L. Roux
S
I
vous avez
rencontré, dans une des rues les plus
fréquentées
de Paris, une jeune personne ornée d’un tartan
vert,
d’un bonnet de tulle à rubans orangés,
et
d’une imposante dignité de dix-huit printemps,
vous
l’avez suivie par instinct : la vie parisienne a de ces
entraînements. Croyant toucher, sur ses traces, aux portes du
Conservatoire, vous vous êtes livré à
mille
rêves décevants : la jambe permet
d’espérer
une danseuse, le visage n’exclut point
l’idée
d’une cantatrice. Son itinéraire n’est
pas ce qui
vous préoccupe : vous avez fait un pas sans penser, vous en
faites deux sans avoir réfléchi, pour vous
trouver en
face de…….. l’École
pratique. Votre sylphide
est une sage-femme, l’adjectif est
ad libitum.
Rien ne ressemblant à un étudiant comme un
flâneur,
vous êtes reçu sans autre carte que votre mine
évaporée dans le prétoire de Lucine :
le cours de
M. Hatin va commencer.
Il y a eu des demi-mots à l’adresse de la jeune
élève, dont elle a dû rougir, la
galanterie
n’étant point dans le programme. Elle court se
placer sous
l’égide de la science au premier banc de
l’amphithéâtre. Quand le professeur
arrive, la fine
plaisanterie n’est plus permise :
l’élève est
toute au professeur ; elle écoute par les yeux, et il y
aurait
conscience à la distraire le moins du monde. Elle est plus
que
séparée de l’étudiant en
médecine,
elle en est distincte ; cependant, la sagesse des deux
Écoles ne
suffisant pas à mettre la sage-femme qui prenait
leçon
avec les étudiants à l’abri des
agaceries, la
Faculté a reconnu récemment qu’il y
avait urgence
à ce que les sages-femmes suivissent les cours
isolément,
sauf pour celles-ci à être moins instruites que
lorsque
les étudiants eux-mêmes assistaient à
ces
leçons. De son auditoire, le professeur
s’étant
résigné à ne conserver que la plus
belle
moitié, la morale a gagné tout ce que la science
a pu
perdre à cet arrangement. L’art procède
par des
initiations lentes. Le noviciat de la sage-femme a ses
difficultés : il s’agit de comparaître
devant un
jury de médecins ; il y a un prix pour les
élèves
sages-femmes comme il y en avait un autrefois pour les
rosières.
Les femmes n’ayant d’ordinaire d’autre
distinction
que celle du mérite, il est juste de tenir compte des
exceptions.
La profession de sage-femme n’est ni artistique ni
poétique, mais bien médicale et
éminemment utile.
Peut-on être sage-femme à moins de
s’appeler madame
La Chapelle ou madame Boivin ? Là est la question. Les
médecins de tout temps s’emparent des grands
accouchements, et c’est pour cela même que les
sages-femmes
ont si peu d’occasions de montrer une
supériorité
marquée. Le préjugé les condamne,
à
d’honorables exceptions près, à
n’être
que des diminutifs des médecins.
Généralement dévouée
à la petite
bourgeoisie, la sage-femme habite les quartiers marchands et
même
populeux ; le troisième étage est de son ressort,
elle
s’élève aussi, dans
l’intérêt de
sa clientèle, jusqu’aux mansardes les plus
idéales
; elle-même a fixé ses pénates
à un
quatrième. La sage-femme paie son terme quand la nature
daigne
en fixer un pour quelque enfant à naître, et la
nature
n’est pas moins ponctuelle à son égard
que son
propriétaire.
Il y a des sages-femmes grands-cordons de l’ordre, sans
compter
celles qui, à l’aide d’une hyperbole
plus ou moins
forte, s’intitulent ainsi. Une sage-femme qui compte des
antécédents n’a
qu’à trouver une
pratique crédule ; à l’aide
d’une
mnémotechnie qui lui appartient, elle rappellera les divers
personnages qui lui ont dû le jour : à
l’entendre,
elle n’aurait pas été sans influence
sur
l’arrivée du roi de Rome ; on l’aurait
consultée sur la naissance du duc de Bordeaux ; le nombre
des
comtes, - si l’on nous passe
l’équivoque, -
qu’elle a faits en sa vie tient vraiment du prodige. En
réalité, l’importance de la sage-femme
est
problématique ; ses prétentions, les
médecins
disent ses connaissances, sont médiocres. On appelle une
accoucheuse afin de pouvoir se passer d’un
médecin. Il est
des susceptibilités, des fortunes surtout, que le savoir
titré, en frac et en habit de docteur, effraie et intimide ;
on
craint de ne pouvoir payer l’accouchement : la sage-femme se
présente alors même qu’elle est
sûre de ne pas
être payée. Elle passe pour être de
meilleure
composition qu’un accoucheur à diplôme,
peut-être parce qu’elle reçoit de
plusieurs mains.
C’est elle qui, concurremment avec la marraine, fait de cette
cérémonie bourgeoise nommée
vulgairement un
baptême, la plus onéreuse des invitations de
famille. La
sage-femme accepte des cadeaux ; le médecin ne compte que
sur
ses honoraires, quand il y compte. Ces petits présents
autorisés par l’usage finissent par lui composer
une somme
assez ronde, un revenu solide. On se dispense plus aisément
de
payer une dette que de faire ses honneurs ; la coutume est plus
despotique que la loi.
Une enseigne que chacun connaît et dont les
nouveau-nés
supposent l’existence avant même d’avoir
vu le jour,
fait partie intégrante de la sage-femme, disons toutefois
que
son portrait diffère souvent de son tableau. On se
tromperait en
faisant ici l’application de l’axiome
ut pictura poesis
: d’abord la broderie au blanc de céruse ne perd
rien par
l’action de l’air et du temps de sa virginale
blancheur ;
en second lieu, une sage-femme qui apparaît sur le tableau
dans
tout l’éclat de la jeunesse et du talent cultive
souvent
la clientèle depuis un temps immémorial. On peut,
sans la
moindre injustice, lui assigner, en toute occurrence, une place dans le
panthéon des femmes Balzac, l’enseigne ne vieillit
pas. Il
peut arriver aussi qu’un tableau de rencontre
façonné à l’effigie
d’une blonde
s’adapte sans difficulté à une brune
piquante. Les
enfants n’y regardent pas de si près pour venir au
monde.
La sage-femme est toujours élève de la
Maternité
sur son tableau.
Chaque rue offre une de ces enseignes, où le sourire est
stéréotypé sur les lèvres
du
nouveau-né et de la sage-femme. Avoir un tableau est le
privilége des accoucheuses ; malheureusement ce que ce mode
de
publication a d’avantageux est en partie perdu par la
concurrence.
Aurait-on la curiosité de se demander quelle est la cause
qui
jette dans une voie excentrique et savante tant de femmes
nées
pour être l’ornement d’une
société
bourgeoise ; quelle puissance occulte et irrésistible les
arrache à leur vocation de modistes, de dames de compagnie,
de
confiance ou d’intimité, pour en faire des
sages-femmes ?
Cela tient aux plus profonds mystères de la vie
d’outre-Seine. On n’a pu se défendre
d’une
séduction opérée par un
étudiant en
médecine : on aime le médecin d’abord ;
on en vient
ensuite à se passionner pour son art. A la
Faculté de
droit, les choses ne se passent pas autrement ; beaucoup de femmes
connaissent le code ; Héloïse était
très-forte sur la scolastique. La sage-femme,
c’est la
grisette émancipée ; c’est elle qui,
pendant que M.
Ernest était au cours, lisait Boërrhaave avec
entraînement, se passionnait pour un chapitre de Lisfranc
comme
d’autres pour un roman de Ch. Gosselin. Cette
solidité
dans le jugement a déterminé M. Ernest
à faire des
sacrifices. Doué d’une médiocre
ambition et
d’une fortune plus médiocre, il a consenti
à
s’établir de compte à demi avec une
élève formée de sa main ; ils ont pris
leurs
grades le même jour à la Faculté, et
les ont fait
légitimer à la mairie. C’est ainsi que
naissent les
petites fortunes médicales, et que l’art des
accouchements
fait chaque jour de nouveaux progrès. L’inverse a
cependant lieu quelquefois. La sage-femme, essentiellement
vouée
à la parturition, fait éclore, le cas
échéant, des
célébrités
médicales. Un membre de la Faculté ne se faisait
remarquer que par ses habits râpés et un immense
pressentiment de ses hautes destinées. Il fut
distingué
par une sage-femme possédant une recette qu’il
prôna
depuis à plusieurs millions d’annonces ;
s’emparer
du coeur de la sage-femme et de sa recette fut le premier coup
de
maître du docteur. Paracelse avait substitué
l’astrologie à toutes les sciences,
l’annonce fut la
panacée universelle du nouvel alchimiste. Parvenu
à
l’apogée de la fortune et de la
célébrité, il oublia la femme qui
l’avait
révélé. Outrée de ce manque
d’égards, celle-ci prit la plume, et nous
eûmes
les
Mémoires
d’une sage-femme. La
Biographie des sages-femmes,
autre ouvrage de même portée, contient, nous
aimons
à le croire, bon nombre de noms justement
célèbres
; il s’en faut cependant que toutes celles qui se distinguent
dans cette profession puissent être regardées
comme
irréprochables, et dire toute la
vérité en ce qui
en concerne quelques-unes serait faire plutôt une satire
qu’un tableau de moeurs.
Cette profession a ses Locustes. Des femmes sans aveu, quoique
accoucheuse jurées, ayant vécu longtemps dans un
état problématique, plus près de
l’indigence
que d’une aisance modeste, parviennent à la
fortune par
une route directement opposée à celle du bien.
Leur
métier était de mettre des enfants au monde ;
elles font
leur possible pour que l’humanité ignore
l’arrivée de ceux qu’elle avait inscrits
d’avance sur son catalogue. Voulez-vous, sur les
données
de Parent-Duchâtelet, vous faire le chroniqueur patient et
résigné de tous les vices de Paris ; la
sage-femme vous
en apprendra à ce sujet plus qu’aucune autre. La
sage-femme d’une moralité douteuse, celle qui
tient de la
Voisin et qui, dans les cas urgents, a recours aux
dérivatifs,
donne fréquemment sa main à un herboriste :
c’est
un mariage de raison, un moyen d’avoir des simples
à sa
portée, on use des spécifiques, on en abuse
même. A
Paris surtout, les sollicitations sont souvent pressantes ; la
tentation se présente armée d’une
bourse et
d’un sophisme : on commet un infanticide pour parer
à un
déshonneur. Les physiologistes écrivent en vain
que tout
breuvage de ce genre est un poison ; beaucoup de sages-femmes en savent
là-dessus autant que les médecins
eux-mêmes.
C’est pourquoi elles continuent d’exercer leur
profession.
Il suffit qu’elles possèdent le remède
pour
l’appliquer. On calcule la somme reçue ou
à
recevoir bien plus que les conséquences d’une
atrocité. La victime craint le déshonneur plus
que la
mort ; sa complice aime l’argent plus que
l’honnêteté. Il y a, selon nous, trois
coupables
quand un crime de ce genre se produit : la sage-femme qui affronte un
procès ; la femme enceinte qui affronte la mort et la
reçoit des suites plus ou moins immédiates de sa
faiblesse ; enfin la société toujours
armée pour
la vengeance, et qui punit trop par l’opinion une femme
séduite, et la pousse ainsi fréquemment
à un
double suicide. Nous voyons au reste, à toutes les
époques d’une civilisation
très-avancée, les
mêmes crimes naître des mêmes causes. Si
l’on
en croit les historiens, les moeurs
d’Athènes
n’auraient pas été exemptes de ces
pratiques
secrètes. Les femmes grecques étaient
très-versées dans la médecine de leur
sexe, et les
matrones étaient appelées presque exclusivement
pour les
accouchements. Laïs et Aspasie accrurent la
méchante
réputation qu’elles s’étaient
acquise par
leurs galanteries, en pratiquant l’art occulte d’en
faire
disparaître les traces chez les femmes livrées aux
mêmes déréglements.
Si ces immoralités étaient chez nous une
exception, il
aurait fallu s’en taire ; si elles sont au contraire une des
plaies endémiques de la société
actuelle, il faut
y chercher un remède. Nous livrons cette
réflexion aux
moralistes. La sage-femme qui tient pension est à la fois
l’Harpocrate (1) et l’Hippocrate femelle de son
art, sa
discrétion est passée en proverbe. On ne mettrait
jamais
les pieds chez elle si l’on savait y être vu. Elle
est
utile au célibat renté qui pense pouvoir
conserver sa
considération en récusant la plus noble partie
des
devoirs qui pèsent sur le citoyen aisé ; beaucoup
de
propriétaires ont plus de confiance en une sage-femme
d’un
quartier autre que le leur que dans le maire de leur arrondissement, et
aiment mieux avoir une honte à dissimuler qu’un
ménage à gouverner en chefs de famille. La
société qui flétrit tant de choses
moins dignes de
blâme les a-t-elle jamais mis à son ban ? il est
vrai que
la sage-femme est si discrète, et qu’en tout
état
de cause un homme riche est toujours un homme à
ménager.
Mais il ne suffit pas qu’une sage-femme jouisse
d’une
confiance illimitée et soit avantageusement connue de toutes
celles qui désirent ne lui confier que ce qu’elles
veulent
céder à d’autres, il faut encore
prévenir
les confidences, entretenir des relations avec les scandales qui
n’en sont pas encore. Paris est un asile précieux
pour la
province, de même que la campagne est un séjour
discret
pour les accidents de la vie parisienne. Ce refuge de
l’innocence
ne mérite ce nom qu’autant qu’il la
procure aux
personnes qui d’aventure l’auraient perdue par
imprudence.
La sage-femme qui tient pension jette ses filets dans les
Petites-Affiches,
sous forme de réclames modestes. On ne demande rien aux
personnes en état de domesticité que leurs
services
à terme ; il n’est pas inutile de se
présenter,
toutefois, sans avoir quelques économies. Il suffit que la
sage-femme ait donné son adresse sous une formule
philanthropique pour que les intéressées viennent
d’elles-mêmes faire appel à ses
connaissances
pratiques. On ne se connaît pas dans son
établissement.
Les femmes ont un nom quelconque ; les roturières sont
vicomtesses ; les femmes titrées s’appellent
Louise ou
Séraphine ; celles qui viennent des confins les plus
reculés des départements ont une position dans
la
capitale
; les autres sont destinées à
s’éloigner de
Paris. Presque toutes ont leurs époux dans quelque
île de
la mer du Sud. Elles feignent d’ajouter foi aux paroles les
unes
des autres, afin de n’être pas
interrogées. Sa
maison est, au reste, une Thébaïde ; elle loge au
fond
d‘une vaste cour, elle a pour portier un sourd et muet ;
toutes
ses fenêtres ont des abat-jour. Il faut montrer patte blanche
pour être reçu dans son
gynécée. La
recherche de la maternité y est
sévèrement
interdite, l’homme en est banni à
perpétuité.
S’il est une profession où la
considération soit
toute personnelle, c’est surtout celle de sage-femme. La
sage-femme qui, outre les vertus de son sexe, possède les
connaissances de sa profession, ne tarde pas à jouir dans
son
quartier même d’une réputation
irréprochable
et d’un honnête revenu. Sa clientèle lui
a
coûté quelques sacrifices d’amour-propre
; il a
fallu se mettre bien avec les portières, ne pas
s’aliéner par une dignité
compromettante les bonnes
grâces des gardes-malades, satisfaire par des visites
réitérées aux exigences de la petite
propriété. Il y a telle de ses clientes qui
accouche
vingt fois avant de mettre un enfant au monde. Pour peu
qu’elle
devienne en vogue, la sage-femme n’a plus un instant
à
elle. Les enfants font exprès de voir le jour à
minuit.
Elle allait se mettre à table, on vient la chercher pour une
grosse marchande ; heureusement elle a des garanties et la
commère en est à son quinzième : ils
sont tous
venus de la même manière ; en fait
d’accouchements,
il n’y a que le premier pas qui coûte.
Tout cela est plus ou moins vulgaire ; mais tout cela existe et compose
les scènes les plus intéressantes de la vie
privée. Beaucoup d’enfants attachent une grande
importance
à venir au monde. Des hommes de génie peuvent
passer par
les mains de la sage-femme sans qu’elle s’en
aperçoive. Sa profession est une loterie.
Ce n’est pas tout pourtant de procéder
à un
accouchement, il faut encore savoir quand un enfant existe, le
prophétiser, si l’on ne peut faire plus,
interpréter son sexe, favoriser son développement
par une
saignée en temps opportun ; connaître quels
breuvages lui
conviennent d’abord. On pourrait faire des poëmes
sur cette
donnée, il y a des sages-femmes qui en ont fait. La
sage-femme
est un argument pour les personnes de son sexe qui rêvent la
femme libre. Serait-ce abuser de notre position que de dire un mot des
folles hypothèses prônées
récemment sur
l’individualité de la femme ?
l’expérience
des siècles et sa nature même la fixent dans le
sanctuaire
du foyer domestique. Elle est reine au sein de sa famille ; elle a
droit à nos adorations quand elle est mère :
éloignez-la de ce centre de ses affections et des
nôtres,
de ce cercle modeste et précieux de la vie
privée, vous
la déplacez ; donnez-lui un rôle autre que le
sien, qui
est d’aimer et d’élever ses enfants,
vous ne
produisez que scandale, désordre et anarchie.
La sage-femme ne sort pas de ses attributions de la famille ; elle y
entre au contraire plus complètement qu’aucune
autre
individualité de son sexe.
C’est souvent une mère qui en aide
d’autres à le devenir.
Au point de vue philosophique, qu’y a-t-il de plus noble et
de
plus relevé que la profession de sage-femme ? Mais elle est
trop
près de la nature pour être bien
appréciée
par la civilisation.
Socrate avait tracé autour de sa maison une ligne
où il
enfermait sa femme. Est-ce pour cela que Socrate faisait mauvais
ménage ?
Ajoutons que le plus sage des hommes était fils
d’une sage-femme.
On a vu des femmes, comme lady Stanhope, être
inspirées
d’en haut, confier leurs rêves
poético-religieux aux
sables brûlants du désert ; d’autres,
s’improviser un apostolat qui n’embrasse pas moins
des
quatre parties du globe, et promener leurs
pérégrinations
phalanstériennes d’un continent à
l’autre,
faire emprisonner leurs maris, ne pouvoir supporter aucune
espèce de servitude, et s’imposer le mandat
d’affranchir la femme du joug de fer du mariage ;
d’autres,
entrer par des in-octavo dans la classe
privilégiée de
célébrités de toutes les
époques. On en a
vu rivaliser de verve et d’enthousiasme avec les
poëtes
contemporains, improviser des opéras, et dans la romance
même on a vu la musique s’allier à la
poésie
sous l’inspiration d’une seule muse
féminine. On a
vu le sceptre de la comédie tomber en quenouille ; le
mémoire, jusqu’alors du domaine exclusif des
hommes
d’état, devenir le partage de duchesses et de
femmes de
chambre, et servir de prologue à des divorces
éclatants.
Tout cela est beau sans doute ; mais le type de la femme
humanitaire
se révèle autre part, et paraît
d’autant plus
noble que son rôle, si utile à une classe
d’enfants
parias de naissance, ne peut être
apprécié
dignement que par un petit nombre de témoins. Il faut le
proclamer hautement, dût-on ne le dire qu’une fois,
celle
que son savoir a mise à la tête d’un
établissement comme la Maternité est toujours une
femme
vraiment grande et digne de respect. Cette maison, qui ne peut
être peinte d’un seul trait, se résume
en elle. Que
de soins ! que de propreté !Quelle vocation sociale
n’a-t-il pas fallu pour être au niveau de cet
emploi !
Quelle constance pour ne pas s’y habituer et faire corps avec
lui, comme cela arrive aux anciens juges, aux anciens
médecins
et aux diplomates consommés ! L’ordre de la maison
est
admirable ; l’incessante charité qui le maintient,
plus
merveilleuse encore. Il faut s’élever
jusqu’aux
classes les plus aisées de la bourgeoisie pour trouver
autant de
luxe et de raffinements hygiéniques qu’il y en a
dans une
simple salle de l’hospice des Enfants-Trouvés.
Rien
n’est bizarre et contrasté comme les premiers
moments de
ces victimes privilégiées de la misère
qui
décime les classes pauvres de la population de Paris. Sortis
d’une main quelconque, les enfants trouvés sont
accueillis
dans un asile où tout semble merveilleusement
disposé
pour l’allaitement. Légués ensuite,
à raison
de 16 centimes par jour, à une mercenaire de la campagne,
ils
survivent peu à un régime meurtrier ; ils meurent
entre
les mains des nourrices, c’est une conséquence :
mais
pourquoi meurent-ils en aussi grand nombre, au moins, à
l’hospice où ils sont bien soignés ?
Qui le sait,
bon Dieu ! D’après les calculs statistiques, un
enfant
trouvé qui arrive à la position d’homme
marié est une exception infiniment rare, à peu
près comme un sur dix mille, et l’état
dépense des millions pour arriver à ce mortuaire
résultat !
Honnêtes philanthropes, toujours disposés
à
appliquer le remède à côté
du mal, que vous
importe qu’il y ait des enfants trouvés, pourvu
qu’ils soient bien traités ou paraissent
l’être ! Eh bien ! la question est
résolue, ils ne
le sont point, ou du moins c’est en pure perte
qu’ils le
sont. Ceux qui échappent à la
mortalité peuplent
les maisons de corrections, perpétuent la misère
et
l’opprobre au dehors et au-dedans de la
société. Il
n’y a qu’un moyen de remédier
à ce mal,
c’est de le supprimer, c’est de permettre aux liens
du sang
à peine formés de se raffermir, en
procédant
à l’amélioration du sort des classes
indigentes
d’où proviennent la plupart des enfants
trouvés,
car l’exception ne doit pas nous occuper. Un fait demeure
établi, c’est qu’un enfant
trouvé
est aujourd’hui un enfant
perdu. Ce jeu de
mots, cruellement sérieux, nous le conservons, il
n’y avait aucun moyen de l’éviter.
Honneur encore une fois à la sage-femme qui, sans aucune des
compensations flatteuses dont le monde entoure celles qui se vouent
à une des célébrités
d’un autre
genre, accomplit chaque jour une oeuvre utile, et
composée
d’un million de petites choses, qui la rendent grande et
respectable aux yeux de tous.
La sage-femme ordinaire s’efface complétement,
quand on a
vu de quoi se compose le rôle de la sage-femme en chef
à
la Maternité.
L’hospice de la Maternité admettait autrefois de
rares
visiteurs ; maintenant on n’y pénètre
plus. Il
arriva un jour qu’un de ces curieux, qui avait obtenu une
permission pour visiter l’hospice, y reconnut…. sa
soeur.
Comment parler dignement de la sage-femme qui a inventé le
biberon-tétine et le bout-de-sein en gomme plus ou moins
élastique, le biberon à calorifère ;
qui tient une
pension et crée chaque année un nouveau
procédé d’enfantement ?
Or, de même qu’un état, un biberon ne
s’improvise pas en un jour : il faut au préalable
que la
philanthropie l’ait adopté, qu’il ait
été jugé digne d’un brevet
d’invention, ou tout au moins de plusieurs
médailles ; les
principaux médecins sont consultés sur
l’influence
humanitaire du biberon, sur l’importance sociale du
bout-de-sein,
et accordent leur sanction, pour peu que la sage-femme ait mis quelque
talent à prouver l’utilité de sa
découverte.
Munie des attestations les plus honorables, la sage-femme
démontre chimiquement que toutes les inventions qui se
rapprochent de la sienne à l’aide d’une
imitation
plus ou moins ingénieuse sont la perte des nourrices et
l’écueil de l’allaitement. Parvenue
à
l’état de professeur, elle donne la main aux
célébrités médicales de son
époque ;
son auditoire n’est composé que de femmes, comme
jadis les
mystères de la bonne déesse. Elle n’en
est pas
moins placée à l’apogée de
la science ; son
nom fait autorité. Elle a un éditeur, mais un
éditeur scientifique. Elle applique le forceps avec autant
de
sang-froid que d’autres en mettent à broder une
écharpe ou à donner le jour à une
paire de bas. On
sait que la Faculté a refusé récemment
un
diplôme de médecin à une femme qui en
était
digne sous tous les rapports. Le docte corps a craint
peut-être
les rivalités, et l’influence d’un si
noble exemple
sur les destinées de la médecine. Ce fait
paraît
bizarre, il est simplement, selon l’expression vulgaire,
renouvelé des Grecs. L’aréopage, ayant
remarqué que les connaissances médicales se
répandaient beaucoup trop parmi les femmes, proscrivit les
accoucheuses. Le préjugé de la sage-femme
était
tellement enraciné chez les dames
d’Athènes,
qu’elles aimaient mieux mourir que d’être
accouchées par des hommes. Agnodice porta l’amour
de son
art jusqu’à se déguiser en homme et
à venir
en aide à son sexe sous le costume d’un
Athénien.
L’androgyne naquit d’un arrêt draconien
de
l’aréopage. Agnodice, convaincue d’avoir
pratiqué l’accouchement en dépit de
l’aréopage, fut condamnée à
mort. Elle
obtint sa grâce à la prière des
Athéniennes
les plus distinguées. Le tribunal eût mieux fait
peut-être, en matière d’accouchements,
de se
déclarer incompétent.
On permet à la sage-femme d’être
professeur dans sa
spécialité, et même d’envoyer
des
élèves dans les départements ; celles
qui ont
exercé sous ses yeux et sous sa main n’oublient
pas de le
mentionner sur leur enseigne.
Le rôle de la sage-femme, nous l’avons dit,
n’est
point borné aux pratiques vulgaires de
l’accouchement :
l’hygiène de son sexe la regarde
spécialement ;
nommer la sage-femme, c’est nommer le médecin de
toutes
les maladies et de toutes les faiblesses de son sexe.
Quand un enfant a vu le jour et qu’il est exempt de
meconium,
la sage-femme n’est pas au bout de ses épreuves :
il faut
encore qu’elle le pare, qu’elle le festonne,
qu’elle
l’illustre ; heureusement les langes sont prêts ;
elle a
même sous la main les vêtements de celui qui,
d’après Fitche, est le roi de la
création. Le petit
béret de velours orné de rubans, la chemise de
batiste,
les fines broderies, tout cela passe par les mains de la sage-femme ;
elle serait au désespoir qu’une autre
qu’elle
inaugurât le nouveau-né. Ainsi
emmaillotté,
ajusté et adonisé comme un Amour de Watteau, elle
le
présente à la famille, qui est forcée
d’avouer qu’après ce Cupidon
lui-même, ce
qu’il y a de plus admirable au monde, c’est la
sage-femme.
L. ROUX.
(1) Dieu du
silence.