LE PARABOLAIN
ÉPITRE A QUELQUES - UNS
par
Léon Riotor
~ * ~
D
ANS le désir d'avancer coûte que coûte, de vous inquiéter de demain
sans songer à aujourd'hui, vous ne regardez pas autour de vous ; les
palissades, dites-vous, sont faites pour être renversées.
Demain nous ne serons plus là : vous pleurez sur le sort de ceux qui
nous succéderont, sans un regard sur ceux qui nous entourent. Cet amour
de l'avenir, tout autant que le culte du passé, est généralement
utopique et demeure stérile. Pour frapper d'une manière efficace
l'intelligence de masses ignorantes, les créateurs de religions leur
parlaient des plaisirs promis... plus tard... Il n'existe plus guère
que des masses passionnées, mobiles comme les vagues de la mer ; de
véritablement ignorantes, non. Laissez donc ce moyen de prosélytisme
aux demi-philosophes qui s'autorisent seulement de ce qu'ils peuvent
faire accroire aux autres.
La passion gonfle de nombreuses bulles de savon. Que la raison juge
sainement, sans parti-pris, sans entraînement. L'homme en sera mieux
armé pour la vie. Quelle source de réussite que « voir juste » !
*
* *
Le courant actuel porte ces deux épaves de philosophies vieilles comme
le monde : le socialisme, l'anarchie. Excellentes à voir flotter, à
suivre au fil de l'eau, il est permis de demander si elles pourront
entrer dans la construction du prochain radeau qui doit nous porter ?
Or, ce même radeau, fait de pièces et de morceaux, ne se
disjoindra-t-il pas à la première secousse du gouvernail ?
Songez, amis, que les systèmes philosophiques n'ont de chances de
réussir et de se propager que s'ils sont basés sur le « droit de vivre
» et toutes les lois qui assurent ce droit. Les spéculations restent
sans effets, tant qu'elles ne « marchent » pas avec les événements
quotidiens de la vie nationale. Au moment où nous parlons, trois sortes
d'éléments nous écoutent : l'esprit vital qui règne en nous, l'air que
nous déplaçons, les sens d'autrui. Est-ce à dire que nous pouvons ainsi
détruire l'équilibre social ? ou produire un de ces bouleversements qui
laisseront rêveurs les siècles futurs ?
*
* *
Voulez-vous que l'Etat soit le chef d'une grande famille dont vous
seriez les membres ? Mettez-lui tout en main pour qu'il puisse vous
loger et vous substanter, qu'il puisse juger de vos différends et les
apaiser si vous reconnaissez son équitable justice. Que diriez-vous du
fils aîné qui, gardant par devers lui le gain de ses journées, voudrait
vivre au détriment du reste de la famille ? Que pensez-vous de l'homme
qui gagne bien son pain, le dépense au cabaret et veut que sa femme,
laquelle n'attend rien que de lui, dresse quand même le couvert ?
L'État, songez-y, n'attend rien que de vous, ne gagne rien par
lui-même. Donnez-lui les moyens d'amasser la fortune personnelle de la
nation, de l'administrer, de la diriger, de la répartir, et ce sera
vraiment le chef d'une grande famille, et vous serez vraiment ses
enfants.
Il devra compte à lui-même, à vous, à tous, de votre existence et de la
justice de vos actes, de la défense du faible devant le fort,
supprimera les iniquités, abolira les privilèges, dotera chacun en le
lançant dans la vie, le conseillant, l'encourageant, sans que
dorénavant ces mots
prince ou
riche aient la moindre signification,
puisque chacun sera doté de même, que le fils du pauvre sera égal, dès
son berceau, au fils du richissime duc, puisqu'il n'y aura plus que le
grand nom égalitaire de
Français qui remplacera tout autre !
La suppression du nom de famille et de l'héritage, l'élevage des
enfants par l'État, leur éducation, leur emploi et leur répartition
dans les multiples carrières dès un âge indiqué, la distribution en dot
des trente milliards de la fortune nationale, l'égalité parfaite de
tous les membres de cette famille devant les règlements qu'elle s'est
donnés, voici la première de nos épaves philosophiques. — La seconde a
besoin d'être vue de long en large, de bout en travers, de haut en bas
et de bas en haut. — Causons-en au chapitre de
l'Individualisme...
L'INDIVIDUALISME
D
’ABORD, paradoxons sur l'
Anarchisme : « Une république sans rois ni
maîtres, sans lois et sans désir d'en avoir, où les plus malins
régneront, où chacun pourra manger des poulets qu'il faudra payer très
cher ».
C'est la domination de l'
individu, ce qui n'est pas pour nous
déplaire. Nous avons bon pied, bonne santé, bon œil, une pointe
d'intelligence et un dédain de l'humanité assez grand pour tout
espérer. Le pied est d'aplomb, le torse aussi, le poing solide, le
visage point déplaisant : n'est-ce point tout ce qu'il faut ? — Et
l'unité de moyens ? dites-vous. — Êtes-vous fous ! nous n'acceptons pas
de règlements, et encore moins de lois : tous égaux devant la Nature
!...
U
N INTERRUPTEUR. — Mais la Nature est-elle égale, elle, devant vous
tous ?...
*
* *
La réussite des individus est en raison inverse de leur égoïsme. Le
moi n'est nullement haïssable dans l'époque, et le sera moins encore,
car nous retournons à la lutte de vive force pour l'existence. Les
sentiments entiers et cruels indiquent l'âme forte, mûre pour le
succès. L'amour, l'amitié, le dévouement, sont les faiblesses les plus
communes. Combien sont morts de faim pour n'avoir osé marcher sur les
brisées d'un « ami » !
La
CONVICTION intime de la
NÉCESSITÉ d'accomplir tel ou tel acte doit
être instantanée, quel qu'en soit le désagrément et le peu de
rapport
direct qui semble en découler : le pli de la volonté se forme ainsi de
lui-même, et, à la moindre apparence de révolte, cette
CONVICTION,
immanente en vous, s'oppose aussitôt au retrait de la volonté.
Le
talent est un mot qui ne signifie absolument rien : ce qui est
talent pour l'un est nullité pour l'autre. Les « gens de métier »,
n'importe lequel, ont tous du talent. Ils sont plus ou moins servis par
leurs dons de naissance, de fortune, les circonstances, ou quelques-uns
de ces évènements qui constituent la « chance ». Tous les hommes se
valant, on ne doit considérer pour ceux qui, partis du même point,
arrivent au même résultat, que la dépense matérielle de leurs efforts.
L'argent n'est pas un
résultat, c'est un
moyen. « Faire
fortune et mépriser l'argent : tel est le
premier degré. Tous les moyens pour cela sont bons. L'Humanité est une
grande forêt de Bondy, chacun s'y défend comme il peut. « Il n'y a que
les plus honteux qui perdent... »
*
* *
Avant de réfléchir aux moyens, de penser à la route, d'amasser les
provisions, de songer aux appuis, avant le « départ » en un mot,
définir absolument le but sur lequel on va se diriger, désigner ceci :
LE POINT
DE DIRECTION.
Ce point de direction sera le tuteur de votre vie, la raison de vos
actes, le motif de vos déterminations.
Sans lui, vous flotterez à l'aventure, vous vous épuiserez en efforts
stériles, vous n'arriverez à rien, puisque vous ne savez pas vous-même
où vous voulez arriver. D'aucuns ont cependant rencontré la Fortune ou
le Succès sans point de direction, — mais si la Fortune n'est qu'un
moyen, le Succès fortuit peut-il compter pour un
résultat ?
*
* *
On me raconte l'histoire d'un jeune homme dont le caractère avait été
faussé par une prédisposition trop marquée à l'indépendance, qu'on
réfrénait le plus possible en lui. Il en résulta un singulier mélange
de courage et de paresse. Ce rejeton semblait ne se complaire que dans
la résistance et l' « état passif. » On lui fit apprendre tous les
métiers : il n'excella dans aucun. On avait pourtant bourré son esprit
de tout ce qui peut former la « virilité d'une âme » et l' « amour du
travail »... ( ! ) C'était un gâcheur. Il avait une tendance,
presqu'une vocation : mais laquelle ? — Le peu d'argent qu'il
arrachait, par-ci par-là, il le dévorait si vite qu'on ne savait s'il
n'eût pas digéré des cailloux. Lorsqu'il fut en âge d'homme, à dix-huit
ans, je crois, son père était parfaitement persuadé que son fils ne
ferait jamais œuvre de ses dix doigts.
Eh bien ! c'est à ce moment que ce père comprit vraiment et qu'il lança
brusquement son fils dans la vie, sans appui, sans un sou... Deux ans
plus tard, ce jeune homme était célèbre, dix ans après il était
millionnaire. On lui ouvrit les portes de l'Académie, — ce qui est pour
beaucoup le sommet de la réussite !...
... Il en est de certains hommes comme de certains oiseaux.
Ce n'est qu'en tombant du nid qu'ils songent à voler, il faut rompre
leurs langes pour qu'ils remuent les bras...
PARADOXE SUR L'OPINION
O
N doit se permettre, avec raison, tout ce que permettent les
lois... — Qu'appelez-vous donc
loi ? — J'appelle
loi la raison du
plus grand nombre... le fabuliste a dit que c'était la meilleure... En
les cotoyant, tous les crimes, vols, fraudes, assassinats, sont
possibles... La crainte de la répression doit nous retenir, parce
qu'elle pourrait, au moins momentanément, nous mettre dans
l'impossibilité d'exercer nos facultés sur quelqu'un de nos «
semblables ».
On ne réussit qu'à tromper les imbéciles : c'est parfait, et ces
derniers doivent être dépouillés, ravalés à la domesticité des
intelligents... Qui s'en plaindrait ? Eux peut-être ? On ne les écoute
pas. Commencez donc par considérer comme « imbéciles » tous ceux que
vous rencontrerez dans l'existence. Vivre aux dépens du passant est le
nec plus ultra et dénote un habile homme. Amasser au détriment
d'autrui semble le germe de la fortune : ce qu'on appelle le Travail ne
consiste qu'en cela. — L'ouvrier fait le moins possible, le négociant
vend le plus mauvais, l'acheteur court au plus modique : il serait bien
plus simple que l'ouvrier dévalisât simplement l'acheteur de son pécule
?...
*
* *
Comme des loups dévorants sur un troupeau, les pauvres et les
déshérités doivent se jeter sur ceux qui possèdent, et leur arracher un
peu de cet or dont ils ont besoin : c'est le moyen, vieux comme le
monde, de résoudre le problème social, et c'est toujours le bon...
*
* *
L'orgueil et l'ambition sont les deux seules vertus qu'un homme doive
cultiver, et les deux seules vraiment dignes du nom de vertus.
Qu'importe l'opinion d'autrui ? Quant à moi, je l'ai toujours dédaignée
au point de me vanter bien haut de défauts imaginaires que d'autres
cachaient avec soin. J'ai longtemps appliqué tout mon loisir à passer
pour un homme qui vit aux crochets des femmes, « un maquereau »,
m'intéressant à la galerie comme au spectacle de quelque théâtre de
banlieue. J'écrivais avec lyrisme « Quelle gloire de réaliser dans la
perfection l'art si difficile du bon souteneur ! »
Encore, je pris le vice du jour, j'essayai de me faire croire «
pédéraste ». Encore, je bravai l'opinion dans ce qu'elle a de plus
pointilleux : le costume. Je me vêtis de loques d'un autre temps, de
jabots de dentelles, de culottes courtes, de gilets dorés à basques, me
promenant ainsi dans Paris, sans appréhender les cris ou les
étonnements moqueurs, tant j'étais sûr de ma valeur personnelle, ou,
pour être plus précis, de mon égalité intellectuelle avec quiconque : «
Mon opinion vaut celle du millier de gens qui me regardent ? »
Lorsqu'un camarade, outré de mon prétendu avilissement, en jasait ou se
séparait de moi : — Tant mieux, pensais-je, c'est un imbécile, on en
connaît toujours de trop...
*
* *
Je m'inquiète peu de ce qui se passe en dehors de moi ou de ma «
propriété »... Un homme loue un appartement, juge qu'il est « chez lui
», c'est-à-dire qu'il peut s'y comporter comme bon lui semble. Il a
trop chaud : il se met tout nu. Par le même effet de cette chaleur, il
ouvre ses fenêtres vides de rideaux. En quoi cet homme a-t-il
outrepassé sa liberté d'individu ? Si la vue de sa nudité vous est
déplaisante, ne regardez pas chez lui !
Pourtant une femme s'arrête, puis une autre. Elles crient à l'horrible
: cent autres arrivent. Bientôt toute la ville est ameutée. La rumeur
augmente. On dit que c'est épouvantable : la foule augmente encore,
serrée, compacte, hurlante, menaçante, une mitraillade ne la
disperserait pas. On enfonce la porte de ce philosophe peu vêtu, on le
lapide, on l'entraîne sur la paille humide des cachots pour avoir osé
se montrer ainsi devant mille personnes :
— Pourtant, songe-t-il, je ne les ai pas appelées, et j'étais « chez
moi » ?
PETIT CATÉCHISME
DE LA RAISON PURE
Q
U'ENTENDEZ-VOUS par raison pure ? — J'entends le raisonnement dégagé
de toute idée impulsive ou de
parti-pris, le raisonnement
impersonnel, planant au-dessus des idées admises que nul n'ose entamer
ou détourner, la raison qui, loin d'être comme l'air que nous
respirons, plus ou moins viciée par les milieux, reste native et ne
tient rien que de sa nature elle-même.
— Distinguez-vous donc plusieurs sortes de raison ?
— Certes : à côté de la Raison Pure se placent tout naturellement la
Raison fictive (ou échafaudée), la Raison personnelle (ou intéressée),
la Raison éducative (ou d'impulsion).
*
* *
— Croyez-vous à Dieu ?
— Non : je crois aux forces chimiques de la nature.
— Comment expliquez-vous la création du monde ?
— Par la mise en action de ces mêmes forces, en de telles combinaisons
que le cerveau humain ne peut en mesurer l'amplitude et la mesure.
— Qu'entendez-vous donc quand vous employez le mot Dieu ?
— J'exprime ainsi la force chimique de la matière, c'est-à-dire la base
de toute évolution physique.
— Croyez-vous à l'âme ?
— Oui, ce mot signifie
existence.
— Qu'est-ce que l'âme ?
— Une parcelle, emmagasinée en nous, de cette force chimique qui dirige
l'univers et régit la matière : moteur de la volonté, alambic de
l'intelligence, procréateur du mouvement.
— Où placez-vous le siège de l'âme humaine ?
— Dans le cerveau.
— Croyez-vous à l'immortalité de l'âme ?
— Non, mais je crois à la
mémoire : l'œuvre de tout cerveau survit en
d'autres cerveaux.
— Les animaux ont-ils une âme ?
— Evidemment, puisque la force chimique les anime.
— Les végétaux ont-ils donc aussi une âme ?
— Oui, les végétaux ont une âme.
*
* *
— Qu'est-ce que l'homme ?
— L'homme est un être chez qui l'influence de la force chimique (l'âme)
ne s'est pas entièrement développée dans le sens de la construction
organique ; mal vêtu, mal défendu par la nature, n'atteignant en force
aucune des créations physiques qu'il côtoie, il est parvenu à traiter
avec la nature mieux qu'aucun animal sut le faire, — et sa faiblesse
même, qui le place dans l'échelle intermédiaire, lui a enseigné, par la
ruse, l'audace, la cruauté, à régner sur tous les autres, ainsi qu'à se
servir des faits naturels... L'ensemble de ces calculs a reçu de lui le
nom de
science...
— Qu'est-ce que la femme ?
— La femelle de l'homme.
— La femme est-elle l'égale de l'homme
— Elle lui est semblable par tous les côtés de l'âme, et elle le
complète corporellement : donc elle est son égale.
— Comment l'homme et la femme doivent-ils se considérer ?
— Comme le complément physique l'un de l'autre, tous deux susceptibles
de transmettre cette âme emmagasinée dans leur organisme.
— Qu'est-ce que la famille ?
— L'association d'un homme, d'une femme et de ceux qu'ils procréent.
— Qui doit être le chef de la famille ?
— C'est uniquement l'affaire d'une convention librement consentie.
— L'homme a-t-il plus de droits que la femme pour être le chef de la
famille ?
— En aucune façon.
— Est-il nécessaire qu'il y ait un chef de famille ?
— Certes non, mais il y en aura toujours un, quand même.
*
* *
— A qui doit appartenir la terre ?
— A celui qui la soigne et la cultive.
— Et après sa mort ?
— A celui qui la cultivera après.
— Celui qui meurt a-t-il le droit de désigner celui qui lui succédera ?
— Non, la terre n'appartient à personne, et à tous.
— A-t-on le droit de s'en emparer par la force ?
— On l'aurait si la
nation, qui est la direction du plus grand nombre
d'âmes, n'en avait jugé autrement.
— Qu'est-ce donc que la propriété ?
— La détention légale d'une partie de la richesse publique.
— Qu'est-ce que la loi ?
— C'est la raison du plus grand nombre.
— La loi du plus grand nombre est-elle donc la plus équitable ?
— Au contraire, elle est très souvent absurde, car le nombre n'est pas
l'intelligence — mais le nombre est le plus fort...
SUITE DU PETIT CATÉCHISME
Q
U'EST-CE que la force productrice ?
— La résultante des labeurs intellectuels ou manuels employée au bien
général et au sien propre.
— Qu'est-ce que la force consommatrice ?
— La soustraction d'une part ou de la totalité de ces mêmes labeurs
pour subsister. La force productrice doit être égale à la force
consommatrice, sinon il y a déséquilibre.
— Comment nommez-vous ce déséquilibre ?
— On le nomme misère.
— Comment le nommez-vous quand il est en faveur de la force productrice
?
— Richesse.
— Peut-on pour ces deux sortes de déséquilibre des forces productrice
ou consommatrice conclure du général au particulier ?
— Non, parce qu'il n'y a pas équivalence entre les individus.
— Vaut-il mieux qu'il y ait déséquilibre en faveur de la richesse ?
— Non, rien ne serait moins équitable ; l'excès de force productrice
s'exerce toujours au détriment de la force consommatrice.
— Qu'est-ce qu'un déséquilibré ?
— C'est l'individu chez lequel ces deux forces ne se balancent pas, ou
lorsqu'il y a disjonction entre elles (intellectuelles ou manuelles).
*
* *
— Qu'est-ce que le
talent ?
— C'est le pouvoir d'extérioriser sa force productrice.
— Tout le monde a donc du talent ?
— Oui, tout le monde a du talent, et chacun en particulier a plus de
talent que tout le monde.
— Qu'est-ce que le
génie ?
— C'est le propre d'une âme inclassifiable, dont la volonté ne veut pas
subir d'impulsion. Nul ne sait s'il n'aura pas du génie après sa mort —
mais l'ignore de son vivant.
— Qu'est-ce que la foi ?
— La croyance en une religion.
— Qu'est-ce qu'une religion ?
— Le respect d'une mémoire.
— Combien y a-t-il de sortes de religions ?
— Autant que l'humanité compte de cerveaux.
— Qu'entendez-vous par croyance ?
— L'impulsion qu'une âme subit des âmes environnantes.
— Une croyance ne peut-elle donc demeurer indestructible et immuable ?
— Non, pas plus que la feuille livrée au vent.
— Certains hommes affirment, avec raison, n'avoir jamais changé de
croyance ?
— Ils affirment seulement que leur âme a toujours été livrée au même
vent.
— Qu'est-ce que le Destin ?
— L'ensemble des âmes de la nature.
— L'homme est-il le jouet du Destin, comme le disent les fatalistes ?
— Oui, mais de lui-même aussi, puisque son âme appartient à l'ensemble,
et peut lutter pour elle.
— L'âme est donc une force ?
— Absolument.
— Quelle est l'arme de l'âme ?
— La volonté...
*
* *
— Qu'est-ce qu'une
nation ?
— C'est un ensemble de volontés concourant à la même sauvegarde.
— Faites-vous différence entre un peuple et une nation ?
— Oui : la nation comporte une direction, le peuple se distingue
surtout par des individualités.
— Une nation peut-elle être composée de plusieurs peuples ?
— Oui.
— La guerre est-elle inévitable pour les nations ?
— Oui, tant que la patrie et les frontières existeront.
— Qu'appelez-vous frontières ?
— Les démarcations des nations entre elles.
— Qu'appelez-vous patrie ?
— Le terrain compris entre ces frontières.
— La patrie et les frontières sont-elles et seront-elles toujours
indispensables ?
— Nul ne songerait à les détruire si elles n'existaient pas.
— Toutes les âmes d'une même nation doivent-elles aimer et défendre
leur patrie et leurs frontières ?
— Oui, sans quoi le libre-arbitre de chacune, parcelle de la nation
globale, s'effacerait sous une volonté à laquelle elle ne participe pas.
= La guerre n'est donc excusable que dans le cas de
défense...
*
* *
— L'homme a-t-il droit de mort sur l'homme ?
— Non, jamais cette destruction n'est justifiable.
— La nation a-t-elle droit de mort sur l'homme ?
— C'est un crime au même titre que celui qu'elle entend punir.
— Que doit donc faire la nation pour se débarrasser des âmes mauvaises ?
— Les transporter en quelque milieu où l'âme subira toute autre
impulsion que celle du crime, de préférence un lieu où les forces de
l'homme auront à lutter contre celles de la nature....
— Si la suppression d'une âme est un crime, à qui l'homme doit-il
compte de son existence ?
— A personne, pas même aux siens. L'homme est le seul arbitre de sa
destinée.
— Le suicide est donc respectable ?
— Il n'y a aucune distinction à établir.
= Quelles que soient la destinée, les luttes, en tout temps, en tous
lieux, quelles que soient les coalitions,
l'âme doit rester toujours
maîtresse d'elle-même...
LE GRAND SOIR
L
A loi est donc nécessaire, c'est-à-dire l'endiguement de la passion,
du parti-pris, de l'exaction, de tout ce qui entraîne l'homme hors du
strict formulaire de la « raison pure ». Elle deviendrait vaine et inutile :
— Si chaque âme était bien pénétrée de sa valeur et de l'équivalence de
toute autre.
— Si la raison
pure y régnait sans conteste.
— Si chacune de ces âmes qui composent la nation balançait exactement
ses forces productrice et consommatrice.
C'est là une perfection utopique, qui peut être approchée tout au
moins, si elle n'est pas obtenue complète. A mesure que les âmes
s'éloignent de cette perfection, les lois qu'elles se donnent sont plus
nombreuses, plus hautes, plus fortes. Elles se rapprochent, se serrent,
se multiplient. La perfection : pas de loi, — l'imperfection : toute la
loi. Mais où les âmes ne s'entendront jamais, c'est sur le degré de
perfection qu'elles ont le droit de s'accorder.
= Les bonnes nations font les bonnes lois.
*
* *
L'individualisme, sous ses multiples formes, avec ses vertus de
lutte, d'ambition et d'orgueil, semble plus appelé que toute autre
philosophie à faire la nation forte et parfaite, — car, la nation, ne
songez pas de longtemps à la supprimer : elle sera tout à la fois la
tutrice de l'individualité, lui permettant de se produire et, de
s'épanouir, et la sauvegarde contre son éparpillement,
— L'individualisme doit donc rester dans certaines digues ?
— Oui, comme ces forces qui deviennent nulles ou dangereuses quand
elles embrassent trop de terre, trop d'air, trop de peuples. C'est ce
qui justifie à demi la constitution de la famille, dont il importe en
somme de reculer les bornes, qu'il faut élargir et modifier, non
supprimer.
Exemple : Sur ce territoire-ci, dont le sol représentera, si vous le
voulez bien, une valeur foncière de trente milliards, n'existera plus
qu'une seule famille que nous appellerons « France ». Cette famille
comprendra 36, 38, 40 millions de membres qu'elle prendra, élèvera,
instruira, cultivera, dans la loi de l'égalité. Chaque
Français,
n°000 ou n°001, recevra sa part de la fortune familiale, son morceau de
sol, son lot de produits, sa charge de métaux, à l'âge uniforme fixé
par cette même loi de l'égalité.
Cette part reviendra à la famille, lors de la mort du possesseur, elle
continuera d'en disposer comme avant. Elle a pris l'enfant au berceau,
elle conduit le vieillard à la tombe ; elle a donné à chaque cerveau
une dose identique de levain intellectuel, à chaque estomac une
quantité égale de pain, à chaque poche une somme égale d'argent, à
chaque pioche un carré semblable de sol. Chaque individu se produit,
s'épanouit, comme la libre plante dont la graine se disperse au souffle
du vent. Le mariage devient libre, les époux interchangeables,
puisqu'il ne s'agit plus que de la grande loi de l'espèce : reproduire.
— La Famille recueille la femme grosse, comme elle recueillera
l'enfant, pour l'immatriculer. Qu'importe que son père s'appelle
Français n°1, ou n°2, ou n°100.000 ! — La femme devient un
individu,
comme l'homme, plantée au même droit que lui sur le sol familial. Elle
est une âme qui concourt à la nation, peut s'y grandir autant que son
congénère mâle, lui rendre les mêmes services, la défendre également,
(le service hospitalier complétant le service de guerre). — Rien
n'enchaîne alors les deux sexes ensemble. Nul homme ne peut dire qu'il
supporte plus qu'un autre les charges de l'élevage : Tous célibataires.
Nulle femme ne souffrira plus qu'une autre de la cohabitation qu'impose
le mariage : elle se donnera selon son libre-arbitre ; les peines de
l'enfantement atténuées par un dégrèvement tarifé des charges
publiques, une prime de reproduction prélevée sur les fonds publics,
assureront ainsi l'essor prospère de la population.
L'impôt ? Unique, uniforme, sur l'existence même, si faible que nul ne
puisse en souffrir. Pour le surplus du fisc ?... les seuls produits qui
ne relèveraient pas du strict besoin de la vie seraient imposables...
D'abord, les produits
excessifs : alcools, spiritueux, tabac, etc. ;
puis ceux de
luxe : théâtres, jeux, cartes, voitures, chevaux,
domestiques, etc. ; ceux de
demi-luxe : pianos, vélocipèdes, chiens,
chats, etc. ; enfin ceux de
demi-utilité : vin, lait, beurre, bière,
gibier, sucre... Tout l'effort du législateur tendant à grever le
superflu au profit du nécessaire, frappant surtout ces produits si
divers, pernicieux pour la santé publique, dont l'homme n'a nul besoin.
*
* *
Alors, sur les bases nouvelles de cette société saine, égale, féconde,
s'élèvera le peuple libre et maître de ses destinées, la nation prête à
renverser ses bornes et frontières, prête à l'universelle fraternité.
Les âmes sentiront l'influence de la raison pure, chacune d'entre elles
apprendra à tenir compte de toutes les autres. Nul ne pourra obscurcir
le soleil d'autrui, et n'aura plus que le seul désir, durant son
passage sur terre, sans descendance, sans héritage et sans lendemain,
le seul désir de suffire à sa tâche, de manger à sa faim, de vivre sur
son sol