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[Ministère de la Guerre] : Rapport sur les remontes de l'armée par Monsieur le Lieutenant général marquis d'Oudinot, rapporteur de la Commission spéciale des remontes : 18 mars 1842
[Ministère de la Guerre. Commission spéciale des Remontes].- Rapport sur les remontes de l'armée par Monsieur le Lieutenant général marquis d'Oudinot, rapporteur de la Commission spéciale des remontes : 18 mars 1842.- Paris : Imprimerie royale, 1842.- 19 p. ; 29,5 cm.

Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (30.XI.2005)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'une collection particulière.

RAPPORT
SUR
LES REMONTES DE L’ARMÉE
PAR
LA COMMISSION SPÉCIALE
DES REMONTES

18 MARS 1842


~*~


RAPPORT
A M. LE MARÉCHAL PRÉSIDENT DU CONSEIL,
MINISTRE DE LA GUERRE.

Paris, le 18 Mars 1842.


    MONSIEUR LE MARÉCHAL,

Pénétré de la nécessité d’assurer, en tout temps, de bonnes remontes indigènes à nos corps de troupes à cheval, résolu de ne rien négliger pour affranchir le pays du tribut que nous payons si souvent à nos voisins, par l’importation de chevaux étrangers en France, vous avez adopté, depuis quinze mois, des dispositions qui ont une grande importance : elles ne peuvent être trop connues. Pour en apprécier la portée et les conséquences, il faut les envisager dans leur ensemble.

Une question aussi complexe exige que rien ne soit laissé dans le doute, dans l’obscurité. Le ministre est seul responsable de ses actes ; mais la Commission spéciale des remontes, instituée à la fin de 1840, a contracté envers vous, Monsieur le Maréchal, une responsabilité qu’elle ne veut pas décliner (1).

C’est pour elle un devoir de remettre sous vos yeux les motifs qui ont déterminé ses propositions.

La lettre de convocation adressée à ses membres portait : « L’appel que je fais aux lumières et à la longue expérience des chefs militaires doit avoir pour résultat la proposition des moyens propres à mettre un terme à l’affaiblissement de la cavalerie, et à lui faire reprendre, avec son ancien éclat, toute l’importance qu’elle doit avoir dans l’organisation des forces militaires du pays.

La Commission a pour mission de s’occuper des améliorations à apporter dans le service des remontes, en prenant pour point de départ l’ordonnance du 11 avril 1831. »

L’industrie chevaline se lie à tous les intérêts publics ; sa situation mérite donc un examen sérieux. Un retour vers le passé nous aidera à mieux l’étudier. La Commission prie Votre Excellence de lui permettre de faire précéder le compte rendu de ses travaux, de quelques considérations générales.

Jusqu’au règne de Louis XIII, la haute noblesse avait des haras nombreux, et la France était riche en chevaux de toute espèce.

Quand les grandes existences féodales, si favorables à l’élève du cheval, furent détruites, ce fut une nécessité pour le pouvoir royal d’encourager directement la production. Il ne devait pas laisser périr un des plus puissants éléments d’indépendance et de gloire. Les longues guerres de Louis XIV occasionnèrent une exportation de plus de 100 millions de numéraire, pour l’achat de 500,000 chevaux étrangers. Il fallait se soustraire à un tribut si funeste. En 1665, des mesures furent prises pour accroître et améliorer les races chevalines. C’était le prélude de l’institution des haras. Colbert les créa en 1683. Le marquis de Seignelay lui succéda, et après lui le marquis de Louvois, ministre de la guerre, les fit parvenir, en 1690, au plus haut degré de prospérité qu’ils aient atteint. Le nombre des cavales susceptibles d’être bonnes poulinières s’élevait alors à plus de 200,000. Leurs produits étaient achetés, dans le jeune âge, par les corps de cavalerie, et préparés graduellement au régime militaire.

Cette prospérité fut de trop courte durée ; l’administration des haras ne sut procurer que de faibles ressources à l’armée : notre cavalerie, il faut le reconnaître, ne joua qu’un rôle secondaire dans la guerre de sept ans. La lenteur de ses mouvements attestait qu’elle n’était pas montée convenablement pour acquérir la mobilité qui distingue toute bonne cavalerie. Il fut évident alors que les haras seraient impuissants à satisfaire aux besoins des corps de troupes à cheval, aussi longtemps que cette administration resterait étrangère aux intérêts militaires. Sa direction fut confiée au duc de Choiseul, ministre de la guerre, qui créa, dans le même temps, quatre grandes écoles de cavalerie. Cet homme d’État savait bien qu’un puissant moyen de perfectionner nos races, c’était d’inspirer le goût du cheval, de répandre les connaissances hippiques ; il savait bien que la multiplication et l’amélioration du cheval de guerre ont une intime connexité avec son bon emploi.

Sous l’influence du département de la guerre, les haras eurent encore une lueur de prospérité ; elle disparut dès que le chef de l’armée n’eut plus d’action directe sur leur administration. Bourgelat, en 1770 (2), Bohan, en 1781, et Préseau de Dompierre, en 1788, se plaignaient amèrement du dépérissement de nos races chevalines, et notamment de la pénurie des chevaux de guerre. « Les haras, disait ce dernier écrivain dans son traité remarquable sur l’éducation du cheval en Europe, ne sont composés que de parties isolées et décousues. Leurs vices intérieurs et leur insouciance sont la cause de l’espèce d’apathie de la nation pour le plus précieux des animaux, pour le cheval. » Selon lui, une réorganisation complète des haras pouvait seule mettre un terme à cet état de choses, qui imposait à la France l’obligation d’acheter annuellement 13,000 chevaux à l’étranger (3). Il demandait, comme une garantie indispensable de succès, que les divers emplois fussent confiés à des officiers de troupes à cheval : cette réforme était bien désirable. L’incapacité du personnel a été mise dans tout son jour par un de nos plus célèbres hippiatres ; elle est, selon lui, une des principales causes auxquelles il faut attribuer, en 1790, la réaction qui entraîna la suppression totale des haras. « Que pouvait-on attendre, s’écrie Huzard père (4), d’une administration composée de grands seigneurs et de protégés incapables et dilapidateurs, menée et dirigée par des subalternes intéressés et non moins ignorants ! Cette administration dévorante et vexatoire gênait partout l’industrie et le commerce, en soumettant le cultivateur aux caprices et à la cupidité d’une foule de sous-ordres, toujours protégés, et contre lesquels, dès lors, toute réclamation devenait inutile….. Des personnes très-versées dans cette partie, convaincues des abus sans nombre du système dominant, en invoquaient depuis longtemps la réforme, mais inutilement….. Les meilleures vues en ce genre pouvaient-elles se réaliser, lorsque ceux qui profitaient des abus avaient en même temps le pouvoir de les perpétuer, et opposaient toujours une résistance insurmontable à une amélioration si désirée et si nécessaire. »

On vient de voir comment fut détruite cette institution, qui comptait plus d’un siècle d’existence, et dont cependant les racines n’avaient pu pénétrer dans le sol.

L’imminence de la guerre nous força de passer des marchés considérables, en 1792 et 1793, pour l’achat de chevaux allemands. Bientôt cette ressource même nous fut interdite, et on eut recours aux réquisitions ; elles vinrent encore affaiblir la population chevaline : elles jetèrent l’inquiétude et le découragement chez les cultivateurs ; on enlevait jusqu’aux étalons, aux jeunes poulinières et aux poulains, et les choses arrivèrent à ce point que, pour échapper au fléau des réquisitions, les propriétaires et cultivateurs étaient entraînés à n’avoir dans leurs écuries que des chevaux défectueux, incapables de faire le service des armées. D’un autre côté, la division des propriétés rendait plus difficile l’élève du cheval : toutes les sources de la reproduction semblaient taries.

La gravité de cette situation excitait, au plus haut degré, la sollicitude de Napoléon : il avait constitué à Versailles une école d’instruction pour les troupes à cheval ; il réorganisa les haras en 1806. Ce fut surtout la nécessité d’assurer les remontes de sa cavalerie qui lui inspira cette pensée ; car déjà la multiplicité des routes et des moyens de communication avait augmenté le nombre des chevaux de trait et des chevaux propres à l’agriculture et aux services publics. Par suite du décret du 4 juillet 1806, les fonctionnaires de l’administration des haras devaient être de préférence choisis parmi les militaires retirés qui, ayant servi dans les troupes à cheval, se trouveraient avoir les connaissances requises : c’est infailliblement parmi les officiers en activité de service que le choix en eût été fait, si des guerres continuelles n’avaient retenu sous les drapeaux tout ce qui était en état de porter les armes.

La marche de l’administration des haras fut, dès l’origine, incertaine ; les méthodes n’étaient point fixées ; le savoir et l’expérience manquaient à la plupart des fonctionnaires et employés. Le temps fit défaut à la plupart des fonctionnaires et employés. Le temps fit défaut à Napoléon pour asseoir sur des bases solides une institution dont il ne put guère que déposer le germe. Aussi, pendant la durée de l’Empire, les haras ne vinrent-ils que faiblement en aide au pays ; ils furent presque stériles pour l’armée.

Cependant, une consommation incessante avait augmenté la production des chevaux de troupe : l’activité des divers services publics, notamment des postes et des diligences, avait amélioré sensiblement parmi nous cette espèce de chevaux, qui se perfectionne chaque jour encore, et qui est pour nos voisins un objet d’envie. Enfin, empressons-nous de le déclarer, les campagnes de la République et de l’Empire ont constaté que les chevaux français résistaient beaucoup mieux aux fatigues que ceux de toute autre contrée.

Mais nos pertes étaient immenses. Sur 100,000 chevaux environ qui franchirent le Niémen, en 1812, 5,000 à peine le repassèrent. La fortune des armes est inconstante, et les pays dont les ressources avaient pendant longtemps alimenté nos troupes à cheval désertèrent notre alliance. La cavalerie ne s’improvise pas ; sa faiblesse numérique, en 1813, se fit cruellement sentir ; aussi Napoléon s’écriait-il, après les journées de Lutzen et de Bautzen : Si j’avais eu de la cavalerie, j’aurais reconquis l’Europe !

En 1815, il semblait que la paix dût enfin nous replacer dans des conditions satisfaisantes. On devait s’attendre qu’un pays situé sous une belle température, et dont le sol est si fertile, qu’un pays disposé à faire tous les sacrifices nécessaires pour obtenir les chevaux reconnus indispensables à ses besoins, se verrait enfin doté de ce précieux élément de richesse et de grandeur. Vaine espérance ! A l’exception de l’espèce de chevaux que l’industrie et le commerce ont dû se créer, les races françaises sont restées stationnaires ; et rester stationnaire, quand toutes les puissances qui nous entourent sont en progrès, n’est-ce pas décroître, n’est-ce pas rétrograder ? Oui ; c’est à ce résultat que nous sommes arrivés, après trente-six ans d’essais et 80 millions d’allocations au budget des haras. S’il faut en accuser, en grande partie, la variabilité des doctrines et l’instabilité du personnel, reconnaissons, toutefois, que les haras avaient de sérieux obstacles à vaincre ; mais plus les difficultés étaient grandes, plus les efforts devaient être persévérants et énergiques.

De salutaires avertissements avaient été déjà donnés au pays ; mais de récents événements sont venus révéler tout le danger de notre situation, et la France s’en est vivement émue. Pour élever à un complet rationnel nos troupes à cheval, il a fallu instantanément doubler leur effectif ; on n’y est parvenu qu’en portant à l’étranger au-delà de 20 millions : encore les chevaux que nous avons obtenus en échange n’auraient point, pour la plupart, été admis dans leurs remontes. C’était un devoir, un devoir impérieux pour le département de la guerre, de remonter à la source du mal et d’en prévenir le retour par tous les moyens possibles.

Est-ce seulement à l’impuissance de l’administration des haras, n’est-ce pas, en outre, aux systèmes adoptés pour les remontes militaires qu’il faut attribuer la pénurie de nos ressources chevalines ? Un simple aperçu des divers modes de remontes successivement en vigueur facilitera la solution de cette question.

En 1785, les corps de troupes à cheval étaient remontés au moyen de fournitures générales par marchands ; les corps achetèrent directement leurs chevaux en 1790. L’année suivante, et jusqu’en 1794, le système des marchés généraux fut de nouveau adopté. A cette époque il fut établi des dépôts généraux pour la réception des chevaux présentés par les fournisseurs. L’an IX vit supprimer ces dépôts et créer une masse de remontes, à l’aide de laquelle les conseils d’administration avaient la faculté de se procurer des chevaux par achats directs ou par marchés. Ce système, modifié en l’an XII, fut abandonné en 1807, et de nouveaux marchés généraux furent passés ; on créa encore des dépôts généraux en 1809. C’est sous l’administration du maréchal Saint-Cyr, en 1818, que fut tenté le premier essai du mode actuel de remontes ; mais il n’est définitivement constitué par ordonnance que depuis 1831.

Les marchés généraux passés avec les fournisseurs sont évidemment contraires à l’industrie chevaline : presque tous les chevaux livrés par les marchands sont tirés de l’étranger et viennent faire concurrence aux produits français. La réunion, dans de grands dépôts, des chevaux achetés par marchés entraîne beaucoup de désordres et de dilapidations ; d’un autre côté, cette agglomération d’un trop grand nombre de chevaux occasionne des pertes nombreuses.

L’achat des chevaux par les corps réunit à tous les inconvénients des marchés généraux des inconvénients qui lui sont propres. Lorsque les régiments achètent eux-mêmes les chevaux, leurs remontes présentent des différences très-marquées, suivant que les contrées où ils se trouvent offrent plus ou moins de ressources, et en raison des connaissances spéciales des colonels. Ils se font une concurrence nuisible,  à la fois, aux intérêts du trésor et aux remontes elles-mêmes. Il leur est impossible, enfin, d’obtenir l’homogénéité, si essentielle sous le rapport de l’hygiène et sous le rapport de la régularité des allures ; régularité sans laquelle il ne peut exister d’ensemble dans les évolutions. Aussi la composition des corps de troupes à cheval laissa-t-elle à désirer plus que jamais quand ils se remontèrent par des marchés généraux ou par des achats directs, au moyen de leur masse de remonte. Convaincue de cette vérité, une commission composée d’officiers généraux d’un mérite éminent déclarait, en 1810, qu’on devait proscrire, sans retour, l’achat direct par les corps ; qu’il fallait revenir aux marchés généraux, malgré les vices inhérents à ce système.

Lorsque la paix permit enfin de donner aux intérêts de l’industrie chevaline une sérieuse attention, on comprit l’avantage de demander directement aux éleveurs les chevaux nécessaires à l’armée. Des dépôts de remonte furent créés à Caen, en 1818, à Clermont-Ferrand, en 1819. Conformément à l’avis d’une commission d’officiers généraux de cavalerie, auxquels était adjoint un inspecteur des haras, sept nouveaux dépôts furent établis en 1825. Il vous était réservé, Monsieur le Maréchal, de proposer au Roi les moyens de constituer sur des bases larges et solides ce système national des remontes, il vous appartenait de lui donner tout le développement dont il est susceptible.

Les deux premiers articles de l’ordonnance du 11 avril 1831 sont ainsi conçus :

ART. Ier. - « La remonte des troupes de la cavalerie et de l’artillerie, la remonte du train des parcs d’artillerie et du génie, celle des équipages militaires, sont, à l’avenir, réunies sous la dénomination de service général de la remonte. »

2. - « Le service général de la remonte comprendra, 1° l’achat de chevaux indigènes, propres au service de la guerre ;
Leur séjour dans des établissements appelés dépôts de remonte ;
Les soins à donner pour les faire passer progressivement, et sans risque, au régime militaire ; la livraison et la conduite de ces chevaux aux divers corps auxquels ils sont destinés ;

2°  L’achat de poulains présumés propres au service militaire, leur éducation dans les dépôts de remonte, jusqu’à l’âge où ils peuvent être mis à la disposition des corps. »

On le voit, les dépôts de remonte ont surtout été institués en vue des éleveurs, et pour offrir un débouché assuré aux chevaux indigènes de toute espèce.

Les officiers attachés à ces dépôts appartiennent aux régiments de cavalerie et d’artillerie ; un très-petit nombre d’entre eux seulement sont hors cadre. Les officiers de remonte parcourent et connaissent toutes les localités où ils doivent opérer leurs achats. Ils ont une statistique exacte et précise de chacune des écuries de leur circonscription ; ils achètent directement, et en tout temps, les chevaux qui ont l’âge et la taille voulus pour les différents services. Ainsi, dans les contrées qui font naître des chevaux de natures diverses, un débouché est assuré sans cesse à tous les produits. On trouve à placer dans nos dépôts les chevaux de 1,000 à 1,200 francs, en même temps que les chevaux de 500 francs ; car, par une munificence dont l’armée et les éleveurs retirent un égal bienfait, l’État donne aujourd’hui des chevaux aux lieutenants et aux capitaines, et, afin d’éviter que les achats soient faits à l’étranger, ils sont confiés aux dépôts de remonte.

La gendarmerie qui a un si grand avantage à faire ses remontes en France, et qui, disséminée sur le sol, est en rapport continuel avec les éleveurs, la gendarmerie est obligée de demander à l’Allemagne les trois quarts au moins de ses chevaux, tant nos dépôts de remonte explorent avec soin les contrées au milieu desquelles ils sont placés, et tant est grande la pénurie de nos chevaux de guerre.

L’action de ces dépôts ne portait, en 1831, que sur 15 départements ; elle s’étendait à 53, en 1840 : 63 départements sont explorés aujourd’hui. Si quelques localités restent en dehors de l’influence des dépôts, c’est que, placer des officiers de remonte dans des contrées qui ne produisent qu’un très-petit nombre de chevaux, ce serait ajouter inutilement aux charges du Trésor. Veut-on avoir l’idée du peu de ressources qu’offrent les départements qui ne sont pas compris dans la circonscription des dépôts ? Treize régiments en garnison dans des contrées qui ne sont point explorées par des officiers de remonte ont été autorisés, dès le mois d’août, à acheter directement tous les chevaux indigènes qui pourront convenir au service militaire. Depuis six mois qu’ils ont cette faculté, ils n’ont pu trouver que deux chevaux. Lorsqu’on sait que plusieurs dépôts d’étalons et le haras de Rozières sont placés au milieu de ces départements, n’est-on pas fondé à dire que l’administration des haras, presque stérile pour le commerce, n’est d’aucun secours à la guerre.

Il ne suffisait pas d’augmenter le nombre des dépôts pour donner un grand essor à la production. Vous avez, Monsieur le Maréchal, adopté en principe qu’un nombre à peu près égal de chevaux serait réformé, chaque année, quels que fussent les besoins de l’armée.

En même temps qu’on assurait de tels débouchés aux éleveurs, il était indispensable de leur donner aussi les moyens d’obtenir de bonnes productions.

Des recensements aussi exacts que possible portent la population chevaline à 2,500,000 têtes environ. Dans ce nombre, les juments entrent pour un peu plus de moitié. Il y a, chaque année, 200,000 naissances au plus. Ce chiffre, toutefois, est considérable, si on le compare au petit nombre de chevaux achetés annuellement par l’armée, qui ne peut réparer, en France, que la moitié de ses pertes. L’insuffisance des bons étalons et des bonnes poulinières, l’absence surtout d’une bonne direction donnée aux accouplements, peuvent seuls expliquer cette pénurie. Nous avions, en 1789, 3,300 producteurs, dont 2,124 étalons approuvés appartenaient à des particuliers. La commission des haras, présidée par M. le duc d’Escars, déclarait, au mois de juin 1829, que 4,000 étalons de choix étaient indispensables pour agir efficacement sur la production. L’administration des haras n’en possède guère, pour toutes les espèces, que 800, auxquels il faut ajouter 177 étalons approuvés (5). Elle accorde à ces derniers une prime dont la valeur moyenne n’est que de 183 francs. Avec un budget annuel de 2,000,000, avec les allocations particulières des conseils généraux, l’administration des haras ne devrait-elle pas avoir un plus grand nombre de bons producteurs ? N’avait-elle pas les moyens d’encourager les éleveurs à entretenir au-delà de 177 étalons approuvés ?

Le département de la guerre, sans influence sur les haras, qui ne prenaient aucun souci de ses besoins, lorsqu’ils auraient dû s’identifier à ses intérêts, le département de la guerre se voit contraint de suppléer à cette administration. Il ne doit rien négliger pour améliorer les races. Vous avez décidé, Monsieur le Maréchal, que des étalons de noble origine seraient répartis dans les divers dépôts de remonte, et que leur saillie serait gratuite. Cette disposition a produit immédiatement un résultat que n’avaient jamais pu obtenir les haras royaux. Le placement de producteurs dans les établissements de remonte a provoqué, de la part des conseils généraux et des conseils municipaux, l’achat de poulinières de choix, qui ont été confiées à des propriétaires voisins des dépôts, à la condition que, chaque année, elles seraient présentées aux étalons militaires. Des fonds spéciaux ont été votés, en outre, pour primer les produits provenant de ces juments. Peut-on contester l’heureuse influence de telles mesures dans un pays où les juments susceptibles d’être bonnes poulinières ne sont pas consacrées à la reproduction ?

Quelque bienfaisantes que fussent ces dispositions, elles réclamaient un complément. Dans plusieurs contrées de la France, notamment en Bretagne, en Limousin, dans les Pyrénées, la division des propriétés ne permet pas aux cultivateurs de conserver au-delà d’un petit nombre d’animaux ; il y a pour eux nécessité de se défaire d’une partie de leurs produits lorsqu’ils atteignent l’âge de dix-huit mois ou de deux ans : ils sont vendus alors à des marchands étrangers, qui exportent dans le pays de Galles les poulains bretons, et en Espagne ceux de nos provinces méridionales. Quand ce débouché vient à manquer aux éleveurs, ils sont forcés de renoncer à faire naître des chevaux ; et, de la sorte, la France, qui est si souvent condamnée à demander ses remontes à l’étranger, voit ses voisins lui enlever une partie de ses ressources ; elle laisse s’éteindre les races de chevaux de selle les plus estimées. Quels reproches ne mériterait pas le département de la guerre s’il restait indifférent et inactif en présence d’un tel danger ! L’ordonnance de 1831 avait consacré le principe de l’achat et de l’élève des poulains ; vous avez ordonné, Monsieur le Maréchal, qu’on en fît graduellement l’application. Déjà les premiers essais sont considérés comme un précieux encouragement par les cultivateurs, qui, sans cette mesure, continueraient à se livrer de préférence à l’élève des mulets.

Nous avons démontré que les modes de remonte adoptés de 1785 à 1818, c’est-à-dire les marchés généraux et les achats directs par les corps, loin de protéger l’industrie chevaline, lui faisaient une concurrence nuisible. Nous reconnaissons qu’ils ont pu être un obstacle à la propagation des chevaux et à l’amélioration des races, mais nous pensons aussi qu’il suffit d’étudier avec impartialité et bonne foi les divers rouages à l’aide desquels fonctionne le mode de remonte actuel, pour être convaincu, qu’également favorable aux intérêts agricoles et militaires, il est le seul rationnel, le seul national. Les votes émis par les conseils généraux attestent que nos contrées chevalines invoquent ardemment le développement de ce système.

Néanmoins, le croirait-on ? Une Commission prise dans le sein du Conseil général d’agriculture vient de réclamer hautement la suppression des dépôts de remonte, et le retour à l’achat direct par les corps ; elle invite le ministre de l’agriculture et du commerce à insister pour que tous les fonds destinés à favoriser la production et l’amélioration des chevaux de toute espèce, soient affectés exclusivement à son ministère ; elle reproche à l’armée de ne pas donner aux chevaux des soins intelligents : elle accuse le département de la guerre de tendances envahissantes ; elle demande, enfin, que le ministère de la guerre prenne l’engagement formel de ne plus recourir aux pays étrangers !

Ainsi, depuis plus de vingt ans, l’administration de la guerre serait dans une voie funeste et marcherait d’erreurs en erreurs ! De telles accusations ne peuvent évidemment produire une impression sérieuse sur les esprits impartiaux et éclairés ; mais elles tendent à égarer l’opinion des hommes auxquels le temps manque pour étudier la question. Il est donc nécessaire d’y répondre, bien que déjà nous ayons été au-devant des objections.

On ne pourrait charger les régiments de leurs achats sans priver les éleveurs d’un débouché assuré pour les chevaux de toute nature. En effet, la centralisation des remontes des diverses armes permet aujourd’hui à nos dépôts d’acheter chez le même cultivateur des chevaux d’espèces différentes, des chevaux de trait comme des chevaux de selle. En examinant l’influence de chacun des systèmes de remonte sur la production, nous avons fait voir que les achats directs par les colonels mettaient les corps dans la dépendance absolue des marchands, et que, par conséquent, ils avaient pour résultat l’acquisition permanente de chevaux étrangers et l’absence de toute homogénéité dans les remontes. Ce n’est que dans les moments de crise que l’on a eu recours à ce mode de remontes ; il est condamné sans retour depuis trente-cinq ans, et l’on voudrait aujourd’hui le substituer à un système adopté après de longues méditations, après une expérience chèrement acquise !

Au surplus, les organes de l’administration des haras ne prennent pas la peine de dissimuler leur pensée intime ; ils sont moins hostiles au système de remonte en lui-même qu’aux développements qu’il comporte et réclame. Les obstacles qu’on oppose à cette institution prennent en réalité leur source dans sa prospérité : qu’elle cesse d’être féconde, elle cessera d’être attaquée ! La réunion des dépôts d’étalons aux dépôts de remonte, qui serait d’une exécution si facile, a souvent été invoquée ; elle l’a été notamment, dans la dernière session de la Chambre des Pairs, par M. le prince de la Moskowa, président de la société d’encouragement pour l’amélioration des races chevalines (6). Cette réunion, conséquence naturelle du système actuel de remonte, est prévue depuis longtemps ; on lit, en effet, dans le rapport au Roi qui précède l’ordonnance du 11 avril 1831 :

« Les dépôts de remonte, successivement étendus à toutes les parties de la France, pourraient, par la suite, faire double emploi avec les dépôts d’étalons…. Ainsi les fonctions de l’administration productive et celles de l’administration qui consomme peuvent se trouver tellement rapprochées qu’elles paraissent presque se confondre, et que d’un rapport aussi intime à une complète réunion il n’y ait qu’une transition aussi facile qu’avantageuse. On ne peut disconvenir qu’on trouverait, à la réunion des deux administrations en une seule, sous le titre complexe d’ administration des haras et des remontes, à la fois simplification et économie. »

Les haras savent bien qu’il y aura avantage pour le Trésor et unité dans le service, lorsque les officiers placés dans les dépôts pourront, en même temps, surveiller les étalons, diriger l’élève des poulains, s’occuper des achats pour la remonte ; ils savent bien que les intérêts du département de la guerre sont les mêmes que ceux de l’agriculture et du commerce. Ne lui est-il pas impérieusement commandé d’ennoblir, de perfectionner pour ses remontes toutes les espèces, les chevaux de trait comme les chevaux de selle ! Mais ce que veulent les plus hauts fonctionnaires de l’administration des haras, est-ce bien la simplification et l’économie ? Ne serait-ce pas plutôt une indépendance entière, une sorte d’omnipotence.

Le producteur, dit la Commission d’agriculture, s’inquiète, en voyant la guerre faire ses chevaux comme elle fait son pain.

Sous certains rapports, le département de la guerre serait autorisé à faire lui-même ses chevaux. Sans le secours de l’industrie particulière, il fabrique ses armes, et le cheval n’est-il pas une arme de guerre indispensable ? Cependant l’armée comprend qu’elle a tout avantage à demander ses chevaux à l’industrie, c’est à la favoriser que tendent tous ses efforts. En principe, des étalons militaires n’ont été placés dans les dépôts de remonte que pour venir en aide aux particuliers, dans les contrées où il y a insuffisance de chevaux capables de donner de bons produits. Les officiers de remonte, en relations continuelles avec les éleveurs, et connaissant parfaitement leurs ressources de toute nature, auront, par leurs conseils, une action puissante et féconde sur les accouplements et sur l’éducation des jeunes animaux.

La Commission d’agriculture se plaît donc gratuitement à supposer que le département de la guerre est résolu à faire naître et à élever les chevaux destinés aux remontes : elle établit cette opinion sur ce qui existe à Saumur et au Bec-Hellouin.

L’école de cavalerie possède, il est vrai, depuis 1827, un haras d’étude et d’expérience. Mais son entretien entraîne des frais peu considérables ; car les étalons, comme les poulinières, sont employés au manége et au travail de carrière, hors du temps de la monte et de la gestation. L’objet de ce haras est moins de produire un grand nombre de chevaux, que de servir de complément à l’instruction des officiers. Les poulains élevés par l’école y trouvent tous une destination, et le haras étend son influence sur les localités environnantes.

Le dépôt de remonte du Bec-Hellouin est entouré de prairies que l’administration de la guerre louait à vil prix. Un certain nombre de juments achetées en 1840, lorsque l’effectif de la cavalerie a été doublé, se sont trouvées pleines. Le département de la guerre venait de décider que des poulains seraient achetés et nourris par ses soins, devait-il, au même moment, abandonner des produits qu’il lui était si facile d’élever ? Une disposition si simple, si rationnelle, a pourtant servi de prétexte à ceux qui ont dit que la guerre allait faire concurrence aux éleveurs. Répétons-le donc, l’armée ne fait pas naître ; et, si elle achète, si elle élève des poulains, c’est pour venir en aide aux éleveurs, c’est parce que cette mesure est nécessaire dans certaines provinces, pour s’opposer à la diminution de la population chevaline, pour combattre, enfin, l’exportation toujours croissante.

La Commission d’agriculture est convaincue que si, dans les régiments, les soins hygiéniques étaient mieux appliqués, si on graduait mieux le travail, qui amène insensiblement le cheval à supporter la fatigue, en ne le faisant pas passer brusquement de l’état de repos à un exercice violent, il en résulterait un moindre déchet annuel des chevaux de cavalerie.

Bien que nos règlements militaires soient à peine connus de ceux qui veulent ainsi les réformer, il faut répondre aux reproches mêmes les plus inconsidérés, nous en avons pris l’engagement. Par suite de décisions auxquelles se sont associées les Chambres législatives, les chevaux de troupe, qui n’étaient espacés qu’à un mètre, le sont aujourd’hui à un mètre quarante-cinq centimètres ; les écuries basses et étroites ont été converties en écuries vastes et aérées ; les chevaux y sont abreuvés toutes les fois que l’état de l’atmosphère l’exige ; ils sont exercés ou promenés tous les jours, avec une régularité et une méthode dont aucun autre pays et aucune autre époque n’offrent l’exemple (7) : et c’est ce moment que l’on choisit pour accuser l’armée de négligence et d’incurie !

Sans doute la mortalité a fait de grand ravages dans nos rangs : il ne pouvait en être autrement. Par une coïncidence fâcheuse et imprévue, l’effectif des troupes à cheval a été doublé au moment où l’on diminuait d’un tiers la contenance des quartiers. Une partie des chevaux de l’armée ont été logés dans des cantonnements où il n’était pas toujours possible de réunir les conditions de salubrité désirables. D’ailleurs, des remontes faites à la hâte, lorsque la guerre paraissait imminente, ont introduit dans les corps un grand nombre de chevaux d’une mauvaise constitution. Les marchands qui nous amenaient des chevaux étrangers les avaient soumis à un régime échauffant, pour en faciliter la vente ; enfin, ces remontes durent être dirigées sur les garnisons dans une saison rigoureuse. Certes, nous aurions à déplorer des pertes plus nombreuses encore, sans la nouvelle appropriation des quartiers, sans les soins bien entendus et multipliés dont les chevaux sont aujourd’hui l’objet de la part des cavaliers, qui, cependant, restent à peine cinq ans sous les drapeaux. Qu’on se rassure donc : les améliorations introduites dans le casernement, les soins de toute nature dont les chevaux de troupe sont entourés, inspirent chaque jour davantage le goût du cheval à nos soldats. Ce goût, qui passera de l’armée dans la population, disposera à l’élève du cheval ; enfin, il étendra son influence sur les intérêts agricoles.

Voyons maintenant si le département de la guerre est répréhensible de ne pas élever assez le prix des chevaux achetés en France ; voyons, en outre, s’il peut prendre l’engagement de ne plus se remonter désormais à l’étranger.

Le prix des chevaux de troupe a constamment suivi, depuis 1825, une progression ascendante très-marquée (8) : ce prix augmentera sans doute encore ; c’est la conséquence de l’accroissement de la valeur des propriétés. Mais le département de la guerre, obligé de se soumette aux taux du commerce pour tout ce qu’il emploie et consomme, ne doit pas, par exemple, payer ses chevaux plus que ne les payent les particuliers. D’une part, il lui est prescrit de se renfermer dans les limites du budget ; d’un autre côté, il ne pourrait dépasser sensiblement le prix du commerce, sans porter atteinte à l’industrie elle-même. On ferait moins usage du cheval en dehors de l’armée, le nombre des consommateurs diminuerait, si les remontes militaires élevaient d’une manière exagérée le prix des chevaux français.

Quant aux achats de chevaux de troupe hors du territoire, l’armée désire vivement qu’on puisse y mettre un terme ; elle est directement  intéressée à tirer toutes ses remontes de France. Mais aujourd’hui nos ressources ne sont pas en proportion avec nos besoins ; malgré l’impulsion donnée à l’élève du cheval, il est à craindre que, pendant quelques années encore, nous soyons contraints d’aller chercher à l’étranger une partie de nos remontes. Toutefois, le département de la guerre ne se soumettra à cette nécessité qu’après avoir acheté tous les bons chevaux français propres au service militaire, ainsi qu’on le fait en ce moment. Les officiers de remonte devront acheter au milieu même des contrées qui produisent, afin d’être moins restreints dans leur choix ; ils devront prendre à l’étranger le plus grand nombre possible de juments susceptibles de faire de bonnes poulinières.

Nous croyons, Monsieur le Maréchal, avoir victorieusement réfuté, par le simple exposé des faits, les doctrines de la Commission du Conseil général d’agriculture. Il reste quelques mots à répondre à deux écrits dans lesquels se trouvent reproduites et développées les attaques de cette commission.

Le premier, qui a pour titre : Notice sur les haras impériaux d’Autriche, signale comme funeste la disposition de l’élève des poulains adoptée par le département de la guerre. L’auteur, M. Champagny, rappelle que l’Autriche a perdu, la même année, et dans un seul établissement, 12,000 jeunes chevaux destinés aux remontes de l’armée. Il paraît croire qu’on a le projet, en France, d’agglomérer ainsi une innombrable quantité de chevaux, et nous présage les mêmes calamités. Rien n’a pu donner lieu à de telles suppositions. Le plus considérable de tous nos établissements de poulains ne contient pas au-delà de 200 jeunes animaux. Le propriétaire de la terre de Saint-Maurice s’engage à les nourrir et à les loger jusqu’à l’âge de quatre ans, au prix de 150 francs par tête.

L’écrit de M. l’inspecteur général des haras a, d’ailleurs, pour objet principal de démontrer que les haras impériaux d’Autriche ne sont pas militaires. Si M. de Champagny prend la peine de consulter l’annuaire militaire autrichien de 1841 (9), il verra que les deux services réunis des haras et des remontes sont confiés à la direction d’un lieutenant général en activité de service, et qui a sous ses ordres un personnel tout militaire. Au surplus, nous ne pouvons pas accuser ici l’ignorance de M. l’inspecteur général des haras : il sait bien que les assertions de sa brochure sont erronées. Il n’a publié qu’un extrait du rapport officiel qu’il avait adressé à M. le ministre de l’agriculture et du commerce ; il a élagué avec soin, de ce rapport, tous les passages d’où il ressort évidemment que l’organisation des haras est militaire en Autriche. Ainsi, quand il parle du personnel, il substitue dans sa brochure, à la dénomination des grades militaires, majors, capitaines, lieutenants, etc., les titres de directeur, sous-directeur, employé subalterne. Un tel procédé ne doit pas surprendre de la part d’un fonctionnaire qui, dans un rapport officiel, sous la date du 1er novembre 1841, et livré à la publicité (10), n’a pas craint de déverser l’insulte et la calomnie sur les officiers qui se dévouent à un service aussi difficile qu’il est important, et qui ont d’incontestables titres à l’estime publique.

Sous le titre des remontes de l’armée, de leurs rapports avec l’agriculture, M. le marquis de Torcy vient de faire paraître une brochure qui, dans sa forme, a quelque chose de spécieux et de séduisant. Il ne faut pas confondre ses intentions avec celles de M. l’inspecteur des haras ; la sincérité de M. de Torcy ne peut être contestée. Membre de la commission d’agriculture il partage ses préventions, il cherche à les propager ; mais il modifiera, sans doute, son opinion, quand la question sera mieux approfondie par lui, quand il connaîtra les arguments que nous venons de présenter. Deux de ses assertions, toutefois, réclament une réponse spéciale. Selon lui, la guerre, en élevant des poulains, fera une concurrence directe à l’agriculture. Il se fonde sur ce que l’armée n’aura plus de chevaux à acheter pour ses remontes, quand ses dépôts de poulains pourront lui fournir tous les ans 4,000 chevaux. « En effet, dit-il, il vous faut aujourd’hui 9,800 chevaux, chaque année, parce que ces chevaux n’ont qu’une durée de cinq ou six ans. S’il est possible, comme vous le faites espérer, que les chevaux élevés par vous durent dix ou douze ans, il faudra moitié moins de chevaux, puisqu’ils serviront moitié plus longtemps, c’est-à-dire, 4,900 au lieu de 9,800. Vous n’achèterez plus aux éleveurs. »

Nous l’avons déjà dit, quels que soient les besoins de l’armée, il sera acheté annuellement, pendant longtemps encore, un nombre à peu près égal de chevaux. Un septième des soldats appelés par la loi du recrutement est libéré tous les ans. De même un certain nombre de chevaux sera réformé chaque année. Vous avez ordonné, M. le Maréchal, que cette réforme portât de préférence sur les juments propres à la production. Elles seront renvoyées dans les contrées où elles ont été achetées. Elles y seront saillies, avant d’être vendues, et leurs produits seront ainsi élevés dans les conditions de nourriture et de climat qui conviennent le mieux à leur espèce. Réformer des chevaux qui peuvent encore rendre des services, c’est, sans doute, un sacrifice ; mais il aura des résultats de la plus haute importance : on augmentera les ressources de la production ; l’armée sera mieux montée ; elle aura, au grand avantage du commerce et de l’agriculture, une précieuse réserve de chevaux de toute espèce.

« Les officiers de remonte, dit M. de Torcy, opèrent avec un nombre assez limité de vendeurs, et cela ne peut guère être autrement. Si les marchands ne doivent pas exclure les producteurs, il est bien difficile, il est impossible d’exclure les marchands.

En résumé, l’achat est rarement direct.»

Il suffit de jeter un coup d’oeil sur le tableau ci-dessous (11) pour se convaincre que le nombre de vendeurs est presque égal à celui des chevaux livrés, que par conséquent l’achat est direct, et que les assertions de M. de Torcy sont sans fondement.

La Commission spéciale des remontes vient, Monsieur le Maréchal, de mettre sous vos yeux le tableau des ressources du pays pour la remonte de nos troupes à cheval.

Éloignés de tout esprit d’innovation, persuadés que l’industrie chevaline réclame de la suite et de la persévérance, convaincus enfin que le système des remontes, consacré par l’ordonnance du 11 avril 1831, renferme le germe de toutes les améliorations, nous n’avons rien proposé qui n’en fût la conséquence. Un des plus puissants moyens d’accroître et d’améliorer nos races, c’est de répandre le goût du cheval ; le département de la guerre concourt à ce résultat par la sollicitude qu’il accorde aux troupes à cheval, et notamment à l’école de cavalerie. Mais le ministère de l’intérieur peut aussi contribuer à développer dans la population le goût du cheval, en protégeant d’une manière toute spéciale les écoles d’équitation, aujourd’hui trop rares et trop négligées. Enfin le ministère des travaux publics peut avoir, lui aussi, une grande influence sur l’amélioration de nos races. Si les routes étaient mieux tracées, mieux entretenues, on pourrait employer au roulage des chevaux plus légers, susceptibles d’être utilisés à la selle comme au trait.

Quant à vous, Monsieur le Maréchal, si vous avez déjà beaucoup fait pour étendre et consolider le système des remontes indigènes, cependant la grande tâche que vous avez entreprise n’est point accomplie encore. Des erreurs propagées par l’intérêt individuel, des difficultés suscitées par des rivalités ardentes et jalouses, viendront de nouveau entraver vos généreuses intentions ; mais l’amour du bien public, et la puissante volonté dont vous avez donné tant de preuves, triompheront de tous les obstacles. La question est de l’ordre le plus élevé, elle est toute nationale : sa solution ne peut être douteuse ; elle sera conforme aux voeux de l’armée, conforme aux véritables intérêts du pays.

Nous sommes avec respect,

Monsieur le Maréchal,
De Votre Excellence,
Les très-humbles et très-obéissants serviteurs,

Les Membres de la Commission.

Vte WATHIEZ,               Mis DE LAPLACE,          Cte DE MORNAY
Lieutenant général.            Maréchal de camp.            Maréchal de camp.

Bon DENNIÉE                Mis OUDINOT,           
Intendant militaire.             Lieutenant général.   

Bon WOLFF,                   Vte DE PRÉVAL,
Lieutenant général.             Lieutenant général, Président.                                


NOTES :
(1) La Commission se compose des généraux Préval, Wolff, Oudinot, Wathiez, de la Place, de Mornay, de l’intendant militaire Denniée, et d’un inspecteur général des haras, qui n’a point encore paru aux séances.
(2) Traité de la conformation extérieure du cheval, IIIe partie ; des chevaux français.
(3) Aperçu des importations en chevaux en 1788 ; M. Préseau de Dompierre, page 200.
(4) Huzard. Instruction sur l’amélioration des chevaux en France ; an X.
(5) Voir les comptes présentés aux Chambres pour l’année 1839.
(6) Mais l’hésitation, l’inconstance, l’indécision caractéristique des conseils qui président aux destinées de nos espèces chevalines, le peu d’usage qu’on y fait des théories les plus éprouvées et les moins contestées aujourd’hui, trouvent leur source, et je dirais presque leur excuse, dans l’organisation personnelle et matérielle de l’administration des haras.
« Telle que l’administration des haras est aujourd’hui constituée, la majeure partie de sa dotation passe à entretenir des employés, des bâtiments, des animaux fort inutiles... Il existe de si fréquents rapports entre les deux services des haras et des remontes, qu’il semblerait rationnel de les voir confondus. » (Prince de la Moskowa.)
(7) En 1781, époque à laquelle Bohan fit paraître l’ouvrage remarquable intitulé Examen critique du militaire français, les chevaux n’étaient exercés que huit fois par mois. A cette occasion l'illustre écrivain dit « La première nation qui bravera le préjugé qu'il faut laisser la cavalerie à l’écurie et avoir des chevaux gras, les premiers régiments qui oseront sortir tous les jours et doubler leur travail, auront bien de l’avantage sur les autres, etc. » Les voeux de Bohan sont complétement réalisés.
(8) Voir le tableau annexé à ce travail.
(9) Almanach militaire des états autrichiens, 1841.Militär schemastimus des österreichischen kaiserthumes, 1841. page 409.
(10) Journal des Haras. (Décembre 1841.)
(11) État indiquant, par établissement de remonte et par année, de 1837 à 1840, le nombre de chevaux achetés et le nombre des vendeurs.
Etat indiquant, par établissement de remonte et par année, de 1837 à 1840, le nombre de chevaux achetés et le nombre de vendeurs.

NOTA. On remarquera que si, dans certaines contrées, comme la Normandie, le nombre des vendeurs se rapproche moins de celui des chevaux achetés par la remonte, que dans les pays de petite culture, cela tient à ce que les fermiers peuvent conserver un plus grand nombre d’animaux, et se défaire de plusieurs à la fois.
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