I
La condition, le rang, la fortune, les événements d’une existence
eux-mêmes n’ont pas aux yeux du solitaire l’importance que leur
accordent généralement les hommes.
J’ai cinquante ans. C’est l’époque de ma vie que je préfère. Quand il
m’arrive de considérer un instant de mon passé, je me prends en pitié,
car il est rare que, depuis, je n’aie pas appris quelque
chose et l’instant que je considère me paraît toujours situé dans une
région inférieure et comme vue à l’étage au-dessous.
J’ai désiré tous les biens de ce monde : la fortune, la puissance, la
gloire. Je n’ai gardé que le goût du travail, une grande curiosité
d’esprit et le même enthousiasme pour tout ce qui est beau, grand ou
juste. Le reste, je l’ai laissé derrière moi, sans regrets, sur ma
route.
*
* *
Hélas ! c’est un mauvais tour que nous joue parfois le Destin en nous
accordant ce que nous souhaitons le plus. Si tu as un peu
d’imagination, jeune homme, apprends que notre rêve est souvent la
seule réalité et que, neuf fois sur dix, obtenir, c’est perdre.
*
* *
Mon existence ne fut point enviable, car le plus précieux de tous les
biens, celui sans lequel on n’en peut goûter aucun autre, la santé, me
fut toujours refusé. Et pourtant, j’accepterais de recommencer ma vie.
Je souhaiterais même, si une nouvelle durée pouvait m’être octroyée,
qu’elle eût pour point de départ l’instant où je suis parvenu.
A cinquante ans, je me sens délesté de tout fardeau inutile. Je n’ai
plus de vanité, j’ai peu de besoins. Chaque pas que j’ai fait vers la
sagesse m’a permis de connaître et d’atteindre ma vraie nature. Je sens
avec évidence qu’à travers mille vicissitudes et quels que fussent les
événements de ma vie, j’étais né pour devenir le solitaire que je suis.
La splendeur du jour, la douceur d’exister, la seule vue de mon jardin,
(est-il une œuvre d’art comparable à la forme d’un iris ?) une heure de
rêverie, voilà des plaisirs modestes et négligeables, vous semble-t-il.
C’est que vous ne savez pas jouir des choses essentielles et que vous
ignorez la simple joie qu’on éprouve, seul, sans amis, quand rien ne
vous distrait, à lever les yeux, à contempler ce jeu du vent et du
nuage, ce spectacle toujours le même et jamais semblable, cette
perpétuelle féerie qui se joue dans le ciel depuis le commencement du
monde. Que de fois, sentant passer sur moi, à ras de terre, ce même
vent qui régnait dans l’espace, j’ai tendu instinctivement l’oreille
comme si sa voix lointaine m’apportait un mystérieux message !
Est-il besoin d’être poète pour goûter cette ivresse chaste de l’âme à
suivre là-haut ce nuage qui glisse, qui change de forme, qui se divise,
qui se fragmente pour se dissoudre lentement dans un silence éternel ?
II
Quelle grâce ont certains mots ! Comme le mot bruit est aigu et vibre
dans l’air, comme le mot silence est reposant et doux ! Et ceux des
saisons : hiver, ce n’est pas laid, hiver, c’est mat, discret,
décoloré. Mais printemps, quel élan, quelle jeunesse ! Cela s’élance,
c’est étoffé, pimpant, sonore, cela chante. Et l’été ! Est-ce que ce
petit mot bref et bien équilibré ne peint pas admirablement, par sa
forme écrite et le son de ses deux syllabes, la saison du milieu ?
Graphiquement, cela figure une balance avec ses deux plateaux égaux :
été. On peut l’aborder dans tous les sens, il est immuable. On peut le
lire de gauche à droite, et de droite à gauche, c’est toujours été. Et
l’automne ! Quelle mélancolie ! Automne ! Ecoutez se prolonger le son
qui, sans force pour s’élever, retombe. Cela endort l’oreille. Voyez
comme son
m suivi d’un
n fait descendre par degrés la dernière
syllabe et lui donne cette grâce triste de déclin…
III
C’est un phénomène digne de remarque que dans une vie solitaire et
désœuvrée, les journées si lentes à s’écouler, composent par leur
accumulation les années qui semblent les plus brèves Faute de points
saillants où s’accrocher, l’esprit perd vite la notion de leur durée.
Elles glissent sans laisser de traces et, par là, se raccourcissent
insensiblement dans la mémoire. C’est ainsi que, dans une vie pauvre en
événements, un fait éloigné n’étant pas caché à l’esprit, effacé par
d’autres faits nombreux et plus récents, garde ses couleurs fraîches et
paraît proche. Si nous en fixons la date, nous sommes surpris. Par
exemple, il m’arrive de me demander :
- Voyons, en quelle année ai-je dit à Docquois, que je n’ai pas revu
depuis, et comme je le reconduisais à ma grille : « Il faudra que je
vous écrive un de ces jours pour vous prier de venir déjeuner ». Il me
semble que c’était hier… Comment ! il y a dix-huit ans de cela ! C’est
incroyable !
Si je rappelle à un ami (quand l’été raccourcit le chemin qui mène à ma
solitude) un souvenir commun et déjà ancien, qu’il avait oublié, il
s’étonne de ma mémoire. C’est que la sienne, surchargée, a dû éliminer
une partie de son contenu, tandis que la mienne, dont le fardeau est
moindre, a tout conservé. Par cela même ses années révolues donnent
l’impression d’une longue durée à l’homme d’action qui a trouvé bref
chacun de ses jours si remplis. Ces mêmes années paraissent courtes au
solitaire, au rêveur inactif, alors que chaque heure prise en soi lui
avait semblé interminable.
IV
Quelle douce journée il fait ! Qu’elle est muette ! Quelle grâce elle a
! C’est l’automne. Combien je goûte cet enveloppement divin, cette
présence secrète, cette âme partout répandue ! Les jardins sont malades
; tout dans la nature prend un air de confidence ; la lumière qui
décline a un regard humain ; la feuille qui tombe de l’arbre est comme
une parole triste.
Automne, cher automne, dont la morne féerie a toujours tant d’empire
sur mon cœur ! Vingt années en ce même lieu, j’ai vu s’affaiblir ta
lumière sur le rideau de sapins qui limite ma vue. La dorure de cette
lumière sur les sombres branches, le charme un peu mystérieux de cet
éclairage, tant de puissances poétiques que délivre l’automne, ont sur
l’âme une action incomparable dont, pour ma part, je ne me lasserai
jamais.
Il ne fait pas un souffle de vent. Les oiseaux, trompés par la douceur
de l’air, croient voir revenu le printemps. On entend ces légers cris,
ces chuchotements, ces essais de chant qui, en avril, s’échappent des
arbres et qui, aujourd’hui, en cette saison penchée, tombante, où tout
glisse vers le déclin, l’hiver et la mort, sont singulièrement
émouvants. Par la chaleur, c’est l’été encore. Mais qu’est-ce donc de
merveilleux qui plane dans l’air, qui vient de passer, qui demeure
partout suspendu ? N’est-ce pas la présence invisible autour de nous,
au-dessus de nous, d’une souveraine et immense sagesse ?
*
* *
La nature maigrit en automne.
L’arbre se dépouille de ses feuilles, comme l’année de ses jours. La
sonnette investie par les lilas et qui, captive tout l’été, ne tintait
plus que faiblement, commence à recouvrer sa voix. Tout s’éclaircit
autour de nous, en nous. Et l’on songe…
Aussi loin qu’en me retournant je puisse découvrir l’être ardent que je
fus, je retrouve immuable en moi quelque chose de mélancolique, quelque
chose qui est comme un automne intérieur. Pourquoi ce goût de la
méditation, de la solitude, et ce plaisir rêveur et mystérieux
qu’enfant déjà j’éprouvais au contact de la douce lumière d’octobre,
par ce temps vaporeux qui incline au souvenir, même quand je n’avais
pas encore de souvenirs ? Sans doute ma destinée était-elle déjà
inscrite dans cette région obscure et intuitive de l’âme qui échappe à
la conscience. D’où cet accord, cette harmonie, ce sentiment de
plénitude poétique entre la divine saison et mon être voué à un rapide
déclin, à cette morne vie incertaine et menacée ?
*
* *
L’homme peut jouir de ces dernières journées de fête, de ce triste
enivrement, de cette atmosphère qui s’est détendue, alanguie, de ce
doux enveloppement si tiède, si doré, si velouté, qu’on le dirait
affectueux ; ou bien il peut préférer la magie des beaux jours d’été,
goûter toutes les minutes émouvantes, enivrantes, que lui offre la
nature, son cri d’angoisse sera toujours celui de Loti :
« Oh ! qui dira pourquoi il y a sur terre des soirs de printemps et de
si jolis yeux à regarder, et des sourires de jeunes filles, et des
bouffées de parfums que les jardins vous envoient quand les nuits
d’avril tombent, et tout cet enjôlement délicieux de la vie, puisque
c’est pour aboutir ironiquement aux séparations, aux décrépitudes et à
la mort… »
Et pourtant la raison nous dit que la mort est nécessaire…
V
La mort est nécessaire. Car la quantité de vie que peut contenir la
planète n’étant pas illimitée, s’il n’y avait pas la mort, il n’y
aurait pas de naissances.
L’homme simple comprend cela. Mais pourquoi ce renouvellement ?
Il est permis de croire que l’effort humain est utile à la nature,
qu’elle a besoin de notre intelligence, de notre collaboration. Or, la
jeunesse entreprend et la vieillesse conserve. S’il n’y avait pas eu la
mort, toute existence dans l’univers étant soumise à l’inéluctable loi
du déclin, les hommes ayant fait leur tâche se fussent reposés. A
partir de ce moment, toutes choses sur terre fussent demeurées
stationnaires. Cela est-il concevable ?
La mort n’est donc pas une cruauté inutile. Il fallait la mort pour le
rajeunissement de l’esprit humain, de son activité, de sa faculté
d’invention.
Quant au beau rêve de se survivre, quant au jardin enchanté qui nous
attend sur l’autre rivage, faut-il voir là autre chose qu’une illusion
consolante ? C’est l’orgueil de l’homme qui lui fait imaginer que
l’immortalité lui est due. Mais qu’est-il par rapport à la race sinon
une des feuilles de l’arbre ?
Fais des enfants, pauvre homme, si tu veux te relever du tombeau pour
venir à la fenêtre de leurs yeux regarder demain ce qui se passera sur
la terre. Il se peut que, par eux, quelque chose de toi soit encore
vivant dans mille ans, qu’à ce moment une goutte de ton sang palpite
encore dans une artère humaine. Cela ne te suffit donc pas ?
VI
J’ai un premier esprit et puis j’ai un second esprit plus profond. Mais
ce second esprit j’en ai perdu la clé. Je mourrai sans y plus pouvoir
pénétrer, car il me faudrait pour cela faire un effort dont je suis
devenu incapable.
Travailler, se donner à une œuvre, la porter longuement, l’écrire avec
amour, être tour à tour confiant, inquiet, enthousiaste, découragé,
trembler pour une virgule, croire que tout l’édifice est par terre à
cause d’une phrase mal venue, en un mot s’exalter, cela m’est interdit.
J’ai rêvé un moment d’écrire un livre sur la Bonté. J’y pensais avec
une sorte de fièvre, d’éblouissement. Mais un tel livre exige un don de
soi, une obsession qui passaient mes forces. Un cerveau vibrant dans un
corps débile n’est qu’un pauvre instrument dont le métal trop fusible
ne saurait supporter une certaine température, car dès qu’on
l’échauffe, il fond.
Des jours entiers je dois compter interminablement : un, deux, trois,
quatre, cinq… pour apaiser, pour faire taire cet intolérable
bourdonnement de ruche que je porte entre les tempes. Il est des heures
où je ne puis supporter le poids d’une pensée.
Ainsi je suis voué au désœuvrement que j’exècre et dois me résigner à
gaspiller chaque minute qui passe, si précieuse, si comptée et qui est
perdue à jamais. Je n’ai rien à moi. Mon esprit m’est infidèle
puisqu’il me fait mal. Mon corps lui-même est mon ennemi.
Que ferai-je donc aujourd’hui ? Ce que j’ai fait hier : rien.
Courez vers le bonheur, vous qui avez des jambes, la jeunesse,
l’ardeur, le souffle et l’élan. Le bonheur – si vous l’atteignez – ne
vous révèlera pas à vous-même. Nous ignorons nos organes avant d’en
avoir souffert. Celui qui n’a pas connu l’étouffement ne sait pas ce
que c’est que de respirer et seul le prisonnier est capable de goûter
les délices de la liberté.
Au moins l’épreuve a ceci d’utile qu’elle nous apprend le prix des
choses. C’est le plus beau miracle humain que de tirer un bienfait de
l’adversité. On aime le jour, on n’aime pas la nuit. Pourtant le jour
ne nous montre que la terre ; seule la nuit nous découvre l’infini des
astres.
*
* *
Lorsque nous ouvrons les yeux le matin, nous sentons encore en nous
bien des paupières closes. Il en est qui ne s’ouvriront qu’à la lecture
d’un livre, au cours d’une promenade, à l’occasion d’une lettre reçue,
à la faveur d’un souvenir. Sans cesse de nouvelles parties de notre
esprit accèdent à la lumière tandis que d’autres rentrent dans l’ombre.
Ainsi nous sommes d’une façon différente à chaque heure, partiellement
endormis et partiellement éveillés. La variété, le mouvement, l’intérêt
peuvent donc se découvrir dans le déroulement du temps en apparence le
plus inemployé.
*
* *
Rien ne me presse ; nul ne m’attend. Je peux flâner jusqu’à ce soir,
demeurer à cette place, aller cueillir ce lys, cet œillet, cette rose
mousseuse, observer avec patience cette mésange qui a construit son nid
un peu imprudemment dans cette haie d’aubépines, juste à la hauteur de
ma main et qui a fini par s’habituer à ma présence, suivre sans bouger
le manège de cette industrieuse, diligente et stupide fourmi qui,
depuis une heure, s’obstine en vain à soulever, à prendre par tous les
bouts, à pousser, à traîner ce cadavre de grillon trop lourd pour ses
forces. Je peux laisser errer mes yeux sur ce jardin étroit et long,
tout livré à lui-même et où m’entourent à l’endroit que je préfère un
vieux prunier vêtu de lierre qui a la forme d’une harpe, deux hauts
poiriers de curé qui ont la forme de jets d’eau, un tilleul, un
sorbier, un sycomore. Sur le prunier, le lierre a grimpé avec tant
d’abondance qu’il forme aujourd’hui une énorme colonne feuillue, toute
palpitante au moindre vent. Les deux poiriers géants s’élèvent à dix
mètres du sol pour retomber en une multitude de branches dont la courbe
et l’arceau ont une grâce indicible. Une rangée de lilas achève de
m’enclore. Quel palais de marbre et d’or vaudrait ce cloître de verdure
! Toute la joie est pour mes yeux. Si je ferme parfois les paupières,
la joie se dissout de mes yeux mais elle ne me quitte pas ; elle rentre
aussitôt en moi par l’oreille avec le chant des oiseaux.
*
* *
Tout à l’heure ma cousine Eugénie viendra me lire dans Plutarque la vie
de Scipion, de Thémistocle ou de Périclès. Je referai connaissance avec
tout ce qu’il y eut de magnifiques vertus, de duplicité, de grandeur
d’âme, d’ingratitude dans l’homme à partir de l’heure où s’éveilla dans
son cerveau la divine intelligence. Je referai connaissance avec ce
charmant Coriolan aussi vite enflammé par son courage que par la colère
et dont l’exemple montre ce que peut une tendre mère sur le cœur d’un
héros.
Lire soi-même, il n’est pas d’occupation plus absorbante. Ce n’est pas
seulement recevoir, c’est se donner. Aucune évasion possible. Etes-vous
préoccupé, distrait, vous ne comprenez rien à ce que vous lisez ; il
faut recommencer la page ; tandis que si vous écoutez lire, vous pouvez
regarder le paysage, rêvasser. Une attention limitée, restreinte est
suffisante pour suivre le fil du récit. D’ailleurs en se donnant moins
on reçoit moins. De la voix qui lit à l’oreille qui écoute, il se perd
beaucoup en chemin du sens total de l’œuvre. Au lieu de se graver
profondément en soi, elle ne se dessine que faiblement sur du sable.
Mais en toutes choses je suis habitué à me contenter de demi-mesures.
La grande loi de ma vie m’interdit de vivre. A l’égard de moi-même je
me considère comme une sorte de conservateur de musée. J’ai le droit et
le devoir de regarder vieillir les trésors que j’enferme, d’en prendre
soin, mais il ne m’est pas permis de m’en servir.
Et les jours passent qui vont au néant. Dans cet état stagnant qui est
le mien on perçoit mieux tout au fond de l’être le niveau qui baisse,
le muet ruissellement de la vie qui s’en va…
VII
S’il meurt prématurément en pleine renommée quelqu’un dont on attendait
beaucoup ou bien dans l’ombre quelque génie inconnu, la nature nous en
donnera tôt ou tard la réplique, ai-je dit ailleurs. Ce qui doit être
tend toujours à se réaliser. Une belle œuvre qui n’a pas eu le temps
d’éclore ne s’anéantit pas avec le cerveau qui l’a conçue. Elle demeure
en suspens et, quelque jour, elle s’achèvera dans un autre cerveau qui
ne saura pas d’où elle lui est venue. De même une grande pensée
naissante qui n’a pas été formulée. L’inspiration ne nous appartient
pas. C’est une force que nous puisons hors de nous. Ce que nous croyons
inventer nous est souvent suggéré par on ne sait quels échos, quels
reflets que l’atmosphère a conservés de ce qui fut fait avant nous et
que nous ignorons. Tout progrès réalisé une seule fois, même sans
témoins, même à l’insu de tous, est acquis au trésor commun. Cet
artisan a trouvé un jour un moyen pratique qui simplifie son travail :
c’est un geste ingénieux, utile, auquel nul n’avait encore songé. Sa
trouvaille est une chose infime dont il ne parle à personne et qui
semble destinée à disparaître avec lui. Mais non : son geste n’est pas
perdu. L’air en a pris l’empreinte. Un moule subtil s’est formé et,
plus tard, demain ou dans un siècle, un homme croyant l’inventer refera
ce geste parce qu’il aura rencontré, guidant sa main, une inspiration
mystérieuse qui ne sera que la survivance dans l’air qui l’entoure du
geste autrefois fait et comme demeuré invisible, dans l’espace, là,
prêt à être reproduit.
VIII
Cette maison que j’ai bâtie au pied de la colline, dans cet enclos
étroit et long qui n’était alors qu’un champ de pavots, est petite mais
solide. Dans deux ou trois siècles, si ceux qui l’occupent après moi
veillent à sa conservation, elle sera encore debout.
Comme elle est modeste, il est probable qu’elle connaîtra des gens
communs qui, le dimanche, en bras de chemise, joueront au jeu de
tonneau ou bien, assis sur des chaises de jardin, boiront de la bière à
l’ombre du grand acacia. Mais il me plaît d’imaginer que plus tard,
dans cent, dans deux cents ans, un jeune homme studieux, pensif, aimant
les lettres, viendra promener en ces lieux une âme de poète. Il ne
saura rien de moi, ni mon nom, ni ce que je fis, ni même que j’existai.
Certains aspects des choses auront changé. Aucun de ces arbres ne sera
plus là. Mais la figure du ciel sera toujours la même. Assis, sans
doute, à l’endroit que je préfère, il y verra défiler les chars
lumineux, les nefs irisées des nuages. Le soleil pareillement se lèvera
le matin en dorant la colline et se couchera derrière elle. La terre en
tournant présentera vers cinq heures la façade ouest de la maison à son
adieu quotidien. Moi, je reposerai dans cette même colline entre la
plus tendre mère et ma chère Eugénie. J’aurai achevé depuis longtemps
de restituer à la terre l’argile dont je fus formé. Nul fantôme, pas un
souvenir, pas une ombre ne voltigeront dans cet étroit espace qui,
pendant un quart de siècle, aura enclos ma vie. Tant de fois les
peintures, les papiers d’ornement se seront succédé dans cette maison
que rien de moi n’y subsistera, et les couches de vernis accumulées
auront, sur la rampe de cet escalier de bois, effacé depuis longtemps
la trace de ma main. Et cependant il suffira qu’un poète respire en ce
lieu pour qu’en lui, obscurément, à son insu peut-être, quelque chose
perçoive qu’un poète autrefois est passé par là. Il tournera la tête,
croyant sentir une présence amie qu’il ne s’expliquera pas ; il
interrogera l’air impénétrable et, cherchant à me découvrir, c’est
lui-même qu’il découvrira. Alors tout ce qui m’a ému, enivré, soulevé
jusqu’au délire, il l’éprouvera à son tour. Je ne serai plus que
poussière, mais le souffle qu’il sentira passer sur lui viendra de ce
que ces lieux furent hantés autrefois par un être solitaire, inquiet,
rêveur, inachevé.
Ainsi je t’appelle, toi qui ne naîtras peut-être que dans deux siècles,
toi dont la mère est encore dans ce néant sans nom où attendent les
vies qui ne sont pas encore conçues. En toi frémira l’amour de la
gloire. Les grands noms de Shakespeare, de Gœthe, d’Hugo lus dans un
dictionnaire éblouiront tes yeux et ta pensée. Les livres qui racontent
les hauts faits de César, tu les sentiras, dans ta main, s’ouvrir
d’eux-mêmes comme sous une poussée impérieuse. Tous les grands esprits
éteints que ton admiration aura élus, les magnifiques amis de tes
rêves, tu les interrogeras dans leur œuvre, tu les suivras dans leur
vie ; tu referas les pas qu’ils ont faits. De cette manière tu entreras
dans l’intimité de Pascal, de Montaigne, de Jean-Jacques ; tu les
écouteras parler ; tu te compareras à eux. La trace de lumière qu’ils
ont laissée dans le monde par leur exemple ou leur génie t’incitera à
les imiter. Tu les sentiras, selon l’heure et les circonstances,
revivre furtivement en toi. Un jour de fermeté d’âme tu te croiras
Caton, et un jour de sagesse tu seras Socrate.
Ainsi je t’évoque. Une prédilection obscure te fera choisir ma chambre.
Tout y sera nouveau, mais les fenêtres auront la même orientation. Par
les nuits de mai, si tu laisses ouverte celle qui donne sur le jardin,
tu entendras le rossignol si ardent, si ponctuel, si soumis à sa
fonction que, pendant la guerre, quand les avions allemands survolaient
Paris, quand tous les forts de la défense tonnaient à la fois et que la
terre tremblait, lui, dédaigneux, innocent et royal, il chantait. La
lune divinisait le paysage ; les pivoines expirantes avaient une faible
odeur de roses. Il chantait. Autour de lui, la mort portée par le fer,
le feu, la mitraille sillonnait l’espace ; la nuit se déchirait en
mille endroits, comme une étoffe, sous l’éclatement des shrapnells qui
scintillaient comme des paillettes. Les hommes dans leurs maisons
rentraient la tête dans les épaules en entendant le miaulement sinistre
des obus. Mais lui si petit, si frêle, ignorant le danger, il chantait
à perdre sa voix.
Tu écouteras longuement cette voix si douce, si pure, si puissante qui
exprime la poésie de l’arbre, des feuilles, de l’eau, de la terre et du
ciel, cette voix qui met dans les cœurs séparés la nostalgie de
l’absent. Tu imagineras sa petite tête chaude et vibrante pendant qu’il
jette à la nuit ses notes de cristal et d’or avec une sorte de fièvre,
d’enivrement, de démence, jusqu’au matin où, à bout de forces, il se
taira enfin vaincu, le bec sous l’aile et croyant expirer.
Alors comme une apparition mystérieuse et sacrée, comme une visite
auguste, attendue, toujours exacte, tu pourras, si tu es éveillé, voir
se fixer sur la cloison qui fait face à la fenêtre le premier sourire
du jour. Cette lumière rose, changeante, émouvante glissera sur la
tenture selon une marche immuable, et cela chaque jour, tant que cette
cloison sera là, tant que cette fenêtre sera ouverte, sans se tromper
jamais.
De même, l’hiver, parfois en février, vers deux heures de l’après-midi,
à cause d’une particularité de la maçonnerie, tu verras soudain une
petite fleur de feu éclore et palpiter sur le pan coupé de la cheminée.
Courte flamme qui décroit de minute en minute et que j’ai tant de fois
suivie des yeux ! Mais brusquement, comme si une bouche invisible avait
soufflé dessus, tu verras, avec un soupir de regret, s’évanouir d’une
façon magique la petite lueur qui aura traversé de si vertigineux
espaces pour venir dans cette chambre apporter au poète le furtif
bonjour du soleil.
Mais je t’évoque surtout à cette heure adoucie de la fin du jour qui
est comme l’automne de la journée. C’est l’été. Le soir qui se répand
autour de toi est si doux qu’il fait songer à la brièveté de la vie. La
fenêtre est ouverte. Tu écris. Il tombe sur ta feuille de papier le
même éclairage qui, en ce moment, baigne la mienne. Tu écris avec une
chaleur d’esprit qui refroidit tes mains. Je vois ton front ardent sous
lequel le peu de beauté que je n’ai fait qu’entrevoir s’épanouit
magnifiquement. Tu seras la réalisation éclatante des promesses que je
portai, le cerveau achevé dont je ne fus que la chrysalide. Ainsi, ce
que je n’ai fait qu’ébaucher trouvera en toi son expression parfaite,
car ce qui me fut confus te sera clair ; et ce que je n’ai pu dire tu
le diras.
IX
Quand, à vingt-neuf ans, je perdis la santé et fus pendant de longs
mois en danger de mort, ce qui m’affligeait le plus, c’était la pensée
que ma mort ne servirait à rien. J’aurais voulu qu’elle fût utile à
quelque chose. Oh ! n’avoir rien fait durant le temps si court départi
à l’homme pour accomplir sa tâche, avoir passé vainement sur la terre !
Cette idée me désespérait.
La convalescence venue, le médecin me dit :
- Il faudra vous résoudre à vivre trois mois sur une chaise longue pour
achever de vous guérir.
Je souris en pensant à ma révolte. L’homme jeune est impatient,
exigeant. Vivre trois mois étendu, cela passait mon courage et me
semblait positivement au-dessus des forces humaines. Or, ces trois mois
ont duré jusqu’ici vingt-deux ans.
Heureusement qu’il n’est pas nécessaire pour apprécier la vie de
n’avoir eu d’elle que des sourires. Une femme est souvent plus aimée
par l’homme qu’elle repousse que par celui qu’elle exauce et souvent
aussi c’est le premier qui la comprend le mieux. On voit toujours plus
clair dans ses défaites que dans ses victoires. Et, réfléchir sur les
raisons d’une disgrâce est préférable à ne pas réfléchir du tout.
Aussi, ne me croyez pas las, taciturne, découragé le moins du monde.
Réduit à l’état de veilleuse, sans fortune, solitaire, privé des
plaisirs matériels qui seuls, selon vous, lui donnent quelque prix, la
vie reste pour moi un présent merveilleux. Pourvu que je frémisse
encore au vent, à la lumière, je consens à n’être qu’un arbre, quelque
chose comme ce wellingtonia que j’ai planté dans mon jardin et qui,
dit-on, dans certaines contrées, atteint cent cinquante mètres de haut
et vit un peu plus de soixante siècles…
X
Une des conséquences de la solitude est d’accentuer, d’exagérer, la
personnalité. Quand on a contracté l’habitude en toutes choses de ne
prendre conseil que de soi-même, on finit par n’avoir plus confiance
qu’en son seul jugement.
Il en résulte chez le solitaire un esprit un peu étroit peut-être, mais
singulièrement net et non déformé par l’influence d’autrui. Celui qui
vit en société doit s’adapter dans une certaine mesure à ceux qu’il
fréquente et cela aux dépens de sa vérité intérieure. Il se modifie –
parfois à son avantage. – Mais on n’est soi-même que dans la solitude.
Ainsi, à un certain point de vue, la solitude donne de l’orgueil, parce
que réduits à nos propres forces, nous apprenons mieux à connaître ce
que nous valons.
XI
Solitaire, je ne l’ai pas toujours été. Malgré un penchant naturel à la
sauvagerie, j’ai recherché autrefois la société de mes semblables et
plus particulièrement de ceux qui servirent les Lettres, non avec plus
d’amour mais plus de bonheur et parfois avec génie. Cher Loti, si riche
de dons que vous fuyiez les bibliothèques et que vous avez tout tiré de
vous-même, âme d’enfant et de prince, vous qui avez aimé si
passionnément la jeunesse et la beauté, connu tous les aspects de la
terre et goûté à toutes les douces choses de la vie, qui croira qu’en
promenant à travers le monde votre royal exil, vous vous êtes imposé
tant de grands et de petits devoirs et plié volontairement à une
stricte, sévère et quotidienne discipline ?
C’est pourtant votre exemple qui m’a fait concevoir qu’il est
préférable, et en tout cas moins décevant, d’obéir à une règle qu’à son
caprice.
C’est vous qui m’avez dit ceci :
- En commençant ma journée, j’ai toujours choisi de faire avant toute
chose ce qui me déplaisait le plus.
*
* *
Ce n’est pas Rostand qui eut jamais l’idée, en commençant sa journée,
de faire ce qui lui déplaisait le plus. Dormant peu, il lui arrivait de
rester couché jusqu’à six heures du soir. Un ami qui venait le voir,
portât-il un grand nom, n’était pas toujours sûr d’être reçu, et
l’ermite d’Arnaga laissait souvent sans réponse les lettres les plus
pressantes. A cause de cela, beaucoup crurent longtemps que, gonflé
d’un orgueil immense, il se plaisait à vivre sur la cime imaginaire où
l’avait placé l’admiration du monde. En réalité, fut-il jamais artiste
plus inquiet, doublé d’un homme plus simple et plus charmant ?
Je lui fis cadeau – si je puis dire – en 1901, d’un compagnon qui
m’était cher, qu’il prit en amitié et qui ne le quitta guère qu’à
l’instant de sa mort. Celui-là pourrait nous donner un recueil de
souvenirs capables de mettre en lumière cette figure glorieuse et si
peu connue.
Pour moi, il me revient à l’esprit un trait qui peint bien sa noble
nature.
Il savait que Bataille le haïssait. Sur ce point, Bauër, Sarah
Bernhardt, d’autres encore, lui avaient ouvert les yeux. Ainsi, lors
des difficultés que Bataille eut avec Sarah au sujet de sa pièce
*Faust*, Rostand ayant écrit à la grande tragédienne pour l’exhorter à
la conciliation, celle-ci lui répondit :
« Si vous saviez en quels termes il parle de vous, comme il vous
traite, vous ne prendriez pas sa défense. »
Rostand, un jour, me racontait ces choses. Je lui dis :
- Alors, si Bataille se présentait à l’Académie, que feriez-vous ?
Il resta un instant silencieux puis simplement :
- Croyez-vous que cela m’empêcherait de voter pour lui ?
XII
Si grand que tu sois parmi les hommes, ne t’en remets pas aux autres du
soin de veiller sur ta vie. Prends toi-même tes précautions. Car tu
aurais tort de croire que si le génie t’a touché de sa flamme, si tu es
utile à tes semblables, si tu as une mission à remplir, la nature te
protège.
Un charretier, un matin, attelle son cheval à un fardier. Il s’agit
d’aller sur la rive gauche, quelque part, rue Bonaparte, rue du Bac,
vers un but indifférent. C’est un jour comme les autres. Rien ne fait
pressentir l’événement qui se prépare. Cependant l’heure est venue.
Quel est cet homme grisonnant, mal vêtu, perdu dans ses pensées, ce
maladroit qui ne regarde pas devant lui. Il heurte le cheval, il tombe.
C’est Pierre Curie.
Adieu, grand homme, tes yeux ne s’ouvriront plus sur le monde. Ta tâche
interrompue, d’autres la reprendront ; mais toi, tu ne reparaîtras
jamais plus sur la terre.
La mort a pris Rostand d’une façon différente, mais tout aussi perfide.
Il venait de passer l’été à Cambo. Il toussait un peu. Les cloches de
l’armistice l’appelèrent à Paris. Le jour de son départ, la douceur de
l’air, la dorure éteinte du soleil sur ses beaux jardins d’Arnaga, une
certaine langueur qui était dans le paysage et qui était aussi en lui,
le firent hésiter.
- J’ai bien envie de ne pas partir.
Mais les domestiques étaient déjà à Bayonne avec les bagages ; les
places étaient retenues dans le Sud-Express. Et il alla vers son destin.
S’il avait su !...
Il voyait venir à lui une vieillesse sereine, embellie par une gloire
aux rayons apaisés qui, après l’avoir entouré de curiosité, d’ignorance
et d’envie, commençait à l’entourer de respect. Il disait :
- Je vivrai jusqu’à soixante-dix ans.
C’était la fin de la guerre. Depuis le début de la retraite allemande,
il était fort gai. Par une détente naturelle de tout son être, délivré
enfin de l’angoisse patriotique des quatre dernières années, il
éprouvait le besoin de se livrer à des manifestations gamines tout à
fait surprenantes chez lui. Par exemple, il s’amusa un soir, caché dans
un bosquet qui dominait la route, à pousser des exclamations
burlesques, comme un étudiant, et à interpeller d’une voix contrefaite
les rares passants interloqués et ahuris.
J’étais à Cambo quand me parvint la nouvelle que je redoutais depuis le
départ de son fils Jean appelé par télégramme. Je me rendis à Arnaga.
Je voulais revoir, une dernière fois, les beaux jardins à la française
dessinés par la fantaisie du poète sur ce plateau défriché par lui et
d’où l’on domine le cours sinueux et doux de la Nive. Quinze jours
auparavant il était là, entouré de tout ce qu’il y avait pour lui de
précieux sur terre, les êtres qui lui étaient chers, les choses qui
l’attachaient à la vie. Avant de monter en voiture, il dut embrasser du
regard ces lieux familiers qu’il quittait pour toujours. Comment ne
comprit-il pas, lui dont la délicate santé exigeait depuis vingt ans
des soins quotidiens, le langage de cette petite toux qui lui disait :
- Reste.
Il se sentait un peu fatigué, facilement essoufflé ; ses poumons, dont
il ne soupçonnait pas le mauvais état momentané, lui faisaient à leur
façon des signaux de détresse. Comment ne les perçut-il pas ? A quoi
lui auront servi, à cette heure fatale, l’esprit le plus intuitif, les
sens les plus aiguisés, l’oreille la plus subtile ?
Je me fis conduire dans sa chambre qui était la plus modeste de cette
magnifique demeure. J’en revois le tapis mauve, la toile de Jouy, le
petit lit de cuivre poussé contre la cloison, et, au-dessus, les deux
seuls portraits de sa mère et de son fils Jean. Le soleil éclairait
avec indifférence ces beaux jardins qu’il voyait tous les matins de son
lit. La fenêtre était ouverte. Avec un bruit de papier froissé, les
pigeons blancs qu’il aimait, volaient avec grâce, reflétés par la pièce
d’eau. Dans la chambre, mes regards se posèrent sur le buvard où il
s’amusait, durant ses longues heures de solitude, à dessiner une figure
de mousquetaire cent fois répétée. Je m’arrêtai devant l’unique
fauteuil où son chapeau de velours était posé si naturellement, qu’il
semblait avoir gardé la chaleur de sa tête. Je considérai ces choses
avec recueillement et puis, l’âme pensive, le cœur ému, je me suis
retiré sans bruit sur la pointe des pieds.
XIII
C’est un vieux cloître qu’on rencontre dans le voisinage de la
frontière, en Espagne, lorsqu’on vient de Cambo. Les quatre faces
intérieures, avec leurs rangées de cellules, donnent sur un préau que
les plantes ont envahi et dont certaines ont la taille d’un arbre. Une
galerie à colonnade de pierre, couleur de soufre, que la lumière de
tant de jours a fini par roser, longe les cellules. Le soleil oblique
éclaire la face ouest de la colonnade. C’est un doux soleil d’hiver,
apaisé, rêveur, intime et bien fait pour accueillir, distraire et
consoler ceux que la vie a blessés, doux soleil de ce pays de silence
et de mort où la terre paresseuse ne nourrit sur les pentes de ses
monts que des ajoncs et des fougères. De là son caractère et sa poésie.
Car, l’été fini, les immenses étendues d’un brun roux, couleur
d’automne, qu’il offre au regard s’allient on ne peut mieux à ce climat
sédatif, endormant, à cette atmosphère ouatée et d’un charme
inexprimable.
Je pousse une porte et j’entre dans la chapelle un peu obscure, sonore,
où le balancier d’une extraordinaire horloge, par son mouvement lent,
solennel et fatal, me fait tressaillir. Tic. Un silence. Tac… Tic-Tac.
On n’entend que ce bruit, qui tantôt est absent et tantôt revient
toucher l’oreille et nous avertir que l’heure passe et détruit notre
vie.
Tic-Tac. Cet intervalle inaccoutumé entre les deux battements, ce pas
scandé si net, si régulier, si implacable du Temps qui s’avance, a
quelque chose de saisissant. Jamais ne m’était apparue comme en ce lieu
la majesté, la sérénité de l’heure qui, de toute éternité, attendait
son tour de paraître à la lumière et qui, sans hâte, sans retard,
détachant les secondes comme une fleur ses pétales, par fragments, sans
regrets, tombe dans le passé.
Dehors, le soleil éclaire toujours la partie haute de la frêle
colonnade dont il a depuis tant d’années caressé et comme mûri les
pierres couleur de soufre, à cette minute couleur de rubis. Je suis des
yeux, un peu ému, les pulsations de cette lumière ascendante. Sans
pouvoir m’arracher de ce lieu, je vois lentement défleurir, se faner et
s’éteindre cette rose flamboyante.
Et je songe (comme si je venais de le découvrir) que tout ce qui vit et
qui respire, les foules qui sur les gradins de la plaza se passionnent
en ce pays au combat du taureau, et ailleurs, sous les ciels d’argent
ou d’azur, ces autres foules qu’assemble un jour de fête, où tant de
belles créatures sont une joie pour le regard, où tant de jeunes hommes
se sentent si riches de durée qu’ils croient ne pouvoir l’épuiser
jamais, je songe que tous mourront un jour, tous, tous, les cœurs
séparés comme les cœurs réunis, ceux qui sont heureux et ceux
qu’enfièvre l’envie, ceux qui viennent de naître et ceux qui n’ont plus
que le souffle, tous, tous, aussi facilement, aussi simplement, que
cette rose de lumière vient de s’éteindre à mes yeux.
XIV
En fouillant dans une armoire, j’ai retrouvé ce matin la photographie
d’un groupe d’élèves de l’institution Hamel où je figure à quinze ans
parmi les grands. J’ai passé une demi-heure à considérer ces visages
qui ne ressemblent plus à rien de ce qui existe aujourd’hui. Beaucoup
de mes anciens condisciples sont morts sans doute et ceux qui restent,
si je les voyais, je ne les reconnaîtrais plus. L’âge, la vie, le
travail, le plaisir ou les tourments ont marqué chacun d’une manière
différente et il n’y subsiste rien de leurs traits enfantins. Il en est
qui se sont complètement effacés de ma mémoire et sur la figure
desquels je ne peux mettre un nom, mais il en est d’autres qui
s’animent peu à peu sous mon regard, surgissent hors de ce groupe et se
mettent à courir devant moi. Voici Ramager, qui exerçait une
fascination de chef incontesté lorsque nous jouions à la guerre. Voici
Le Mesle, dont la mère était si jolie. Et Paul Héra, qu’on appelait à
son grand déplaisir Choléra. Et Lebas, qui avait toujours dans son
pupitre une boîte de lait condensé ! Pour un sou, ses voisins avaient
le droit d’y plonger deux fois le manche de leur porte-plume. Je revois
nos cahiers de brouillon parsemés de pâtés d’encre, que nous léchions
d’une langue ignorante des principes de l’hygiène. Je ferme les yeux et
je me rappelle l’étrange goût d’ail qu’avait cette encre, ainsi que
l’odeur de bois de cèdre de nos crayons. Temps innocents dont le
souvenir me ravit aujourd’hui ! Pourtant je ne fus pas heureux dans
cette pension. Son directeur, M. Hamel, ne pouvait me souffrir. Il me
trouvait trop raisonneur. Il me rendait responsable des menues fautes
de toute la classe. Un jour qu’il était mal luné, il me gifla – je
pouvais avoir douze ans – sous le prétexte que, pour lui répondre, je
tenais la tête penchée de côté. Sa seule présence tarissait en moi
toute chaleur, tout élan, et je puis dire toute bonne volonté. C’est
qu’il avait fini par m’inspirer les propres sentiments dont il était
animé à mon égard. Un samedi, à propos d’une peccadille, il me priva de
ma sortie du dimanche sachant fort bien qu’une de mes tantes était en
ce moment à Paris et que, pour cette raison, je tenais beaucoup à ma
sortie.
Je ne fus pas stoïque. Je me mis à pleurer, la tête cachée dans mon
coude replié. Une demi-heure plus tard, il revint et me trouva dans la
même posture.
- J’étais venu pour lever la punition, me dit-il. Si je t’avais trouvé
bien sagement occupé à faire tes devoirs, c’était chose faite. Mais
puisqu’il te plaît de jouer la comédie, la punition est maintenue.
Etrange raisonnement, car enfin, l’attitude qu’il me recommandait
pouvait aussi bien signifier que je n’avais pas un grand désir de voir
ma famille. Encore si son enseignement avait prétendu faire de nous des
Catons, mais nullement : lorsque deux élèves se battaient, on entendait
souvent le vaincu brailler comme un écorché durant toute la récréation,
sans que personne lui fît honte de sa lâcheté.
Lui-même, M. Hamel, quand je perdis mon père et que je revins, après la
cérémonie mortuaire, prendre ma place parmi mes camarades, parce que je
ne m’abandonnai aux larmes que le soir, au dortoir, seul dans mon lit,
à l’abri des indiscrets et que, dans le jour, je ne montrai point ce
visage fatal par lequel, sans doute, il jugeait qu’il était séant de
manifester sa douleur filiale, lui-même ne s’écria-t-il pas :
- Cet élève n’a pas de cœur !
Le pauvre homme ! Il me connaissait bien ! Je me suis souvent demandé
comment un pédagogue de cette expérience avait pu se méprendre à ce
point sur le compte d’un enfant intelligent et sensible, de qui on
pouvait tout attendre par le moyen de la douceur et rien par la
rudesse, ainsi que le démontre toute ma vie écoulée auprès de la plus
tendre mère, dont la chère faiblesse toute puissante sur moi en obtint
toujours ce qu’elle voulut.
*
* *
L’enfant qui ne se sent pas aimé, son cœur se ferme. Si vous le
punissez injustement une fois, deux fois, bientôt toutes les punitions
du monde se heurteront à un être raidi, buté. C’est un mauvais système
d’agir sur lui par la crainte au lieu d’en appeler à sa conscience.
- Tu peux ceci, je le sais. Si tu le veux, tu le feras. Si tu ne le
fais pas, tu es coupable et quelque chose en toi ne sera pas content.
Tu pourras jouer, rire, t’étourdir, te croire parfaitement tranquille,
une petite voix intérieure te reprochera de n’avoir pas fait ton devoir.
Eveiller, s’il se peut, ce sens du devoir, parler à ce qu’il y a
d’incertain, de mal assuré mais de déjà noble dans un jeune esprit, lui
révéler ses régions élevées, lui donner peu à peu le sentiment de sa
responsabilité, de sa valeur, de son importance, au risque de lui
inspirer un peu d’orgueil, combien d’éducateurs sont capables de cela ?
*
* *
Pour ma part, que de fois ai-je entendu, prononcée avec regret ou
réprobation, cette petite phrase qui m’emplissait secrètement de fierté
:
- Cet enfant n’est pas comme tout le monde.
De fait, je ne partageais guère les jeux bruyants de mes camarades. De
santé débile, inégal d’humeur, en proie à d’exaltantes tristesses, je
recherchais le silence. J’allais, durant les récréations, mirer aux
vitres des classes mon visage morose. J’aimais déjà la solitude.
Je fus privé, une année, du plaisir d’assister au dîner de la
Saint-Charlemagne. M. Hamel, par punition, m’envoya coucher de bonne
heure. Je m’en consolai en pensant que j’étais le seul de toute la
pension,
le seul à qui ce sort était réservé.
Le grand dortoir, son ombre, sa paix, m’appartenaient. Le festin dont
j’étais exclu, je n’y songeais guère. Je n’aimais pas à faire partie
d’un troupeau, à être gai sur un signal. Pour quelques heures, ce soir,
j’échappais à la règle, j’étais l’objet d’une exception, j’y goûtais
une sorte de charme.
Plus tard combien de fois ne m’a-t-on pas dit :
- Tu n’aimes pas cette chose ? Tout le monde l’aime. Tu es le seul de
ton avis.
Le seul ? J’aurais bien voulu qu’il en fût ainsi ! Etre singulier d’une
façon naturelle, sans ruse, sans tricherie, sans déguisement !
Au vrai, je ne le fus que par mon entêtement à vivre, ma volonté de
trouver une excuse à tout ce que nous ne pouvons comprendre et qui nous
paraît cruel dans la nature, ma renonciation aux joies qui ne sont
point indispensables et à une époque où la folie règne sur le monde,
mon humble sagesse.
*
* *
Bientôt il fut évident que je n’apprendrais plus rien dans cette
pension. Je bâclais mes devoirs en cinq minutes. Je n’avais de goût que
pour la lecture. Mon meilleur ami à cette époque fut certainement
Poitevin, un externe dont les parents avaient une bibliothèque
inépuisable et qui me faisait, en cachette, passer des romans.
Romans d’aventures, histoires merveilleuses qu’on lit à l’étude du
soir, à l’abri d’un dictionnaire, sans cesse en alerte, sans cesse
attentif à ne pas paraître trop absorbé ! Ferveur de la découverte !
Emotions abolies !
Six ans plus tard, ayant depuis longtemps quitté l’institution Hamel,
les romans occupaient encore mon esprit. Mais cette fois, je ne me
contentais pas d’en lire. J’en écrivais.
Quel genre de romans pouvait concevoir, aux environs de 1893, un tout
jeune homme non pas élevé mais couvé, chéri par la plus aimante des
mères et qui, toute sa vie, eut pour devise : « Je ne crains que mon
cœur » ? Etude de mœurs ou de caractères ? Il ne connaissait rien des
hommes et, pour ce qui est de lui-même, il ne connaissait guère que le
trouble, l’émoi, la fièvre, le tourment, l’amer délice dont
l’emplissaient l’attente, la vue, la présence, le souvenir ou le regret
de la femme aimée. Avec lui, dans les régions mêmes de l’amitié, il
traînait toujours un peu d’amour. L’amour lui apparaissait tout
naturellement comme le plus douce chose de la vie et, bien mieux, comme
la plus importante, la seule. Aimer, il lui semblait qu’il n’y avait
rien au monde de plus beau. Un tel être, les racines de ses pensées
sont dans son cœur ; c’est le cœur qui leur donne ces couleurs si
tendres et parfois – il se peut – si charmantes. Je fus cet être plein
de candeur, de naïveté, qui n’aperçoit pas l’envers d’égoïsme qu’il y a
dans tous les sentiments humains. La femme que j’aimais, je n’étais pas
à son niveau mais bien au-dessous d’elle et je levais humblement les
yeux pour l’admirer. En réalité, elle ne pouvait être ni aussi bonne,
ni aussi mauvaise que, tour à tour, je le croyais, car elle n’était ni
meilleure, ni pire que la plupart des femmes ; elle était une femme.
Mais je ne savais pas alors que, sur une femme qui veut être dominée,
toujours la force, la ruse et l’expérience auront plus de prise que la
fraîcheur, la jeunesse et la sincérité. Je ne savais pas alors que la
vie n’épargne pas les faibles et qu’en amour, hélas ! les tendres sont
des proies.
Quand parut mon premier roman, Sarcey, auquel il avait été envoyé comme
à tous les critiques de ce temps-là, le prit par hasard et le mit dans
sa poche un jour qu’il se rendait à Nanterre. Il le lut dans le train
et, comme un brave homme qu’il était, il entreprit le soir même, par un
grand article, de le faire connaître au public.
A la suite de cet article, de divers côtés, on demanda à M. Hamel :
- Est-ce que ce Louis de Robert n’est pas votre ancien élève ?
- Je ne sais pas… Oui, ce doit être lui…
Il lut les éloges que Sarcey me décernait et se découvrit alors pour
moi un intérêt sans bornes. Un matin, il sonnait à ma porte. On
l’introduisit dans une pièce qui me servait de cabinet de travail, où
je le fis attendre un grand moment. Quand je parus, il vint à moi, me
serra chaleureusement les mains. J’avais quitté un homme tranchant,
autoritaire et obéi. Je retrouvais, dépouillé de tout prestige, un
individu commun, d’apparence subalterne, qui sentait la pharmacie. Il
me félicita de mon succès, me dit qu’il m’avait toujours tenu pour un
esprit très doué. Nous étions debout. Il me tapait sur l’épaule,
s’efforçant de se montrer bourru, cordial et familier. Puis il me fit
part de l’ambition modeste qu’il avait de voir s’arrondir en rosette
son ruban d’officier d’Académie. Je ne bronchai pas et pris plaisir à
l’embarrasser par mon silence. Ce n’est pas que je sois enclin à la
rancune, mais je ne pouvais perdre de vue que cet homme ne m’avait
jamais aimé, que ce n’était pas la sympathie, mais la curiosité, un peu
de vanité même, qui, aujourd’hui, le ramenaient vers moi. Il me pria de
lui donner mon livre. J’objectai qu’il ne m’en restait plus
d’exemplaires à la maison :
- Alors il faudra me l’envoyer. J’y tiens : un ancien élève !
Promettez-moi de me l’envoyer sans faute et avec une belle dédicace
encore !
Je dois dire qu’il ne le reçut jamais. Mais comme il tenait à son idée,
je sus plus tard, par un de mes anciens camarades, qu’*Un Tendre*
figurait bien en vue sur la table de son salon, orné de cette dédicace
qu’il avait dû tracer lui-même en déguisant son écriture :
A Monsieur Hamel,
en reconnaissance de tout ce que je lui dois,
Son ancien élève respectueux.
XV
Que des bêtes domestiques adaptées à l’homme par atavisme, que certains
insectes habitués à vivre dans nos maisons nous reconnaissent sans nous
avoir jamais vus et se comportent familièrement avec nous, cela se
conçoit. Une mouche vulgaire se pose sans façon sur votre nez et,
chassée, revient avec flegme, malgré le terrible cyclone que représente
pour elle un simple coup de mouchoir. Vous la voyez se promener
philosophiquement sur la surface lisse d’une vitre, sachant qu’il est
vain de chercher à franchir cet obstacle transparent, alors que la
guêpe ou l’abeille, attirée dans la cuisine par l’odeur des confitures
et si astucieuse qu’elle a trouvé le moyen d’entrer par le trou de la
serrure, montrera, quand elle voudra sortir, en se heurtant vingt fois
à cette même vitre, une stupidité qui nous confond.
Semblable à l’abeille est cette hirondelle qui, tout à l’heure, tentait
désespérément de s’évader de ma chambre où, par imprudence, elle
s’était aventurée. A peine l’avais-je vue entrer que, sournoisement,
j’avais refermé la fenêtre. Dès qu’elle se vit prisonnière, elle
s’affola. Ses ailes puissantes faisaient un tel déplacement d’air qu’à
quelques mètres de là j’en avais le visage ventilé. Elle allait de la
glace de la cheminée à la glace de l’armoire, s’y heurtait, s’y
meurtrissait la tête, tellement acharnée à trouver une issue qu’elle se
fût tuée sur place si je ne l’avais délivrée. Aussitôt qu’elle vit la
fenêtre ouverte, elle partit d’un seul élan, tout droit, avec une telle
magie de vitesse que, tandis que mes yeux étonnés la cherchaient
au-dessus de Sannois, elle était déjà à Montmorency.
*
* *
Evidemment, c’est l’instinct exaspéré de la liberté qui trouble, si je
puis dire, le jugement de cette abeille, de cette guêpe, de cette
hirondelle, si intelligentes par ailleurs. Car les bêtes, les insectes
les moins familiarisés avec nous, témoignent parfois de la manière la
plus saisissante qu’ils nous comprennent, pénètrent nos intentions.
C’est ainsi que, passant un jour de l’automne dernier devant une de ces
grosses araignées brunes et rayées de gris qui, en octobre, envahissent
nos jardins, je m’amusai, me trouvant à l’envers de sa toile, à
l’envoyer, d’une pichenette, à quelques pas de là. Le lendemain, elle
avait repris sa place, mais dès qu’elle me vit elle me reconnut et,
sans m’attendre, sauta prestement dans le gazon, avec un air de me dire
:
- Ah ! non, mon vieux, ça ne prend pas deux fois, cette plaisanterie-là
!
Un autre jour, c’est un crapaud que je rencontrai dans l’allée,
avançant par bonds maladroits et retombant chaque fois avec un petit
bruit flasque. Je m’approchai. Il cessa de bouger, averti par un
instinct infaillible que l’immobilité abuse l’adversaire. C’était là le
génial musicien qui, caché entre deux pierres, exhale dans la nuit sa
note unique, ce son de flûte triste. Les pattes repliées, son ventre
palpitait de peur. Je me penchai et, à l’aide d’un brin de paille, je
lui chatouillai le cou. A ma grande surprise, il comprit que je lui
voulais du bien, et c’est avec un plaisir visible qu’il me tendit
obliquement son pauvre cou pustuleux, d’un mouvement câlin, comme l’eût
fait une chatte.
Qui lui avait appris à ce crapaud, peut-être inconscient de sa laideur,
mais craintif et pourchassé de tous, qu’il existe une douce chose par
quoi l’homme témoigne un peu d’amour ou seulement de sympathie aux plus
humbles créatures, et qui s’appelle la caresse ?
XVI
Et ce rouge-gorge, qui fut un moment le compagnon ailé de ma solitude,
qui lui révéla l’amitié ?
Il était tombé du toit dans un conduit de fumée et, de là, dans le
fourneau de la cuisine où il avait passé la nuit et où il faisait un
bruit d’ailes qui effrayait ma vieille bonne.
- Je n’ose pas allumer le feu. Il y a quelque bête là-dedans que je
vais faire rôtir, bien sûr. Moi, ça me fait peur. C’est peut-être une
chauve-souris.
J’ouvris le four. Dans la partie inférieure, il y a une petite trappe
que soulèvent les ouvriers fumistes quand ils ramonent le fourneau.
Sous cette trappe était l’oiseau. Je le pris dans ma main. Il se laissa
faire. Comme il était couvert de suie, je l’en débarrassai comme je pus
à l’aide d’une serviette. Je lavai à l’eau tiède son bec et surtout ses
petits yeux de jais brillant, dont je guéris ainsi la cécité. Ensuite,
j’ouvris la porte de la cuisine qui donne sur le jardin et lui rendis
la liberté. Il alla se percher sur le marronnier qui est devant la
fenêtre de ma chambre. Je remontai dans celle-ci. Bientôt, j’entendis
frapper au carreau. C’était le rouge-gorge qui, sur la barre d’appui,
heurtait du bec la vitre comme pour me remercier.
Certains trouveront que j’exagère et moi-même je me suis demandé, à ce
moment-là, par quel miracle d’instinct il avait pu savoir que c’était
là ma chambre et que je m’y trouvais. N’était-il pas plus vraisemblable
que, sortant de sa prison, encore à demi-aveugle, il se heurtât, sans
intention aucune, à tout ce qu’il rencontrait ? Mais alors, pourquoi
adopta-t-il désormais mon jardin ? Pourquoi, dès le matin, quand on
écartait mes persiennes, était-il là sur le marronnier, qui faisait
entendre son léger cri ? Pourquoi, l’après-midi, venait-il s’établir
sur le sorbier qui ombrage le petit kiosque où généralement je passe
mes journées ? Ma mère l’appelait :
- Pui… pui…
Il descendait, sautillait sur le sol auprès de nous, plus chatoyant
qu’un bijou, puis : frrt ! s’envolait avec un petit bruit de soie. Il
s’était si bien familiarisé avec les gens et les choses qui nous
entouraient que lorsque le père Jérôme, un jardinier à façon, venait
retourner la terre du potager, il le suivait, pas à pas, pour happer
chaque ver que sa houe découvrait.
Le père Jérôme disait :
- Ça n’a pas peur, cette bestiole-là… Ça n’est pas fier… Je n’en ai pas
vu beaucoup de comme ça.
Un jour qu’il travaillait au potager, nous l’entendîmes qui poussait
une exclamation désolée. Puis il vint à nous et dit à ma mère :
- Madame, j’ai fait un malheur ; j’ai tué le rouge-gorge.
- Vous avez tué le rouge-gorge ?
- Ah ! c’est sans le vouloir, bien sûr ! Il était si hardi qu’il venait
entre mes jambes sans que je le voie… J’avais affaire à une motte de
terre un peu dure… Je donne un coup dessus et, malheureusement, c’est
le rouge-gorge qui l’a reçu.
Ainsi périt, par excès de confiance, mon petit compagnon aérien, le
seul parmi tant d’oiseaux qui m’entourent en été, à cause d’un vieux
parc abandonné voisin de mon jardin, où ils gîtent en grand nombre, le
seul dont il m’ait été donné de conquérir l’amitié. C’était un peu
avant la guerre. Temps révolus, temps idylliques où la mort d’un
rouge-gorge était un événement !...
XVII
On ne doit pas la vérité à tout le monde.
Autrefois, je me faisais un tel devoir de la dire à quiconque
m’interrogeait, qu’en remettant certain manuscrit à mon éditeur, comme
il voulait savoir si j’en étais satisfait, je répondis :
- Non, je crois que ce n’est pas fameux.
Je vis aussitôt qu’il hésitait à le publier.
Evidemment, cet homme, intelligent par ailleurs, ignorait que le
contentement de soi est souvent le signe d’une grande médiocrité
d’esprit. Il faut avoir une nature d’artiste pour comprendre le
désenchantement de l’artiste devant l’œuvre qu’il a réalisée. En la
concevant, il n’entrevoyait que des trésors sans prix, la beauté
intacte que nul n’a jamais atteinte. Mais quelle différence entre
l’œuvre conçue et l’œuvre réalisée ! A mesure qu’elle se précise, comme
elle se décolore, comme elle pâlit, se rapetisse et nous déçoit ! Quel
que soit le talent ou le génie d’un homme, jamais la main n’a tenu les
promesses de l’esprit, jamais l’ouvrier n’a égalé le créateur.
Il est vrai que l’artiste vit dans une telle illusion, il est si
vibrant, si mobile, qu’à cause d’un détail rectifié il est capable de
s’enthousiasmer demain pour une partie de son œuvre qu’il exècre
aujourd’hui.
*
* *
Zola quand il écrivait un livre, passait généralement par trois phases.
D’abord, l’enthousiasme pour son sujet. Pendant le premier tiers, il
répondait à qui l’interrogeait :
- Ça va. Ça marche.
Au second tiers, découragement.
Au troisième, reprise d’espoir et d’optimisme.
Or, le directeur d’un grand journal avec lequel il venait de traiter à
prix d’or pour la publication d’une œuvre nouvelle, rencontrant le
grand romancier pendant qu’il traversait la seconde phase, ne put se
tenir de lui demander des nouvelles de l’œuvre en train :
- Exécrable, mon bon ami, exécrable. C’est au-dessous de tout.
Quand le roman fut terminé, l’autre marqua une grande perplexité. On le
vit un moment tourmenté par une objection qu’il hésitait à formuler.
Enfin il se décida :
- Mon cher maître… cette partie qui ne vous plaisait pas, vous ne
l’avez pas laissée ainsi… J’espère que vous l’avez revue, que vous
l’avez refaite…
*
* *
Non, on ne doit pas la vérité à tout le monde.
On ne la doit qu’à ceux qu’on aime.
Avec ceux-là, la sincérité qui consiste à penser tout ce qu’on dit ne
me suffit pas. Je veux la franchise qui consiste à dire tout ce qu’on
pense. Il me semblerait que je suis coupable si je dissimulais la
moindre de mes pensées à l’être que j’aime le plus au monde. Mon
premier devoir est de n’avoir aucun secret pour lui, car le don le plus
précieux que je puisse lui faire, c’est celui de ma confiance absolue.
Je souhaite, non pas qu’il se fasse de moi une idée trop favorable,
mais qu’il me voie tel que je suis. Je veux être transparent à ses
yeux. Si je lui cachais quelque chose, il me semblerait que je lui fais
tort, que je le trompe, que je le trahis.
*
* *
Mais avec les autres, les indifférents !...
Si cet ingénieur, pour occuper les loisirs de sa retraite, s’amuse à
barbouiller des toiles et, se croyant un grand peintre, les montre à
tous orgueilleusement, vais-je le détromper ?
Pourtant, si c’était mon frère ou mon meilleur ami, ne devrais-je point
lui dire :
- Attention. Amuse-toi si tu veux à ces innocents coloriages mais ne
les exhibe point avec tant de naïve satisfaction, car tu divertis le
monde à tes dépens.
Celui qui m’est cher, je souffre de ses erreurs, de ses maladresses ;
je suis brusque avec lui, alors que je suis doux et poli avec le
premier venu.
Une mère grondera son petit garçon, parce qu’il a son vêtement déchiré
ou seulement de l’encre aux doigts et elle sera pleine de mansuétude en
entendant une de ses amies gronder son enfant pour un motif analogue.
Vis-à-vis de celui-ci, elle ne se sent pas de responsabilité ; son
éducation ne lui incombe pas ; elle n’a pas pour mission de lui
préparer un meilleur avenir. Elle dira :
- Allons, c’est fini. Il ne l’a pas fait exprès. Ne le grondez plus.
Elle ne sera sévère et véridique qu’à l’égard de son propre enfant.
*
* *
Il est bon qu’avec le commun des mortels la politesse accompagne,
excuse ou déguise notre indifférence.
Malheureusement la politesse, comme toute chose, a ses abus.
Certes, il est délicat de dire à autrui quand on lui rend service : «
Souffrez que j’agisse ainsi. Vous m’obligerez en acceptant. L’honneur
est pour moi. » Cela ne trompe personne. Mais qui, vivant en société,
résiste à la tentation de forcer, de majorer les termes d’un compliment
? « Vous avez un magnifique talent » signifie : Vous avez un certain
don que j’estime ». La politesse, comme le soleil, a tôt fait de
transformer une loque en oriflamme et, seuls, des yeux neufs voient de
l’onyx et de l’or, là où il n’y a que du plâtre peint. Il faut donc
être bien naïf pour se laisser prendre comme je le fis autrefois à la
marque d’intérêt que voici :
C’était à une soirée chez Alphonse Daudet. J’étais fort jeune, seul de
mon âge et assez intimidé. Maurice Barrès vint s’asseoir à côté de moi
sur un canapé.
- Préparez-vous quelque chose ? A quoi travaillez-vous ?
J’ouvrais la bouche pour répondre quand je vis que sa politesse faite,
sans plus s’occuper de moi, il se tournait déjà vers un seigneur de
plus d’importance.
Evidemment c’est un jeu pour quiconque a un peu d’expérience, de
réduire à sa vraie valeur toute manifestation de pure courtoisie.
Instinctivement on rectifie, on met au point. On prend peu à peu, et
tout naturellement, l’habitude de retrancher à tout ce qui vous est dit
d’aimable ou d’élogieux.
Et il le faut bien !...
Celle qui a reçu des Dieux le plus extraordinaire don verbal qui ait
été départi de nos jours à un cerveau féminin m’écrivit, dix ans avant
de me faire l’honneur de sa visite et à propos d’un livre de moi qui
émut quelques lecteurs délicats :
« Je vous regarde, monsieur, comme un esprit élu par la puissante
Destinée, qui prend quelques-uns par la main et les mène, le long des
abîmes, par les gels, les ouragans, les soleils et le mortel ennui,
vers cette gloire qui ne serait rien pour nous si elle n’était l’amour,
l’amour de tous les êtres, jusqu’à la fin du temps. »
Qu’eût-elle donc écrit à Flaubert, à Hugo, à Chateaubriand ?
La femme d’un grand poète qui m’avait connu fort malade, se trouvant
quelques années plus tard en visite dans une maison où je passais une
partie de l’hiver, demanda à me voir. Dès que je fus annoncé, elle
s’écria :
- Merveilleux ! Quelle mine superbe ! C’est une résurrection !
Je traversais pendant ce temps une galerie obscure et n’avais pas
encore atteint la région éclairée où elle se trouvait.
Elle ne pouvait donc pas me voir.
Hervieu, qui était la droiture même, qui aimait à distribuer la
justice, à traiter chacun selon son mérite ou son rang, défendait
auprès de moi un jeune homme comblé par la naissance, la fortune et le
talent et que je trouvais trop louangeur, trop caressant, trop prodigue
d’une amitié superficielle ou feinte.
- En somme, c’est gentil de vouloir faire plaisir à tous. Cela part
d’un bon naturel.
N’importe, je préfère ceux qui portent leur velours en dedans et je
pense, comme les Espagnols, que celui qui vit dans le miel a quelque
chose de gluant.
XVIII
L’enfant qui regarde un nuage cherche dans le dessin de ses bords la
ressemblance d’une figure d’homme et, la cherchant, il la trouve. On
finit toujours par voir dans le ciel ce que l’on veut.
Ce matin, l’azur intact offrait aux yeux la chaude coloration des ciels
d’Orient. Mais de petits nuages ont émergé bientôt de la cime des
sapins. Certains étaient si gracieux de forme, si arrondis qu’on eût
aimé à les caresser de la main. Il en venait sans cesse qui se
cherchaient, se joignaient, se soudaient pour former peu à peu une
masse imposante dont les contours se découpent maintenant à la façon
d’un rivage sur une mer immobile et bleue. J’ai ainsi, au-dessus de
moi, comme un géant atlas où figurent de vastes mondes. Avec un peu de
bonne volonté, je crois voir l’Afrique en forme de pyramide renversée,
un peu creusée à l’ouest et en partie tronquée au nord. Voici la mer
Rouge, la vallée du Nil, l’Egypte. Je songe à la *Mort de Philæ* où
Loti, nous montrant la caverne murée du dernier bœuf Apis, rappelle
l’émotion qui saisit l’égyptologue Mariette Bey, lorsque, sur le sable,
il aperçut très nette l’empreinte laissée par les pieds nus d’un homme
qui en était sorti trente-sept siècles auparavant.
Peu à peu, je m’abandonne au fil de ma rêverie. Je ne suis plus dans ce
jardin. je suis à Hendaye dans la petite maison de Loti, où j’avais
pris la douce habitude, autrefois, quand j’étais jeune encore et que
j’avais l’illusion de la santé, de passer chaque année, une partie de
l’été. Je suis dans la tourelle bâtie à l’extrémité du jardin, sur la
Bidassoa. J’entends sous ma fenêtre de petits bruits furtifs, quelque
chose comme des chuchotements, des rires étouffés. C’est l’eau tapie au
creux des sables qui commence à s’éveiller de sa torpeur sur un ordre
mystérieux. Elle pousse en avant une petite vague timide qui, avec des
bonds maladroits de jeune animal, se heurte à chaque pierre, retombe et
cependant gagne du terrain. Elle s’élargit ; elle s’enfle, sans cesse
accrue par une source intérieure et inépuisable. Déjà elle effleure la
première marche de l’escalier qui contourne ma tourelle ; elle la
touche, elle la caresse, elle s’en empare, s’y étale et monte, monte
avec un léger clapotis qui rafraîchit l’oreille aux heures chaudes de
l’après-midi d’été.
Ainsi ressuscite pour moi le charme un peu mêlé d’ennui de mes séjours
à Hendaye, particulièrement aux moments de solitude que j’employais à
lire ou à rêver. Est-il d’ailleurs un coin de terre mieux fait pour la
rêverie ? Tout dans ce pays porte à la paresse. Il y a en lui comme une
soumission à la fatalité. Je l’aime pour l’action inexplicable qu’il
eut toujours sur moi et qui ressemble à un enlisement ; je l’aime pour
son parfum si triste, pour son doux et attirant secret.
Et je pense à celui qui fut mon plus sûr, mon meilleur, mon plus grand
ami. Je pense à sa vieillesse attristée par la maladie, alors que nous
crûmes si longtemps, nous qui l’aimons, que sa jeunesse serait
éternelle. Je me rappelle nos causeries, coupées de silences, sur la
terrasse d’où la vue est si belle, tandis que passait et repassait dans
l’air l’odeur amère d’un grand laurier. Mille souvenirs m’assaillent
qui s’éveillent un à un, font un petit bruit d’ailes et puis
s’éteignent doucement comme un murmure d’abeilles endormies par le soir.
Une fois, dans cette étroite petite salle à manger étouffée par des
portières que je revois si bien, je signalai à mon hôte une fissure de
la cheminée.
- Voyez comme la fumée sort par cette fente.
- Pourquoi, me dit-il, voulez-vous l’empêcher de sortir par là si ça
lui plaît ?
Nulle plaisanterie dans cette réponse. Tout Loti est dans cette
soumission à la volonté des choses. Par là s’explique la séduction
exercée sur lui par l’Islam. Que de fois, durant nos courtes soirées,
je le vis distrait, rêvant à son cher Stamboul, le seul lieu du monde
où il eût aimé vivre ! Il me parlait de ses amis turcs, du sultan
Abdul-Hamid pour lequel il avait un faible que je ne pouvais
comprendre. Comment cet être tout de générosité put-il se prendre
d’amitié pour ce prince fourbe et sanguinaire ? Ensorcellement de ce
pays, prestige du passé, grandeur et puissance du padischah ! Je me
souviens qu’à l’un de ses retours de Constantinople, Loti me confia,
non sans quelque mystère, que le sultan inquiétait ses dignitaires, ses
serviteurs (tous ceux sans doute qui redoutaient pour leur charge ou
leur emploi un changement de règne) parce qu’ayant passé l’âge de
l’amour, il s’était épris d’une belle esclave circassienne – ce que
l’on appelle là-bas une conformité. – Il m’en parlait avec l’intérêt
affectueux qu’on prend à la santé d’un ami. Mais ce qu’il ne me dit
pas, c’est la fin de l’aventure qui est tragique. Les médecins de Sa
Hautesse lui avaient fait respectueusement observer que ses forces
avaient besoin d’être ménagées. On imagine les combats que dut se
livrer à lui-même cet homme voluptueux et cruel. Chaque fois qu’il
quittait la créature dont il était possédé, il se promettait de
renoncer à elle. Mais, le lendemain, il sentait renaître plus ardents
les feux du désir. Il mirait à la glace sa maigreur, son teint livide,
son dos voûté. Et ce tyran qui tremblait à l’idée de la mort, changeait
de chambre chaque nuit afin de prévenir un attentat possible – en
constatant au miroir son épuisement physique voyait en lui son propre
assassin.
Enfin son parti fut pris. Il donna un ordre et, par un de ces doux
soirs d’Orient où la nature mieux qu’ailleurs verse aux faibles hommes
l’enchantement d’exister, la belle esclave, cousue dans un sac, fut
jetée vivante dans le Bosphore.
XIX
A cette même époque, un jour d’été à Saint-Sébastien, j’attendais Loti
dans un parc, tout en écoutant une marche espagnole qu’exécutait
brillamment un orchestre militaire. En face de moi, derrière les vitres
d’une véranda, un jeune garçon de onze à douze ans, vêtu d’un costume
marin, vint d’un air maussade regarder le parc. Il me vit et, surpris
par la présence à cet endroit d’un homme qu’il ne connaissait pas, il
parut donner un ordre en me désignant du doigt.
C’était le roi d’Espagne.
Aussitôt, un personnage chamarré d’or vint courtoisement m’inviter à le
suivre et m’introduisit dans un vaste salon où, me dit-il, je serais
plus à l’aise pour attendre mon ami.
Enfant, par ses airs autoritaires, ses façons hautaines, Alphonse XIII
inquiétait la reine régente qui craignait que son règne ne fût pas
heureux. A la moindre résistance, il frappait du pied, il disait :
- Je suis le roi !
Quelques années plus tard, au lieu d’affirmer à tout propos ce qu’il
était, il cherchait, semblait-il, par sa bonne grâce, à le faire
oublier. Quand il se fiança à la princesse Ena de Battenberg, il vint
un jour de Biarritz à Cambo en automobile. Ils étaient seuls. Le roi
conduisait. Une joie gamine débordait de lui. Arrivé dans le bas Cambo
devant l’établissement des bains, il demanda au gardien :
- Pardon, monsieur, vous n’auriez pas vu passer le roi Alphonse XIII ?
Et, sans attendre la réponse, il ajouta :
- On dit que c’est un charmant garçon.
Cette transformation d’un enfant morose et hautain en un homme d’humeur
gaie, vraiment simple, ouvert aux idées de son temps, accueillant et
sympathique, démontrerait, s’il en était besoin que l’être qu’elle a
conçu reste une énigme pour une mère, et qu’il en est de nous comme de
ces rivières dont parle le grand Frédéric, « de ces rivières qui
conservent leur nom mais dont les eaux sans cesse écoulées ne sont
jamais les mêmes ».
Et, d’ailleurs, est-ce que toute belle plante humaine ne tend pas
naturellement à s’améliorer ?
Quelles ressources inconnues sont en nous pour le bien, que la
nécessité nous fait découvrir en les mettant en lumière d’une façon
inattendue ? Combien d’êtres sont condamnés à ignorer toujours ce
qu’ils contiennent de beau et peut-être de grand, faute d’un événement
important dont le choc pourrait seul les révéler à eux-mêmes ? Souvent,
c’est dans l’ombre d’une grande épreuve, d’une douleur profonde, d’un
deuil inconsolable, que l’âme s’épure, comme les roses poussent
blanches dans l’obscurité.
Le trait que je vais citer serait plus saisissant si j’imprimais les
noms. Mais ils appartiennent à des personnages dont quelques-uns sont
encore vivants. Je néglige donc les noms pour ne retenir que le fait.
Il suffit à montrer que tous les beaux exemples ne sont pas dans
Plutarque.
Un grand romancier, mort aujourd’hui, avait eu, hors du mariage, deux
enfants. Sa femme n’était pas une résignée. Energique, pleine de
droiture, elle souffrait de cette situation et ne s’en cachait pas. Il
advint qu’à la suite d’un procès politique, qui eut à cette époque un
immense retentissement, l’écrivain illustre dut se réfugier en
Angleterre. Secrètement, il y fit venir ses enfants ainsi que leur
mère. Sa femme l’apprit. Mais ce qui l’irrita le plus, c’est que
quelques amis du maître ne craignirent pas de franchir le détroit pour
aller lui rendre visite dans son foyer illégitime. Plus
particulièrement elle en voulut à l’un d’eux qui, jusqu’ici, avait
épousé sa cause et qu’elle voyait, avec une surprise mêlée de colère,
passer à l’ennemi. Aussi, quand le grand écrivain rentré en France eut
repris sa vie régulière, ses habitudes, ses soirées hebdomadaires, le
premier soir où le transfuge osa s’y montrer, elle se porta au-devant
de lui et, le doigt tendu vers la porte, lui enjoignit de sortir.
Le lendemain, le maître allait voir son ami, excusait sa femme et, non
sans peine, après bien des pourparlers et, le temps aidant, parvenait à
ramener la concorde entre eux.
Survint la mort tragique et accidentelle du grand écrivain. Ce fut le
même ami qui, au chevet de sa veuve, elle-même presque mourante, se
chargea de poser avec beaucoup d’hésitation la question suivante :
- Faut-il mettre dans le cercueil le portrait des enfants ?
Alors cette femme que son courroux, la veille, empêchait d’apercevoir
les trésors de bonté, d’amour, d’abnégation, qui étaient en elle, cette
femme qui, depuis cette minute, ennoblie par la douleur, n’a plus vécu
que pour ces enfants – obtenant du Conseil d’Etat la propriété d’un nom
glorieux que, sans elle, ils n’auraient jamais porté – qui les a
élevés, qui les a dotés, qui les a fait vivre, cette femme au grand
cœur répondit simplement :
- Vous y mettrez aussi le portrait de leur mère.
XX
Le facteur se présente ce matin avec une lettre recommandée. En pareil
cas, il a l’habitude de monter dans ma chambre pour recueillir lui-même
ma signature. Mais, depuis deux jours, il est grippé et se plaint
d’avoir la fièvre. Afin de lui épargner la peine de gravir un étage,
j’ai prié ma vieille bonne de m’apporter le carnet. Or, loin de
pénétrer mon intention charitable, il est parti en disant :
- Oui, je comprends. On craint d’attraper la grippe là-haut.
Te souviens-tu, mon cher Brulat, de ce soir de notre jeunesse où tu
nous invitas, Lapaix et moi, à dîner au Petit-Riche ?
Riche, aucun de nous ne l’était. C’est pourquoi, à un certain moment,
comme Lapaix venait de commander un plat qui ne me semblait pas
indispensable, je me penchai vers son oreille pour lui dire :
- Attention. N’exagère pas. C’est Brulat qui paie.
Or, déjà soupçonneux, tu fus persuadé qu’au contraire je l’avais incité
sournoisement à grossir l’addition.
J’achetai un jour pour ma cousine un fauteuil de jardin en jonc damassé
afin qu’elle pût s’y asseoir plus commodément que sur le pliant de ma
mère, dont elle se servait quelquefois et qui n’est pas à sa taille.
Quand elle le vit, elle me dit :
- Ah ! vous avez craint que j’abîme le pliant de ma tante !
C’est une chose qui m’a toujours frappé que cette défiance instinctive
que se manifestent non seulement deux étrangers mais deux amis, deux
parents. Ne pourrait-on s’accorder mutuellement un peu plus de crédit ?
Ne pourrait-il exister entre deux êtres qui s’estiment, la volonté de
croire au bien ; et, s’il arrive qu’un de mes actes puisse
s’interpréter de différentes façons, ne me ferez-vous pas l’honneur de
choisir ou d’admettre l’interprétation la plus favorable ?
Vous devez une somme d’argent à quelqu’un qui ne vous la réclame pas.
Vous préférez croire à une défaillance de sa mémoire plutôt qu’à sa
générosité. Ce qui est sans beauté chez l’homme paraît toujours plus
plausible.
J’ai souvent vu des gens sourire de ma candeur, parce que je me
refusais à accueillir, sans preuves, des bruits destinés à rabaisser
dans mon esprit un homme qui me semblait digne de considération. Mais
n’est-il pas une sorte de crédulité à rebours qui consiste à toujours
croire au mal ? Je ne sais pas où j’ai lu qu’une bonne action ne sort
pas de la maison, mais qu’une mauvaise a bientôt fait des lieues.
XXI
A travers la vitre, je regarde la rue. Des enfants jouent à la balle.
Parfois cette balle passe au-dessus de la grille et tombe dans le
jardin. Alors ils sonnent à la porte et me demandent la permission
d’aller la chercher. Combien j’en ai connu de ces enfants, qui sont
aujourd’hui des hommes, et que je ne reconnais pas lorsqu’ils me
saluent ! Bientôt ceux-ci seront grands à leur tour. D’autres enfants
joueront à cette place. Comme aujourd’hui, comme hier, une balle
maladroite franchira la grille ; la sonnette tintera ; une voix timide
demandera la permission d’entrer. Mais je ne serai plus derrière cette
vitre, je ne serai plus dans cette maison, ni ailleurs, ni nulle part ;
je ne serai plus de ce monde.
Nos impressions se nourrissent de contrastes. Autour de moi tout n’est
qu’un hymne à la vie. Le papillon qui voltige encore pour quelques
heures, l’hirondelle qui poursuit ses compagnes, le soir, avec de
petits cris joyeux, et emplit le ciel de cercles insensés, la guêpe qui
bourdonne, la fourmi qui s’active, le moucheron, le ver de terre,
proclament : « Je suis la vie, la vie ! » Et ces liserons qu’on a
oublié d’arracher sur le chemin, les plus humbles fleurs disent : « Je
suis la volonté qu’à la terre obscure d’ouvrir des yeux à la lumière.
Je suis la joie ; je suis la vie. » Et ces myriades d’atomes qui
dansent dans un rais de soleil disent : « Je suis la vie qui foisonne
dans l’air transparent, ce que tu respires, que tu ne vois pas. » Et la
poussière de la route dit : « Je suis l’usure, la destruction de tout
ce qui a vécu ; un peu de vent me soulève, me fait palpiter ; je vis
encore, je suis la vie ! » Et tout cela s’élance vers quelque chose de
lumineux, d’au-dessus de nous, d’inconnaissable, tout cela appelle un
Dieu. Il y a un tel besoin au fond de la plus humble chose, un tel
besoin que Dieu existe !...
XXII
On s’habitude plus facilement à un grand mal qu’à un petit.
Tel qu’impatiente le moindre coup d’épingle affrontera de grandes
épreuves avec sérénité. Il n’a de stoïcisme que pour un malheur qui est
à la mesure de son courage.
L’héroïsme quotidien, obscur, terre à terre est-il donc le plus
difficile ?
Un grand mal, l’esprit l’accepte quand il a la certitude qu’il n’y peut
rien changer. Cela revient à dire que nous obéissons toujours à la
nécessité. Mais il faut que nous la reconnaissions à un signe certain.
Alors nous cessons de lutter.
Il n’est pas de misère à quoi on ne s’accoutume si on a la certitude
que rien ne peut nous l’ôter. A l’extrémité de l’espoir il n’y a place
que pour la soumission.
Il existe pourtant des gens peu nerveux, bien équilibrés, qui subissent
avec patience, avec douceur les mille petites déconvenues de la vie
courante. Mais qu’un grand malheur fonde sur eux et les voilà
désemparés. Ayant dépensé leur héroïsme en menue monnaie, il ne leur en
reste plus pour faire face à ce coup inattendu. alors se révèle en eux
une nature amère, chagrine, ordinairement cachée, enfouie dans les
régions inférieures de l’être, – comme ces pierres posées à de certains
endroits des grands fleuves, que l’eau ne met à découvert que pendant
les grandes sécheresses et où l’on peut lire cette inscription : «
Quand tu verras cette pierre l’année sera mauvaise. »
Est-il donc plus humain, en matière de courage moral, d’être grand dans
les grandes choses et petit dans les petites ?
XXIII
En faisant les cent pas dans l’unique allée de mon jardin, je suis
frappé du peu d’insectes qu’il y a cette année. Toutes les larves qu’on
détruites en avril le pinson, la fauvette, le loriot, le merle, le
rossignol eussent répandu cet été mille joyaux sur l’herbe. Le jardin
en est donc appauvri ? Non, car tout cela s’est transformé en mélodie
et les pierreries dont il est privé sont devenues dans le gosier des
oiseaux ces chants si purs, ces sons de flûte ou de hautbois qui
charment ma promenade et ma solitude.
O solitude qui m’appris à rêver, à tisser d’or l’intérieur d’une vie
sombre en apparence ! Privation grâce à quoi je goûtai mieux la douceur
des choses ! Immobilité qui me fis visiter en esprit toutes les
contrées de la terre !...
Plus heureux que ce voyageur à qui certaines parties du Japon sont
apparues platement semblables à l’Aunis et à la Saintonge, aucune
réalité ne vient me démentir quand j’évoque à ma guise ces baies
ensoleillées des Antilles d’où partent des bateaux chargés de café, de
rhum et de bois de santal, les forêts tropicales où le forçat évadé,
épargné par la fièvre et la soif, n’échappe pas aux reptiles, la Chine
léthargique, si riche de poussière que Pékin semble bâti sur un nuage,
les roses et les jets d’eaux de la Perse, je ne sais quelle salle
obscure, basse et secrète au fond d’un vieux palais d’Orient, le
Désert, son silence vierge, l’immense ennui de ses sables…
*
* *
Tu crois disposer de tous les biens et, sans doute, les as-tu dans ta
main, mais c’est moi qui les possède. Ta fenêtre est ouverte sur la
mer, mais c’est moi qui entends la vague et, au bout de son fracas, ce
petit bruit d’écume fondante… Du haut de la colline de Fiesole tu tiens
Florence sous ton regard, mais c’est moi qui la contemple. Il me suffit
d’ouvrir le
Lys rouge. Comme cette jeune femme au cœur troublé qui va
jeter une lettre à la poste, je découvre la coupe élégante qui porte
dans son creux la ville fortunée, et la paix du soir me fait
tressaillir.
Ici, je m’aperçois qu’un feuillet me manque. L’aurais-je déchiré par
mégarde ? Je me souviens que j’en étais venu par une pente naturelle à
parler de la sagesse. Certes vous n’y perdez rien. C’était une page
comme les autres. Mais comment a-t-elle pu disparaître ?
Par la fenêtre ouverte entrent des guêpes qui bourdonnent et me disent
que l’été est là, qu’il faut en jouir, qu’il est si court ! La belle
journée un instant oubliée m’appelle, veut que je retourne au jardin.
Me voici donc de nouveau dans l’allée. Le soleil que j’ai dans le dos
détache de moi une ombre courte, mobile, précise, alerte, jamais lasse,
qui me précède, m’incite à marcher, m’entraîne en avant. En même temps,
derrière moi, une volonté chaude, lumineuse, bienfaisante me pousse, me
dit : « Va, ne pense à rien. Repose ton esprit par la vue des choses.
Va toujours ». Et je vais jusqu’au noyer qui est au bout de l’allée, je
vais jusqu’au petit mur de clôture si peu élevé que je m’y accoude,
dominant une suite de jardins en contre-bas et, plus loin, de très
vieux toits bruns et fanés qui ont le charme des choses d’autrefois.
Malgré moi le feuillet perdu me préoccupe. je reviens sur mes pas. A
présent, j’ai le soleil devant moi, dans les yeux ; il m’éblouit,
entrave ma marche et semble, par une douce, une fluide résistance,
s’opposer à ce que je retourne vers la maison, vers le souci… C’était
une page comme les autres. Mais du seul fait qu’elle me manque, elle
s’embellit, comme il arrive toujours, et prend à mes yeux un prix
inestimable. Rien ne m’empêche d’imaginer que les qualités absentes de
ce recueil, condensées en quelques lignes, ont fui par cette lacune. Ce
sera mon excuse auprès du critique sévère. Je laisse donc subsister
cette petite fenêtre. A chacun d’y méditer un instant et d’ajouter à ce
livre ce qui lui fait défaut. Ainsi ce qu’il aura de meilleur c’est ce
que vous y aurez mis.
XXIV
Il est aisé d’être sage quand la sève redescend dans l’homme, quand les
artères ne charrient plus qu’un sang affaibli. Mais celui qui sent dans
les siennes, dans son cerveau un bruissement de forêt, qui est vibrant,
tendu, ouvert à toutes les sollicitations de l’heure, celui-là n’a que
faire de notre sagesse.
Tu connaîtras un jour, jeune homme, que c’est une grande folie que de
se comporter dans la vie comme si le bonheur nous était dû. Mais tu
l’apprendras bien assez tôt.
Si tu es intelligent, cultivé, mais vif, enclin au parti pris, le
penseur que tu nies, c’est, aux yeux d’une parcelle de l’intelligence
humaine, comme s’il n’existait pas. En le niant, tu réduis son empire.
Son pouvoir s’arrête et tombe inerte au seuil du monde que tu es. Celui
dont tu te détournes est appauvri d’un admirateur ou d’un disciple.
Il le faut. Va, fais toi-même ta propre expérience et ris-toi du
philosophe qui ne t’apporte rien. Car toutes les vérités sont en toi et
chacune n’attend que son heure pour se révéler. Tu n’as pas besoin de
courir les mers, tu contiens tous les climats, tous les pays, les pays
de lumière qui donnent le goût de la beauté, les pays de brume qui
donnent le goût du scrupule, le Midi qui fait naître les artistes, le
Nord qui fait naître les penseurs.
Ce n’est qu’une question d’âge. En ce moment, tu sens avec une
certitude magnifique qui vient de l’ardeur du sang que la seule chose
qui compte dans l’univers, c’est ton désir. Le soleil te dilate, te
fait déborder. Bientôt l’air qui t’entoure perdra son velouté ; les
ciels de perle, d’argent terni, les ciels voilés te rendront méditatif,
te feront rentrer en toi-même. Toute vie d’homme bien faite va ainsi du
Midi au Nord, du plaisir au devoir.
Car la sagesse dont la voix n’atteint pas encore ton oreille est aussi
en toi. Elle est en toi comme une doublure que les autres ne voient
point et que tu ne vois pas toi-même. Elle est en toi comme les cheveux
blancs sont dans les cheveux noirs. Un jour, qui est proche, tu
entendras son langage.
Ce jour-là tu retrouveras sur un rayon de bibliothèque ou dans un
cabinet de débarras l’un de ces livres poussiéreux que tu avais
parcourus autrefois. Tu l’ouvriras gravement et tu seras surpris d’y
découvrir tant de belles choses qui t’avaient échappé. A ce moment tu
ne seras plus un jeune homme et les paroles de sagesse que tu pourrais
prononcer à ton tour ne toucheraient pas l’esprit de ceux qui te
suivront. Alors tu souriras et, ne pouvant mieux faire, tu leur
tiendras à peu près le langage que je te tiens aujourd’hui.
XXV
La distance qui sépare le plaisir du déplaisir se réduit pour moi
chaque jour.
Serais-je en train de devenir indifférent à toutes choses ?
Quand tombe le soir, la maison clôt ses volets et ses portes ; elle
s’isole, s’enferme dans elle-même et se rend sourde aux bruits du
dehors. Ainsi font les vieux hommes.
En est-il de même pour moi ? Assurément non. L’affection d’un ami dont
me sépare, depuis vingt ans, toute la longueur de la France m’est aussi
chère qu’au premier jour. Comme au temps de ma jeunesse mon cœur
tressaille au récit d’une belle action ; et une chose juste,
s’accomplit-elle au bout du monde au bénéfice d’êtres que je ne verrai
jamais, m’emplit toujours de la même joie désintéressée.
Quand, chaque matin, les grands faits universels arrivent à ma
connaissance et viennent à la même heure comparaître en quelque sorte
devant le tribunal de chaque homme, par ma manière de comprendre et de
juger je me sens en communion d’esprit avec un grand nombre d’êtres que
je ne connais pas. Ce que je pense, je sais qu’ils le pensent en même
temps que moi. Aussi je perds un instant le sentiment de ma solitude
qui à d’autres heures m’est chère.
*
* *
Il en est de certains vieillards comme de ces routes que l’on suit à la
tombée du soir et où selon que tels endroits ont mieux recueilli, capté
la chaleur du soleil, l’on est surpris par la persistance de zones
encore tièdes dans l’air refroidi.
Persistance de l’ardeur, de la jeunesse, de la vie dans un corps soumis
au déclin ! Je crois que cela tient à cet instinct de curiosité –
source de toute sympathie – à cet immense désir de connaître qui chez
certains êtres, vivraient-ils mille ans, ne serait jamais épuisé.
Ceux qui déclarent avec sincérité qu’ils n’aimeraient pas à recommencer
leur vie avouent par là qu’ils ont ignoré ou méconnu la seule chose qui
donne du prix à la vie et qui s’appelle apprendre.
Apprendre ! chose qui semble vaine puisque, à peine épelons-nous
quelques vérités que notre lampe s’éteint. L’auteur génial d’une grande
découverte ignore quelles applications en feront ceux qu’il laissera
derrière lui. Le livre dont il a écrit le premier chapitre lui est à
jamais fermé. Et cependant cet instinct merveilleux qui l’a conduit,
poussé, soutenu à travers toutes les difficultés, les obscurités du
chemin, ne l’a pas trompé. Admirable destinée de l’homme qui, sans
souci de son vêtement, de son physique, de ce qu’il mange, de ce qu’il
boit, du lieu même où il travaille, a vécu ce beau rêve de poursuivre
toute sa vie une idée féconde et de la réaliser !
Enviable pauvreté d’un Branly !
Mais l’homme sans génie, l’homme simplement éclairé, cultivé, l’homme
de bien qui, tant que les forces de son cerveau le lui permettent,
cherche à augmenter son faible savoir, à agrandir chez lui le champ de
la connaissance, pour celui-là quel résultat, quelle récompense ?
Celui qui accumule les richesses matérielles ne travaille pas en vain.
Il se trouvera toujours quelqu’un pour les recueillir, les gaspiller ou
les augmenter. Mais le sage qui accumule les trésors de l’expérience,
pour qui travaille-t-il ? A quoi servira sa méditation ? Il sent que
les forces le quittent, que la vie s’enfuit hors de lui, que bientôt il
cessera de respirer, et cependant il lit, il pense, il réfléchit ; il
se voudrait plus éclairé, meilleur. C’est l’honneur de la nature
humaine qu’il en soit ainsi – du moins pour quelques-uns.
Apprendre quand tout s’apprête à s’obscurcir en nous, accroître nos
clartés intérieures à l’approche de la nuit éternelle et, quand on
descend par le corps, tenter encore de s’élever par l’esprit !...
Ceux qui viendront après nous sur la terre le sentiront frémir en eux
comme nous-même, ce sublime besoin de connaître. Cet instinct, cette
flamme, cette fièvre de recherche les jetteront hors de leurs limites.
Et c’est par cela sans doute qu’avec le temps sera améliorée non
seulement la condition mais aussi la nature de l’homme.
Quelques théoriciens à courte vue tirent argument des horreurs de la
dernière guerre pour nier la loi du progrès humain. Mais combien
s’est-il écoulé de temps depuis que les hommes vivent à l’état de
société ? La lumière qui nous éclaire vit passer, il n’y a pas trois
mille ans, Lycurgue qui fit Sparte et Romulus fondateur de Rome.
Qu’est-ce que trois mille ans, et même, si l’on remonte aux
civilisations les plus anciennes, qu’est-ce que six mille ans par
rapport à la durée de la terre ? Que pèsent trois milliards de minutes
dans les destins du monde ?
*
* *
M’est-il indifférent que les hommes soient meilleurs quand je n’y serai
plus ? Ai-je l’âme assez basse pour me désintéresser de ce problème ?
Une chose que je ne dois pas voir, un bienfait dont je ne dois pas
jouir, puis-je dire qu’ils m’importent peu ?
XXVI
Quelle que soit l’énigme de l’univers, comment croire que toutes les
données du problème n’ont pas été posées avec une sereine, avec une
suprême clairvoyance et que la solution adoptée n’est pas la meilleure
et la plus sage ? Choisis parmi tant d’autres qui n’ouvrirent pas les
yeux, nous seuls avons été admis au spectacle de la vie. Nous y sommes,
nous passons, nous allons mourir. Mais quoi qu’il advienne de nous, il
faut se dire que le seul fait d’avoir vécu était une chose belle,
grande, magnifique, incompréhensible et souhaitable.
Certains lecteurs préoccupés de mon salut m’ont reproché
affectueusement de n’avoir pas la foi. Un officier qui s’est distingué
pendant la guerre m’écrivit notamment :
« Relisez le pari de Pascal ».
Le pari de Pascal peut, il me semble, se résumer ainsi :
« Je crois en Dieu. Si j’ai raison, je gagne tout ; si je me trompe je
ne perds rien. »
C’est là évidemment un raisonnement ingénieux par lequel celui qui a la
foi se justifie à ses propres yeux et aux yeux de ceux qui ne l’ont
pas. C’est une sécurité supplémentaire qu’il se donne. C’est comme un
verrou de sûreté qu’il met à sa maison. Mais cela suppose qu’on a déjà
la maison. Vous m’offrez ce verrou à moi qui n’ai pas encore de maison,
pas de biens spirituels à protéger. Je vois bien le verrou ; je ne vois
pas la porte où le fixer. J’ai beau me dire : « Croire est une
opération qui ne comporte aucun risque. Donc je crois » en suis-je plus
avancé ? La foi hélas ! ne dépend pas de la volonté.
Est-ce de gaieté de cœur que je renonce à l’idée si douce de retrouver
après la mort les êtres qui me furent ou me sont chers, que je me prive
de cette suprême consolation ? Croit-on qu’il ne faille pas de courage
à l’homme privé d’espérance et qui pense chaque jour à la mort pour se
résigner au trou noir qui l’attend ?
*
* *
Que Dieu existe selon la conception de l’Eglise romaine, se peut-il que
me présentant devant lui les mains et la conscience pures je doive me
défendre comme d’un crime de n’avoir pas cru à l’immortalité de l’âme ?
Mais, mon Dieu, ce cerveau que vous m’avez donné commandait par sa
complexion même la nature de mes pensées. Si cet instrument que je n’ai
pas choisi, que je n’ai pu échanger contre aucun autre, dont j’ai dû me
servir tel que je l’ai reçu de vos mains, si cette lampe éclairant les
choses d’une certaine façon, bonne ou mauvaise, ne m’a pas conduit à la
foi, est-ce ma faute ? Une montre est-elle responsable de l’heure
qu’elle marque ? Si elle avance, si elle retarde, cela dépend du jeu de
ses rouages. J’ai cherché la vérité. Me suis-je trompé ? J’ai cru et
souhaité le contraire. Mes pensées ont été les fruits naturels de la
plante que je suis. Il ne dépendait pas de moi qu’elles fussent autres.
Si vous avez voulu que les éléments dont je suis composé ne fussent
bons qu’à produire une manière de voir qui devait vous déplaire,
pouvez-vous m’en faire grief puisque je n’ai rien fait pour qu’il en
fût ainsi ?
*
* *
Au cœur de la forêt, sous la multitude des feuilles, perdu dans cette
foule sans voix, ce peuple immobile, silencieux, solennel, nous sentons
autour de nous comme un génie des choses, comme une pensée confuse qui,
des profondeurs du règne végétal, en marche vers nous, trouve dans
notre cerveau son siège naturel. Nous sentons que c’est en ce cerveau
étroit, fragile et merveilleux que l’immense vie éparse, que
l’universel effort aboutissent, cherchent à prendre conscience
d’eux-mêmes. Comment résisterions-nous à cet ordre irrésistible ?
Il faut que l’homme cherche, qu’il découvre, qu’il invente. C’est sa
mission, sa tâche, son devoir. Et loin d’offenser la source de toute
vie en se servant de son cerveau, il répond à son vœu. Nous le sentons
si bien que, la tâche accomplie, quelle qu’elle soit, fait naître en
nous cet allégement, cette détente, ce sentiment de délivrance, cette
joie sereine et sacrée que nous ne retrouvons ni dans les plaisirs ni
dans les triomphes ni dans la volupté. Nous le sentons si bien qu’à
peine oisifs, le sournois et déprimant ennui entre dans notre vie.
Travailler, c’est être bon, équilibré, sage, loyal, probe, moral. On se
conduit bien quand on travaille. Les grands travailleurs ont la
conscience nette. L’indulgence, la bonté, une conception plus
tolérante, plus juste des choses résultent du travail et de sa sainte
fatigue. Ce sont les désœuvrés qui sont immoraux et vicieux, qui
conçoivent ou commettent les actes vils et bas. Si Dieu existe, celui
qui travaille plaît à Dieu. Et alors où est la limite dans l’effort ?
Où est la barrière ? Où le domaine légitime et le domaine usurpé ? A
quel moment offensons-nous la puissance divine ? Et comment
pourrions-nous l’offenser puisque nous sommes loyaux, droits, purs,
désintéressés ? Quelle recherche peut être mauvaise puisque rien ne se
fait de beau, de grand, d’élevé que par cet instinct qui porte l’homme
au sommet de lui-même et le pousse sans cesse vers l’inconnaissable
afin de réduire s’il se peut l’obscurité qui nous entoure ? Mais c’est
là notre plus impérieux devoir, notre unique objet en ce monde !
XXVII
Si ces pages n’atteignent pas ceux auxquels elles sont destinées,
aurai-je eu tort de les écrire ?
Je n’ignore pas que, pour la plupart des hommes, et dans toute
entreprise, réussir est la seule façon d’avoir raison.
Mais comptez-vous pour rien le plaisir d’avoir fixé hâtivement sur le
papier quelques rêveries, quelques souvenirs et de se délivrer ainsi un
peu – si peu ! – de l’univers que chaque être enferme en soi et qu’il
voudrait exprimer ?
Si l’on me proposait ce marché :
« Pendant dix ans tu pourras travailler normalement sans craindre aucun
trouble organique, sans accroître tes maux. Mais à peine sortie de toi
ton œuvre ne t’appartiendra plus ; tu n’en recueilleras pas, s’il y a
lieu, le bénéfice moral. A toi le labeur obscur. A un autre
l’applaudissement. »
Que répondrais-je ?
J’accepterais.
Je n’ai pas eu à choisir. Je n’ai pu écrire ces pages qu’en dérobant,
çà et là, une heure aux soins de ma santé. Je n’ai pu les écrire que du
bout de l’esprit, sans jamais m’échauffer, sans entraînement, sans
tendre mes cordes et si, deux ou trois fois, j’ai fait entendre
quelques accords de violoncelle, c’était en sourdine.
Souhaitons que cent esprits se donnent la peine d’accueillir ces
Paroles d’un solitaire. Car, ainsi qu’aime à le répéter un des rares
amis qui viennent encore me voir environ une fois l’an :
- La plus belle destinée pour un écrivain, ce n’est pas d’avoir du
succès, c’est d’avoir des partisans.
XXVIII
Lorsque dans ma chambre il se fera un grand silence et que le médecin
en descendant l’escalier baissera la voix pour dire à la personne qui
le reconduira : « C’est fini. Il n’y a plus d’espoir », je voudrais
qu’il ne me vînt aux lèvres que des paroles de sagesse, de bonté et
d’amour, comme le rosier qui va mourir donne une dernière rose.
LOUIS
DE ROBERT.