assez ; c'est un quai pour plaisir de luxe, quelque chose qu'on rangera
plus tard, et qu'on quittera, comme une femme d'un soir, sans l'avoir,
au fond, jamais vue...
Pourtant, maintenant, entre les rideaux de cretonne, pénètre le jour
discret de la Normandie. Jessie, assise dans son lit, de meilleure
humeur et un verre à la main, est encore assez jeune réellement pour
qu'on n'aperçoive pas trop sa fatigue ou sa gueule de bois. Malgré la
robe vide qui doit sentir le tabac refroidi, malgré l'air frais de la
mer, ses bras sont blonds et son corps chaud ; seuls, Bernard et moi
avons, comme la chambre, l'air transi de toute chose qui n'a pas dormi,
dans nos smokings fripés, nos gilets bancs couverts de cendre de
cigarettes et le bord de nos manchettes non seulement sali, mais verdi
par les tables de jeu...
Bernard est encore assez saoul ; il veut absolument que Jessie se lève
pour voir les chevaux sur la plage ; mais Jessie prétend qu'il n'y a
pas de chevaux ; alors il lui caresse négligemment un sein, et
l'embrasse dans le cou, sans grande conviction et plutôt par politesse,
puisqu'il est assis sur le lit et qu'elle a une chemise transparente...
Jessie le repousse, d'ailleurs amicalement, et commence à parler du jeu
; dans ces conditions-là, nous pouvons être encore chez elle à midi...
Mais la bouteille (la « combientième » de la nuit, Seigneur !) est
finie et nous partons, non sans que Bernard ait juré à Jessie un amour
éternel.
Dans le couloir, que le soleil traverse maintenant de part en part, il
y a des plateaux de petits déjeuners (déjà!), des souliers, par
endroits, des bottes (polo) et des chaussures à rondelles ou quadruples
semelles (golf). Bernard remonte à son étage et je descends au mien. Je
croise un sommelier, puis un bagagiste et j'entre dans ma chambre ;
elle est claire, froide, et vide, comme si personne ne l'habitait ;
seul, le pantalon blanc fichu en l'air à dix heures du soir décèle une
vague présence. Sur la table qui ne sert à rien, l'encrier vide et le
buvard vierge à coins de cretonne jaune avec des prospectus de la
French Line, le programme des courses et les formules télégraphiques
; sur la coiffeuse, la note ; dans un coin, un soulier ; et le lit, ce
lit énorme, plat et immaculé, ce lit où je dors si peu, a l'air d'un
lit où personne n'a jamais couché... Dehors, j'entends les pas des
chevaux qui rentrent... Tout est silencieux. Je vais prendre un bain.
... Et dire que tous les soirs, ou presque, c'est comme ça... J'ai dîné
avec Rose-Marie, dansé avec Betty, été voir Jessie dans son lit, pour
ne parler que des grandes lignes de la soirée... Bernard, idem ; le
baron, furieux d'avoir perdu, n'usera pas de sa maîtresse cette nuit ;
beaucoup d'autres gens ont dû faire la même chose que nous... Résultat
: ce lit plat, vierge, et sans rêves même... On n'a pas le temps...
Et dire que les « gens » considèrent Deauville comme un lieu de
perdition !... Perdition... évidemment, on perd... Mais le reste ?...
Il y a pourtant des femmes, à Deauville, des femmes seules, jeunes,
quoi qu'on en dise, et libres comme l'air... Betty est ravissante,
Jessie est plutôt bien, Annie n'est pas mal, et quinze autres aussi, et
que nous connaissons bien... Seulement voilà : on n'y pense pas...
Elles surtout n'y pensent pas... A Deauville, pour une femme, rien ne
compte que le jeu. Quand elles ont « pris leur main », c'est tout ce
qu'il leur faut... D'ailleurs je ne veux pas me lancer ici dans des
plaisanteries grivoises. Quand elles ont perdu, elles sont
inapprochables, et, quand elles ont gagné... elles ne s'en vont pas
avant d'avoir reperdu. Beaucoup, même, ne mangent pas pendant douze
heures, non pour maigrir, ni par ruine, mais pour rester plus longtemps
au baccara sans aller se changer, le soir, pour aller dîner...
Mais, me direz-vous, ce sont des « poules » que vous parlez ?...
Deauville est exclusivement un endroit de poules... N'y a-t-il pas
d'autres femmes, à Deauville ?...
Deauville est plutôt un endroit de poules, encore qu'il y ait pas mal
de femmes du monde et énormément d'étrangères. Malgré cela, peu
d'intrigues se nouent ou se dénouent en cet endroit, bien peu...
L'amour, à Deauville ?... Quelle blague !
IX
DES FEMMES DE DEAUVILLE
S
I le professeur Gwynne nous affirme qu'à Cannes il y a trois sortes de
poules, les « luxe » qui se lèvent le matin, les « demi-luxe » qui
ouvrent l'œil à deux heures de l'après-midi, et les « petites poules »
qui ne sortent que le soir, à Deauville il y a deux espèces de femmes
très distinctes : les Américaines, et les autres.
Je ne vous parlerai pas ici des femmes du monde, qu'elles soient
vierges, mariées ou divorcées ; je me placerai uniquement sur le plan
étranger et demi-mondain.
Je ne veux pas dire par là que toutes les étrangères sont des
demi-mondaines, non ; ne me faites pas dire ce que je ne veux pas dire
; mais d'abord, les demi-mondaines françaises n'existent pour ainsi
dire plus, et nous allons d'abord, si vous le voulez bien, éclaircir
cet adjectif un peu trop général qu'on emploie en parlant d'une femme,
lorsqu'on la qualifie d'américaine.
Quand on a dit cela, on a tout dit ; il suffit qu'une femme, qui parle
anglais, sorte souvent et soit jolie pour qu'on dise d'elle, avec
admiration d'ailleurs, mais avec une pointe de dédain : c'est une
Américaine.
Or, vous pensez bien que toutes les Américaines ne sont pas aussi
faciles qu'on veut bien le croire.
Il y en a de fort honnêtes ainsi que de fort légères, comme dans tous
les pays du monde ; mais l'adjectif « américaine » est devenu un terme
commode pour désigner une femme divorcée (ou seule) et que l’
on peut
inviter à dîner ; on réserve le mot
poule pour les Françaises
exclusivement, encore que ce mot soit en train de tomber complètement
en désuétude, sauf quand il s'agit d'une petite femme dont ce soit
notoirement le métier ou pour mieux dire, le « bisness ».
Les « Américaines » sont quelquefois Françaises, c'est-à-dire qu'elles
appartiennent à ce monde qualifié de cosmopolite et qui vit dans les
restaurants élégants ; elles sont quelquefois Anglaises, mais bien
rarement (cela se reconnaît tout de suite à leur accent), et souvent
Belges. Pour ma part, j'en ai connu au moins cinq ; mais, la plupart du
temps, elles sont Américaines, vraiment Américaines.
Quand les Américaines sont brunes, on les appelle des Argentines ;
elles le sont quelquefois réellement, bien qu'elles soient souvent
originaires d'Espagne, du Brésil, du Chili, du Mexique ou du Nicaragua.
Quand elles sont extra-blondes et avec les yeux glauques, elles sont
Russes, mais parlent américain ; d'ailleurs, les Américaines du Nord se
reconnaissent à ce qu'elles sortent avec des Argentins, et celles du
Sud à ce qu'elles sortent avec des Français.
Mais les « vraies » Françaises, dans tout cela ? Eh bien, les
vraies Françaises se subdivisent elles-mêmes en trois catégories :
Les actrices et les femmes très connues depuis très longtemps, espèce
usagée des beaux jours d'avant 1910 ; deuxièmement, les demi-mondaines
proprement dites, ou femmes d'avant la guerre, espèce qui tend de plus
en plus à disparaître ; le compte en est, d'ailleurs, facile à faire ;
puis, les nouveautés, qui sont innombrables et qui prennent Deauville
comme terrain de « décollage » (mais qui voudraient bien se « coller
»), parmi lesquelles il est bien rare de trouver quelque chose
d'intéressant. Toutefois, quand une « nouveauté » est jolie, pas trop
bête, et susceptible de devenir « intéressante », elle est généralement
chaperonnée par la première catégorie, ce qui fait la plupart du temps
fuir les amateurs.
Donc, toutes ces femmes sont là, à Deauville, en pleine saison, et
pourquoi faire, au juste ? Rien. Jouer, et c'est tout. L'idée de
séduire un homme ne les effleure même pas ; les plus dignes, quand
elles ont besoin d'argent, acceptent quelques billets d'un homme, à qui
il est entendu d'avance qu'elles n'accorderont rien. Car ceci se passe
toujours (et c'est là le point important) dans
la salle de jeu. Dans
la salle de jeu, un homme n'est pour une femme qu'un camarade, ou une
banque : donc un moyen de se refaire ; dehors, c'est pire : il n'est
rien ; rien. Rien de rien.
Les moins dignes tapent d'abord leurs petites camarades, puis, plus
tard, des hommes inconnus, ou tout au moins, peu connus d'elles, comme
si cela leur était dû depuis des temps immémoriaux ; mais « faire
quelque chose » avec un homme, pour quelques plaques « prêtées » au jeu
?... Jamais. Car, une fois perdues, ces plaques ont perdu en plus le
droit à la reconnaissance. Il y a évidemment des femmes qui ont
suffisamment d'argent pour le perdre et d'autres — je ne dirai pas qui
ne jouent pas — mais qui jouent peu, et qui se contentent d'errer de
bouteille en bouteille, et de danser ; c'est l'espèce la plus rare, et
cela va de soi, la plus agréable, mais la vérité m'oblige à reconnaître
que ces femmes-là sont toujours Américaines. L'espèce française
correspondante (en nombre minime) ne joue pas du tout.
L'Américaine fauchée est rare (vous allez me dire qu'il ne peut en être
autrement ; mais à Deauville, tout est possible), par contre ; la
Française fauchée est innombrable et se reconnaît facilement à son air
agité, et aussi à ce qu'elle a toujours de l'argent à la main (quand on
a de l'argent à la main, c'est qu'on n'en a pas d'autre). Les femmes
qui s'asseyent d'un air désabusé avec leur seul étui à cigarettes
devant elles sont les plus riches ; sous cet étui, il y a le plus
souvent une liasse de billets, ou bien il y a un homme derrière, ou
bien, suprême élégance, il y a la caisse ; cette espèce-là est rare...
Mais en dehors de la salle de jeu, que sont ces femmes ? Premièrement,
il y en a qui ne sortent jamais de la salle de jeu : les plus pauvres ;
d'autres, sans prétention, sont là ou ailleurs, au restaurant, par
exemple, sans préférence, comme moi-même ; les plus riches restent le
moins possible au baccara ; mais, pendant le temps qu'elles y sont,
elles y jouent des sommes vertigineuses... Par amour du jeu ? Ces
femmes-là ne sont pas joueuses ; pour se faire remarquer ?... Mais oui.
Car il y eut un temps, après la guerre, où les hommes perdaient des
millions ; maintenant ce sont des femmes ; mais elles diminuent, elles
aussi...
Le reste du temps, ces femmes-là jouent au golf, vont au polo, ou font
semblant de se baigner ; mais presque toujours, elles dorment. Quand on
passe la nuit sous un abat-jour vert, et qu'on n'a plus vingt ans, il
faut tout de même se reposer de temps en temps...
Ce qui prouve, que, pour s'occuper d'amour, à Deauville, il faudrait y
amener sa maîtresse, ce qui est cher, d'abord, et dangereux, ensuite,
car on risque fort de l'y perdre ; pas au jeu s'entend, mais... malgré
le jeu, on ne sait jamais...
Je ne voudrais pas vous faire croire, non plus, que Deauville est
l'endroit le plus chaste de France ; mais comme beaucoup de vices y
sont facilités ou commandés par le snobisme, il est naturel que le plus
ancien vice du monde, et le premier, l'amour, en soit presque proscrit.
Dans une saison aussi courte, et dans laquelle on abrège ses nuits
d'une façon aussi régulière, où l'on a des journées si remplies, le
moindre instant de solitude est fait pour dormir. Tout le monde,
d'ailleurs, y est éreinté, et tient jusqu'au Grand Prix par miracle ;
le pauvre petit amour n'a donc plus qu'à s'en aller voleter au vent du
nord, le long de la mer où il n'y a personne ; les hommes n'y pensent
pas et les femmes ne l'invoquent plus. Détrôné momentanément par des
rois de carton, il n'a plus qu'à aller se confondre avec les mouettes,
à moins que, désespéré de sa disgrâce, il n'aille s'enfermer dans l'un
des pigeonniers du tir aux pigeons pour être abattu du premier coup, à
vingt-sept mètres, par un ingrat habillé chez Anderson and Shepperd,
qui ne l'aura pas reconnu.
X
DES DIVERSES MANIERES DE PARTIR DE DEAUVILLE
... Il a plu sur la mer triste
L'horizon est délavé...
Que faire en ce lieu sinistre ?
Tout le monde est décavé.
Le sable est humide et bistre
Où la méduse a bavé
Et dans un ciel couleur d’huître
Se lève un soleil navré...
M
ON vieil ami Bernard de Geonssac m'apprend en ces termes, dans une
lettre datée du 18 septembre, sept heures du matin, qu'il pleut à
torrents et qu'il est toujours à Deauville...
... Et il finit ainsi :
... Et d'un bout de la salle immense à l'autre bout,
Depuis le fond du bar jusques à la terrasse,
Je marche sans arrêt, sans hâte et sans le sou,
Tout seul, en regardant passer les mains qui passent...
Pauvre, pauvre Bernard!... O combien bien pauvre ! Je lui envoie
néanmoins, à défaut de secours — car mes secours seraient minimes et il
est sérieusement accroché — d'excellents conseils sur les diverses
manières de partir de Deauville :
I.— Axiome : On doit partir de Deauville le soir même ou, au plus tard,
le lendemain du Grand Prix.
II.— Ceci dit, il y a deux façons de procéder à son départ :
1° En payant sa note ;
2° En ne payant pas sa note.
Je glisse rapidement sur le premier cas, qui ne présente aucune espèce
de difficultés.
Dans le second cas, il y a des façons d'agir à l'infini, parmi
lesquelles la plus bête est certainement celle de rester indéfiniment à
attendre la catastrophe agréable qui ne vous tombe jamais du ciel sur
la tête ; de plus, en restant aussi tard, on risque fort d'hiverner
dans un hôtel abandonné, et votre seule chance est de vous faire
expédier à Cannes avec le matériel du restaurant. Ce cas-là est
considéré comme désespéré et ce moyen de départ est peu recommandable ;
il provient généralement d'une paresse excessive ou d'un optimisme
exagéré : le monsieur qui est certain de « se refaire » (avec quoi,
grands dieux ?) est bien connu ; il ne se refait jamais ; j'en connais
un, pourtant, à qui cela est arrivé deux fois, la veille du jour qu'il
avait fixé pour partir, et en commençant à la boule, encore !... Ce
fait unique ne doit pourtant pas autoriser tous les espoirs, et cette
manière d'agir, la manière « ultime », est souhaitable, mais dangereuse
— à tous les points de vue.
Un autre moyen consiste à se faire envoyer des subsides de Paris
(encore faut-il en avoir) ou à emprunter de l'argent à un ami ; cela ne
vous tire d'embarras que momentanément. L'argent, il faut le rendre, et
puis, plus on reste longtemps, moins il y a d'amis ; les « amis » que
l'on ne connaît pas sont partis eux aussi ; et puis c'est bien
ennuyeux. Je déconseille ce moyen.
On peut également laisser sa malle en otage. Fâcheux. Pour peu que vous
ayez emporté avec vous toute votre garde-robe pour éblouir les
populations ; et il est difficile de se promener à Paris en costume de
bain.
Il y a une deuxième sorte d'otage, qui est la femme, au cas où vous en
auriez emmené une avec vous et au cas aussi où elle ne vous aurait pas
plaqué en route ; mais c'est un tour de force assez difficile à
réussir, car, même au cas où la personne sacrifiée consentirait, il
pourrait arriver ce qu'il advint à un de mes amis qui abandonnait ainsi
sa maîtresse dans une ville d'eaux, et à qui le directeur de l'hôtel
répondit textuellement :
— Je regrette beaucoup, monsieur le Comte, mais Madame n'est pas une
garantie.
On peut également signer un chèque ; de deux choses l'une : ou vous
avez une provision, et nous retombons alors dans le premier cas, ou
vous n'en avez pas, et il est prouvé jusqu'à ce jour, on ne sait
pourquoi, que les chèques sans provision n'ont aucune valeur ; ce sont
pourtant des chèques comme les autres...
Je déconseille vivement le moyen qui consiste à signer la note de
l'hôtel ; une note d'hôtel ne se signe pas du tout aussi facilement
qu'une addition de restaurant...
Je déconseille aussi de voler des voitures, de prendre le train sans
billet et sans chapeau, de s'en aller la nuit par la fenêtre en
glissant le long des draps, ou d'assassiner quelqu'un ; cela vous fait
évidemment une flatteuse publicité, mais n'arrange pas les choses ; je
ne préconise pas non plus la fuite en bateau à voile ou en bouée de
sauvetage.
Le mieux est de partir dignement, s'il peut se faire, mais tout cela
est bien difficile quand on n'a plus d'argent...
Ou bien alors, il faut avoir du crédit...
Avec le crédit... mais nous retombons encore une fois dans le premier
cas.
Pourtant je vois encore une ultime manière de s'en tirer : la
bicyclette. Absolument : Vous sortez de l'hôtel d'un air détaché, et
vous dites au chasseur : Prêtez-moi donc votre bicyclette, je vais
jusqu'au bureau de tabac... Et vous allez à Paris...
Vous voyez d'ici le monsieur épouvanté d'être poursuivi, battant tous
les records cyclistes des deux cents kilomètres sur la route
Deauville-Paris, porté en triomphe à son arrivée, et faisant un « tour
de déshonneur » autour du Pavillon Dauphine ?... A la réflexion cette
idée ne me paraît pas excellente.
Alors, infortuné jeune homme, il faut donc attendre encore, malgré la
méthode que je désapprouvais tout à l'heure, l'instant favorable pour
risquer le peu qui reste, ou pour avouer tout, télégraphiquement, à qui
de droit. Et puis, on n'est pas si à plaindre, à Deauville, en
septembre... Evidemment, il n'y a plus beaucoup de monde ; évidemment,
les soirées doivent finir de bonne heure... N'y reste-t-il plus une
femme ?... On ne me fera jamais croire cela. Le bar est fermé, ça, je
l'admets ; Fred est parti. Mais, Durand ? Les croupiers ? Les
chauffeurs de taxis ? Les marchands de journaux ? Voici des gens
aimables, avec lesquels on peut passer des instants agréables... et
puis, au mois de septembre, on ne craint plus de déchoir, on peut
passer la Touques, aller dîner à Trouville... Mais oui... On peut
rester toute la journée enfoui dans le hall de l'hôtel, devant un
whisky impayé, à ruminer des pensées secrètes...
C'est pendant les fins de saison que j'ai le plus compris le charme de
la solitude et des grands espaces désertés... C'est là que j'ai vécu,
en veston, les nuits étroites de la « Plage fanée »... Je sortais,
avant le dîner, sur cette immense plage devenue encore plus immense,
sur ces dunes où lèvent d'automne, inexorable, courbait les joncs
mouvants et faisait voler en tourbillons beiges un sable insoupçonné;
c'est là que je m'attendrissais devant un soleil miraculeux qui se
couchait à heure fixe, pour moi seul, et que je commençais à trouver
bon de me croire persécuté...
Ah ! Que l'on se croit loin, loin de tout, le long de la mer, en cette
saison, au crépuscule... On commence à ressentir la sagesse de la
mélancolie, toutes les folies récentes vous semblent si lointaines, et
puis, comme c'est reposant...
*
* *
Deauville aux divers visages, si je m'excuse ici d'avoir parlé de toi
d'une façon un peu exclusive et nocturne, je m'en serais voulu de ne
pas te montrer telle que tu es à l'état naturel, une fois la cohue
finie, enfin déserte et nue... Je n'irai pas crier bien haut, comme pas
mal de gens, que tu es laide et sans grâce, et que sans les élégances
humaines, ta terre et ton ciel n'ont aucune beauté.
Je te trouve au contraire, en ces jours de malheur, accueillante avec
une certaine grandeur ; tes géraniums flétris bordent encore les
fenêtres et les jardins. Comme les rues semblent larges, au promeneur
solitaire et ruiné qui pense avec hypocrisie qu'il resterait bien
encore un peu, même s'il pouvait partir. Mais, dès qu'il le peut, il
s'en va, égoïste comme au jour de son arrivée, en ne gardant pour tes
décors aimables que de la rancune, en pestant contre la cure de
solitude qu'il vient de subir, et en pensant : Dans le Midi, on fait
bien une saison d'été... Pourquoi ne fait-on pas une saison d'hiver à
Deauville ?...
... J'espère que ça viendra...
FIN
(DE SAISON)
Chantilly, 9 juin.
Paris, Ier août 1927.