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Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
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L. Riotor : Le Parabolain, épitres à quelques-uns (1894)
RIOTOR, Léon (1865-1946) : Le Parabolain, épitres à quelques-uns.- Paris : Bibliothèque de La Plume, 1894.- 33 p. : ill., couv. ill. ; 17 cm.

Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (12.VIII.2015)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque [Bm Lx : R 206 br].

LE PARABOLAIN
ÉPITRE A QUELQUES - UNS

par
Léon Riotor

~ * ~

Léon Riotor : Le Parabolain (1894)

DANS le désir d'avancer coûte que coûte, de vous inquiéter de demain sans songer à aujourd'hui, vous ne regardez pas autour de vous ; les palissades, dites-vous, sont faites pour être renversées.
 
Demain nous ne serons plus là : vous pleurez sur le sort de ceux qui nous succéderont, sans un regard sur ceux qui nous entourent. Cet amour de l'avenir, tout autant que le culte du passé, est généralement utopique et demeure stérile. Pour frapper d'une manière efficace l'intelligence de masses ignorantes, les créateurs de religions leur parlaient des plaisirs promis... plus tard... Il n'existe plus guère que des masses passionnées, mobiles comme les vagues de la mer ; de véritablement ignorantes, non. Laissez donc ce moyen de prosélytisme aux demi-philosophes qui s'autorisent seulement de ce qu'ils peuvent faire accroire aux autres.
 
La passion gonfle de nombreuses bulles de savon. Que la raison juge sainement, sans parti-pris, sans entraînement. L'homme en sera mieux armé pour la vie. Quelle source de réussite que « voir juste » !

*
* *
 
Le courant actuel porte ces deux épaves de philosophies vieilles comme le monde : le socialisme, l'anarchie. Excellentes à voir flotter, à suivre au fil de l'eau, il est permis de demander si elles pourront entrer dans la construction du prochain radeau qui doit nous porter ? Or, ce même radeau, fait de pièces et de morceaux, ne se disjoindra-t-il pas à la première secousse du gouvernail ?
 
Songez, amis, que les systèmes philosophiques n'ont de chances de réussir et de se propager que s'ils sont basés sur le « droit de vivre » et toutes les lois qui assurent ce droit. Les spéculations restent sans effets, tant qu'elles ne « marchent » pas avec les événements quotidiens de la vie nationale. Au moment où nous parlons, trois sortes d'éléments nous écoutent : l'esprit vital qui règne en nous, l'air que nous déplaçons, les sens d'autrui. Est-ce à dire que nous pouvons ainsi détruire l'équilibre social ? ou produire un de ces bouleversements qui laisseront rêveurs les siècles futurs ?
  
*
* *

Voulez-vous que l'Etat soit le chef d'une grande famille dont vous seriez les membres ? Mettez-lui tout en main pour qu'il puisse vous loger et vous substanter, qu'il puisse juger de vos différends et les apaiser si vous reconnaissez son équitable justice. Que diriez-vous du fils aîné qui, gardant par devers lui le gain de ses journées, voudrait vivre au détriment du reste de la famille ? Que pensez-vous de l'homme qui gagne bien son pain, le dépense au cabaret et veut que sa femme, laquelle n'attend rien que de lui, dresse quand même le couvert ?
  
L'État, songez-y, n'attend rien que de vous, ne gagne rien par lui-même. Donnez-lui les moyens d'amasser la fortune personnelle de la nation, de l'administrer, de la diriger, de la répartir, et ce sera vraiment le chef d'une grande famille, et vous serez vraiment ses enfants.
  
Il devra compte à lui-même, à vous, à tous, de votre existence et de la justice de vos actes, de la défense du faible devant le fort, supprimera les iniquités, abolira les privilèges, dotera chacun en le lançant dans la vie, le conseillant, l'encourageant, sans que dorénavant ces mots prince ou riche aient la moindre signification, puisque chacun sera doté de même, que le fils du pauvre sera égal, dès son berceau, au fils du richissime duc, puisqu'il n'y aura plus que le grand nom égalitaire de Français qui remplacera tout autre !
  
La suppression du nom de famille et de l'héritage, l'élevage des enfants par l'État, leur éducation, leur emploi et leur répartition dans les multiples carrières dès un âge indiqué, la distribution en dot des trente milliards de la fortune nationale, l'égalité parfaite de tous les membres de cette famille devant les règlements qu'elle s'est donnés, voici la première de nos épaves philosophiques. — La seconde a besoin d'être vue de long en large, de bout en travers, de haut en bas et de bas en haut. — Causons-en au chapitre de l'Individualisme...


L'INDIVIDUALISME

D’ABORD, paradoxons sur l'Anarchisme : « Une république sans rois ni maîtres, sans lois et sans désir d'en avoir, où les plus malins régneront, où chacun pourra manger des poulets qu'il faudra payer très cher ».

C'est la domination de l'individu, ce qui n'est pas pour nous déplaire. Nous avons bon pied, bonne santé, bon œil, une pointe d'intelligence et un dédain de l'humanité assez grand pour tout espérer. Le pied est d'aplomb, le torse aussi, le poing solide, le visage point déplaisant : n'est-ce point tout ce qu'il faut ? — Et l'unité de moyens ? dites-vous. — Êtes-vous fous ! nous n'acceptons pas de règlements, et encore moins de lois : tous égaux devant la Nature !...
  
UN INTERRUPTEUR. — Mais la Nature est-elle égale, elle, devant vous tous ?...

*
* *

La réussite des individus est en raison inverse de leur égoïsme. Le moi n'est nullement haïssable dans l'époque, et le sera moins encore, car nous retournons à la lutte de vive force pour l'existence. Les sentiments entiers et cruels indiquent l'âme forte, mûre pour le succès. L'amour, l'amitié, le dévouement, sont les faiblesses les plus communes. Combien sont morts de faim pour n'avoir osé marcher sur les brisées d'un « ami » !

La CONVICTION intime de la NÉCESSITÉ d'accomplir tel ou tel acte doit être instantanée, quel qu'en soit le désagrément et le peu de rapport direct qui semble en découler : le pli de la volonté se forme ainsi de lui-même, et, à la moindre apparence de révolte, cette CONVICTION, immanente en vous, s'oppose aussitôt au retrait de la volonté.
  
Le talent est un mot qui ne signifie absolument rien : ce qui est talent pour l'un est nullité pour l'autre. Les « gens de métier », n'importe lequel, ont tous du talent. Ils sont plus ou moins servis par leurs dons de naissance, de fortune, les circonstances, ou quelques-uns de ces évènements qui constituent la « chance ». Tous les hommes se valant, on ne doit considérer pour ceux qui, partis du même point, arrivent au même résultat, que la dépense matérielle de leurs efforts.

L'argent n'est pas un résultat, c'est un moyen. « Faire fortune    et mépriser l'argent : tel est le premier degré. Tous les moyens pour cela sont bons. L'Humanité est une grande forêt de Bondy, chacun s'y défend comme il peut. « Il n'y a que les plus honteux qui perdent... »
 
*
* *

Avant de réfléchir aux moyens, de penser à la route, d'amasser les provisions, de songer aux appuis, avant le « départ » en un mot, définir absolument le but sur lequel on va se diriger, désigner ceci :
      
       LE POINT DE DIRECTION.
 

Ce point de direction sera le tuteur de votre vie, la raison de vos actes, le motif de vos déterminations.
 
Sans lui, vous flotterez à l'aventure, vous vous épuiserez en efforts stériles, vous n'arriverez à rien, puisque vous ne savez pas vous-même où vous voulez arriver. D'aucuns ont cependant rencontré la Fortune ou le Succès sans point de direction, — mais si la Fortune n'est qu'un moyen, le Succès fortuit peut-il compter pour un résultat ?

*
* *
 
On me raconte l'histoire d'un jeune homme dont le caractère avait été faussé par une prédisposition trop marquée à l'indépendance, qu'on réfrénait le plus possible en lui. Il en résulta un singulier mélange de courage et de paresse. Ce rejeton semblait ne se complaire que dans la résistance et l' « état passif. » On lui fit apprendre tous les métiers : il n'excella dans aucun. On avait pourtant bourré son esprit de tout ce qui peut former la « virilité d'une âme » et l' « amour du travail »... ( ! ) C'était un gâcheur. Il avait une tendance, presqu'une vocation : mais laquelle ? — Le peu d'argent qu'il arrachait, par-ci par-là, il le dévorait si vite qu'on ne savait s'il n'eût pas digéré des cailloux. Lorsqu'il fut en âge d'homme, à dix-huit ans, je crois, son père était parfaitement persuadé que son fils ne ferait jamais œuvre de ses dix doigts.
 
Eh bien ! c'est à ce moment que ce père comprit vraiment et qu'il lança brusquement son fils dans la vie, sans appui, sans un sou... Deux ans plus tard, ce jeune homme était célèbre, dix ans après il était millionnaire. On lui ouvrit les portes de l'Académie, — ce qui est pour beaucoup le sommet de la réussite !...

  ... Il en est de certains hommes comme de certains oiseaux. Ce n'est qu'en tombant du nid qu'ils songent à voler, il faut rompre leurs langes pour qu'ils remuent les bras...


PARADOXE SUR L'OPINION

ON doit se permettre, avec raison, tout ce  que permettent les lois... — Qu'appelez-vous donc loi ? — J'appelle loi la raison du plus grand nombre... le fabuliste a dit que c'était la meilleure... En les cotoyant, tous les crimes, vols, fraudes, assassinats, sont possibles... La crainte de la répression doit nous retenir, parce qu'elle pourrait, au moins momentanément, nous mettre dans l'impossibilité d'exercer nos facultés sur quelqu'un de nos « semblables ». 
  
On ne réussit qu'à tromper les imbéciles : c'est parfait, et ces derniers doivent être dépouillés, ravalés à la domesticité des intelligents... Qui s'en plaindrait ? Eux peut-être ? On ne les écoute pas. Commencez donc par considérer comme « imbéciles » tous ceux que vous rencontrerez dans l'existence. Vivre aux dépens du passant est le nec plus ultra et dénote un habile homme. Amasser au détriment d'autrui semble le germe de la fortune : ce qu'on appelle le Travail ne consiste qu'en cela. — L'ouvrier fait le moins possible, le négociant vend le plus mauvais, l'acheteur court au plus modique : il serait bien plus simple que l'ouvrier dévalisât simplement l'acheteur de son pécule ?...
  
*
* *

Comme des loups dévorants sur un troupeau, les pauvres et les déshérités doivent se jeter sur ceux qui possèdent, et leur arracher un peu de cet or dont ils ont besoin : c'est le moyen, vieux comme le monde, de résoudre le problème social, et c'est toujours le bon...

*
* *

L'orgueil et l'ambition sont les deux seules vertus qu'un homme doive cultiver, et les deux seules vraiment dignes du nom de vertus. Qu'importe l'opinion d'autrui ? Quant à moi, je l'ai toujours dédaignée au point de me vanter bien haut de défauts imaginaires que d'autres cachaient avec soin. J'ai longtemps appliqué tout mon loisir à passer pour un homme qui vit aux crochets des femmes, « un maquereau », m'intéressant à la galerie comme au spectacle de quelque théâtre de banlieue. J'écrivais avec lyrisme « Quelle gloire de réaliser dans la perfection l'art si difficile du bon souteneur ! »
 
Encore, je pris le vice du jour, j'essayai de me faire croire « pédéraste ». Encore, je bravai l'opinion dans ce qu'elle a de plus pointilleux : le costume. Je me vêtis de loques d'un autre temps, de jabots de dentelles, de culottes courtes, de gilets dorés à basques, me promenant ainsi dans Paris, sans appréhender les cris ou les étonnements moqueurs, tant j'étais sûr de ma valeur personnelle, ou, pour être plus précis, de mon égalité intellectuelle avec quiconque : « Mon opinion vaut celle du millier de gens qui me regardent ? »
 
Lorsqu'un camarade, outré de mon prétendu avilissement, en jasait ou se séparait de moi : — Tant mieux, pensais-je, c'est un imbécile, on en connaît toujours de trop...

*
* *

Je m'inquiète peu de ce qui se passe en dehors de moi ou de ma « propriété »... Un homme loue un appartement, juge qu'il est « chez lui », c'est-à-dire qu'il peut s'y comporter comme bon lui semble. Il a trop chaud : il se met tout nu. Par le même effet de cette chaleur, il ouvre ses fenêtres vides de rideaux. En quoi cet homme a-t-il outrepassé sa liberté d'individu ? Si la vue de sa nudité vous est déplaisante, ne regardez pas chez lui !
 
Pourtant une femme s'arrête, puis une autre. Elles crient à l'horrible : cent autres arrivent. Bientôt toute la ville est ameutée. La rumeur augmente. On dit que c'est épouvantable : la foule augmente encore, serrée, compacte, hurlante, menaçante, une mitraillade ne la disperserait pas. On enfonce la porte de ce philosophe peu vêtu, on le lapide, on l'entraîne sur la paille humide des cachots pour avoir osé se montrer ainsi devant mille personnes :
  
— Pourtant, songe-t-il, je ne les ai pas appelées, et j'étais « chez moi » ?


PETIT CATÉCHISME
DE LA RAISON PURE

QU'ENTENDEZ-VOUS par raison pure ? — J'entends le raisonnement dégagé de toute idée impulsive ou de parti-pris, le raisonnement impersonnel, planant au-dessus des idées admises que nul n'ose entamer ou détourner, la raison qui, loin d'être comme l'air que nous respirons, plus ou moins viciée par les milieux, reste native et ne tient rien que de sa nature elle-même.
  
— Distinguez-vous donc plusieurs sortes de raison ?

— Certes : à côté de la Raison Pure se placent tout naturellement la Raison fictive (ou échafaudée), la Raison personnelle (ou intéressée), la Raison éducative (ou d'impulsion).
 
*
* *

— Croyez-vous à Dieu ?

— Non : je crois aux forces chimiques de la nature.

— Comment expliquez-vous la création du monde ?

— Par la mise en action de ces mêmes forces, en de telles combinaisons que le cerveau humain ne peut en mesurer l'amplitude et la mesure.
 
— Qu'entendez-vous donc quand vous employez le mot Dieu ?
 
— J'exprime ainsi la force chimique de la matière, c'est-à-dire la base de toute évolution physique.
 
— Croyez-vous à l'âme ?
 
— Oui, ce mot signifie existence.

— Qu'est-ce que l'âme ?

— Une parcelle, emmagasinée en nous, de cette force chimique qui dirige l'univers et régit la matière : moteur de la volonté, alambic de l'intelligence, procréateur du mouvement.

— Où placez-vous le siège de l'âme humaine ?

— Dans le cerveau.

— Croyez-vous à l'immortalité de l'âme ?

— Non, mais je crois à la mémoire : l'œuvre de tout cerveau survit en d'autres cerveaux.
 
— Les animaux ont-ils une âme ?
 
— Evidemment, puisque la force chimique les anime.

— Les végétaux ont-ils donc aussi une âme ?
 
— Oui, les végétaux ont une âme.
 
*
* *

— Qu'est-ce que l'homme ?
 
— L'homme est un être chez qui l'influence de la force chimique (l'âme) ne s'est pas entièrement développée dans le sens de la construction organique ; mal vêtu, mal défendu par la nature, n'atteignant en force aucune des créations physiques qu'il côtoie, il est parvenu à traiter avec la nature mieux qu'aucun animal sut le faire, — et sa faiblesse même, qui le place dans l'échelle intermédiaire, lui a enseigné, par la ruse, l'audace, la cruauté, à régner sur tous les autres, ainsi qu'à se servir des faits naturels... L'ensemble de ces calculs a reçu de lui le nom de science...
 
— Qu'est-ce que la femme ?
 
— La femelle de l'homme.
 
— La femme est-elle l'égale de l'homme
 
— Elle lui est semblable par tous les côtés de l'âme, et elle le complète corporellement : donc elle est son égale.
 
— Comment l'homme et la femme doivent-ils se considérer ?
 
— Comme le complément physique l'un de l'autre, tous deux susceptibles de transmettre cette âme emmagasinée dans leur organisme.
 
— Qu'est-ce que la famille ?

— L'association d'un homme, d'une femme et de ceux qu'ils procréent.
 
— Qui doit être le chef de la famille ?
 
— C'est uniquement l'affaire d'une convention librement consentie.
 
— L'homme a-t-il plus de droits que la femme pour être le chef de la famille ?
 
— En aucune façon.
 
— Est-il nécessaire qu'il y ait un chef de famille ?
 
— Certes non, mais il y en aura toujours un, quand même.
 
*
* *

— A qui doit appartenir la terre ?
 
— A celui qui la soigne et la cultive.
 
— Et après sa mort ?
 
— A celui qui la cultivera après.
 
— Celui qui meurt a-t-il le droit de désigner celui qui lui succédera ?
 
— Non, la terre n'appartient à personne, et à tous.
 
— A-t-on le droit de s'en emparer par la force ?
 
— On l'aurait si la nation, qui est la direction du plus grand nombre d'âmes, n'en avait jugé autrement.
 
— Qu'est-ce donc que la propriété ?
 
— La détention légale d'une partie de la richesse publique.
 
— Qu'est-ce que la loi ?
 
— C'est la raison du plus grand nombre.

— La loi du plus grand nombre est-elle donc la plus équitable ?
 
— Au contraire, elle est très souvent absurde, car le nombre n'est pas l'intelligence — mais le nombre est le plus fort...


SUITE DU PETIT CATÉCHISME

QU'EST-CE que la force productrice ?

— La résultante des labeurs intellectuels ou manuels employée au bien général et au sien propre.
  
— Qu'est-ce que la force consommatrice ?
  
— La soustraction d'une part ou de la totalité de ces mêmes labeurs pour subsister. La force productrice doit être égale à la force consommatrice, sinon il y a déséquilibre.

— Comment nommez-vous ce déséquilibre ?

— On le nomme misère.

— Comment le nommez-vous quand il est en faveur de la force productrice ?

— Richesse.

— Peut-on pour ces deux sortes de déséquilibre des forces productrice ou consommatrice conclure du général au particulier ?
  
— Non, parce qu'il n'y a pas équivalence entre les individus.
  
— Vaut-il mieux qu'il y ait déséquilibre en faveur de la richesse ?
  
— Non, rien ne serait moins équitable ; l'excès de force productrice s'exerce toujours au détriment de la force consommatrice.
  
— Qu'est-ce qu'un déséquilibré ?
  
— C'est l'individu chez lequel ces deux forces ne se balancent pas, ou lorsqu'il y a disjonction entre elles (intellectuelles ou manuelles).
  
*
* *

— Qu'est-ce que le talent ?
  
— C'est le pouvoir d'extérioriser sa force productrice.
  
— Tout le monde a donc du talent ?
  
— Oui, tout le monde a du talent, et chacun en particulier a plus de talent que tout le monde.

— Qu'est-ce que le génie ?
  
— C'est le propre d'une âme inclassifiable, dont la volonté ne veut pas subir d'impulsion. Nul ne sait s'il n'aura pas du génie après sa mort — mais l'ignore de son vivant.
 
— Qu'est-ce que la foi ?
  
— La croyance en une religion.

— Qu'est-ce qu'une religion ?
  
— Le respect d'une mémoire.
  
— Combien y a-t-il de sortes de religions ?
  
— Autant que l'humanité compte de cerveaux.
  
— Qu'entendez-vous par croyance ?
  
— L'impulsion qu'une âme subit des âmes environnantes.
  
— Une croyance ne peut-elle donc demeurer indestructible et immuable ?
  
— Non, pas plus que la feuille livrée au vent.
  
— Certains hommes affirment, avec raison, n'avoir jamais changé de croyance ?
  
— Ils affirment seulement que leur âme a toujours été livrée au même vent.
  
— Qu'est-ce que le Destin ?
  
— L'ensemble des âmes de la nature.
  
— L'homme est-il le jouet du Destin, comme le disent les fatalistes ?
  
— Oui, mais de lui-même aussi, puisque son âme appartient à l'ensemble, et peut lutter pour elle.
  
— L'âme est donc une force ?
  
— Absolument.
  
— Quelle est l'arme de l'âme ?
  
— La volonté...

*
* *

— Qu'est-ce qu'une nation ?
  
— C'est un ensemble de volontés concourant à la même sauvegarde.
  
— Faites-vous différence entre un peuple et une nation ?

— Oui : la nation comporte une direction, le peuple se distingue surtout par des individualités.
 
— Une nation peut-elle être composée de plusieurs peuples ?
 
— Oui.
 
— La guerre est-elle inévitable pour les nations ?
 
— Oui, tant que la patrie et les frontières existeront.
 
— Qu'appelez-vous frontières ?
 
— Les démarcations des nations entre elles.
 
— Qu'appelez-vous patrie ?
 
— Le terrain compris entre ces frontières.
 
— La patrie et les frontières sont-elles et seront-elles toujours indispensables ?
 
— Nul ne songerait à les détruire si elles n'existaient pas.
 
— Toutes les âmes d'une même nation doivent-elles aimer et défendre leur patrie et leurs frontières ?
 
— Oui, sans quoi le libre-arbitre de chacune, parcelle de la nation globale, s'effacerait sous une volonté à laquelle elle ne participe pas.
 
= La guerre n'est donc excusable que dans le cas de défense...
 
*
* *

— L'homme a-t-il droit de mort sur l'homme ?
 
— Non, jamais cette destruction n'est justifiable.

— La nation a-t-elle droit de mort sur l'homme ?
 
— C'est un crime au même titre que celui qu'elle entend punir.

— Que doit donc faire la nation pour se débarrasser des âmes mauvaises ?
 
— Les transporter en quelque milieu où l'âme subira toute autre impulsion que celle du crime, de préférence un lieu où les forces de l'homme auront à lutter contre celles de la nature....
 
— Si la suppression d'une âme est un crime, à qui l'homme doit-il compte de son existence ?
 
— A personne, pas même aux siens. L'homme est le seul arbitre de sa destinée.
 
— Le suicide est donc respectable ?
 
— Il n'y a aucune distinction à établir.
    
= Quelles que soient la destinée, les luttes, en tout temps, en tous lieux, quelles que soient les coalitions, l'âme doit rester toujours maîtresse d'elle-même...


LE GRAND SOIR

Lloi est donc nécessaire, c'est-à-dire l'endiguement de la passion, du parti-pris, de l'exaction, de tout ce qui entraîne l'homme hors du strict formulaire de la « raison pure ». Elle deviendrait vaine et inutile :
 
— Si chaque âme était bien pénétrée de sa valeur et de l'équivalence de toute autre.
 
— Si la raison pure y régnait sans conteste.
 
— Si chacune de ces âmes qui composent la nation balançait exactement ses forces productrice et consommatrice.

C'est là une perfection utopique, qui peut être approchée tout au moins, si elle n'est pas obtenue complète. A mesure que les âmes s'éloignent de cette perfection, les lois qu'elles se donnent sont plus nombreuses, plus hautes, plus fortes. Elles se rapprochent, se serrent, se multiplient. La perfection : pas de loi, — l'imperfection : toute la loi. Mais où les âmes ne s'entendront jamais, c'est sur le degré de perfection qu'elles ont le droit de s'accorder.

= Les bonnes nations font les bonnes lois.
 
*
* *

L'individualisme, sous ses multiples formes, avec ses vertus de lutte, d'ambition et d'orgueil, semble plus appelé que toute autre philosophie à faire la nation forte et parfaite, — car, la nation, ne songez pas de longtemps à la supprimer : elle sera tout à la fois la tutrice de l'individualité, lui permettant de se produire et, de s'épanouir, et la sauvegarde contre son éparpillement,
 
— L'individualisme doit donc rester dans certaines digues ?

— Oui, comme ces forces qui deviennent nulles ou dangereuses quand elles embrassent trop de terre, trop d'air, trop de peuples. C'est ce qui justifie à demi la constitution de la famille, dont il importe en somme de reculer les bornes, qu'il faut élargir et modifier, non supprimer.

Exemple : Sur ce territoire-ci, dont le sol représentera, si vous le voulez bien, une valeur foncière de trente milliards, n'existera plus qu'une seule famille que nous appellerons « France ». Cette famille comprendra 36, 38, 40 millions de membres qu'elle prendra, élèvera, instruira, cultivera, dans la loi de l'égalité. Chaque Français, n°000 ou n°001, recevra sa part de la fortune familiale, son morceau de sol, son lot de produits, sa charge de métaux, à l'âge uniforme fixé par cette même loi de l'égalité.
 
Cette part reviendra à la famille, lors de la mort du possesseur, elle continuera d'en disposer comme avant. Elle a pris l'enfant au berceau, elle conduit le vieillard à la tombe ; elle a donné à chaque cerveau une dose identique de levain intellectuel, à chaque estomac une quantité égale de pain, à chaque poche une somme égale d'argent, à chaque pioche un carré semblable de sol. Chaque individu se produit, s'épanouit, comme la libre plante dont la graine se disperse au souffle du vent. Le mariage devient libre, les époux interchangeables, puisqu'il ne s'agit plus que de la grande loi de l'espèce : reproduire. — La Famille recueille la femme grosse, comme elle recueillera l'enfant, pour l'immatriculer. Qu'importe que son père s'appelle Français n°1, ou n°2, ou n°100.000 ! — La femme devient un individu, comme l'homme, plantée au même droit que lui sur le sol familial. Elle est une âme qui concourt à la nation, peut s'y grandir autant que son congénère mâle, lui rendre les mêmes services, la défendre également, (le service hospitalier complétant le service de guerre). — Rien n'enchaîne alors les deux sexes ensemble. Nul homme ne peut dire qu'il supporte plus qu'un autre les charges de l'élevage : Tous célibataires. Nulle femme ne souffrira plus qu'une autre de la cohabitation qu'impose le mariage : elle se donnera selon son libre-arbitre ; les peines de l'enfantement atténuées par un dégrèvement tarifé des charges publiques, une prime de reproduction prélevée sur les fonds publics, assureront ainsi l'essor prospère de la population.
  
L'impôt ? Unique, uniforme, sur l'existence même, si faible que nul ne puisse en souffrir. Pour le surplus du fisc ?... les seuls produits qui ne relèveraient pas du strict besoin de la vie seraient imposables... D'abord, les produits excessifs : alcools, spiritueux, tabac, etc. ; puis ceux de luxe : théâtres, jeux, cartes, voitures, chevaux, domestiques, etc. ; ceux de demi-luxe : pianos, vélocipèdes, chiens, chats, etc. ; enfin ceux de demi-utilité : vin, lait, beurre, bière, gibier, sucre... Tout l'effort du législateur tendant à grever le superflu au profit du nécessaire, frappant surtout ces produits si divers, pernicieux pour la santé publique, dont l'homme n'a nul besoin.

*
* *

Alors, sur les bases nouvelles de cette société saine, égale, féconde, s'élèvera le peuple libre et maître de ses destinées, la nation prête à renverser ses bornes et frontières, prête à l'universelle fraternité. Les âmes sentiront l'influence de la raison pure, chacune d'entre elles apprendra à tenir compte de toutes les autres. Nul ne pourra obscurcir le soleil d'autrui, et n'aura plus que le seul désir, durant son passage sur terre, sans descendance, sans héritage et sans lendemain, le seul désir de suffire à sa tâche, de manger à sa faim, de vivre sur son sol



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