ROUSSEAU,
James (1797-1849) .- Monsieur de Paris
(1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la
collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (09.VII.2008)
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Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux
:
nc) de Paris ou le livre des
cent-et-un. Tome cinquième.- A Paris
: Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,
MDCCCXXXII.- 399 p.
; 22 cm.
Monsieur
de Paris
par
James Rousseau
~ * ~
Le prince de
l’Église et l’exécuteur des hautes-oeuvres ; l’homme du
ciel avec sa parole tout évangélique, et l’homme de la terre avec sa
mission toute de douleur et de sang ;
Celui qui prie pour l’âme, celui qui détruit le corps ;
L’un portant ses regards vers ce qu’il y a de plus haut, l’autre forcé
de les tourner vers ce qu’il y a de plus bas ;
Tous deux, par un étrange abus de mots, par un renversement de toute
idée, de toute logique, tous deux appelés du même nom ;
BOSSUET, Monsieur de Meaux !
SANSON, Monsieur de Paris !
L’évêque et le bourreau ; l’échafaud et l’Église !
L’exécuteur de la justice est, plus qu’aucun autre, du nombre de ces
hommes qui ne seront jamais appréciés comme ils doivent l’être, et que
leur position condamne à demeurer sous le poids d’éternels préjugés.
A son nom, vous verriez frémir tout un auditoire ; vous verriez les
assistants se serrer les uns contre les autres, comme s’ils entendaient
une histoire de revenants racontée dans la grande salle d’un château
gothique, ou comme ces enfants que leur bonne menace du fameux Croquemitaine.
Et cette horreur soudaine s’explique : le nom de l’exécuteur rappelle
une mission de mort, il évoque dans l’âme d’affreux souvenirs ; il fait
apparaître aux yeux une fantasmagorie sanglante : vous voyez
l’échafaud, la planche d’un rouge noir, dont une nouvelle couche de
sang va raviver la couleur ; vous voyez le coffre de plomb où vient se
précipiter une tête fortement lancée loin du tronc… vous voyez un néant
anticipé succéder à une vie pleine de jours.
Doit-on s’étonner, d’après cela, que des hommes forts, d’une
organisation supérieure, aient frappé d’anathème l’instrument vivant de
la justice terrestre, celui sans lequel à Dieu seul resterait le droit
de venger l’innocent en frappant le coupable ?
Il y a deux hommes dans cet homme : l’être créé, l’égal de tous devant
Dieu et devant la loi ; et l’être à part, le terrible intermédiaire
entre le crime et le châtiment, n’agissant que dans l’intérêt de la
société qui le rejette, et lui rendant en pénibles services ce qu’il en
recueille en dédains.
Il est bien difficile de prendre de lui une idée juste et raisonnable ;
ses fonctions s’adressent trop à ce sentiment intime qui vient de l’âme
pour que la raison préside au jugement que l’on en porte. On n’est pas
toujours le maître de se faire une opinion entre celle de l’illustre
auteur des Soirées
de Saint-Pétersbourg et celle du chantre de Julie. S’il ne faut
pas, comme M. de Maistre, voir dans la famille de l’exécuteur une femelle et des petits,
il faut aussi se défier de la sophistique philosophie de Jean-Jacques,
et, même sans être roi, rêver pour son fils une autre épouse que la
fille du bourreau.
La charge d’exécuteur des hautes-oeuvres n’a pas toujours été soumise à
l’état d’abaissement où nous la voyons aujourd’hui.
Chez les Israélites, les sentences de mort étaient exécutées par tout
le peuple ou par les accusateurs du condamné, ou par les parents de
l’homicide, si la condamnation était pour meurtre, ou par d’autres
personnes, selon les circonstances.
Le prince donnait souvent à ceux qui étaient auprès de lui, et surtout
aux jeunes gens, la commission d’aller mettre quelqu’un à mort ; on en
trouve beaucoup d’exemples dans l’Écriture ; et loin qu’il y eût aucune
infamie attachée à ces exécutions, chacun se faisait gloire d’y prendre
part.
Chez les Grecs, l’office de bourreau n’était point méprisé. Aristote,
dans ses Politiques,
met l’exécuteur au nombre des magistrats. Il dit même que, par rapport
à sa nécessité, on doit le mettre au rang des principaux offices.
A Rome, outre les licteurs,
on se servait quelquefois du ministère des soldats pour l’exécution des
criminels, non-seulement à l’armée, mais à la ville même, sans que cela
les déshonorât en aucune manière.
Chez les anciens Germains, la charge d’exécuteur était exercée par les
prêtres, par la raison que ces peuples regardaient le sang des
coupables et des ennemis comme l’offrande la plus agréable aux dieux de
leur pays.
Anciennement les juges exécutaient souvent eux-mêmes les condamnés :
l’histoire sacrée et l’histoire profane en fournissent plusieurs
exemples.
En Allemagne, avant que cette fonction eût été érigée en titre
d’office, le plus jeune de la communauté ou du corps de ville en était
chargé ; en Franconie, c’était le nouveau marié ; à Reutlingue, ville
impériale de Souabe, c’était le dernier conseiller reçu ; et à Stedien,
petite ville de Thuringe, l’habitant qui était le plus nouvellement
établi dans la ville.
En Russie, la charge d’exécuteur n’existe pas. Les exécutions sont
confiées chaque fois à un prisonnier. Cette mission d’un instant lui
mérite grâce pleine et entière.
En France, l’exécuteur de la haute justice avait autrefois droit de
prise, comme le roi et les seigneurs, c’est-à-dire de prendre chez les
uns et chez les autres, dans les lieux où il se trouvait, les
provisions qui lui étaient nécessaires, en payant néanmoins dans le
temps du crédit qui avait lieu pour ces emprunts forcés.
Les lettres de Charles VI, du 5 mars 1398, qui exemptent les habitants
de Chailly et de Lay près Paris du droit de prise, défendent à tous les
maîtres de l’hôtel du roi, à tous les fourriers, chevaucheurs
(écuyers), à
l’exécuteur de la haute justice et à tous nos autres officiers,
et à ceux de la reine, aux princes du sang et autres, qui avaient
accoutumé d’user de prise, d’en faire aucune sur lesdits habitants.
L’exécuteur se trouve là, comme on voit ; en assez bonne compagnie.
Plus tard le métier de bourreau tomba dans le plus complet
avilissement. Il ne fut un peu relevé qu’en 1790, époque où l’Assemblée
nationale, sur la proposition de Maton de la Varenne, appuyée par
Mirabeau, décréta qu’elle avait entendu comprendre les exécuteurs dans
le nombre des citoyens.
Depuis long-temps, j’étais curieux de connaître cette puissance occulte
qui est comme le premier anneau de la chaîne sociale ; je voulais voir
dans son intérieur, entouré de sa famille, celui dont le monde se fait
une si prodigieuse idée ; je voulais l’entendre parler de ses terribles
fonctions, recueillir de sa bouche des paroles humaines.
Ne connaissant personne qui pût me présenter à lui, je me décidai à me
servir d’introducteur à moi-même, et, un matin, je me dirigeai, non
sans quelque émotion, du côté de la rue des Marais du Temple.
Arrivé devant le n° 31 bis,
j’aperçus une petite maison protégée par une grille de fer, dont les
interstices en bois ne permettent pas à l’oeil de pénétrer dans
l’intérieur. Cette grille ne s’ouvre pas ; on entre dans le sanctuaire
par une petite porte qui s’y trouve attenante, et à droite de laquelle
est une sonnette. Au milieu de cette porte est une bouche de fer,
entièrement semblable à une poste aux lettres ; c’est là que l’on
dépose les missives que le procureur-général envoie à l’exécuteur, pour
le prévenir que l’on va recourir à l’appui de son bras.
Je pressai doucement le bouton de la sonnette, la porte s’ouvrit, et un
homme d’une trentaine d’années, grand et vigoureux, me demanda fort
poliment ce que je désirais. « M. Henry Sanson, » répondis-je d’une
voix tremblante.
- « Entrez, monsieur, » me dit mon guide.
C’était un des aides de l’exécuteur.
Je pus, dès ce moment même, me convaincre combien le monde a une idée
fausse de ce qu’il ne connaît pas, et du peu de fondement de certains
proverbes populaires. Je ne sais si le moutardier du pape est fier,
mais je puis répondre que les valets du bourreau ne sont pas insolents.
Parmi les croyances superstitieuses qui règnent sur les devoirs de
l’exécuteur, il en est une qui est généralement accréditée : je parle
de l’obligation où serait le fils de succéder à son père, de la
perpétuité de la charge dans la famille.
Rien de plus faux. On ne peut forcer un homme qui n’a encouru aucune
condamnation à une époque où le dernier des citoyens a la conscience de
ses droits civils et politiques, à embrasser une profession contre son
gré. Il faut chercher autre part la cause de l’acceptation que fait
toujours le fils du bourreau du sanglant héritage de son père.
L’exécuteur vit en dehors du monde : sa seule société, après sa
famille, ce sont des bourreaux ; ses alliances, il va les chercher
parmi des bourreaux. Est-ce sa faute, à lui, si vous en avez fait un
homme à part ? Lui donneriez-vous votre fille ? Rechercheriez-vous la
main de son fils ? Le recevriez-vous dans votre salon ? Son arrivée
dans un lieu où vous seriez, ferait courir un long frissonnement dans
toutes vos veines, comme si l’on vous disait que le lion du Jardin des
plantes vient de briser ses barreaux. Cependant c’est un homme comme
vous ; il a besoin d’amitié, d’amour, il ne peut en demander qu’à des
âmes faites comme la sienne. C’est une famille de chandalas au milieu
d’une caste de bramines.
Et puis que l’on ne croie pas que la charge de bourreau puisse jamais
venir à faillir. Il y a quelques années, quand Monsieur de Versailles
vint à mourir sans laisser de successeur naturel, cent
quatre-vingt-sept pétitions demandèrent sa place. Les postulants
étaient, pour la plupart, d’anciens militaires, et surtout des
bouchers. Cette idée est affreuse. Serait-il possible que tous les
hommes fussent propres à faire des bourreaux, et que la seule habitude
du sang leur manquât ?
Je reviens à ma visite.
On m’introduisit dans une petite salle basse, où je vis, occupé à tirer
d’un piano des sons qui n’étaient pas sans mélodie, un homme paraissant
avoir soixante ans, d’une figure pleine de franchise et de douceur.
C’était lui.
Dans la même pièce était son fils, jeune homme d’environ trente-quatre
ans, blond, l’air timide et doux ; il tenait sur ses genoux une petite
fille de dix à douze ans, jolie comme un ange, de la physionomie la
plus vive et la plus distinguée.
C’était la sienne.
Ce tableau de famille me frappa ; M. Sanson parut s’en apercevoir. Le
fait est que, sans partager l’opinion irréfléchie de la multitude, je
m’étais fait une tout autre idée du spectacle qui frappait mes yeux.
Cette petite fille surtout !... elle bouleversait toutes mes idées : je
n’aurais pas voulu que quelque chose de si frais se rencontrât là ;
c’était le soleil traversant un orage, une rose élevant sa tige entre
les pierres d’un tombeau.
Depuis déjà plusieurs années, c’est le fils de M. Sanson qui remplit la
charge de son père. Appelé à lui succéder, par ces raisons que je
disais tout à l’heure, il fait sous les yeux du titulaire
l’apprentissage du sang. Ce dernier assiste en effet à toutes les
exécutions : la justice ne connaît que lui, il est seul responsable
devant elle des infractions qui pourraient avoir lieu.
M. Sanson me reçut en homme qui sait son monde, sans embarras comme
sans affectation, et s’informa du motif de ma visite.
Ma fable était faite : je lui dis que, m’occupant d’un ouvrage sur les
supplices aux différentes époques de notre législation, j’avais assez
compté sur sa complaisance pour venir lui demander quelques
renseignements.
Le ton aimable avec lequel il me répondit qu’il était tout à ma
disposition, me mit tout de suite à mon aise ; je ne m’en tins pas aux
questions que devait comporter le motif que j’avais donné à ma visite ;
et, dans une conversation de près de deux heures, je pus remarquer la
justesse d’esprit et la pureté de vues de Monsieur de Paris.
M. Sanson ne se dissimule pas la gêne de la position dans laquelle le
sort l’a placé ; il la supporte, non pas en homme qui en méprise les
conséquences, mais en sage qui sent ce qu’il vaut ; qui comprend que
nous pouvons toujours, avec une volonté, nous élever au-dessus de
l’état que la naissance nous a fait, et que les sentiments du coeur,
les conseils de la raison, nous classent dans le monde en dépit de la
direction imprimée à nos mouvements.
Cette conscience, qui le relève à ses propres yeux, ne lui fait jamais
oublier la distance que la société a mise entre elle et lui. Si on
pouvait un instant la perdre de vue, M. Sanson prendrait soin lui-même
de vous la rappeler.
Une chose me frappa : il avait souvent ouvert sa tabatière devant moi
sans me la présenter. Cette dérogation aux usages reçus parmi les
priseurs, à cette politesse qui n’en est plus une depuis qu’elle est
devenue une habitude, m’avait surpris sans que je pusse me l’expliquer.
Tout à coup, sans but aucun, machinalement, au milieu d’une
conversation qui ôtait l’âme à mes mouvements, je lui offre du tabac.
Il élève sa main en signe de refus avec une expression de physionomie
qu’il est impossible de rendre, et qui me fit froid. Le malheureux !...
un souvenir d’hier venait de lui mettre du sang aux doigts !
M. Sanson aime à causer ; peut-être parce qu’il a lu beaucoup et avec
fruit. Il possède en effet une bibliothèque nombreuse et choisie, qui
n’est pas chez lui un objet de luxe. Ses livres sont toute sa société :
par leur secours, il peut, échappant à la gêne et à l’humiliation,
s’entretenir avec les hommes qui la composent, leur demander des
distractions à ses horribles devoirs, des consolations contre les
mépris de son siècle, des arguments pour ceux qu’il aime, du repos pour
ses jours, du sommeil pour ses nuits.
Paria de la civilisation, exclu de la société des vivants, il en
retrouve une dans la compagnie morte de nos grands hommes ; et ceux-là
il peut les regarder sans frémir : ils ne sont pas morts de sa main !...
Parmi les ouvrages qui composent la bibliothèque de l’exécuteur, il en
est deux que je ne serais pas venu chercher là : les oeuvres de M. de
Maistre, et Le
dernier jour d’un Condamné.
L’examen des livres de M. Sanson me fournit un sujet de causerie que je
fus bien aise d’avoir trouvé. Jusqu’à ce moment la conversation avait
langui : je n’avais pas osé le presser de questions, et lui-même, avec
ce tact qui le caractérise, avait évité de parler de tout ce qui
pouvait se rattacher à sa mission.
Dès que je l’eus mis sur le chapitre de la littérature, il s’abandonna
entièrement ; la contrainte qu’il s’était imposée jusque-là disparut
tout à coup ; il émit des principes, discuta mes opinions en homme qui
s’est rendu compte ; et à travers quelques hérésies qui tiennent au
manque d’instruction première, il avança des jugements dont se ferait
honneur un membre de l’académie des inscriptions et belles-lettres.
Ce petit cours littéraire fit promptement disparaître ce que,
jusqu’alors, notre tête-à-tête avait eu de gênant et de guindé ; on
aurait dit que nous nous connaissions depuis dix ans. M. Sanson se
montra à découvert ; je pus l’examiner à mon aise.
Il semblerait que la nature de ses fonctions, les gens avec lesquels
elles le mettent incessamment en rapport, on dû détruire chez lui tout
sentiment d’humanité ; bien loin de là : ils ont développé dans son âme
une sensibilité extrême.
Ce même homme qui va froidement surveiller tous les apprêts d’un
supplice, monter, pièce à pièce, l’affreuse machine de destruction,
graisser les cordes, consulter du doigt le tranchant de la hache, faire
partir, d’une main assurée, la détente qui va rendre à la terre
l’ouvrage du ciel, ce même homme ne pourra retenir ses larmes quand
vous lui rappellerez le souvenir de quelque exécution. Vous l’entendrez
s’élever avec une jeune énergie contre la peine de mort ; développer
avec vivacité les moyens qui pourraient la remplacer le plus
efficacement ; vous le verrez, un jour de Grève, pâle et défait,
refusant toute nourriture, mort comme s’il avait changé de rôle, comme
si l’autre
était le bourreau !
Voilà ce qu’on ne sait pas ; voilà ce que je n’aurais pas cru moi-même
si je ne l’avais pas vu ; et c’est ce qu’auraient dû voir ceux qui, de
toute l’autorité de leur talent, ont pesé sur l’instrument de la
justice, en se prosternant de respect devant la main qui le fait agir !
Il me raconta une foule de particularités sur les derniers moments de
quelques condamnés célèbres ; je ne les rapporterai pas ici. Parmi des
détails quelquefois touchants, quelquefois burlesques, toutes ces
histoires offrent quelque chose de pénible et de forcé : c’est comme le
rire d’un pendu…
Ce que je dirai seulement, c’est à quelle circonstance il est dû que,
maintenant, l’échafaud soit démonté et remis en place tout de suite
après l’exécution.
Autrefois, il restait là pendant plusieurs heures ; c’était une
attention fort délicate pour les assistants : la tragédie est courte,
il fallait bien les laisser jouir du spectacle des décors.
Seulement, un cadenas comprimait la détente qui laisse partir
l’instrument oblique.
En 1797, après une exécution, le bourreau et ses aides s’étaient
retirés au premier étage du cabaret situé à l’angle de la place de
Grève et du quai Pelletier.
Ils causaient, ils buvaient, ils riaient peut-être.
On frappe à la porte du cabinet. C’est un homme, une espèce d’ouvrier,
qui vient prier M. Sanson de lui confier la clef qui retient le
couperet de l’échafaud. Un garçon perruquier vient d’être arrêté au
moment où il volait une montre au milieu de la foule qui s’écoulait
après l’exécution : le peuple, dans sa justice expéditive, avait pris
le coupable, l’avait hissé sur l’échafaud, couché sur la
planche, roulé sous le couteau, et sa tête allait tomber sans la
précaution qu’on prenait toujours, sans doute par instinct.
L’exécuteur, qui était venu ouvrir lui-même, répondit, à cette demande
atrocement singulière, que M. Sanson était sorti, que lui seul avait la
clef, et qu’il reviendrait dans deux ou trois heures. Il fallut se
résigner : la foule s’écoula peu à peu, mais le patient, promis à la
mort, était toujours dans son affreuse position. Enfin, après un temps
dont on ne peut calculer la longueur si l’on veut se mettre à la place
du pauvre diable, on vint le délivrer. Rien ne peut redire son état, et
ce qu’il avait dû souffrir dans cette lente agonie.
Et quand on pense que ce fait s’est passé peu d’années après la
révolution ! Le sang avait coulé pendant deux ans, les supplices
avaient été organisés d’une façon régulière, et le peuple n’était
rassasié encore ni de sang ni de supplices !...
Moins par curiosité que pour rappeler à M. Sanson le but de ma visite,
je le priai de me faire voir la chambre où il tient renfermés les
instruments destinés aux différents genres de supplices usités
autrefois.
La vue de ce musée
me glaça d’horreur.
Une seule chose, dans ce sanglant conservatoire, mérite qu’on en parle
: c’est le sabre avec lequel M. le marquis de Lally fut décapité. On le
fit faire exprès, et il en fut fondu trois avant qu’on pût en trouver
un convenable.
A cette époque, lorsqu’une exécution remarquable avait lieu, les jeunes
seigneurs montaient sur la plate-forme de l’échafaud, comme ils
allaient le soir, à la Comédie-Française, s’étaler sur les banquettes
qui garnissaient la scène. Le jour où M. de Lally subit son jugement,
la foule était plus considérable que de coutume : un des plus empressés
à l’horrible fête froissa le bras de l’exécuteur au moment où l’arme
homicide se balançait au-dessus de la tête du patient ; la secousse fit
dévier l’arme, qui, au lieu de frapper la nuque, rencontra le cervelet,
et vint s’arrêter sur la mâchoire de la victime sans trancher
entièrement sa tête. La lame du sabre fut ébréchée par le contact d’une
dent contre laquelle elle frappa, et un des aides du bourreau fut
obligé, à l’aide d’un coutelas, d’achever l’exécution !...
J’ai tenu dans mes mains l’arme fatale ; une dent s’adapterait fort
bien au vide laissé par l’éclat qui en a jailli…
Ici une anecdote parfaitement à sa place.
Vers l’année 1750, au milieu de la nuit, trois jeunes gens, appartenant
à cette haute noblesse qui avait le monopole des vitres cassées, des
passants insultés, du guet battu ; trois jeunes gens, de ceux qui
faisaient revivre, après un trop long intervalle, les moeurs si gaies,
si en dehors, si insolemment aristocratiques de la Régence ; trois
jeunes gens descendaient le faubourg Saint-Martin, après un délicieux
souper dans une petite maison. Car on soupait alors ; une civilisation
rétroactive n’avait pas encore gâté ce bon naturel du vieux temps, où
l’on mettait le couvert à l’heure où l’on se couche pour ne l’ôter qu’à
l’heure où l’on se lève.
Ils avaient soupé, les trois jeunes gens. Et avec gaieté, je vous le
jure : un souper qui vous serait conté d’une manière délicieuse par un
de nos amis ; à vous enivrer comme avec du champagne.
Moi, qui ne sais pas conter, je dirai tout simplement qu’après souper,
entre deux et trois heures de la nuit, ces messieurs descendaient le
faubourg Saint-Martin, riant, délirant, et surtout causant de cette
causerie si amusante quand on ne sait pas ce qu’on va dire et quand on
ne sait plus ce qu’on a dit.
Ils voulaient ne pas rentrer chez eux avant le jour, et aucune maison
n’était ouverte.
Arrivés devant la rue Saint-Nicolas, ils entendent un son
d’instruments, une musique joyeuse, spéciale, qui dit que l’on danse
d’une danse folle, instinctive, affreusement bourgeoise.
Quelle trouvaille ! ils vont pouvoir finir la nuit.
L’un d’eux frappe ; un homme vient ouvrir : poli, simple, bien vêtu.
Le jeune seigneur qui avait frappé s’empresse d’expliquer le motif de
cette brusque visite. « Nous sommes montés à la joie, dit-il ; la nuit
a commencé pour nous, délicieuse et folle ; nous allions sans savoir où
quand votre joyeuse fête nous a brusquement arrêtés. Nous serons bien
venus partout où l’on rira ; permettez que nous nous joignions à vos
convives.
- « Je ne le puis, messieurs, répond avec une froide politesse le
maître du lieu ; ceci est une fête de famille, aucun étranger n’y peut
être admis.
- « Vous avez tort, jamais, peut-être, meilleure société n’aura fait
honneur à votre salon.
- « Je vous répète, messieurs, que je ne puis vous recevoir.
- « Bah ! vraiment !... Vous ne savez pas qui vous refusez.
- - « C’est bien à regret, je vous l’assure.
- « Faites attention, bon homme…. Nous appartenons à la cour, nous
venons de souper à notre petite maison, et c’est un grand honneur que
nous vous faisons de vouloir bien achever la nuit chez vous.
« - Encore une fois, messieurs, je suis forcé de vous refuser… et si
vous saviez qui je suis, vous n’insisteriez pas : vous mettriez autant
d’empressement à vous retirer que vous apportez d’insistance à vous
faire admettre.
- « Charmant, d’honneur ! dit le plus empressé, le plus fou. Vous
pensez donc qu’il soit si facile de nous intimider ?
- « Messieurs, messieurs, n’insistez pas, de grâce.
- « Et qui donc êtes-vous, bon Dieu ?
- « Je suis le bourreau de Paris…..
- « Délicieux ! ah ! ah ! ah ! Comment c’est vous qui coupez des têtes,
qui écartelez des membres, qui faites crier des os entre deux
chevalets, qui torturez si agréablement de pauvres diables….
- « Là ! là ! monsieur, ce sont bien, en effet, les devoirs de ma
charge ;… mais je laisse tous ces détails à mes valets… Seulement,
lorsqu’un homme de qualité, un seigneur comme vous, messieurs, a eu le
malheur d’encourir la sévérité de la justice, je ne laisse pas à
d’autres le soin de l’en punir, et je me fais un honneur de l’exécuter
de ma main. »
L’interlocuteur du bourreau était M. le marquis de Lally.
Vingt ans après, M. le marquis de Lally mourait de la main de ce même
homme dont les fonctions lui inspiraient alors tant de folles
railleries.
Quand je sortis de chez le bourreau, ma poitrine était affreusement
oppressée.
Petit à petit l’air vint dilater mes poumons.
Il ne me resta plus, de toutes les impressions qui, en si peu de temps,
s’étaient succédé dans mon âme, qu’un profond mépris pour notre
civilisation, et de toutes mes pensées qu’un seul voeu : la révision de
notre Code pénal.
Une dernière observation qui achèvera de peindre cet homme.
Quand je le quittai, après une longue visite qui avait fait disparaître
à mes yeux celui chez lequel je me trouvais, et poussé par cet élan
naturel qui nous porte au-devant des gens qui nous plaisent, je lui
tendis la main ; il recula d’un pas et me regarda d’un air étonné et
presque confus.
La tabatière me revint à l’esprit, et je compris toute sa pensée : la
main qui subit chaque jour le contact du crime n’osait pas presser
celle d’un honnête homme.
JAMES ROUSSEAU.
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