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L. de Robert : Paroles d’un Solitaire (1923)
ROBERT, Louis de (1866-1928) : Paroles d’un Solitaire (1923).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (28.X.2015)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-26) du numéro 26 (Août 1923) des Œuvres Libres, recueil littéraire mensuel publié par Arthème Fayard à Paris.
 

Paroles d’un Solitaire
Souvenirs inédits

par

Louis de ROBERT

~*~


I

La condition, le rang, la fortune, les événements d’une existence eux-mêmes n’ont pas aux yeux du solitaire l’importance que leur accordent généralement les hommes.

J’ai cinquante ans. C’est l’époque de ma vie que je préfère. Quand il m’arrive de considérer un instant de mon passé, je me prends en pitié, car il est rare que, depuis, je  n’aie pas appris quelque chose et l’instant que je considère me paraît toujours situé dans une région inférieure et comme vue à l’étage au-dessous.

J’ai désiré tous les biens de ce monde : la fortune, la puissance, la gloire. Je n’ai gardé que le goût du travail, une grande curiosité d’esprit et le même enthousiasme pour tout ce qui est beau, grand ou juste. Le reste, je l’ai laissé derrière moi, sans regrets, sur ma route.

*
*   *

Hélas ! c’est un mauvais tour que nous joue parfois le Destin en nous accordant ce que nous souhaitons le plus. Si tu as un peu d’imagination, jeune homme, apprends que notre rêve est souvent la seule réalité et que, neuf fois sur dix, obtenir, c’est perdre.

*
*   *

Mon existence ne fut point enviable, car le plus précieux de tous les biens, celui sans lequel on n’en peut goûter aucun autre, la santé, me fut toujours refusé. Et pourtant, j’accepterais de recommencer ma vie. Je souhaiterais même, si une nouvelle durée pouvait m’être octroyée, qu’elle eût pour point de départ l’instant où je suis parvenu.

A cinquante ans, je me sens délesté de tout fardeau inutile. Je n’ai plus de vanité, j’ai peu de besoins. Chaque pas que j’ai fait vers la sagesse m’a permis de connaître et d’atteindre ma vraie nature. Je sens avec évidence qu’à travers mille vicissitudes et quels que fussent les événements de ma vie, j’étais né pour devenir le solitaire que je suis.

La splendeur du jour, la douceur d’exister, la seule vue de mon jardin, (est-il une œuvre d’art comparable à la forme d’un iris ?) une heure de rêverie, voilà des plaisirs modestes et négligeables, vous semble-t-il. C’est que vous ne savez pas jouir des choses essentielles et que vous ignorez la simple joie qu’on éprouve, seul, sans amis, quand rien ne vous distrait, à lever les yeux, à contempler ce jeu du vent et du nuage, ce spectacle toujours le même et jamais semblable, cette perpétuelle féerie qui se joue dans le ciel depuis le commencement du monde. Que de fois, sentant passer sur moi, à ras de terre, ce même vent qui régnait dans l’espace, j’ai tendu instinctivement l’oreille comme si sa voix lointaine m’apportait un mystérieux message !

Est-il besoin d’être poète pour goûter cette ivresse chaste de l’âme à suivre là-haut ce nuage qui glisse, qui change de forme, qui se divise, qui se fragmente pour se dissoudre lentement dans un silence éternel ?

II

Quelle grâce ont certains mots ! Comme le mot bruit est aigu et vibre dans l’air, comme le mot silence est reposant et doux ! Et ceux des saisons : hiver, ce n’est pas laid, hiver, c’est mat, discret, décoloré. Mais printemps, quel élan, quelle jeunesse ! Cela s’élance, c’est étoffé, pimpant, sonore, cela chante. Et l’été ! Est-ce que ce petit mot bref et bien équilibré ne peint pas admirablement, par sa forme écrite et le son de ses deux syllabes, la saison du milieu ? Graphiquement, cela figure une balance avec ses deux plateaux égaux : été. On peut l’aborder dans tous les sens, il est immuable. On peut le lire de gauche à droite, et de droite à gauche, c’est toujours été. Et l’automne ! Quelle mélancolie ! Automne ! Ecoutez se prolonger le son qui, sans force pour s’élever, retombe. Cela endort l’oreille. Voyez comme son m suivi d’un n fait descendre par degrés la dernière syllabe et lui donne cette grâce triste de déclin…

III

C’est un phénomène digne de remarque que dans une vie solitaire et désœuvrée, les journées si lentes à s’écouler, composent par leur accumulation les années qui semblent les plus brèves Faute de points saillants où s’accrocher, l’esprit perd vite la notion de leur durée. Elles glissent sans laisser de traces et, par là, se raccourcissent insensiblement dans la mémoire. C’est ainsi que, dans une vie pauvre en événements, un fait éloigné n’étant pas caché à l’esprit, effacé par d’autres faits nombreux et plus récents, garde ses couleurs fraîches et paraît proche. Si nous en fixons la date, nous sommes surpris. Par exemple, il m’arrive de me demander :

- Voyons, en quelle année ai-je dit à Docquois, que je n’ai pas revu depuis, et comme je le reconduisais à ma grille : « Il faudra que je vous écrive un de ces jours pour vous prier de venir déjeuner ». Il me semble que c’était hier… Comment ! il y a dix-huit ans de cela ! C’est incroyable !

Si je rappelle à un ami (quand l’été raccourcit le chemin qui mène à ma solitude) un souvenir commun et déjà ancien, qu’il avait oublié, il s’étonne de ma mémoire. C’est que la sienne, surchargée, a dû éliminer une partie de son contenu, tandis que la mienne, dont le fardeau est moindre, a tout conservé. Par cela même ses années révolues donnent l’impression d’une longue durée à l’homme d’action qui a trouvé bref chacun de ses jours si remplis. Ces mêmes années paraissent courtes au solitaire, au rêveur inactif, alors que chaque heure prise en soi lui avait semblé interminable.

IV

Quelle douce journée il fait ! Qu’elle est muette ! Quelle grâce elle a ! C’est l’automne. Combien je goûte cet enveloppement divin, cette présence secrète, cette âme partout répandue ! Les jardins sont malades ; tout dans la nature prend un air de confidence ; la lumière qui décline a un regard humain ; la feuille qui tombe de l’arbre est comme une parole triste.

Automne, cher automne, dont la morne féerie a toujours tant d’empire sur mon cœur ! Vingt années en ce même lieu, j’ai vu s’affaiblir ta lumière sur le rideau de sapins qui limite ma vue. La dorure de cette lumière sur les sombres branches, le charme un peu mystérieux de cet éclairage, tant de puissances poétiques que délivre l’automne, ont sur l’âme une action incomparable dont, pour ma part, je ne me lasserai jamais.

Il ne fait pas un souffle de vent. Les oiseaux, trompés par la douceur de l’air, croient voir revenu le printemps. On entend ces légers cris, ces chuchotements, ces essais de chant qui, en avril, s’échappent des arbres et qui, aujourd’hui, en cette saison penchée, tombante, où tout glisse vers le déclin, l’hiver et la mort, sont singulièrement émouvants. Par la chaleur, c’est l’été encore. Mais qu’est-ce donc de merveilleux qui plane dans l’air, qui vient de passer, qui demeure partout suspendu ? N’est-ce pas la présence invisible autour de nous, au-dessus de nous, d’une souveraine et immense sagesse ?

*
*   *

La nature maigrit en automne.

L’arbre se dépouille de ses feuilles, comme l’année de ses jours. La sonnette investie par les lilas et qui, captive tout l’été, ne tintait plus que faiblement, commence à recouvrer sa voix. Tout s’éclaircit autour de nous, en nous. Et l’on songe…

Aussi loin qu’en me retournant je puisse découvrir l’être ardent que je fus, je retrouve immuable en moi quelque chose de mélancolique, quelque chose qui est comme un automne intérieur. Pourquoi ce goût de la méditation, de la solitude, et ce plaisir rêveur et mystérieux qu’enfant déjà j’éprouvais au contact de la douce lumière d’octobre, par ce temps vaporeux qui incline au souvenir, même quand je n’avais pas encore de souvenirs ? Sans doute ma destinée était-elle déjà inscrite dans cette région obscure et intuitive de l’âme qui échappe à la conscience. D’où cet accord, cette harmonie, ce sentiment de plénitude poétique entre la divine saison et mon être voué à un rapide déclin, à cette morne vie incertaine et menacée ?

*
*   *

L’homme peut jouir de ces dernières journées de fête, de ce triste enivrement, de cette atmosphère qui s’est détendue, alanguie, de ce doux enveloppement si tiède, si doré, si velouté, qu’on le dirait affectueux ; ou bien il peut préférer la magie des beaux jours d’été, goûter toutes les minutes émouvantes, enivrantes, que lui offre la nature, son cri d’angoisse sera toujours celui de Loti :

« Oh ! qui dira pourquoi il y a sur terre des soirs de printemps et de si jolis yeux à regarder, et des sourires de jeunes filles, et des bouffées de parfums que les jardins vous envoient quand les nuits d’avril tombent, et tout cet enjôlement délicieux de la vie, puisque c’est pour aboutir ironiquement aux séparations, aux décrépitudes et à la mort… »

Et pourtant la raison nous dit que la mort est nécessaire…

V

La mort est nécessaire. Car la quantité de vie que peut contenir la planète n’étant pas illimitée, s’il n’y avait pas la mort, il n’y aurait pas de naissances.

L’homme simple comprend cela. Mais pourquoi ce renouvellement ?

Il est permis de croire que l’effort humain est utile à la nature, qu’elle a besoin de notre intelligence, de notre collaboration. Or, la jeunesse entreprend et la vieillesse conserve. S’il n’y avait pas eu la mort, toute existence dans l’univers étant soumise à l’inéluctable loi du déclin, les hommes ayant fait leur tâche se fussent reposés. A partir de ce moment, toutes choses sur terre fussent demeurées stationnaires. Cela est-il concevable ?

La mort n’est donc pas une cruauté inutile. Il fallait la mort pour le rajeunissement de l’esprit humain, de son activité, de sa faculté d’invention.

Quant au beau rêve de se survivre, quant au jardin enchanté qui nous attend sur l’autre rivage, faut-il voir là autre chose qu’une illusion consolante ? C’est l’orgueil de l’homme qui lui fait imaginer que l’immortalité lui est due. Mais qu’est-il par rapport à la race sinon une des feuilles de l’arbre ?

Fais des enfants, pauvre homme, si tu veux te relever du tombeau pour venir à la fenêtre de leurs yeux regarder demain ce qui se passera sur la terre. Il se peut que, par eux, quelque chose de toi soit encore vivant dans mille ans, qu’à ce moment une goutte de ton sang palpite encore dans une artère humaine. Cela ne te suffit donc pas ?

VI

J’ai un premier esprit et puis j’ai un second esprit plus profond. Mais ce second esprit j’en ai perdu la clé. Je mourrai sans y plus pouvoir pénétrer, car il me faudrait pour cela faire un effort dont je suis devenu incapable.

Travailler, se donner à une œuvre, la porter longuement, l’écrire avec amour, être tour à tour confiant, inquiet, enthousiaste, découragé, trembler pour une virgule, croire que tout l’édifice est par terre à cause d’une phrase mal venue, en un mot s’exalter, cela m’est interdit. J’ai rêvé un moment d’écrire un livre sur la Bonté. J’y pensais avec une sorte de fièvre, d’éblouissement. Mais un tel livre exige un don de soi, une obsession qui passaient mes forces. Un cerveau vibrant dans un corps débile n’est qu’un pauvre instrument dont le métal trop fusible ne saurait supporter une certaine température, car dès qu’on l’échauffe, il fond.

Des jours entiers je dois compter interminablement : un, deux, trois, quatre, cinq… pour apaiser, pour faire taire cet intolérable bourdonnement de ruche que je porte entre les tempes. Il est des heures où je ne puis supporter le poids d’une pensée.

Ainsi je suis voué au désœuvrement que j’exècre et dois me résigner à gaspiller chaque minute qui passe, si précieuse, si comptée et qui est perdue à jamais. Je n’ai rien à moi. Mon esprit m’est infidèle puisqu’il me fait mal. Mon corps lui-même est mon ennemi.

Que ferai-je donc aujourd’hui ? Ce que j’ai fait hier : rien.

Courez vers le bonheur, vous qui avez des jambes, la jeunesse, l’ardeur, le souffle et l’élan. Le bonheur – si vous l’atteignez – ne vous révèlera pas à vous-même. Nous ignorons nos organes avant d’en avoir souffert. Celui qui n’a pas connu l’étouffement ne sait pas ce que c’est que de respirer et seul le prisonnier est capable de goûter les délices de la liberté.

Au moins l’épreuve a ceci d’utile qu’elle nous apprend le prix des choses. C’est le plus beau miracle humain que de tirer un bienfait de l’adversité. On aime le jour, on n’aime pas la nuit. Pourtant le jour ne nous montre que la terre ; seule la nuit nous découvre l’infini des astres.

*
*   *

Lorsque nous ouvrons les yeux le matin, nous sentons encore en nous bien des paupières closes. Il en est qui ne s’ouvriront qu’à la lecture d’un livre, au cours d’une promenade, à l’occasion d’une lettre reçue, à la faveur d’un souvenir. Sans cesse de nouvelles parties de notre esprit accèdent à la lumière tandis que d’autres rentrent dans l’ombre. Ainsi nous sommes d’une façon différente à chaque heure, partiellement endormis et partiellement éveillés. La variété, le mouvement, l’intérêt peuvent donc se découvrir dans le déroulement du temps en apparence le plus inemployé.

*
*   *

Rien ne me presse ; nul ne m’attend. Je peux flâner jusqu’à ce soir, demeurer à cette place, aller cueillir ce lys, cet œillet, cette rose mousseuse, observer avec patience cette mésange qui a construit son nid un peu imprudemment dans cette haie d’aubépines, juste à la hauteur de ma main et qui a fini par s’habituer à ma présence, suivre sans bouger le manège de cette industrieuse, diligente et stupide fourmi qui, depuis une heure, s’obstine en vain à soulever, à prendre par tous les bouts, à pousser, à traîner ce cadavre de grillon trop lourd pour ses forces. Je peux laisser errer mes yeux sur ce jardin étroit et long, tout livré à lui-même et où m’entourent à l’endroit que je préfère un vieux prunier vêtu de lierre qui a la forme d’une harpe, deux hauts poiriers de curé qui ont la forme de jets d’eau, un tilleul, un sorbier, un sycomore. Sur le prunier, le lierre a grimpé avec tant d’abondance qu’il forme aujourd’hui une énorme colonne feuillue, toute palpitante au moindre vent. Les deux poiriers géants s’élèvent à dix mètres du sol pour retomber en une multitude de branches dont la courbe et l’arceau ont une grâce indicible. Une rangée de lilas achève de m’enclore. Quel palais de marbre et d’or vaudrait ce cloître de verdure ! Toute la joie est pour mes yeux. Si je ferme parfois les paupières, la joie se dissout de mes yeux mais elle ne me quitte pas ; elle rentre aussitôt en moi par l’oreille avec le chant des oiseaux.

*
*   *

Tout à l’heure ma cousine Eugénie viendra me lire dans Plutarque la vie de Scipion, de Thémistocle ou de Périclès. Je referai connaissance avec tout ce qu’il y eut de magnifiques vertus, de duplicité, de grandeur d’âme, d’ingratitude dans l’homme à partir de l’heure où s’éveilla dans son cerveau la divine intelligence. Je referai connaissance avec ce charmant Coriolan aussi vite enflammé par son courage que par la colère et dont l’exemple montre ce que peut une tendre mère sur le cœur d’un héros.

Lire soi-même, il n’est pas d’occupation plus absorbante. Ce n’est pas seulement recevoir, c’est se donner. Aucune évasion possible. Etes-vous préoccupé, distrait, vous ne comprenez rien à ce que vous lisez ; il faut recommencer la page ; tandis que si vous écoutez lire, vous pouvez regarder le paysage, rêvasser. Une attention limitée, restreinte est suffisante pour suivre le fil du récit. D’ailleurs en se donnant moins on reçoit moins. De la voix qui lit à l’oreille qui écoute, il se perd beaucoup en chemin du sens total de l’œuvre. Au lieu de se graver profondément en soi, elle ne se dessine que faiblement sur du sable.

Mais en toutes choses je suis habitué à me contenter de demi-mesures. La grande loi de ma vie m’interdit de vivre. A l’égard de moi-même je me considère comme une sorte de conservateur de musée. J’ai le droit et le devoir de regarder vieillir les trésors que j’enferme, d’en prendre soin, mais il ne m’est pas permis de m’en servir.

Et les jours passent qui vont au néant. Dans cet état stagnant qui est le mien on perçoit mieux tout au fond de l’être le niveau qui baisse, le muet ruissellement de la vie qui s’en va…

VII

S’il meurt prématurément en pleine renommée quelqu’un dont on attendait beaucoup ou bien dans l’ombre quelque génie inconnu, la nature nous en donnera tôt ou tard la réplique, ai-je dit ailleurs. Ce qui doit être tend toujours à se réaliser. Une belle œuvre qui n’a pas eu le temps d’éclore ne s’anéantit pas avec le cerveau qui l’a conçue. Elle demeure en suspens et, quelque jour, elle s’achèvera dans un autre cerveau qui ne saura pas d’où elle lui est venue. De même une grande pensée naissante qui n’a pas été formulée. L’inspiration ne nous appartient pas. C’est une force que nous puisons hors de nous. Ce que nous croyons inventer nous est souvent suggéré par on ne sait quels échos, quels reflets que l’atmosphère a conservés de ce qui fut fait avant nous et que nous ignorons. Tout progrès réalisé une seule fois, même sans témoins, même à l’insu de tous, est acquis au trésor commun. Cet artisan a trouvé un jour un moyen pratique qui simplifie son travail : c’est un geste ingénieux, utile, auquel nul n’avait encore songé. Sa trouvaille est une chose infime dont il ne parle à personne et qui semble destinée à disparaître avec lui. Mais non : son geste n’est pas perdu. L’air en a pris l’empreinte. Un moule subtil s’est formé et, plus tard, demain ou dans un siècle, un homme croyant l’inventer refera ce geste parce qu’il aura rencontré, guidant sa main, une inspiration mystérieuse qui ne sera que la survivance dans l’air qui l’entoure du geste autrefois fait et comme demeuré invisible, dans l’espace, là, prêt à être reproduit.

VIII

Cette maison que j’ai bâtie au pied de la colline, dans cet enclos étroit et long qui n’était alors qu’un champ de pavots, est petite mais solide. Dans deux ou trois siècles, si ceux qui l’occupent après moi veillent à sa conservation, elle sera encore debout.

Comme elle est modeste, il est probable qu’elle connaîtra des gens communs qui, le dimanche, en bras de chemise, joueront au jeu de tonneau ou bien, assis sur des chaises de jardin, boiront de la bière à l’ombre du grand acacia. Mais il me plaît d’imaginer que plus tard, dans cent, dans deux cents ans, un jeune homme studieux, pensif, aimant les lettres, viendra promener en ces lieux une âme de poète. Il ne saura rien de moi, ni mon nom, ni ce que je fis, ni même que j’existai. Certains aspects des choses auront changé. Aucun de ces arbres ne sera plus là. Mais la figure du ciel sera toujours la même. Assis, sans doute, à l’endroit que je préfère, il y verra défiler les chars lumineux, les nefs irisées des nuages. Le soleil pareillement se lèvera le matin en dorant la colline et se couchera derrière elle. La terre en tournant présentera vers cinq heures la façade ouest de la maison à son adieu quotidien. Moi, je reposerai dans cette même colline entre la plus tendre mère et ma chère Eugénie. J’aurai achevé depuis longtemps de restituer à la terre l’argile dont je fus formé. Nul fantôme, pas un souvenir, pas une ombre ne voltigeront dans cet étroit espace qui, pendant un quart de siècle, aura enclos ma vie. Tant de fois les peintures, les papiers d’ornement se seront succédé dans cette maison que rien de moi n’y subsistera, et les couches de vernis accumulées auront, sur la rampe de cet escalier de bois, effacé depuis longtemps la trace de ma main. Et cependant il suffira qu’un poète respire en ce lieu pour qu’en lui, obscurément, à son insu peut-être, quelque chose perçoive qu’un poète autrefois est passé par là. Il tournera la tête, croyant sentir une présence amie qu’il ne s’expliquera pas ; il interrogera l’air impénétrable et, cherchant à me découvrir, c’est lui-même qu’il découvrira. Alors tout ce qui m’a ému, enivré, soulevé jusqu’au délire, il l’éprouvera à son tour. Je ne serai plus que poussière, mais le souffle qu’il sentira passer sur lui viendra de ce que ces lieux furent hantés autrefois par un être solitaire, inquiet, rêveur, inachevé.

Ainsi je t’appelle, toi qui ne naîtras peut-être que dans deux siècles, toi dont la mère est encore dans ce néant sans nom où attendent les vies qui ne sont pas encore conçues. En toi frémira l’amour de la gloire. Les grands noms de Shakespeare, de Gœthe, d’Hugo lus dans un dictionnaire éblouiront tes yeux et ta pensée. Les livres qui racontent les hauts faits de César, tu les sentiras, dans ta main, s’ouvrir d’eux-mêmes comme sous une poussée impérieuse. Tous les grands esprits éteints que ton admiration aura élus, les magnifiques amis de tes rêves, tu les interrogeras dans leur œuvre, tu les suivras dans leur vie ; tu referas les pas qu’ils ont faits. De cette manière tu entreras dans l’intimité de Pascal, de Montaigne, de Jean-Jacques ; tu les écouteras parler ; tu te compareras à eux. La trace de lumière qu’ils ont laissée dans le monde par leur exemple ou leur génie t’incitera à les imiter. Tu les sentiras, selon l’heure et les circonstances, revivre furtivement en toi. Un jour de fermeté d’âme tu te croiras Caton, et un jour de sagesse tu seras Socrate.

Ainsi je t’évoque. Une prédilection obscure te fera choisir ma chambre. Tout y sera nouveau, mais les fenêtres auront la même orientation. Par les nuits de mai, si tu laisses ouverte celle qui donne sur le jardin, tu entendras le rossignol si ardent, si ponctuel, si soumis à sa fonction que, pendant la guerre, quand les avions allemands survolaient Paris, quand tous les forts de la défense tonnaient à la fois et que la terre tremblait, lui, dédaigneux, innocent et royal, il chantait. La lune divinisait le paysage ; les pivoines expirantes avaient une faible odeur de roses. Il chantait. Autour de lui, la mort portée par le fer, le feu, la mitraille sillonnait l’espace ; la nuit se déchirait en mille endroits, comme une étoffe, sous l’éclatement des shrapnells qui scintillaient comme des paillettes. Les hommes dans leurs maisons rentraient la tête dans les épaules en entendant le miaulement sinistre des obus. Mais lui si petit, si frêle, ignorant le danger, il chantait à perdre sa voix.

Tu écouteras longuement cette voix si douce, si pure, si puissante qui exprime la poésie de l’arbre, des feuilles, de l’eau, de la terre et du ciel, cette voix qui met dans les cœurs séparés la nostalgie de l’absent. Tu imagineras sa petite tête chaude et vibrante pendant qu’il jette à la nuit ses notes de cristal et d’or avec une sorte de fièvre, d’enivrement, de démence, jusqu’au matin où, à bout de forces, il se taira enfin vaincu, le bec sous l’aile et croyant expirer.

Alors comme une apparition mystérieuse et sacrée, comme une visite auguste, attendue, toujours exacte, tu pourras, si tu es éveillé, voir se fixer sur la cloison qui fait face à la fenêtre le premier sourire du jour. Cette lumière rose, changeante, émouvante glissera sur la tenture selon une marche immuable, et cela chaque jour, tant que cette cloison sera là, tant que cette fenêtre sera ouverte, sans se tromper jamais.

De même, l’hiver, parfois en février, vers deux heures de l’après-midi, à cause d’une particularité de la maçonnerie, tu verras soudain une petite fleur de feu éclore et palpiter sur le pan coupé de la cheminée. Courte flamme qui décroit de minute en minute et que j’ai tant de fois suivie des yeux ! Mais brusquement, comme si une bouche invisible avait soufflé dessus, tu verras, avec un soupir de regret, s’évanouir d’une façon magique la petite lueur qui aura traversé de si vertigineux espaces pour venir dans cette chambre apporter au poète le furtif bonjour du soleil.

Mais je t’évoque surtout à cette heure adoucie de la fin du jour qui est comme l’automne de la journée. C’est l’été. Le soir qui se répand autour de toi est si doux qu’il fait songer à la brièveté de la vie. La fenêtre est ouverte. Tu écris. Il tombe sur ta feuille de papier le même éclairage qui, en ce moment, baigne la mienne. Tu écris avec une chaleur d’esprit qui refroidit tes mains. Je vois ton front ardent sous lequel le peu de beauté que je n’ai fait qu’entrevoir s’épanouit magnifiquement. Tu seras la réalisation éclatante des promesses que je portai, le cerveau achevé dont je ne fus que la chrysalide. Ainsi, ce que je n’ai fait qu’ébaucher trouvera en toi son expression parfaite, car ce qui me fut confus te sera clair ; et ce que je n’ai pu dire tu le diras.

IX

Quand, à vingt-neuf ans, je perdis la santé et fus pendant de longs mois en danger de mort, ce qui m’affligeait le plus, c’était la pensée que ma mort ne servirait à rien. J’aurais voulu qu’elle fût utile à quelque chose. Oh ! n’avoir rien fait durant le temps si court départi à l’homme pour accomplir sa tâche, avoir passé vainement sur la terre ! Cette idée me désespérait.

La convalescence venue, le médecin me dit :

- Il faudra vous résoudre à vivre trois mois sur une chaise longue pour achever de vous guérir.

Je souris en pensant à ma révolte. L’homme jeune est impatient, exigeant. Vivre trois mois étendu, cela passait mon courage et me semblait positivement au-dessus des forces humaines. Or, ces trois mois ont duré jusqu’ici vingt-deux ans.

Heureusement qu’il n’est pas nécessaire pour apprécier la vie de n’avoir eu d’elle que des sourires. Une femme est souvent plus aimée par l’homme qu’elle repousse que par celui qu’elle exauce et souvent aussi c’est le premier qui la comprend le mieux. On voit toujours plus clair dans ses défaites que dans ses victoires. Et, réfléchir sur les raisons d’une disgrâce est préférable à ne pas réfléchir du tout. Aussi, ne me croyez pas las, taciturne, découragé le moins du monde. Réduit à l’état de veilleuse, sans fortune, solitaire, privé des plaisirs matériels qui seuls, selon vous, lui donnent quelque prix, la vie reste pour moi un présent merveilleux. Pourvu que je frémisse encore au vent, à la lumière, je consens à n’être qu’un arbre, quelque chose comme ce wellingtonia que j’ai planté dans mon jardin et qui, dit-on, dans certaines contrées, atteint cent cinquante mètres de haut et vit un peu plus de soixante siècles…

X

Une des conséquences de la solitude est d’accentuer, d’exagérer, la personnalité. Quand on a contracté l’habitude en toutes choses de ne prendre conseil que de soi-même, on finit par n’avoir plus confiance qu’en son seul jugement.

Il en résulte chez le solitaire un esprit un peu étroit peut-être, mais singulièrement net et non déformé par l’influence d’autrui. Celui qui vit en société doit s’adapter dans une certaine mesure à ceux qu’il fréquente et cela aux dépens de sa vérité intérieure. Il se modifie – parfois à son avantage. – Mais on n’est soi-même que dans la solitude.

Ainsi, à un certain point de vue, la solitude donne de l’orgueil, parce que réduits à nos propres forces, nous apprenons mieux à connaître ce que nous valons.

XI

Solitaire, je ne l’ai pas toujours été. Malgré un penchant naturel à la sauvagerie, j’ai recherché autrefois la société de mes semblables et plus particulièrement de ceux qui servirent les Lettres, non avec plus d’amour mais plus de bonheur et parfois avec génie. Cher Loti, si riche de dons que vous fuyiez les bibliothèques et que vous avez tout tiré de vous-même, âme d’enfant et de prince, vous qui avez aimé si passionnément la jeunesse et la beauté, connu tous les aspects de la terre et goûté à toutes les douces choses de la vie, qui croira qu’en promenant à travers le monde votre royal exil, vous vous êtes imposé tant de grands et de petits devoirs et plié volontairement à une stricte, sévère et quotidienne discipline ?

C’est pourtant votre exemple qui m’a fait concevoir qu’il est préférable, et en tout cas moins décevant, d’obéir à une règle qu’à son caprice.

C’est vous qui m’avez dit ceci :

- En commençant ma journée, j’ai toujours choisi de faire avant toute chose ce qui me déplaisait le plus.

*
*   *

Ce n’est pas Rostand qui eut jamais l’idée, en commençant sa journée, de faire ce qui lui déplaisait le plus. Dormant peu, il lui arrivait de rester couché jusqu’à six heures du soir. Un ami qui venait le voir, portât-il un grand nom, n’était pas toujours sûr d’être reçu, et l’ermite d’Arnaga laissait souvent sans réponse les lettres les plus pressantes. A cause de cela, beaucoup crurent longtemps que, gonflé d’un orgueil immense, il se plaisait à vivre sur la cime imaginaire où l’avait placé l’admiration du monde. En réalité, fut-il jamais artiste plus inquiet, doublé d’un homme plus simple et plus charmant ?

Je lui fis cadeau – si je puis dire – en 1901, d’un compagnon qui m’était cher, qu’il prit en amitié et qui ne le quitta guère qu’à l’instant de sa mort. Celui-là pourrait nous donner un recueil de souvenirs capables de mettre en lumière cette figure glorieuse et si peu connue.

Pour moi, il me revient à l’esprit un trait qui peint bien sa noble nature.

Il savait que Bataille le haïssait. Sur ce point, Bauër, Sarah Bernhardt, d’autres encore, lui avaient ouvert les yeux. Ainsi, lors des difficultés que Bataille eut avec Sarah au sujet de sa pièce *Faust*, Rostand ayant écrit à la grande tragédienne pour l’exhorter à la conciliation, celle-ci lui répondit :

« Si vous saviez en quels termes il parle de vous, comme il vous traite, vous ne prendriez pas sa défense. »

Rostand, un jour, me racontait ces choses. Je lui dis :

- Alors, si Bataille se présentait à l’Académie, que feriez-vous ?

Il resta un instant silencieux puis simplement :

- Croyez-vous que cela m’empêcherait de voter pour lui ?

XII

Si grand que tu sois parmi les hommes, ne t’en remets pas aux autres du soin de veiller sur ta vie. Prends toi-même tes précautions. Car tu aurais tort de croire que si le génie t’a touché de sa flamme, si tu es utile à tes semblables, si tu as une mission à remplir, la nature te protège.

Un charretier, un matin, attelle son cheval à un fardier. Il s’agit d’aller sur la rive gauche, quelque part, rue Bonaparte, rue du Bac, vers un but indifférent. C’est un jour comme les autres. Rien ne fait pressentir l’événement qui se prépare. Cependant l’heure est venue. Quel est cet homme grisonnant, mal vêtu, perdu dans ses pensées, ce maladroit qui ne regarde pas devant lui. Il heurte le cheval, il tombe. C’est Pierre Curie.

Adieu, grand homme, tes yeux ne s’ouvriront plus sur le monde. Ta tâche interrompue, d’autres la reprendront ; mais toi, tu ne reparaîtras jamais plus sur la terre.

La mort a pris Rostand d’une façon différente, mais tout aussi perfide. Il venait de passer l’été à Cambo. Il toussait un peu. Les cloches de l’armistice l’appelèrent à Paris. Le jour de son départ, la douceur de l’air, la dorure éteinte du soleil sur ses beaux jardins d’Arnaga, une certaine langueur qui était dans le paysage et qui était aussi en lui, le firent hésiter.

- J’ai bien envie de ne pas partir.

Mais les domestiques étaient déjà à Bayonne avec les bagages ; les places étaient retenues dans le Sud-Express. Et il alla vers son destin.

S’il avait su !...

Il voyait venir à lui une vieillesse sereine, embellie par une gloire aux rayons apaisés qui, après l’avoir entouré de curiosité, d’ignorance et d’envie, commençait à l’entourer de respect. Il disait :

- Je vivrai jusqu’à soixante-dix ans.

C’était la fin de la guerre. Depuis le début de la retraite allemande, il était fort gai. Par une détente naturelle de tout son être, délivré enfin de l’angoisse patriotique des quatre dernières années, il éprouvait le besoin de se livrer à des manifestations gamines tout à fait surprenantes chez lui. Par exemple, il s’amusa un soir, caché dans un bosquet qui dominait la route, à pousser des exclamations burlesques, comme un étudiant, et à interpeller d’une voix contrefaite les rares passants interloqués et ahuris.

J’étais à Cambo quand me parvint la nouvelle que je redoutais depuis le départ de son fils Jean appelé par télégramme. Je me rendis à Arnaga. Je voulais revoir, une dernière fois, les beaux jardins à la française dessinés par la fantaisie du poète sur ce plateau défriché par lui et d’où l’on domine le cours sinueux et doux de la Nive. Quinze jours auparavant il était là, entouré de tout ce qu’il y avait pour lui de précieux sur terre, les êtres qui lui étaient chers, les choses qui l’attachaient à la vie. Avant de monter en voiture, il dut embrasser du regard ces lieux familiers qu’il quittait pour toujours. Comment ne comprit-il pas, lui dont la délicate santé exigeait depuis vingt ans des soins quotidiens, le langage de cette petite toux qui lui disait :

- Reste.

Il se sentait un peu fatigué, facilement essoufflé ; ses poumons, dont il ne soupçonnait pas le mauvais état momentané, lui faisaient à leur façon des signaux de détresse. Comment ne les perçut-il pas ? A quoi lui auront servi, à cette heure fatale, l’esprit le plus intuitif, les sens les plus aiguisés, l’oreille la plus subtile ?

Je me fis conduire dans sa chambre qui était la plus modeste de cette magnifique demeure. J’en revois le tapis mauve, la toile de Jouy, le petit lit de cuivre poussé contre la cloison, et, au-dessus, les deux seuls portraits de sa mère et de son fils Jean. Le soleil éclairait avec indifférence ces beaux jardins qu’il voyait tous les matins de son lit. La fenêtre était ouverte. Avec un bruit de papier froissé, les pigeons blancs qu’il aimait, volaient avec grâce, reflétés par la pièce d’eau. Dans la chambre, mes regards se posèrent sur le buvard où il s’amusait, durant ses longues heures de solitude, à dessiner une figure de mousquetaire cent fois répétée. Je m’arrêtai devant l’unique fauteuil où son chapeau de velours était posé si naturellement, qu’il semblait avoir gardé la chaleur de sa tête. Je considérai ces choses avec recueillement et puis, l’âme pensive, le cœur ému, je me suis retiré sans bruit sur la pointe des pieds.

XIII

C’est un vieux cloître qu’on rencontre dans le voisinage de la frontière, en Espagne, lorsqu’on vient de Cambo. Les quatre faces intérieures, avec leurs rangées de cellules, donnent sur un préau que les plantes ont envahi et dont certaines ont la taille d’un arbre. Une galerie à colonnade de pierre, couleur de soufre, que la lumière de tant de jours a fini par roser, longe les cellules. Le soleil oblique éclaire la face ouest de la colonnade. C’est un doux soleil d’hiver, apaisé, rêveur, intime et bien fait pour accueillir, distraire et consoler ceux que la vie a blessés, doux soleil de ce pays de silence et de mort où la terre paresseuse ne nourrit sur les pentes de ses monts que des ajoncs et des fougères. De là son caractère et sa poésie. Car, l’été fini, les immenses étendues d’un brun roux, couleur d’automne, qu’il offre au regard s’allient on ne peut mieux à ce climat sédatif, endormant, à cette atmosphère ouatée et d’un charme inexprimable.

Je pousse une porte et j’entre dans la chapelle un peu obscure, sonore, où le balancier d’une extraordinaire horloge, par son mouvement lent, solennel et fatal, me fait tressaillir. Tic. Un silence. Tac… Tic-Tac. On n’entend que ce bruit, qui tantôt est absent et tantôt revient toucher l’oreille et nous avertir que l’heure passe et détruit notre vie.

Tic-Tac. Cet intervalle inaccoutumé entre les deux battements, ce pas scandé si net, si régulier, si implacable du Temps qui s’avance, a quelque chose de saisissant. Jamais ne m’était apparue comme en ce lieu la majesté, la sérénité de l’heure qui, de toute éternité, attendait son tour de paraître à la lumière et qui, sans hâte, sans retard, détachant les secondes comme une fleur ses pétales, par fragments, sans regrets, tombe dans le passé.

Dehors, le soleil éclaire toujours la partie haute de la frêle colonnade dont il a depuis tant d’années caressé et comme mûri les pierres couleur de soufre, à cette minute couleur de rubis. Je suis des yeux, un peu ému, les pulsations de cette lumière ascendante. Sans pouvoir m’arracher de ce lieu, je vois lentement défleurir, se faner et s’éteindre cette rose flamboyante.

Et je songe (comme si je venais de le découvrir) que tout ce qui vit et qui respire, les foules qui sur les gradins de la plaza se passionnent en ce pays au combat du taureau, et ailleurs, sous les ciels d’argent ou d’azur, ces autres foules qu’assemble un jour de fête, où tant de belles créatures sont une joie pour le regard, où tant de jeunes hommes se sentent si riches de durée qu’ils croient ne pouvoir l’épuiser jamais, je songe que tous mourront un jour, tous, tous, les cœurs séparés comme les cœurs réunis, ceux qui sont heureux et ceux qu’enfièvre l’envie, ceux qui viennent de naître et ceux qui n’ont plus que le souffle, tous, tous, aussi facilement, aussi simplement, que cette rose de lumière vient de s’éteindre à mes yeux.

XIV

En fouillant dans une armoire, j’ai retrouvé ce matin la photographie d’un groupe d’élèves de l’institution Hamel où je figure à quinze ans parmi les grands. J’ai passé une demi-heure à considérer ces visages qui ne ressemblent plus à rien de ce qui existe aujourd’hui. Beaucoup de mes anciens condisciples sont morts sans doute et ceux qui restent, si je les voyais, je ne les reconnaîtrais plus. L’âge, la vie, le travail, le plaisir ou les tourments ont marqué chacun d’une manière différente et il n’y subsiste rien de leurs traits enfantins. Il en est qui se sont complètement effacés de ma mémoire et sur la figure desquels je ne peux mettre un nom, mais il en est d’autres qui s’animent peu à peu sous mon regard, surgissent hors de ce groupe et se mettent à courir devant moi. Voici Ramager, qui exerçait une fascination de chef incontesté lorsque nous jouions à la guerre. Voici Le Mesle, dont la mère était si jolie. Et Paul Héra, qu’on appelait à son grand déplaisir Choléra. Et Lebas, qui avait toujours dans son pupitre une boîte de lait condensé ! Pour un sou, ses voisins avaient le droit d’y plonger deux fois le manche de leur porte-plume. Je revois nos cahiers de brouillon parsemés de pâtés d’encre, que nous léchions d’une langue ignorante des principes de l’hygiène. Je ferme les yeux et je me rappelle l’étrange goût d’ail qu’avait cette encre, ainsi que l’odeur de bois de cèdre de nos crayons. Temps innocents dont le souvenir me ravit aujourd’hui ! Pourtant je ne fus pas heureux dans cette pension. Son directeur, M. Hamel, ne pouvait me souffrir. Il me trouvait trop raisonneur. Il me rendait responsable des menues fautes de toute la classe. Un jour qu’il était mal luné, il me gifla – je pouvais avoir douze ans – sous le prétexte que, pour lui répondre, je tenais la tête penchée de côté. Sa seule présence tarissait en moi toute chaleur, tout élan, et je puis dire toute bonne volonté. C’est qu’il avait fini par m’inspirer les propres sentiments dont il était animé à mon égard. Un samedi, à propos d’une peccadille, il me priva de ma sortie du dimanche sachant fort bien qu’une de mes tantes était en ce moment à Paris et que, pour cette raison, je tenais beaucoup à ma sortie.

Je ne fus pas stoïque. Je me mis à pleurer, la tête cachée dans mon coude replié. Une demi-heure plus tard, il revint et me trouva dans la même posture.

- J’étais venu pour lever la punition, me dit-il. Si je t’avais trouvé bien sagement occupé à faire tes devoirs, c’était chose faite. Mais puisqu’il te plaît de jouer la comédie, la punition est maintenue.

Etrange raisonnement, car enfin, l’attitude qu’il me recommandait pouvait aussi bien signifier que je n’avais pas un grand désir de voir ma famille. Encore si son enseignement avait prétendu faire de nous des Catons, mais nullement : lorsque deux élèves se battaient, on entendait souvent le vaincu brailler comme un écorché durant toute la récréation, sans que personne lui fît honte de sa lâcheté.

Lui-même, M. Hamel, quand je perdis mon père et que je revins, après la cérémonie mortuaire, prendre ma place parmi mes camarades, parce que je ne m’abandonnai aux larmes que le soir, au dortoir, seul dans mon lit, à l’abri des indiscrets et que, dans le jour, je ne montrai point ce visage fatal par lequel, sans doute, il jugeait qu’il était séant de manifester sa douleur filiale, lui-même ne s’écria-t-il pas :

- Cet élève n’a pas de cœur !

Le pauvre homme ! Il me connaissait bien ! Je me suis souvent demandé comment un pédagogue de cette expérience avait pu se méprendre à ce point sur le compte d’un enfant intelligent et sensible, de qui on pouvait tout attendre par le moyen de la douceur et rien par la rudesse, ainsi que le démontre toute ma vie écoulée auprès de la plus tendre mère, dont la chère faiblesse toute puissante sur moi en obtint toujours ce qu’elle voulut.

*
*   *

L’enfant qui ne se sent pas aimé, son cœur se ferme. Si vous le punissez injustement une fois, deux fois, bientôt toutes les punitions du monde se heurteront à un être raidi, buté. C’est un mauvais système d’agir sur lui par la crainte au lieu d’en appeler à sa conscience.

- Tu peux ceci, je le sais. Si tu le veux, tu le feras. Si tu ne le fais pas, tu es coupable et quelque chose en toi ne sera pas content. Tu pourras jouer, rire, t’étourdir, te croire parfaitement tranquille, une petite voix intérieure te reprochera de n’avoir pas fait ton devoir.

Eveiller, s’il se peut, ce sens du devoir, parler à ce qu’il y a d’incertain, de mal assuré mais de déjà noble dans un jeune esprit, lui révéler ses régions élevées, lui donner peu à peu le sentiment de sa responsabilité, de sa valeur, de son importance, au risque de lui inspirer un peu d’orgueil, combien d’éducateurs sont capables de cela ?

*
*   *

Pour ma part, que de fois ai-je entendu, prononcée avec regret ou réprobation, cette petite phrase qui m’emplissait secrètement de fierté :

- Cet enfant n’est pas comme tout le monde.

De fait, je ne partageais guère les jeux bruyants de mes camarades. De santé débile, inégal d’humeur, en proie à d’exaltantes tristesses, je recherchais le silence. J’allais, durant les récréations, mirer aux vitres des classes mon visage morose. J’aimais déjà la solitude.

Je fus privé, une année, du plaisir d’assister au dîner de la Saint-Charlemagne. M. Hamel, par punition, m’envoya coucher de bonne heure. Je m’en consolai en pensant que j’étais le seul de toute la pension, le seul à qui ce sort était réservé.

Le grand dortoir, son ombre, sa paix, m’appartenaient. Le festin dont j’étais exclu, je n’y songeais guère. Je n’aimais pas à faire partie d’un troupeau, à être gai sur un signal. Pour quelques heures, ce soir, j’échappais à la règle, j’étais l’objet d’une exception, j’y goûtais une sorte de charme.

Plus tard combien de fois ne m’a-t-on pas dit :

- Tu n’aimes pas cette chose ? Tout le monde l’aime. Tu es le seul de ton avis.

Le seul ? J’aurais bien voulu qu’il en fût ainsi ! Etre singulier d’une façon naturelle, sans ruse, sans tricherie, sans déguisement !

Au vrai, je ne le fus que par mon entêtement à vivre, ma volonté de trouver une excuse à tout ce que nous ne pouvons comprendre et qui nous paraît cruel dans la nature, ma renonciation aux joies qui ne sont point indispensables et à une époque où la folie règne sur le monde, mon humble sagesse.

*
*   *

Bientôt il fut évident que je n’apprendrais plus rien dans cette pension. Je bâclais mes devoirs en cinq minutes. Je n’avais de goût que pour la lecture. Mon meilleur ami à cette époque fut certainement Poitevin, un externe dont les parents avaient une bibliothèque inépuisable et qui me faisait, en cachette, passer des romans.

Romans d’aventures, histoires merveilleuses qu’on lit à l’étude du soir, à l’abri d’un dictionnaire, sans cesse en alerte, sans cesse attentif à ne pas paraître trop absorbé ! Ferveur de la découverte ! Emotions abolies !

Six ans plus tard, ayant depuis longtemps quitté l’institution Hamel, les romans occupaient encore mon esprit. Mais cette fois, je ne me contentais pas d’en lire. J’en écrivais.

Quel genre de romans pouvait concevoir, aux environs de 1893, un tout jeune homme non pas élevé mais couvé, chéri par la plus aimante des mères et qui, toute sa vie, eut pour devise : « Je ne crains que mon cœur » ? Etude de mœurs ou de caractères ? Il ne connaissait rien des hommes et, pour ce qui est de lui-même, il ne connaissait guère que le trouble, l’émoi, la fièvre, le tourment, l’amer délice dont l’emplissaient l’attente, la vue, la présence, le souvenir ou le regret de la femme aimée. Avec lui, dans les régions mêmes de l’amitié, il traînait toujours un peu d’amour. L’amour lui apparaissait tout naturellement comme le plus douce chose de la vie et, bien mieux, comme la plus importante, la seule. Aimer, il lui semblait qu’il n’y avait rien au monde de plus beau. Un tel être, les racines de ses pensées sont dans son cœur ; c’est le cœur qui leur donne ces couleurs si tendres et parfois – il se peut – si charmantes. Je fus cet être plein de candeur, de naïveté, qui n’aperçoit pas l’envers d’égoïsme qu’il y a dans tous les sentiments humains. La femme que j’aimais, je n’étais pas à son niveau mais bien au-dessous d’elle et je levais humblement les yeux pour l’admirer. En réalité, elle ne pouvait être ni aussi bonne, ni aussi mauvaise que, tour à tour, je le croyais, car elle n’était ni meilleure, ni pire que la plupart des femmes ; elle était une femme. Mais je ne savais pas alors que, sur une femme qui veut être dominée, toujours la force, la ruse et l’expérience auront plus de prise que la fraîcheur, la jeunesse et la sincérité. Je ne savais pas alors que la vie n’épargne pas les faibles et qu’en amour, hélas ! les tendres sont des proies.

Quand parut mon premier roman, Sarcey, auquel il avait été envoyé comme à tous les critiques de ce temps-là, le prit par hasard et le mit dans sa poche un jour qu’il se rendait à Nanterre. Il le lut dans le train et, comme un brave homme qu’il était, il entreprit le soir même, par un grand article, de le faire connaître au public.

A la suite de cet article, de divers côtés, on demanda à M. Hamel :

- Est-ce que ce Louis de Robert n’est pas votre ancien élève ?

- Je ne sais pas… Oui, ce doit être lui…

Il lut les éloges que Sarcey me décernait et se découvrit alors pour moi un intérêt sans bornes. Un matin, il sonnait à ma porte. On l’introduisit dans une pièce qui me servait de cabinet de travail, où je le fis attendre un grand moment. Quand je parus, il vint à moi, me serra chaleureusement les mains. J’avais quitté un homme tranchant, autoritaire et obéi. Je retrouvais, dépouillé de tout prestige, un individu commun, d’apparence subalterne, qui sentait la pharmacie. Il me félicita de mon succès, me dit qu’il m’avait toujours tenu pour un esprit très doué. Nous étions debout. Il me tapait sur l’épaule, s’efforçant de se montrer bourru, cordial et familier. Puis il me fit part de l’ambition modeste qu’il avait de voir s’arrondir en rosette son ruban d’officier d’Académie. Je ne bronchai pas et pris plaisir à l’embarrasser par mon silence. Ce n’est pas que je sois enclin à la rancune, mais je ne pouvais perdre de vue que cet homme ne m’avait jamais aimé, que ce n’était pas la sympathie, mais la curiosité, un peu de vanité même, qui, aujourd’hui, le ramenaient vers moi. Il me pria de lui donner mon livre. J’objectai qu’il ne m’en restait plus d’exemplaires à la maison :

- Alors il faudra me l’envoyer. J’y tiens : un ancien élève ! Promettez-moi de me l’envoyer sans faute et avec une belle dédicace encore !

Je dois dire qu’il ne le reçut jamais. Mais comme il tenait à son idée, je sus plus tard, par un de mes anciens camarades, qu’*Un Tendre* figurait bien en vue sur la table de son salon, orné de cette dédicace qu’il avait dû tracer lui-même en déguisant son écriture :

A Monsieur Hamel,
en reconnaissance de tout ce que je lui dois,
Son ancien élève respectueux.

XV

Que des bêtes domestiques adaptées à l’homme par atavisme, que certains insectes habitués à vivre dans nos maisons nous reconnaissent sans nous avoir jamais vus et se comportent familièrement avec nous, cela se conçoit. Une mouche vulgaire se pose sans façon sur votre nez et, chassée, revient avec flegme, malgré le terrible cyclone que représente pour elle un simple coup de mouchoir. Vous la voyez se promener philosophiquement sur la surface lisse d’une vitre, sachant qu’il est vain de chercher à franchir cet obstacle transparent, alors que la guêpe ou l’abeille, attirée dans la cuisine par l’odeur des confitures et si astucieuse qu’elle a trouvé le moyen d’entrer par le trou de la serrure, montrera, quand elle voudra sortir, en se heurtant vingt fois à cette même vitre, une stupidité qui nous confond.

Semblable à l’abeille est cette hirondelle qui, tout à l’heure, tentait désespérément de s’évader de ma chambre où, par imprudence, elle s’était aventurée. A peine l’avais-je vue entrer que, sournoisement, j’avais refermé la fenêtre. Dès qu’elle se vit prisonnière, elle s’affola. Ses ailes puissantes faisaient un tel déplacement d’air qu’à quelques mètres de là j’en avais le visage ventilé. Elle allait de la glace de la cheminée à la glace de l’armoire, s’y heurtait, s’y meurtrissait la tête, tellement acharnée à trouver une issue qu’elle se fût tuée sur place si je ne l’avais délivrée. Aussitôt qu’elle vit la fenêtre ouverte, elle partit d’un seul élan, tout droit, avec une telle magie de vitesse que, tandis que mes yeux étonnés la cherchaient au-dessus de Sannois, elle était déjà à Montmorency.

*
*   *

Evidemment, c’est l’instinct exaspéré de la liberté qui trouble, si je puis dire, le jugement de cette abeille, de cette guêpe, de cette hirondelle, si intelligentes par ailleurs. Car les bêtes, les insectes les moins familiarisés avec nous, témoignent parfois de la manière la plus saisissante qu’ils nous comprennent, pénètrent nos intentions.

C’est ainsi que, passant un jour de l’automne dernier devant une de ces grosses araignées brunes et rayées de gris qui, en octobre, envahissent nos jardins, je m’amusai, me trouvant à l’envers de sa toile, à l’envoyer, d’une pichenette, à quelques pas de là. Le lendemain, elle avait repris sa place, mais dès qu’elle me vit elle me reconnut et, sans m’attendre, sauta prestement dans le gazon, avec un air de me dire :

- Ah ! non, mon vieux, ça ne prend pas deux fois, cette plaisanterie-là !

Un autre jour, c’est un crapaud que je rencontrai dans l’allée, avançant par bonds maladroits et retombant chaque fois avec un petit bruit flasque. Je m’approchai. Il cessa de bouger, averti par un instinct infaillible que l’immobilité abuse l’adversaire. C’était là le génial musicien qui, caché entre deux pierres, exhale dans la nuit sa note unique, ce son de flûte triste. Les pattes repliées, son ventre palpitait de peur. Je me penchai et, à l’aide d’un brin de paille, je lui chatouillai le cou. A ma grande surprise, il comprit que je lui voulais du bien, et c’est avec un plaisir visible qu’il me tendit obliquement son pauvre cou pustuleux, d’un mouvement câlin, comme l’eût fait une chatte.

Qui lui avait appris à ce crapaud, peut-être inconscient de sa laideur, mais craintif et pourchassé de tous, qu’il existe une douce chose par quoi l’homme témoigne un peu d’amour ou seulement de sympathie aux plus humbles créatures, et qui s’appelle la caresse ?

XVI

Et ce rouge-gorge, qui fut un moment le compagnon ailé de ma solitude, qui lui révéla l’amitié ?

Il était tombé du toit dans un conduit de fumée et, de là, dans le fourneau de la cuisine où il avait passé la nuit et où il faisait un bruit d’ailes qui effrayait ma vieille bonne.

- Je n’ose pas allumer le feu. Il y a quelque bête là-dedans que je vais faire rôtir, bien sûr. Moi, ça me fait peur. C’est peut-être une chauve-souris.

J’ouvris le four. Dans la partie inférieure, il y a une petite trappe que soulèvent les ouvriers fumistes quand ils ramonent le fourneau. Sous cette trappe était l’oiseau. Je le pris dans ma main. Il se laissa faire. Comme il était couvert de suie, je l’en débarrassai comme je pus à l’aide d’une serviette. Je lavai à l’eau tiède son bec et surtout ses petits yeux de jais brillant, dont je guéris ainsi la cécité. Ensuite, j’ouvris la porte de la cuisine qui donne sur le jardin et lui rendis la liberté. Il alla se percher sur le marronnier qui est devant la fenêtre de ma chambre. Je remontai dans celle-ci. Bientôt, j’entendis frapper au carreau. C’était le rouge-gorge qui, sur la barre d’appui, heurtait du bec la vitre comme pour me remercier.

Certains trouveront que j’exagère et moi-même je me suis demandé, à ce moment-là, par quel miracle d’instinct il avait pu savoir que c’était là ma chambre et que je m’y trouvais. N’était-il pas plus vraisemblable que, sortant de sa prison, encore à demi-aveugle, il se heurtât, sans intention aucune, à tout ce qu’il rencontrait ? Mais alors, pourquoi adopta-t-il désormais mon jardin ? Pourquoi, dès le matin, quand on écartait mes persiennes, était-il là sur le marronnier, qui faisait entendre son léger cri ? Pourquoi, l’après-midi, venait-il s’établir sur le sorbier qui ombrage le petit kiosque où généralement je passe mes journées ? Ma mère l’appelait :

- Pui… pui…

Il descendait, sautillait sur le sol auprès de nous, plus chatoyant qu’un bijou, puis : frrt ! s’envolait avec un petit bruit de soie. Il s’était si bien familiarisé avec les gens et les choses qui nous entouraient que lorsque le père Jérôme, un jardinier à façon, venait retourner la terre du potager, il le suivait, pas à pas, pour happer chaque ver que sa houe découvrait.

Le père Jérôme disait :

- Ça n’a pas peur, cette bestiole-là… Ça n’est pas fier… Je n’en ai pas vu beaucoup de comme ça.

Un jour qu’il travaillait au potager, nous l’entendîmes qui poussait une exclamation désolée. Puis il vint à nous et dit à ma mère :

- Madame, j’ai fait un malheur ; j’ai tué le rouge-gorge.

- Vous avez tué le rouge-gorge ?

- Ah ! c’est sans le vouloir, bien sûr ! Il était si hardi qu’il venait entre mes jambes sans que je le voie… J’avais affaire à une motte de terre un peu dure… Je donne un coup dessus et, malheureusement, c’est le rouge-gorge qui l’a reçu.

Ainsi périt, par excès de confiance, mon petit compagnon aérien, le seul parmi tant d’oiseaux qui m’entourent en été, à cause d’un vieux parc abandonné voisin de mon jardin, où ils gîtent en grand nombre, le seul dont il m’ait été donné de conquérir l’amitié. C’était un peu avant la guerre. Temps révolus, temps idylliques où la mort d’un rouge-gorge était un événement !...

XVII

On ne doit pas la vérité à tout le monde.

Autrefois, je me faisais un tel devoir de la dire à quiconque m’interrogeait, qu’en remettant certain manuscrit à mon éditeur, comme il voulait savoir si j’en étais satisfait, je répondis :

- Non, je crois que ce n’est pas fameux.

Je vis aussitôt qu’il hésitait à le publier.

Evidemment, cet homme, intelligent par ailleurs, ignorait que le contentement de soi est souvent le signe d’une grande médiocrité d’esprit. Il faut avoir une nature d’artiste pour comprendre le désenchantement de l’artiste devant l’œuvre qu’il a réalisée. En la concevant, il n’entrevoyait que des trésors sans prix, la beauté intacte que nul n’a jamais atteinte. Mais quelle différence entre l’œuvre conçue et l’œuvre réalisée ! A mesure qu’elle se précise, comme elle se décolore, comme elle pâlit, se rapetisse et nous déçoit ! Quel que soit le talent ou le génie d’un homme, jamais la main n’a tenu les promesses de l’esprit, jamais l’ouvrier n’a égalé le créateur.

Il est vrai que l’artiste vit dans une telle illusion, il est si vibrant, si mobile, qu’à cause d’un détail rectifié il est capable de s’enthousiasmer demain pour une partie de son œuvre qu’il exècre aujourd’hui.

*
*   *

Zola quand il écrivait un livre, passait généralement par trois phases. D’abord, l’enthousiasme pour son sujet. Pendant le premier tiers, il répondait à qui l’interrogeait :

- Ça va. Ça marche.

Au second tiers, découragement.

Au troisième, reprise d’espoir et d’optimisme.

Or, le directeur d’un grand journal avec lequel il venait de traiter à prix d’or pour la publication d’une œuvre nouvelle, rencontrant le grand romancier pendant qu’il traversait la seconde phase, ne put se tenir de lui demander des nouvelles de l’œuvre en train :

- Exécrable, mon bon ami, exécrable. C’est au-dessous de tout.

Quand le roman fut terminé, l’autre marqua une grande perplexité. On le vit un moment tourmenté par une objection qu’il hésitait à formuler. Enfin il se décida :

- Mon cher maître… cette partie qui ne vous plaisait pas, vous ne l’avez pas laissée ainsi… J’espère que vous l’avez revue, que vous l’avez refaite…

*
*   *

Non, on ne doit pas la vérité à tout le monde.

On ne la doit qu’à ceux qu’on aime.

Avec ceux-là, la sincérité qui consiste à penser tout ce qu’on dit ne me suffit pas. Je veux la franchise qui consiste à dire tout ce qu’on pense. Il me semblerait que je suis coupable si je dissimulais la moindre de mes pensées à l’être que j’aime le plus au monde. Mon premier devoir est de n’avoir aucun secret pour lui, car le don le plus précieux que je puisse lui faire, c’est celui de ma confiance absolue.

Je souhaite, non pas qu’il se fasse de moi une idée trop favorable, mais qu’il me voie tel que je suis. Je veux être transparent à ses yeux. Si je lui cachais quelque chose, il me semblerait que je lui fais tort, que je le trompe, que je le trahis.

*
*   *

Mais avec les autres, les indifférents !...

Si cet ingénieur, pour occuper les loisirs de sa retraite, s’amuse à barbouiller des toiles et, se croyant un grand peintre, les montre à tous orgueilleusement, vais-je le détromper ?

Pourtant, si c’était mon frère ou mon meilleur ami, ne devrais-je point lui dire :

- Attention. Amuse-toi si tu veux à ces innocents coloriages mais ne les exhibe point avec tant de naïve satisfaction, car tu divertis le monde à tes dépens.

Celui qui m’est cher, je souffre de ses erreurs, de ses maladresses ; je suis brusque avec lui, alors que je suis doux et poli avec le premier venu.

Une mère grondera son petit garçon, parce qu’il a son vêtement déchiré ou seulement de l’encre aux doigts et elle sera pleine de mansuétude en entendant une de ses amies gronder son enfant pour un motif analogue. Vis-à-vis de celui-ci, elle ne se sent pas de responsabilité ; son éducation ne lui incombe pas ; elle n’a pas pour mission de lui préparer un meilleur avenir. Elle dira :

- Allons, c’est fini. Il ne l’a pas fait exprès. Ne le grondez plus.

Elle ne sera sévère et véridique qu’à l’égard de son propre enfant.

*
*   *

Il est bon qu’avec le commun des mortels la politesse accompagne, excuse ou déguise notre indifférence.

Malheureusement la politesse, comme toute chose, a ses abus.

Certes, il est délicat de dire à autrui quand on lui rend service : « Souffrez que j’agisse ainsi. Vous m’obligerez en acceptant. L’honneur est pour moi. » Cela ne trompe personne. Mais qui, vivant en société, résiste à la tentation de forcer, de majorer les termes d’un compliment ? « Vous avez un magnifique talent » signifie : Vous avez un certain don que j’estime ». La politesse, comme le soleil, a tôt fait de transformer une loque en oriflamme et, seuls, des yeux neufs voient de l’onyx et de l’or, là où il n’y a que du plâtre peint. Il faut donc être bien naïf pour se laisser prendre comme je le fis autrefois à la marque d’intérêt que voici :

C’était à une soirée chez Alphonse Daudet. J’étais fort jeune, seul de mon âge et assez intimidé. Maurice Barrès vint s’asseoir à côté de moi sur un canapé.

- Préparez-vous quelque chose ? A quoi travaillez-vous ?

J’ouvrais la bouche pour répondre quand je vis que sa politesse faite, sans plus s’occuper de moi, il se tournait déjà vers un seigneur de plus d’importance.

Evidemment c’est un jeu pour quiconque a un peu d’expérience, de réduire à sa vraie valeur toute manifestation de pure courtoisie. Instinctivement on rectifie, on met au point. On prend peu à peu, et tout naturellement, l’habitude de retrancher à tout ce qui vous est dit d’aimable ou d’élogieux.

Et il le faut bien !...

Celle qui a reçu des Dieux le plus extraordinaire don verbal qui ait été départi de nos jours à un cerveau féminin m’écrivit, dix ans avant de me faire l’honneur de sa visite et à propos d’un livre de moi qui émut quelques lecteurs délicats :

« Je vous regarde, monsieur, comme un esprit élu par la puissante Destinée, qui prend quelques-uns par la main et les mène, le long des abîmes, par les gels, les ouragans, les soleils et le mortel ennui, vers cette gloire qui ne serait rien pour nous si elle n’était l’amour, l’amour de tous les êtres, jusqu’à la fin du temps. »

Qu’eût-elle donc écrit à Flaubert, à Hugo, à Chateaubriand ?

La femme d’un grand poète qui m’avait connu fort malade, se trouvant quelques années plus tard en visite dans une maison où je passais une partie de l’hiver, demanda à me voir. Dès que je fus annoncé, elle s’écria :

- Merveilleux ! Quelle mine superbe ! C’est une résurrection !

Je traversais pendant ce temps une galerie obscure et n’avais pas encore atteint la région éclairée où elle se trouvait.

Elle ne pouvait donc pas me voir.

Hervieu, qui était la droiture même, qui aimait à distribuer la justice, à traiter chacun selon son mérite ou son rang, défendait auprès de moi un jeune homme comblé par la naissance, la fortune et le talent et que je trouvais trop louangeur, trop caressant, trop prodigue d’une amitié superficielle ou feinte.

- En somme, c’est gentil de vouloir faire plaisir à tous. Cela part d’un bon naturel.

N’importe, je préfère ceux qui portent leur velours en dedans et je pense, comme les Espagnols, que celui qui vit dans le miel a quelque chose de gluant.

XVIII

L’enfant qui regarde un nuage cherche dans le dessin de ses bords la ressemblance d’une figure d’homme et, la cherchant, il la trouve. On finit toujours par voir dans le ciel ce que l’on veut.

Ce matin, l’azur intact offrait aux yeux la chaude coloration des ciels d’Orient. Mais de petits nuages ont émergé bientôt de la cime des sapins. Certains étaient si gracieux de forme, si arrondis qu’on eût aimé à les caresser de la main. Il en venait sans cesse qui se cherchaient, se joignaient, se soudaient pour former peu à peu une masse imposante dont les contours se découpent maintenant à la façon d’un rivage sur une mer immobile et bleue. J’ai ainsi, au-dessus de moi, comme un géant atlas où figurent de vastes mondes. Avec un peu de bonne volonté, je crois voir l’Afrique en forme de pyramide renversée, un peu creusée à l’ouest et en partie tronquée au nord. Voici la mer Rouge, la vallée du Nil, l’Egypte. Je songe à la *Mort de Philæ* où Loti, nous montrant la caverne murée du dernier bœuf Apis, rappelle l’émotion qui saisit l’égyptologue Mariette Bey, lorsque, sur le sable, il aperçut très nette l’empreinte laissée par les pieds nus d’un homme qui en était sorti trente-sept siècles auparavant.

Peu à peu, je m’abandonne au fil de ma rêverie. Je ne suis plus dans ce jardin. je suis à Hendaye dans la petite maison de Loti, où j’avais pris la douce habitude, autrefois, quand j’étais jeune encore et que j’avais l’illusion de la santé, de passer chaque année, une partie de l’été. Je suis dans la tourelle bâtie à l’extrémité du jardin, sur la Bidassoa. J’entends sous ma fenêtre de petits bruits furtifs, quelque chose comme des chuchotements, des rires étouffés. C’est l’eau tapie au creux des sables qui commence à s’éveiller de sa torpeur sur un ordre mystérieux. Elle pousse en avant une petite vague timide qui, avec des bonds maladroits de jeune animal, se heurte à chaque pierre, retombe et cependant gagne du terrain. Elle s’élargit ; elle s’enfle, sans cesse accrue par une source intérieure et inépuisable. Déjà elle effleure la première marche de l’escalier qui contourne ma tourelle ; elle la touche, elle la caresse, elle s’en empare, s’y étale et monte, monte avec un léger clapotis qui rafraîchit l’oreille aux heures chaudes de l’après-midi d’été.

Ainsi ressuscite pour moi le charme un peu mêlé d’ennui de mes séjours à Hendaye, particulièrement aux moments de solitude que j’employais à lire ou à rêver. Est-il d’ailleurs un coin de terre mieux fait pour la rêverie ? Tout dans ce pays porte à la paresse. Il y a en lui comme une soumission à la fatalité. Je l’aime pour l’action inexplicable qu’il eut toujours sur moi et qui ressemble à un enlisement ; je l’aime pour son parfum si triste, pour son doux et attirant secret.

Et je pense à celui qui fut mon plus sûr, mon meilleur, mon plus grand ami. Je pense à sa vieillesse attristée par la maladie, alors que nous crûmes si longtemps, nous qui l’aimons, que sa jeunesse serait éternelle. Je me rappelle nos causeries, coupées de silences, sur la terrasse d’où la vue est si belle, tandis que passait et repassait dans l’air l’odeur amère d’un grand laurier. Mille souvenirs m’assaillent qui s’éveillent un à un, font un petit bruit d’ailes et puis s’éteignent doucement comme un murmure d’abeilles endormies par le soir.

Une fois, dans cette étroite petite salle à manger étouffée par des portières que je revois si bien, je signalai à mon hôte une fissure de la cheminée.

- Voyez comme la fumée sort par cette fente.

- Pourquoi, me dit-il, voulez-vous l’empêcher de sortir par là si ça lui plaît ?

Nulle plaisanterie dans cette réponse. Tout Loti est dans cette soumission à la volonté des choses. Par là s’explique la séduction exercée sur lui par l’Islam. Que de fois, durant nos courtes soirées, je le vis distrait, rêvant à son cher Stamboul, le seul lieu du monde où il eût aimé vivre ! Il me parlait de ses amis turcs, du sultan Abdul-Hamid pour lequel il avait un faible que je ne pouvais comprendre. Comment cet être tout de générosité put-il se prendre d’amitié pour ce prince fourbe et sanguinaire ? Ensorcellement de ce pays, prestige du passé, grandeur et puissance du padischah ! Je me souviens qu’à l’un de ses retours de Constantinople, Loti me confia, non sans quelque mystère, que le sultan inquiétait ses dignitaires, ses serviteurs (tous ceux sans doute qui redoutaient pour leur charge ou leur emploi un changement de règne) parce qu’ayant passé l’âge de l’amour, il s’était épris d’une belle esclave circassienne – ce que l’on appelle là-bas une conformité. – Il m’en parlait avec l’intérêt affectueux qu’on prend à la santé d’un ami. Mais ce qu’il ne me dit pas, c’est la fin de l’aventure qui est tragique. Les médecins de Sa Hautesse lui avaient fait respectueusement observer que ses forces avaient besoin d’être ménagées. On imagine les combats que dut se livrer à lui-même cet homme voluptueux et cruel. Chaque fois qu’il quittait la créature dont il était possédé, il se promettait de renoncer à elle. Mais, le lendemain, il sentait renaître plus ardents les feux du désir. Il mirait à la glace sa maigreur, son teint livide, son dos voûté. Et ce tyran qui tremblait à l’idée de la mort, changeait de chambre chaque nuit afin de prévenir un attentat possible – en constatant au miroir son épuisement physique voyait en lui son propre assassin.

Enfin son parti fut pris. Il donna un ordre et, par un de ces doux soirs d’Orient où la nature mieux qu’ailleurs verse aux faibles hommes l’enchantement d’exister, la belle esclave, cousue dans un sac, fut jetée vivante dans le Bosphore.

XIX

A cette même époque, un jour d’été à Saint-Sébastien, j’attendais Loti dans un parc, tout en écoutant une marche espagnole qu’exécutait brillamment un orchestre militaire. En face de moi, derrière les vitres d’une véranda, un jeune garçon de onze à douze ans, vêtu d’un costume marin, vint d’un air maussade regarder le parc. Il me vit et, surpris par la présence à cet endroit d’un homme qu’il ne connaissait pas, il parut donner un ordre en me désignant du doigt.

C’était le roi d’Espagne.

Aussitôt, un personnage chamarré d’or vint courtoisement m’inviter à le suivre et m’introduisit dans un vaste salon où, me dit-il, je serais plus à l’aise pour attendre mon ami.

Enfant, par ses airs autoritaires, ses façons hautaines, Alphonse XIII inquiétait la reine régente qui craignait que son règne ne fût pas heureux. A la moindre résistance, il frappait du pied, il disait :

- Je suis le roi !

Quelques années plus tard, au lieu d’affirmer à tout propos ce qu’il était, il cherchait, semblait-il, par sa bonne grâce, à le faire oublier. Quand il se fiança à la princesse Ena de Battenberg, il vint un jour de Biarritz à Cambo en automobile. Ils étaient seuls. Le roi conduisait. Une joie gamine débordait de lui. Arrivé dans le bas Cambo devant l’établissement des bains, il demanda au gardien :

- Pardon, monsieur, vous n’auriez pas vu passer le roi Alphonse XIII ?

Et, sans attendre la réponse, il ajouta :

- On dit que c’est un charmant garçon.

Cette transformation d’un enfant morose et hautain en un homme d’humeur gaie, vraiment simple, ouvert aux idées de son temps, accueillant et sympathique, démontrerait, s’il en était besoin que l’être qu’elle a conçu reste une énigme pour une mère, et qu’il en est de nous comme de ces rivières dont parle le grand Frédéric, « de ces rivières qui conservent leur nom mais dont les eaux sans cesse écoulées ne sont jamais les mêmes ».

Et, d’ailleurs, est-ce que toute belle plante humaine ne tend pas naturellement à s’améliorer ?

Quelles ressources inconnues sont en nous pour le bien, que la nécessité nous fait découvrir en les mettant en lumière d’une façon inattendue ? Combien d’êtres sont condamnés à ignorer toujours ce qu’ils contiennent de beau et peut-être de grand, faute d’un événement important dont le choc pourrait seul les révéler à eux-mêmes ? Souvent, c’est dans l’ombre d’une grande épreuve, d’une douleur profonde, d’un deuil inconsolable, que l’âme s’épure, comme les roses poussent blanches dans l’obscurité.

Le trait que je vais citer serait plus saisissant si j’imprimais les noms. Mais ils appartiennent à des personnages dont quelques-uns sont encore vivants. Je néglige donc les noms pour ne retenir que le fait. Il suffit à montrer que tous les beaux exemples ne sont pas dans Plutarque.

Un grand romancier, mort aujourd’hui, avait eu, hors du mariage, deux enfants. Sa femme n’était pas une résignée. Energique, pleine de droiture, elle souffrait de cette situation et ne s’en cachait pas. Il advint qu’à la suite d’un procès politique, qui eut à cette époque un immense retentissement, l’écrivain illustre dut se réfugier en Angleterre. Secrètement, il y fit venir ses enfants ainsi que leur mère. Sa femme l’apprit. Mais ce qui l’irrita le plus, c’est que quelques amis du maître ne craignirent pas de franchir le détroit pour aller lui rendre visite dans son foyer illégitime. Plus particulièrement elle en voulut à l’un d’eux qui, jusqu’ici, avait épousé sa cause et qu’elle voyait, avec une surprise mêlée de colère, passer à l’ennemi. Aussi, quand le grand écrivain rentré en France eut repris sa vie régulière, ses habitudes, ses soirées hebdomadaires, le premier soir où le transfuge osa s’y montrer, elle se porta au-devant de lui et, le doigt tendu vers la porte, lui enjoignit de sortir.

Le lendemain, le maître allait voir son ami, excusait sa femme et, non sans peine, après bien des pourparlers et, le temps aidant, parvenait à ramener la concorde entre eux.

Survint la mort tragique et accidentelle du grand écrivain. Ce fut le même ami qui, au chevet de sa veuve, elle-même presque mourante, se chargea de poser avec beaucoup d’hésitation la question suivante :

- Faut-il mettre dans le cercueil le portrait des enfants ?

Alors cette femme que son courroux, la veille, empêchait d’apercevoir les trésors de bonté, d’amour, d’abnégation, qui étaient en elle, cette femme qui, depuis cette minute, ennoblie par la douleur, n’a plus vécu que pour ces enfants – obtenant du Conseil d’Etat la propriété d’un nom glorieux que, sans elle, ils n’auraient jamais porté – qui les a élevés, qui les a dotés, qui les a fait vivre, cette femme au grand cœur répondit simplement :

- Vous y mettrez aussi le portrait de leur mère.

XX

Le facteur se présente ce matin avec une lettre recommandée. En pareil cas, il a l’habitude de monter dans ma chambre pour recueillir lui-même ma signature. Mais, depuis deux jours, il est grippé et se plaint d’avoir la fièvre. Afin de lui épargner la peine de gravir un étage, j’ai prié ma vieille bonne de m’apporter le carnet. Or, loin de pénétrer mon intention charitable, il est parti en disant :

- Oui, je comprends. On craint d’attraper la grippe là-haut.

Te souviens-tu, mon cher Brulat, de ce soir de notre jeunesse où tu nous invitas, Lapaix et moi, à dîner au Petit-Riche ?

Riche, aucun de nous ne l’était. C’est pourquoi, à un certain moment, comme Lapaix venait de commander un plat qui ne me semblait pas indispensable, je me penchai vers son oreille pour lui dire :

- Attention. N’exagère pas. C’est Brulat qui paie.

Or, déjà soupçonneux, tu fus persuadé qu’au contraire je l’avais incité sournoisement à grossir l’addition.

J’achetai un jour pour ma cousine un fauteuil de jardin en jonc damassé afin qu’elle pût s’y asseoir plus commodément que sur le pliant de ma mère, dont elle se servait quelquefois et qui n’est pas à sa taille. Quand elle le vit, elle me dit :

- Ah ! vous avez craint que j’abîme le pliant de ma tante !

C’est une chose qui m’a toujours frappé que cette défiance instinctive que se manifestent non seulement deux étrangers mais deux amis, deux parents. Ne pourrait-on s’accorder mutuellement un peu plus de crédit ? Ne pourrait-il exister entre deux êtres qui s’estiment, la volonté de croire au bien ; et, s’il arrive qu’un de mes actes puisse s’interpréter de différentes façons, ne me ferez-vous pas l’honneur de choisir ou d’admettre l’interprétation la plus favorable ?

Vous devez une somme d’argent à quelqu’un qui ne vous la réclame pas. Vous préférez croire à une défaillance de sa mémoire plutôt qu’à sa générosité. Ce qui est sans beauté chez l’homme paraît toujours plus plausible.

J’ai souvent vu des gens sourire de ma candeur, parce que je me refusais à accueillir, sans preuves, des bruits destinés à rabaisser dans mon esprit un homme qui me semblait digne de considération. Mais n’est-il pas une sorte de crédulité à rebours qui consiste à toujours croire au mal ? Je ne sais pas où j’ai lu qu’une bonne action ne sort pas de la maison, mais qu’une mauvaise a bientôt fait des lieues.

XXI

A travers la vitre, je regarde la rue. Des enfants jouent à la balle. Parfois cette balle passe au-dessus de la grille et tombe dans le jardin. Alors ils sonnent à la porte et me demandent la permission d’aller la chercher. Combien j’en ai connu de ces enfants, qui sont aujourd’hui des hommes, et que je ne reconnais pas lorsqu’ils me saluent ! Bientôt ceux-ci seront grands à leur tour. D’autres enfants joueront à cette place. Comme aujourd’hui, comme hier, une balle maladroite franchira la grille ; la sonnette tintera ; une voix timide demandera la permission d’entrer. Mais je ne serai plus derrière cette vitre, je ne serai plus dans cette maison, ni ailleurs, ni nulle part ; je ne serai plus de ce monde.

Nos impressions se nourrissent de contrastes. Autour de moi tout n’est qu’un hymne à la vie. Le papillon qui voltige encore pour quelques heures, l’hirondelle qui poursuit ses compagnes, le soir, avec de petits cris joyeux, et emplit le ciel de cercles insensés, la guêpe qui bourdonne, la fourmi qui s’active, le moucheron, le ver de terre, proclament : « Je suis la vie, la vie ! » Et ces liserons qu’on a oublié d’arracher sur le chemin, les plus humbles fleurs disent : « Je suis la volonté qu’à la terre obscure d’ouvrir des yeux à la lumière. Je suis la joie ; je suis la vie. » Et ces myriades d’atomes qui dansent dans un rais de soleil disent : « Je suis la vie qui foisonne dans l’air transparent, ce que tu respires, que tu ne vois pas. » Et la poussière de la route dit : « Je suis l’usure, la destruction de tout ce qui a vécu ; un peu de vent me soulève, me fait palpiter ; je vis encore, je suis la vie ! » Et tout cela s’élance vers quelque chose de lumineux, d’au-dessus de nous, d’inconnaissable, tout cela appelle un Dieu. Il y a un tel besoin au fond de la plus humble chose, un tel besoin que Dieu existe !...

XXII

On s’habitude plus facilement à un grand mal qu’à un petit.

Tel qu’impatiente le moindre coup d’épingle affrontera de grandes épreuves avec sérénité. Il n’a de stoïcisme que pour un malheur qui est à la mesure de son courage.

L’héroïsme quotidien, obscur, terre à terre est-il donc le plus difficile ?

Un grand mal, l’esprit l’accepte quand il a la certitude qu’il n’y peut rien changer. Cela revient à dire que nous obéissons toujours à la nécessité. Mais il faut que nous la reconnaissions à un signe certain. Alors nous cessons de lutter.

Il n’est pas de misère à quoi on ne s’accoutume si on a la certitude que rien ne peut nous l’ôter. A l’extrémité de l’espoir il n’y a place que pour la soumission.

Il existe pourtant des gens peu nerveux, bien équilibrés, qui subissent avec patience, avec douceur les mille petites déconvenues de la vie courante. Mais qu’un grand malheur fonde sur eux et les voilà désemparés. Ayant dépensé leur héroïsme en menue monnaie, il ne leur en reste plus pour faire face à ce coup inattendu. alors se révèle en eux une nature amère, chagrine, ordinairement cachée, enfouie dans les régions inférieures de l’être, – comme ces pierres posées à de certains endroits des grands fleuves, que l’eau ne met à découvert que pendant les grandes sécheresses et où l’on peut lire cette inscription : « Quand tu verras cette pierre l’année sera mauvaise. »

Est-il donc plus humain, en matière de courage moral, d’être grand dans les grandes choses et petit dans les petites ?

XXIII

En faisant les cent pas dans l’unique allée de mon jardin, je suis frappé du peu d’insectes qu’il y a cette année. Toutes les larves qu’on détruites en avril le pinson, la fauvette, le loriot, le merle, le rossignol eussent répandu cet été mille joyaux sur l’herbe. Le jardin en est donc appauvri ? Non, car tout cela s’est transformé en mélodie et les pierreries dont il est privé sont devenues dans le gosier des oiseaux ces chants si purs, ces sons de flûte ou de hautbois qui charment ma promenade et ma solitude.

O solitude qui m’appris à rêver, à tisser d’or l’intérieur d’une vie sombre en apparence ! Privation grâce à quoi je goûtai mieux la douceur des choses ! Immobilité qui me fis visiter en esprit toutes les contrées de la terre !...

Plus heureux que ce voyageur à qui certaines parties du Japon sont apparues platement semblables à l’Aunis et à la Saintonge, aucune réalité ne vient me démentir quand j’évoque à ma guise ces baies ensoleillées des Antilles d’où partent des bateaux chargés de café, de rhum et de bois de santal, les forêts tropicales où le forçat évadé, épargné par la fièvre et la soif, n’échappe pas aux reptiles, la Chine léthargique, si riche de poussière que Pékin semble bâti sur un nuage, les roses et les jets d’eaux de la Perse, je ne sais quelle salle obscure, basse et secrète au fond d’un vieux palais d’Orient, le Désert, son silence vierge, l’immense ennui de ses sables…

*
*   *

Tu crois disposer de tous les biens et, sans doute, les as-tu dans ta main, mais c’est moi qui les possède. Ta fenêtre est ouverte sur la mer, mais c’est moi qui entends la vague et, au bout de son fracas, ce petit bruit d’écume fondante… Du haut de la colline de Fiesole tu tiens Florence sous ton regard, mais c’est moi qui la contemple. Il me suffit d’ouvrir le Lys rouge. Comme cette jeune femme au cœur troublé qui va jeter une lettre à la poste, je découvre la coupe élégante qui porte dans son creux la ville fortunée, et la paix du soir me fait tressaillir.

Ici, je m’aperçois qu’un feuillet me manque. L’aurais-je déchiré par mégarde ? Je me souviens que j’en étais venu par une pente naturelle à parler de la sagesse. Certes vous n’y perdez rien. C’était une page comme les autres. Mais comment a-t-elle pu disparaître ?

Par la fenêtre ouverte entrent des guêpes qui bourdonnent et me disent que l’été est là, qu’il faut en jouir, qu’il est si court ! La belle journée un instant oubliée m’appelle, veut que je retourne au jardin.

Me voici donc de nouveau dans l’allée. Le soleil que j’ai dans le dos détache de moi une ombre courte, mobile, précise, alerte, jamais lasse, qui me précède, m’incite à marcher, m’entraîne en avant. En même temps, derrière moi, une volonté chaude, lumineuse, bienfaisante me pousse, me dit : « Va, ne pense à rien. Repose ton esprit par la vue des choses. Va toujours ». Et je vais jusqu’au noyer qui est au bout de l’allée, je vais jusqu’au petit mur de clôture si peu élevé que je m’y accoude, dominant une suite de jardins en contre-bas et, plus loin, de très vieux toits bruns et fanés qui ont le charme des choses d’autrefois. Malgré moi le feuillet perdu me préoccupe. je reviens sur mes pas. A présent, j’ai le soleil devant moi, dans les yeux ; il m’éblouit, entrave ma marche et semble, par une douce, une fluide résistance, s’opposer à ce que je retourne vers la maison, vers le souci… C’était une page comme les autres. Mais du seul fait qu’elle me manque, elle s’embellit, comme il arrive toujours, et prend à mes yeux un prix inestimable. Rien ne m’empêche d’imaginer que les qualités absentes de ce recueil, condensées en quelques lignes, ont fui par cette lacune. Ce sera mon excuse auprès du critique sévère. Je laisse donc subsister cette petite fenêtre. A chacun d’y méditer un instant et d’ajouter à ce livre ce qui lui fait défaut. Ainsi ce qu’il aura de meilleur c’est ce que vous y aurez mis.

XXIV

Il est aisé d’être sage quand la sève redescend dans l’homme, quand les artères ne charrient plus qu’un sang affaibli. Mais celui qui sent dans les siennes, dans son cerveau un bruissement de forêt, qui est vibrant, tendu, ouvert à toutes les sollicitations de l’heure, celui-là n’a que faire de notre sagesse.

Tu connaîtras un jour, jeune homme, que c’est une grande folie que de se comporter dans la vie comme si le bonheur nous était dû. Mais tu l’apprendras bien assez tôt.

Si tu es intelligent, cultivé, mais vif, enclin au parti pris, le penseur que tu nies, c’est, aux yeux d’une parcelle de l’intelligence humaine, comme s’il n’existait pas. En le niant, tu réduis son empire. Son pouvoir s’arrête et tombe inerte au seuil du monde que tu es. Celui dont tu te détournes est appauvri d’un admirateur ou d’un disciple.

Il le faut. Va, fais toi-même ta propre expérience et ris-toi du philosophe qui ne t’apporte rien. Car toutes les vérités sont en toi et chacune n’attend que son heure pour se révéler. Tu n’as pas besoin de courir les mers, tu contiens tous les climats, tous les pays, les pays de lumière qui donnent le goût de la beauté, les pays de brume qui donnent le goût du scrupule, le Midi qui fait naître les artistes, le Nord qui fait naître les penseurs.

Ce n’est qu’une question d’âge. En ce moment, tu sens avec une certitude magnifique qui vient de l’ardeur du sang que la seule chose qui compte dans l’univers, c’est ton désir. Le soleil te dilate, te fait déborder. Bientôt l’air qui t’entoure perdra son velouté ; les ciels de perle, d’argent terni, les ciels voilés te rendront méditatif, te feront rentrer en toi-même. Toute vie d’homme bien faite va ainsi du Midi au Nord, du plaisir au devoir.

Car la sagesse dont la voix n’atteint pas encore ton oreille est aussi en toi. Elle est en toi comme une doublure que les autres ne voient point et que tu ne vois pas toi-même. Elle est en toi comme les cheveux blancs sont dans les cheveux noirs. Un jour, qui est proche, tu entendras son langage.

Ce jour-là tu retrouveras sur un rayon de bibliothèque ou dans un cabinet de débarras l’un de ces livres poussiéreux que tu avais parcourus autrefois. Tu l’ouvriras gravement et tu seras surpris d’y découvrir tant de belles choses qui t’avaient échappé. A ce moment tu ne seras plus un jeune homme et les paroles de sagesse que tu pourrais prononcer à ton tour ne toucheraient pas l’esprit de ceux qui te suivront. Alors tu souriras et, ne pouvant mieux faire, tu leur tiendras à peu près le langage que je te tiens aujourd’hui.

XXV

La distance qui sépare le plaisir du déplaisir se réduit pour moi chaque jour.

Serais-je en train de devenir indifférent à toutes choses ?

Quand tombe le soir, la maison clôt ses volets et ses portes ; elle s’isole, s’enferme dans elle-même et se rend sourde aux bruits du dehors. Ainsi font les vieux hommes.

En est-il de même pour moi ? Assurément non. L’affection d’un ami dont me sépare, depuis vingt ans, toute la longueur de la France m’est aussi chère qu’au premier jour. Comme au temps de ma jeunesse mon cœur tressaille au récit d’une belle action ; et une chose juste, s’accomplit-elle au bout du monde au bénéfice d’êtres que je ne verrai jamais, m’emplit toujours de la même joie désintéressée.

Quand, chaque matin, les grands faits universels arrivent à ma connaissance et viennent à la même heure comparaître en quelque sorte devant le tribunal de chaque homme, par ma manière de comprendre et de juger je me sens en communion d’esprit avec un grand nombre d’êtres que je ne connais pas. Ce que je pense, je sais qu’ils le pensent en même temps que moi. Aussi je perds un instant le sentiment de ma solitude qui à d’autres heures m’est chère.

*
*   *

Il en est de certains vieillards comme de ces routes que l’on suit à la tombée du soir et où selon que tels endroits ont mieux recueilli, capté la chaleur du soleil, l’on est surpris par la persistance de zones encore tièdes dans l’air refroidi.

Persistance de l’ardeur, de la jeunesse, de la vie dans un corps soumis au déclin ! Je crois que cela tient à cet instinct de curiosité – source de toute sympathie – à cet immense désir de connaître qui chez certains êtres, vivraient-ils mille ans, ne serait jamais épuisé.

Ceux qui déclarent avec sincérité qu’ils n’aimeraient pas à recommencer leur vie avouent par là qu’ils ont ignoré ou méconnu la seule chose qui donne du prix à la vie et qui s’appelle apprendre.

Apprendre ! chose qui semble vaine puisque, à peine épelons-nous quelques vérités que notre lampe s’éteint. L’auteur génial d’une grande découverte ignore quelles applications en feront ceux qu’il laissera derrière lui. Le livre dont il a écrit le premier chapitre lui est à jamais fermé. Et cependant cet instinct merveilleux qui l’a conduit, poussé, soutenu à travers toutes les difficultés, les obscurités du chemin, ne l’a pas trompé. Admirable destinée de l’homme qui, sans souci de son vêtement, de son physique, de ce qu’il mange, de ce qu’il boit, du lieu même où il travaille, a vécu ce beau rêve de poursuivre toute sa vie une idée féconde et de la réaliser !

Enviable pauvreté d’un Branly !

Mais l’homme sans génie, l’homme simplement éclairé, cultivé, l’homme de bien qui, tant que les forces de son cerveau le lui permettent, cherche à augmenter son faible savoir, à agrandir chez lui le champ de la connaissance, pour celui-là quel résultat, quelle récompense ?

Celui qui accumule les richesses matérielles ne travaille pas en vain. Il se trouvera toujours quelqu’un pour les recueillir, les gaspiller ou les augmenter. Mais le sage qui accumule les trésors de l’expérience, pour qui travaille-t-il ? A quoi servira sa méditation ? Il sent que les forces le quittent, que la vie s’enfuit hors de lui, que bientôt il cessera de respirer, et cependant il lit, il pense, il réfléchit ; il se voudrait plus éclairé, meilleur. C’est l’honneur de la nature humaine qu’il en soit ainsi – du moins pour quelques-uns.

Apprendre quand tout s’apprête à s’obscurcir en nous, accroître nos clartés intérieures à l’approche de la nuit éternelle et, quand on descend par le corps, tenter encore de s’élever par l’esprit !...

Ceux qui viendront après nous sur la terre le sentiront frémir en eux comme nous-même, ce sublime besoin de connaître. Cet instinct, cette flamme, cette fièvre de recherche les jetteront hors de leurs limites. Et c’est par cela sans doute qu’avec le temps sera améliorée non seulement la condition mais aussi la nature de l’homme.

Quelques théoriciens à courte vue tirent argument des horreurs de la dernière guerre pour nier la loi du progrès humain. Mais combien s’est-il écoulé de temps depuis que les hommes vivent à l’état de société ? La lumière qui nous éclaire vit passer, il n’y a pas trois mille ans, Lycurgue qui fit Sparte et Romulus fondateur de Rome. Qu’est-ce que trois mille ans, et même, si l’on remonte aux civilisations les plus anciennes, qu’est-ce que six mille ans par rapport à la durée de la terre ? Que pèsent trois milliards de minutes dans les destins du monde ?

*
*   *

M’est-il indifférent que les hommes soient meilleurs quand je n’y serai plus ? Ai-je l’âme assez basse pour me désintéresser de ce problème ? Une chose que je ne dois pas voir, un bienfait dont je ne dois pas jouir, puis-je dire qu’ils m’importent peu ?

XXVI

Quelle que soit l’énigme de l’univers, comment croire que toutes les données du problème n’ont pas été posées avec une sereine, avec une suprême clairvoyance et que la solution adoptée n’est pas la meilleure et la plus sage ? Choisis parmi tant d’autres qui n’ouvrirent pas les yeux, nous seuls avons été admis au spectacle de la vie. Nous y sommes, nous passons, nous allons mourir. Mais quoi qu’il advienne de nous, il faut se dire que le seul fait d’avoir vécu était une chose belle, grande, magnifique, incompréhensible et souhaitable.

Certains lecteurs préoccupés de mon salut m’ont reproché affectueusement de n’avoir pas la foi. Un officier qui s’est distingué pendant la guerre m’écrivit notamment :

« Relisez le pari de Pascal ».

Le pari de Pascal peut, il me semble, se résumer ainsi :

« Je crois en Dieu. Si j’ai raison, je gagne tout ; si je me trompe je ne perds rien. »

C’est là évidemment un raisonnement ingénieux par lequel celui qui a la foi se justifie à ses propres yeux et aux yeux de ceux qui ne l’ont pas. C’est une sécurité supplémentaire qu’il se donne. C’est comme un verrou de sûreté qu’il met à sa maison. Mais cela suppose qu’on a déjà la maison. Vous m’offrez ce verrou à moi qui n’ai pas encore de maison, pas de biens spirituels à protéger. Je vois bien le verrou ; je ne vois pas la porte où le fixer. J’ai beau me dire : « Croire est une opération qui ne comporte aucun risque. Donc je crois » en suis-je plus avancé ? La foi hélas ! ne dépend pas de la volonté.

Est-ce de gaieté de cœur que je renonce à l’idée si douce de retrouver après la mort les êtres qui me furent ou me sont chers, que je me prive de cette suprême consolation ? Croit-on qu’il ne faille pas de courage à l’homme privé d’espérance et qui pense chaque jour à la mort pour se résigner au trou noir qui l’attend ?

*
*   *

Que Dieu existe selon la conception de l’Eglise romaine, se peut-il que me présentant devant lui les mains et la conscience pures je doive me défendre comme d’un crime de n’avoir pas cru à l’immortalité de l’âme ? Mais, mon Dieu, ce cerveau que vous m’avez donné commandait par sa complexion même la nature de mes pensées. Si cet instrument que je n’ai pas choisi, que je n’ai pu échanger contre aucun autre, dont j’ai dû me servir tel que je l’ai reçu de vos mains, si cette lampe éclairant les choses d’une certaine façon, bonne ou mauvaise, ne m’a pas conduit à la foi, est-ce ma faute ? Une montre est-elle responsable de l’heure qu’elle marque ? Si elle avance, si elle retarde, cela dépend du jeu de ses rouages. J’ai cherché la vérité. Me suis-je trompé ? J’ai cru et souhaité le contraire. Mes pensées ont été les fruits naturels de la plante que je suis. Il ne dépendait pas de moi qu’elles fussent autres. Si vous avez voulu que les éléments dont je suis composé ne fussent bons qu’à produire une manière de voir qui devait vous déplaire, pouvez-vous m’en faire grief puisque je n’ai rien fait pour qu’il en fût ainsi ?

*
*   *

Au cœur de la forêt, sous la multitude des feuilles, perdu dans cette foule sans voix, ce peuple immobile, silencieux, solennel, nous sentons autour de nous comme un génie des choses, comme une pensée confuse qui, des profondeurs du règne végétal, en marche vers nous, trouve dans notre cerveau son siège naturel. Nous sentons que c’est en ce cerveau étroit, fragile et merveilleux que l’immense vie éparse, que l’universel effort aboutissent, cherchent à prendre conscience d’eux-mêmes. Comment résisterions-nous à cet ordre irrésistible ?

Il faut que l’homme cherche, qu’il découvre, qu’il invente. C’est sa mission, sa tâche, son devoir. Et loin d’offenser la source de toute vie en se servant de son cerveau, il répond à son vœu. Nous le sentons si bien que, la tâche accomplie, quelle qu’elle soit, fait naître en nous cet allégement, cette détente, ce sentiment de délivrance, cette joie sereine et sacrée que nous ne retrouvons ni dans les plaisirs ni dans les triomphes ni dans la volupté. Nous le sentons si bien qu’à peine oisifs, le sournois et déprimant ennui entre dans notre vie. Travailler, c’est être bon, équilibré, sage, loyal, probe, moral. On se conduit bien quand on travaille. Les grands travailleurs ont la conscience nette. L’indulgence, la bonté, une conception plus tolérante, plus juste des choses résultent du travail et de sa sainte fatigue. Ce sont les désœuvrés qui sont immoraux et vicieux, qui conçoivent ou commettent les actes vils et bas. Si Dieu existe, celui qui travaille plaît à Dieu. Et alors où est la limite dans l’effort ? Où est la barrière ? Où le domaine légitime et le domaine usurpé ? A quel moment offensons-nous la puissance divine ? Et comment pourrions-nous l’offenser puisque nous sommes loyaux, droits, purs, désintéressés ? Quelle recherche peut être mauvaise puisque rien ne se fait de beau, de grand, d’élevé que par cet instinct qui porte l’homme au sommet de lui-même et le pousse sans cesse vers l’inconnaissable afin de réduire s’il se peut l’obscurité qui nous entoure ? Mais c’est là notre plus impérieux devoir, notre unique objet en ce monde !

XXVII

Si ces pages n’atteignent pas ceux auxquels elles sont destinées, aurai-je eu tort de les écrire ?

Je n’ignore pas que, pour la plupart des hommes, et dans toute entreprise, réussir est la seule façon d’avoir raison.

Mais comptez-vous pour rien le plaisir d’avoir fixé hâtivement sur le papier quelques rêveries, quelques souvenirs et de se délivrer ainsi un peu – si peu ! – de l’univers que chaque être enferme en soi et qu’il voudrait exprimer ?

Si l’on me proposait ce marché :

« Pendant dix ans tu pourras travailler normalement sans craindre aucun trouble organique, sans accroître tes maux. Mais à peine sortie de toi ton œuvre ne t’appartiendra plus ; tu n’en recueilleras pas, s’il y a lieu, le bénéfice moral. A toi le labeur obscur. A un autre l’applaudissement. »

Que répondrais-je ?

J’accepterais.

Je n’ai pas eu à choisir. Je n’ai pu écrire ces pages qu’en dérobant, çà et là, une heure aux soins de ma santé. Je n’ai pu les écrire que du bout de l’esprit, sans jamais m’échauffer, sans entraînement, sans tendre mes cordes et si, deux ou trois fois, j’ai fait entendre quelques accords de violoncelle, c’était en sourdine.

Souhaitons que cent esprits se donnent la peine d’accueillir ces Paroles d’un solitaire. Car, ainsi qu’aime à le répéter un des rares amis qui viennent encore me voir environ une fois l’an :

- La plus belle destinée pour un écrivain, ce n’est pas d’avoir du succès, c’est d’avoir des partisans.

XXVIII

Lorsque dans ma chambre il se fera un grand silence et que le médecin en descendant l’escalier baissera la voix pour dire à la personne qui le reconduira : « C’est fini. Il n’y a plus d’espoir », je voudrais qu’il ne me vînt aux lèvres que des paroles de sagesse, de bonté et d’amour, comme le rosier qui va mourir donne une dernière rose.


LOUIS DE ROBERT.

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