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E.-J. Savigné : Un couplet de la Marseillaise et l’Abbé Pessonneaux (1900)
SAVIGNÉ, E.-J. (1806-1884).-Un couplet de la Marseillaise et l’Abbé Pessonneaux.- Nouvelle édition.- Vienne : Ogeret et Martin, 1900.- XLIII-60 p.-3 f. de pl. ; 26 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.V.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (BmLx : 4218) 
 
Un couplet de la Marseillaise et l’Abbé Pessonneaux
par
E.-J. Savignié

~ * ~

Nouvelle édition
Documents inédits - Preuves nouvelles
Réfutation des critiques

~ * ~


I

LA paternité du septième couplet de la Marseillaise, « Nous entrerons dans la carrière….. a été l’objet de nombreuses discussions. Quelques-uns l’ont attribuée à Marie-Joseph Chénier ; d’autres à M. Louis du Bois (1).

Mais c’est M. L’abbé Pessonneaux qui, selon nous, en est l’incontestable auteur, et notre opinion, exposée dans deux brochures (2), a eu le mérite d’être agréée par M. Jules Lecomte.

Nous ne comptions plus revenir sur ce sujet, peut-être usé, quand M. Anatole France, de l’Académie Française, dont nous admirons, à leur juste valeur, l’autorité et le talent, publia, il y a quelques années déjà, dans Le Temps (3) et dernièrement dans les Annales politiques et littéraires (4), des articles destinés à raviver les prétentions de M. Louis du Bois.

Nous avons cru alors de notre devoir de défendre les traditions de la littérature dauphinoise, et d’exposer de nouveau les droits du poète viennois.

Un de nos compatriotes, M. Eugène Ronjat, avait du reste, dès le 31 juillet 1892, répondu à M. Anatole France :

Cher Maître,

Je crains bien que les quelques lignes que vous consacrez à établir que le septième couplet de la Marseillaise n’est pas l’oeuvre de l’abbé Pessonneaux, mais celle de Louis du Bois, ne soulèvent une petite tempête.

Il est de tradition, à Vienne (Isère), que le couplet en question est de l’abbé Pessonneaux, qui était, alors, professeur au Collège de la ville.

On raconte que cet abbé en avait donné le sujet à ses élèves, pour une composition littéraire et que, lui-même, fit, pour son compte, le fameux couplet qui fut jugé le meilleur de ce petit concours.

Je crois que la bibliothèque de Vienne garde des documents sérieux qui établissent la vérité de cette tradition.

Vous pouvez donc vous attendre à recevoir des protestations, venant de la ville de Vienne, qui ne consentira pas à se laisser dépouiller d’un souvenir patriotique dont elle s’honore et dont elle a été toujours très justement jalouse.


II

Après avoir constaté qu’il n’avait pas reçu de protestations contre son premier article, ni « aucune lettre scellée d’un cachet figurant un temple romain à six colonnes de face » (5), M. Anatole France résume notre brochure et explique ce qu’il appelle une tradition dauphinoise n’étant soutenue par aucune preuve.

Que signifie, dit-il, ce couplet, ajouté par une main inconnue, dans un recueil de chants dont on ne nous donne pas même la date ?

Et les faits tels qu’ils viennent d’être exprimés, dit encore M. Anatole France, soulèvent plus d’une objection. Pour les croire vrais, il faut supposer que la Marseillaise était connue, fameuse, populaire à Vienne, avant l’arrivée des Marseillais, ce qui n’est pas concevable, car ce sont les Marseillais qui, seuls, l’apprirent à la France entière. Il y a une autre difficulté, laquelle n’a pas échappé à M. Julien Tiersot : il n’est pas vrai que ce septième couplet, comme semble le croire M. Savigné, ait été adopté par les Marseillais et apporté par eux à Paris : aucune des nombreuses éditions de l’hymne, publiées avant le 14 octobre, ne contient le couplet des Enfants, et l’on ne sait ni par qui ni comment il serait venu de Vienne jusqu’à la capitale.

Pessonneaux, mêlé quelque peu aux affaires publiques, devint suspect et fut incarcéré. Il comparut devant le Tribunal révolutionnaire de Lyon, qui l’acquitta, en considération de son civisme et comme auteur d’un couplet de la Marseillaise. Il faudrait, pour êtres croyables, que ces faits fussent établis autrement que par la tradition.

On rapporte que l’abbé Pessonneaux, vieilli dans un modeste emploi des contributions indirectes, à Givors, ayant appris que Louis-Philippe avait accordé une pension à Rouget de Lisle, aurait dit : « J’ai droit à une part de cette pension ! ». Mais on ne nomme point ceux qui ont recueilli cette parole.

Et ni Pessonneaux, ni ses amis, n’ont songé à établir ses droits par une déclaration écrite, par une attestation formelle, et M. Savigné a, pour sa part, en 1872, recueilli tardivement des propos vagues et des rumeurs éteintes.

Telles sont les objections qui nous sont faites.


III

Examinons, de notre côté, les arguments apportés, par M. Anatole France, en faveur de Louis du Bois, qui aurait, dit-on, revendiqué publiquement sa part de collaboration à la Marseillaise, dans une notice publiée par lui, en 1848 :

Au mois d’octobre 1792, j’ajoutai un septième couplet, qui fut accueilli dans les journaux : c’est le couplet des Enfants, dont l’idée est empruntée au chant des Spartiates, rapporté par Plutarque (6).

Louis du Bois, à l’âge de vingt ans, l’un des membres les plus assidus des clubs de Lisieux, alla à Paris, au mois d’octobre 1792, portant son couplet, qui fut bien accueilli des journaux ; ce voyage est attesté par Julien Travers, qui fut l’ami de du Bois.

La Marseillaise fut chantée solennellement le 14 octobre, à l’occasion d’une fête civique décrétée par la Convention. Le chant des guerriers Marseillais, dit le Moniteur, devenu l’hymne de la République, a été accueilli avec enthousiasme et les spectateurs, attendris, remplis de cette satisfaction douce, si différente de l’agitation bruyante, de la fausse joie, se sont retirés paisiblement.

Ce fut ce jour-là, ajoute M. Anatole France, qu’on chanta, pour la première fois, le couplet des Enfants, dont il ne se trouve aucune mention antérieure. Et l’on conviendra que cette circonstance s’accorde parfaitement avec les revendications de Louis du Bois.

Cependant, M. Anatole France n’accepte pas la version de Julien Travers, prétendant que Louis du Bois, lié d’amitié avec Rouget de l’Isle, lui aurait fait corriger deux vers de la Marseillaise.

Cette version, en effet, ne paraît ni vraie ni vraisemblable.


IV

Les deux thèses étant bien établies, il s’agit de les discuter.

D’un côté, Louis du Bois déclare lui-même être l’auteur du couplet ; il l’aurait porté à Paris, les journaux l’auraient accueilli.

Et la preuve ?... nous la demandons à notre tour.

Dans quels journaux le couplet est-il imprimé, avec la signature de l’auteur ?

De plus, nous avons le droit de retourner le reproche qu’on nous adresse et de demander aussi :

Quelle signification, quelle autorité pourrait avoir une attestation, un document, écrit pour la circonstance ?

En outre, la présence de du Bois, même affirmée par un ami, à une audition de la Marseillaise, le jour d’une fête civique à Paris, justifie-t-elle vraiment l’attribution d’une paternité si glorieuse ?

D’un autre côté, M. Julien Tiersot (7) n’est pas aussi affirmatif que semble le supposer M. Anatole France.

Un mystère assez obscur, dit-il, entoure l’origine de ce couplet, dont on n’a pas su déterminer, d’une façon positive, le véritable auteur.

Après avoir développé les deux versions (du Bois et Pessonneaux), M. Tiersot termine en disant qu’il préfère ne pas prendre parti d’une façon absolue dans cette question, à laquelle un léger voile de vague et de mystère convient à merveille.

Sans doute, la ville de Lisieux a fait graver un marbre commémoratif en l’honneur de Louis du Bois. Cette plaque rétrospective contribuera peut-être à l’ornement de la ville, mais elle est loin de constituer une preuve.

Au surplus, les villes de Vienne, de Grenoble, en ont fait autant, même plus, bien avant la ville de Lisieux.


V

Qu’il nous soit permis maintenant de réfuter les critiques, on ne peut plus bienveillantes d’ailleurs, de M. Anatole France.

Tout d’abord, laissons de côté le manque de protestations et l’absence du sceau au Temple romain à six colonnes : ce sont-là des hors-d’oeuvre de style.

On nous reproche de ne point citer le recueil de Chants dans lequel se trouve le couplet manuscrit ajouté à la Marseillaise.

Cette omission est facile à réparer. C’est le volume intitulé : Victoires et Conquêtes des Français, de 1792 à 1815. - Couronne poétique (Paris, Pamkouke, 1821).

On peut encore consulter, avec intérêt, le Bibliophile Français, du Ier octobre 1868 (8), (paru plusieurs années avant notre première brochure), où se trouve la lettre suivante :

        Lyon, 4 septembre 1868.

    Monsieur,

J’ai consulté, dans la Bibliothèque lyonnaise de M. Coste, acquise par la ville de Lyon, un petit recueil de poésies patriotiques, imprimé en l’an VII, in-8°, « pour la célébration de l’anniversaire de la juste punition du dernier roi des François » (ainsi s’exprime le frontispice) ; j’y ai trouvé une note autographe de M. Cochard (9), bibliographe instruit et littérateur zélé, lequel avance que la strophe de la Marseillaise : Nous entrerons dans la carrière... est de l’abbé Pessonneaux, de Vienne, personnage fort obscur.

Tout ce qui regarde cette ode sublime, un des titres d’honneur de la poésie française, offre un intérêt véritable. Je voudrais donc provoquer les recherches de quelques curieux pour savoir s’il y a du vrai dans l’assertion de M. Cochard.

                        C. M.

Nous n’étions donc pas les premiers à avancer le fait, et n’y a-t-il pas là une présomption nouvelle ?

Et cette présomption ne se change-t-elle pas en certitude, en preuve, quand le document, remontant à une époque très ancienne (vol. de l’an VII), émane d’un érudit comme Cochard, dont les recherches consciencieuses et les appréciations historiques ont toujours fait autorité ?

Cochard était l’ami et le contemporain de Pessonneaux ; il vécut dans son intimité et publia, sur Vienne et sur Seyssuel, plusieurs brochures (10). - Que peut-on ajouter de plus ?

Le couplet de l’enfance a-t-il été adopté par les Marseillais, lors de leur passage à Vienne et porté par eux à Paris ? -

On peut l’affirmer et nous allons le démontrer.

Il est établi que la Marseillaise a été composée à Strasbourg dans la nuit du 22 au 23 avril 1792, qu’elle fut publiée, à cette époque, dans un journal les Affiches de Strasbourg, sous le titre de Chant de Guerre de l’Armée du Rhin, et jouée, par la musique de la Garde Nationale, sur la place d’Armes, le dimanche 29 avril suivant.

La propagation de l’oeuvre dans le Midi de la France a été aussi exactement déterminée ; selon Rouget de l’Isle, sa chanson y fut portée par la voie d’un journal constitutionnel (avril 1792) et par des voyageurs de commerce, et, d’après Castil-Blaze, par des voyageurs de Strasbourg allant à la foire de Beaucaire.

Voilà donc l’hymne transplanté dans un milieu bien différent. Ce n’est plus la rêveuse et calme Alsace : c’est la Provence avec son radieux soleil, sa mer bleue… et aussi avec l’élan et l’enthousiasme des méridionaux.

Le Ministère Girondin venait de tomber. L’agitation était grande, grande, à Marseille… Barbaroux avait demandé au club des Amis de la Constitution l’envoi de six cents hommes sachant mourir !... Des délégués de Montpellier arrivèrent et un banquet de 80 convives fut donné, le 22 juin 1792, dans un restaurant voisin de la Cannebière (11). A la fin du repas, l’un des délégués de Montpellier, Mireur, qui déjà la veille s’était couvert de gloire en prononçant un discours enflammé, un de ces discours comme on n’en entend qu’à Marseille, chanta, de sa voix de méridional, forte et sonore, une chanson patriotique encore inconnue de l’Assemblée. - C’était la Marseillaise !...

Le lendemain, 23 juin, le Journal des Départements méridionaux publia le texte du nouveau chant ; les registres d’engagement s’ouvrirent, les volontaires affluèrent et tous reçurent un exemplaire de l’hymne, qui devint, dès lors, le chant de ralliement des Marseillais (12).

Les relations entre Marseille et Lyon, entre Vienne et Beaucaire, où nos industriels (fabricants de draps, mécaniciens, tanneurs et autres), écoulaient leurs produits, - étaient fréquentes, suivies, permanentes.

L’hymne a été importé à Vienne, par les voituriers de Provence et les bateliers du Rhône (13), instruments du trafic énorme existant alors entre le midi et le nord de la France, et excellents conducteurs de mélodies populaires. Nos populations méridionales ont d’ailleurs toujours été très sensibles aux émotions pindariques.

Il est donc certain que l’hymne de Rouget de l’Isle, déjà imprimé, publié dans la presse et distribué dans le public, a été connu des Viennois et de l’abbé Pessonneaux, avant le passage des Marseillais à Vienne, et que ceux-ci, avec la verve et l’entrain qui les caractérisaient, ont emporté et propagé, dans leur parcours jusqu’à Paris, le nouveau couplet des Enfants.

Le fait que nous avons raconté, dans nos précédentes éditions, relatif à la présence, à une représentation de l’Opéra, de M. de Comberousse, député du Dauphiné à la Convention, se lie incontestablement au récit que fait M. Julien Tiersot (14).

La représentation eut lieu le 30 septembre 1792 ; le sujet du spectacle était une Offrande à la Liberté, scène lyrique qui n’avait d’autre objet que de mettre la Marseillaise en action : des enfants, vêtus de blanc, s’avancent, en chantant, autour d’une statue de la Liberté, tandis que, dans l’orchestre, une clarinette exécute, sur un ton grave, religieux, une sorte de paraphrase de l’hymne.

Si l’on rapproche ce que nous avons publié, en 1872, de ce qu’a écrit et prouvé M. Julien Tiersot, nous avons la confirmation complète de ce que fit notre compatriote, M. de Comberousse, en s’écriant, en 1792, et pleine salle d’Opéra : Ce couplet est de l’abbé Pessonneaux, professeur au Collége de Vienne.

Dans tous les cas, la Marseillaise était fort populaire en Dauphiné, comme l’indique un livre de l’époque : Les Muses sans culottides (15), imprimées à Grenoble, au mois de février 1794 ; on y trouve, sous le nom de Hymne à la Liberté, le chant de Rouget de l’Isle, en neuf couplets, et, parmi eux, celui des Enfants.

I. Allons enfants… II. Que veut cette horde… III. Quoi des cohortes… IV. Français… V. Tremblez tyrans… VI. NOUS ENTRERONS… VII. Amour sacré… VIII. Que l’amitié… IX. Arbre chéri… (couplet à l’arbre de la liberté).

Nous publions ci-après, in-extenso, ces neuf couplets, et l’on reconnaîtra qu’une oeuvre de cette nature, remontant à cette époque, est une preuve que la Marseillaise était connue dans le Dauphiné et qu’il n’y a rien d’étonnant que l’abbé Pessonneaux en ait été un des collaborateurs (16).

Cette publication, tout à la fois curieuse et rare en province, cette corrélation de circonstances et de faits, ces relations entre poètes dauphinois, surtout en 1794, ne sont-elles pas des preuves écrites, alors que c’est seulement en 1848 que Louis du Bois fait connaître sa prétention ?

Pessonneaux dût, à cette époque, chercher des relations dans un milieu intellectuel en rapport avec ses aspirations : il fut présenté et admis à la Loge maçonnique, La Concorde, de Vienne, le 20 mars 1794, et se trouva là, non seulement avec des membres du clergé, l’abbé Pierre Bonjean, reçu le 22 février 1789, décédé desservant à Luzinay ; l’abbé de Buffevent, attaché aux Hospices, reçu en 1792, mais encore avec tout ce que la ville de Vienne comptait alors de personnages notables, dans la magistrature, la noblesse, le barreau, le notariat et l’industrie (17).

Ce que l’on peut ajouter, c’est que l’abbé Pessonneaux a comparu devant le Tribunal Révolutionnaire de Lyon, qu’il a été acquitté comme auteur du couplet et qu’il a eu l’intention de réclamer une part de la pension accordée à Rouget de l’Isle, par le gouvernement de Louis Philippe (18).

L’interessé a conté et affirmé, lui-même, tous ces faits, à ses amis, à ses contemporains, que nous avons connus ; ce sont : MM. Sicard, Moreau, Couturier, Brossard, Puzin, Girard (19).

Peut-on maintenant parler de propos vagues, de rumeurs éteintes, quand nous énumérons des faits, quand nous citons des noms ?

Invoque-t-on, comme nous, une tradition locale, ancienne, constante, émanant d’auteurs et de personnages notables ?

Le témoignage de toute une génération de gens honorables, n’est-il pas une garantie, une certitude ? - Une affirmation nouvelle est celle de M. Angéniol, élève de l’abbé Pessonneaux, grand-père de M. Angéniol, avocat, qui a dit avoir chanté lui-même le couplet pour la première fois.

D’ailleurs, un professeur donnant à ses élèves, en ces jours agités, comme sujet de composition, un couplet de la Marseillaise, à l’usage de l’ Enfance, a certainement passionné ces jeunes imaginations. Les concurrents n’ont pu moins faire que de se souvenir des circonstances et de l’époque. Devenus hommes, ils aimaient à raviver, entr’eux, les traits estompés du passé et à parler, à leurs compatriotes, de l’évènement dont ils devenaient, peu à peu, les derniers acteurs. Témoins et témoignages ont été assez connus, à Vienne, pour que nous puissions, en toute assurance, nous appuyer sur leur autorité.

Forts de cette tradition, généralement et nettement établie, le Musée de Vienne a acquis le portrait de Pessonneaux (20) et la Municipalité a donné son nom à une rue (21). Il en a été de même à Grenoble. De pareils honneurs ne se concèdent point sans des données sérieuses.


VI

Notre oeuvre a été fort aisée ; sans être un des robustes érudits de l’Isère, nous avons simplement reproduit, dans nos brochures, les souvenirs, pieusement conservés, par les compatriotes et les amis de l’abbé Pessonneaux.

Le sujet est connu, accepté, depuis longtemps, par tous. Nous nous sommes borné à réunir, à grouper, dans un ensemble, sous des formes diverses, des récits, des impressions, des faits, sur un sujet déterminé.

Nous n’avons absolument rien crée, rien innové.

Un littérateur du mérite de M. Anatole France, ayant soulevé un incident au profit de Louis du Bois, au détriment de l’abbé Pessonneaux, nous avons cru nécessaire de donner une nouvelle édition de nos deux brochures.

Désormais, la contradiction n’est plus possible, et nous maintenons, envers et contre tous, la tradition dauphinoise qui attribue, à juste titre, à l’abbé Pessonneaux, la paternité du couplet de l’Enfance, le plus populaire de tous et celui, sans contredit, qui vivifie et rajeunit l’oeuvre patriotique de Rouget de l’Isle.

                                    E.-J. SAVIGNÉ.
Ste-Colombe-lès-Vienne, septembre 1900.


NOTES :
(1) Louis du Bois est né à Lisieux, le 16 novembre 1773 ; il fut sous-préfet de Bernay, en 1830 ; de Vitré, en 1883, et mourut au Mesnil-Durand, le 9 juillet 1855.
(2) E.-J. Savigné : Un Couplet de la Marseillaise et l’abbé Pessonneaux, in-8° Vienne 1872 ; - Biographie Dauphinoise. L’abbé Pessonneaux, auteur d’un couplet de la Marseillaise, in-8°, Vienne 1877.
(3) Ces deux articles du Temps (31 juillet et 28 août 1892), sont publiés in extenso à la fin de notre volume.
(4) N° du 22 juillet 1900.
(5) Timbre de la Bibliothèque de Vienne.
(6) N’est-elle pas plutôt tirée de la danse de Tyrtée dont le chant, a trois choeurs, fait dire :

 Aux Vieillards                         Aux Hommes
            Nous avons été jadis                Nous le sommes maintenant
Jeunes, vaillants et hardis                    A tout présent et venant
Aux Enfants
 Et nous bientôt le serons
Qui tous vous surpasserons

C’est d’ailleurs le sujet figuré au bandeau de la première page de notre volume.
(7) Rouget de l’Isle, sa vie, son oeuvre - 1 vol., in-8°, Paris, Delagrave, 1892.
(8) Gazette illustrée des amateurs de livres, d’estampes et de haute curiosité. Paris, Bachelin de Florenne, 3, quai Malaquais.
(9) Cochard, né à Villeurbanne, le 20 janvier 1763, décédé à Ste-Colombe, le 20 mars 1834, fut un personnage important : il remplit successivement les fonctions de procureur au Bailliage de Vienne, procureur du roi en la Justice royale de Ste-Colombe, juge au Tribunal civil de Vienne, conseiller général de l’Isère, conseiller de Préfecture du département du Rhône, etc. - C’est surtout comme historien qu’il occupa une large place ; on cite de lui : Description historique de la ville de Lyon ; Guide du voyageur et de l’amateur de Lyon ; Séjour d’Henri IV à Lyon ; des Notices sur toutes les communes du canton de Condrieu ; une nouvelle édition des Recherches sur les antiquités de la ville de Vienne ; une quantité considérable de brochures sur différents sujets ; une collaboration assidue aux Archives du Rhône, publication très importante, qui dura 15 années. - Voir à ce sujet : Eloge historique de M. F. Cochard, membre de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts, de Lyon,  par J.-B. Dumas, secrétaire perpétuel. Br., in-8°, Lyon, Barret, 1834.
(10) Avant 1789, Notice historique sur Vienne (dans l’Almanach du Dauphiné) : - Notice statistique sur les communes de Seyssuel et Chasse ; ensuite Seyssuel et Chasse, 1789. - Lettres aux Officiers du Bataillon National de Seyssuel, signées Cochard, capitaine en second du Bataillon du bourg de Ste-colombe. - Fête Nationale de Seyssuel et Chasse, 1789. - Précis sur l’effet des coutumes à l’égard de l’hypothèque. Vienne, Labbe, 1792, in-8°.
(11) David, traiteur, rue du Tubaneau (en français : de l’Estaminet).
(12) Les détails précédents sont empruntés, en grande partie, à M. Julien Tiersot : Rouget de l’Isle, sa vie, son oeuvre.
(13) « Quelle animation il y avait sur ce beau fleuve aujourd’hui délaissé… Aux cris répétés par les échos a succédé le silence… On était si bien avec ces rudes mariniers de Givors, de Condrieu, des Roches, aux formes athlétiques, au langage pittoresque ; on aimait leur figure franche et loyale, leur teint hâlé, leur barbe en broussailles, leur pipe noire, veuve de tuyau, soudée au coin de la bouche, leur vêtement couleur fauve, leurs casquettes en peau de loutre et leurs boucles d’oreilles d’or. » - Biographie d’Alfred de Terrebasse, (Notice sur la carte du Rhône), par A. Fabre. Vienne. 1873, 1 vol., in-8°.
(14) Lire à l’appendice le récit de cette représentation, extrait de l’ouvrage de M. Tiersot.
(15) Grenoble, Falcon et veuve Giroud, an II de la République : - in-18, 2 vol, 17 cahiers. (Recueil fort rare). - La Marseillaise se trouve dans le 1er cahier du 15 pluviose (3 février 1794). (Bibliothèque de Terrebasse).
(16) L’abbé Pessonneaux avait des relations avec tous les lettrés de son époque, notamment avec Benoît, de Grenoble, un des principaux collaborateurs de Muses Sans Culottides, et auteur de nombreuses poésies. Sur un Recueil de Chansons en patois de Grenoble, Aux Jacobins (air : Aussitôt que je l’aperçois - air des Visitandines, - air du Réveil du Peuple), 4 p., in-8°, 1794, nous trouvons cette dédicace : A Monsieur Pessoneau (sic), de Vienne, son ami B
(17) Beaucoup de familles Viennoises semblent oublier ou ignorer que leurs ancêtres étaient de fervents adeptes de la Franc-Maçonnerie et souvent aussi de hauts dignitaires. Dans le compte-rendu de la Fête du Centenaire de la Loge (célébrée en 1882), nous trouvons « parmi les initiés, des noms honorablement connus à Vienne : Guillermin, notaire et maire ; Boissat, Recourdon, Riondet, Moro, Sicard, Donnat, Dussol, Meysson, Debanne, Bonjean, Colombat, Ponsard ; des avocats, des avoués ; des magistrats comme Almeras-Latour, Villard et Tremeau ; des préfets comme Anglès, des historiens comme Mermet ; des noms de grandes familles comme Dreux de Bresé, Dalembert ; des officiers supérieurs, le colonel Bournois, le colonel comte de Lauriston ; enfin, des citoyens appartenant à toutes les classes de la Société ». - Et plus tard, « les Ronjat, les Chollier, les Couturier, etc. » - Br., in-8°, Vienne, 1883. - « Il y avait aussi la Loge Bienfaisance-Egalité, de Grenoble, qui comptait, en 1786, parmi ses membres les hommes les plus distingués de l’ordre de la Noblesse et du Tiers-état, même quelques ecclésiastiques. Cette Loge favorisa certainement le développement des idées libérales en Dauphiné ». - Chroniques Dauphinoises, par Champollion-Figeac ; 1 vol. in-8°, Vienne, 1884.
(18) En supposant même que les faits relatifs au Tribunal révolutionnaire et à la pension ne fussent pas rigoureusement exacts, cela ne changerait absolument rien » à l’origine du couplet.
(19) Tous dénommés dans notre nouvelle édition, ayant occupé une grande situation à Vienne, du vivant de Pessonneaux, et décédés à un âge avancé, leur ayant permis de savoir et d’apprécier en connaissance de cause.
(20) Peinture sur toile de Lefebvre, 1788 (de 0m68 de haut sur 0m55 de large), achetée, pour le Musée, en 1871, de M. Plantier, de Seyssuel.
(21)Délibération du Conseil Municipal de la ville de Vienne, du 19 février 1887.


 


   
Le recueil des Muses sans Culottides est très rare ; nous en connaissons deux exemplaires : l’un, dont le premier cahier est incomplet, à la bibliothèque de Grenoble, et l’autre, dans la bibliothèque de M. Humbert de Terrebasse.

Nous publions le titre (en respectant la disposition typographique) et les pages 5, 6, 7 et 8 du 1er cahier, contenant l’Hymne à la Liberté, ou la Marseillaise, en neuf couplets.

A la 4e page se trouve cette note : On joindra, dans chaque cahier, trois, quatre & quelquefois cinq articles choisis des Actions héroïques & civiques des Républicains Français, pris dans le Recueil publié par le Comité d’Instruction publique de la Convention Nationale. - Le prix de la livraison est de 10 sols, broché.

A la fin du cahier VI, il est écrit : Certifié conforme, le cyt. Philopolis.

Le tome I contient 540 pages, plus 8 pages pour la table des 15 cahiers, parus en pluviose, ventose, germinal, floréal, prairial et messidor, an II de la République Française - 1 vol., petit in-18.

Le 2e volume porte : Il ne paraîtra plus, par mois, que deux cahiers : - 1er cahier, 20 thermidor ; 2e cahier, 15 fructidor. En tout 72 pages.

Cette publication a du cesser avec le 2e cahier du 2e volume.

En parcourant les Muses sans Culottides, nous trouvons un grand nombre de chansons, hymnes, invocations, cantiques, sur des sujets patriotiques, dont plusieurs à l’occasion de fêtes à Grenoble ; des articles en prose : La vraie présence de l’Etre suprême dans les coeurs (Inauguration à Grenoble du temple de la Raison et de la Vérité) ; la relation de la réunion générale de nos groupes auprès du temple construit au Champ-de-Mars, à Grenoble, etc., etc.

L’éditeur a réuni, dans cette publication, les oeuvres de divers chansonniers populaires ; parmi les dauphinois, on remarque : Français de Nantes (de Beaurepaire), président de la Société des Jacobins de Grenoble ; Joubert de la Salette, maréchal de camp d’artillerie ; Benoit fils, sans-culotte, de Grenoble ; Lintant, musicien ; Sablière, Xavier Jayet, Gorgy, tous citoyens de Grenoble, et pas mal d’auteurs anonymes. On cite aussi Abel Fornand, avocat à Vienne, qui fut procureur général syndic du Directoire, en 1793 et 1794.

Cette publication était-elle unique en France ? Nous l’ignorons. M. Tiersot parle bien d’un Recueil de chants révolutionnaires, publié à la même époque (sans indication de nom d’éditeur), mais, d’après le sommaire qu’il en donne, ce Recueil n’aurait rien de commun avec le nôtre et constituerait une collection de chants sur l’air de la Marseillaise.

Les Muses sans Culottides sont donc une oeuvre dauphinoise ; à notre connaissance, ce Recueil, seul, a publié, dès le mois de février 1794, la Marseillaise en neuf couplets.

                                    E.-J. S.

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LES MUSES
SANS-CULOTTIDES,

OU

LE PARNASSE
DES RÉPUBLICAINS ;
CONTENANT LES MEILLEURES ODES, CHANSONS,
& PIÈCES DE VERS DE DIFFÉRENS GENRES, PRODUITES
PAR LA
RÉVOLUTION FRANÇAISE.PRINCIPA-
LEMENT CELLES QUI ONT PARU DEPUIS LA CONSTI-
TUTION REPUBLICAINE DE 1793
 

ET UN EXTRAIT DES

ACTIONS
HÉROIQUES &
CIVIQUES DES RÉPUBLICAINS FRANÇAIS

Ier  CAHIER
Prix : 10 sols, broché


~~~

A GRENOBLE ;

CHEZ FALCON, & CHEZ Ve GIROUD

& FILS, Libraires
___

AN IIe DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE, UNE,
INDIVISIBLE ET DEMOCRATIQUE


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ON TROUVE CE RECUEIL choisi chez
les Imprimeurs et Libraires des
départements de l’Isère, du Mont-
Blanc, de la Drôme, des Hautes-
Alpes, &c. &c

Et à                    chez
_____

(Suit l’Introduction, en 2 pages)

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Ier  CAHIER du 15 Pluviose (page 5)

LES MUSES

SANS CULOTTIDES

OU

LE PARNASSE

DES RÉPUBLICAINS
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N° I - HYMNE

A LA LIBERTÉ


                ALLONS, Enfans de la Patrie,
                Le jour de gloire est arrivé ;
                Contre nous de la tyrannie
                L’étendard sanglant est levé :        bis
                Entendez-vous dans ces campagnes,
                Mugir ces féroces soldats ;
                Ils viennent jusques dans vos bras       
                Egorger vos fils, vos compagnes,

                 Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons ;
                    Marchez, marchez,
                 Qu’un sang impur abreuve vos sillons !
                    Marchons, marchons,
                  Qu’un sang impur abreuve nos sillons !

                Que veut cette horde d’esclaves,
                De traîtres, de rois conjurés ?
                Pour qui ces ignobles entraves,
                Ces fers dès long-temps préparés ?    bis
                Français ! pour vous, ah quel outrage !
                Quel transport il doit exciter !
                C’est vous qu’on ose menacer
                De rendre à l’antique esclavage.

                    Aux armes, &c.

                Quoi ! des cohortes étrangères
                Feroient la loi dans nos foyers !
                Quoi ! des phalanges mercenaires
                Terrasseroient nos fiers guerriers.    bis
                Grand Dieu, par des mains enchaînées
                Nos fronts sous le joug se ploiroient ?
                De vils despotes deviendroient
                Les maîtres de nos destinées ?

                    Aux armes, &c.

                FRANÇAIS ! en guerriers magnanimes,
                Portez ou retenez vos coups ;
                Epargnez ces tristes victimes
                A regret s’armant contre vous.
                Mais le despote sanguinaire,
                Mais les complices de Bouillé ;
                Tous ces tigres qui, sans pitié,
                Déchirent le sein de leur mère !
               Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons ;

                    Marchez, marchez,
                   Que tout leur sang abreuve vos sillons !
                    Marchons, &c.

                TREMBLEZ, tyrans & vous perfides,
                L’opprobe de tous les partis ;
                Tremblez, vos projets parricides
                Vont enfin recevoir leur prix.        bis
                Tout est soldat pour vous combattre ;
                S’ils tombent, nos jeunes héros,
                La terre en produit de nouveaux,
                Contre vous tous prêts à se battre.

                    Aux armes, &c.


                 Couplets des Enfants

                Nous entrerons dans la carrière
                Quand nos aînés n’y seront plus ;
                Nous y trouverons leur poussière
                Et l’exemple de leurs vertus :        bis
                Bien moins jaloux de leur survivre
                Que de partager leur cercueil,
                Nous aurons le sublime orgueil
                De les venger ou de les suivre.

                    Aux armes, &c.

                AMOUR sacré de la Patrie,
                Conduis, soutiens nos bras vengeurs !
                LIBERTÉ, LIBERTÉ CHÉRIE,
                Combats avec tes défenseurs !        bis
                Sous tes drapeaux que la victoire
                Accoure à tes mâles accens :
                Dans tes ennemis expirans
                Vois ton triomphe & notre gloire.
           
                    Aux armes, &c.


                QUE l’amitié, que la Patrie
                Fassent l’objet de tous nos voeux,
                Ayons toujours l’âme nourrie
                Des feux qu’ils inspirent tous deux.    bis
                Soyons unis pour les combattre (1)
                Nos vils ennemis tomberont ;
                Alors les Français cesseront
                De chanter ce refrain terrible :

                    Aux armes, &c.


                Couplet à l’Arbre de la Liberté

                ARBRE chéri, deviens le gage
                De notre espoir & de nos voeux.
                Puisses-tu fleurir d’âge en âge,
                Et couvrir nos derniers neveux !        bis
                Que sous ton ombre hospitalière
                Le vieux guerrier trouve un abri,
                Que le pauvre y trouve un ami,
                Que tout Français y trouve un frère.

                    Aux armes, &c.


__________________
(1) Sic. Dans le chant habituel et pour la rime, on dit : Soyons unis, tout est possible.


 * *
  *

UN COUPLET

DE LA MARSEILLAISE

ET

L’ABBÉ PESSONNEAUX

PAR E.-J. SAVIGNÉ

____

De l’Imprimerie

SAVIGNÉ, A VIENNE EN DAUPHINÉ
__

1872



I


IL y a deux ans, les chants nationaux retentissaient à travers toute la France : c’est aux accents de La Marseillaise du Chant du Départ, du Choeur des Girondins, que de tous les points du territoire, nos armées se levaient pour courir à la frontière.

A Paris, sur les théâtres et dans la rue, dans nos villes, dans nos bourgs, dans le plus humble village, partout retentissait le chant national :

            Aux armes, citoyens, formez vos bataillons !
                       Marchons ! Marchons !

Pourquoi cet élan ? Pourquoi cet enthousiasme ?

Ah ! c’est qu’il s’agissait de maintenir nos droits méconnus, de défendre notre territoire menacé, de combattre pour l’indépendance de la patrie !

Cet hymne nous l’avons entendu dans nos jours de deuil comme dans nos jours de gloire ; il accompagna nos victimes à l’échafaud, comme il conduisit, en des temps plus heureux, nos soldats à la victoire.

L’hymne de la patrie ne réveille plus aucun écho. Mais puisse-t-il retentir bientôt ramenant sous nos drapeaux triomphants la victoire infidèle !

Depuis lors, que de tristes évènements !

Strasbourg, l’héroïque cité d’où la Marseillaise prit son vol, Strasbourg pleure sur ses ruines et sur la patrie perdue. Le Prussien vainqueur occupe notre territoire.

L’hymne des Marseillais, comme on l’appela d’abord, vit le jour à Strasbourg, dans l’hiver de 1792.

C’est l’oeuvre d’un jeune officier du génie, Rouget de Lisle. Ce jeune homme aimait la guerre comme soldat, la Révolution comme penseur ; poète autant que guerrier, il charmait, par les vers et la musique, les impatiences de la garnison.

Il fréquentait assidûment la maison du maire de Strasbourg, le baron Dietrich. Un jour que le repas avait été maigre, qu’il n’y avait eu sur la table que du pain de munition et quelques tranches de jambon fumé, Dietrich regarda Rouget de Lisle avec une sérénité triste et lui dit :

« L’abondance manque à nos festins ; mais qu’importe, si l’enthousiasme ne manque pas à nos fêtes civiques et le courage au coeur de nos soldats ! - J’ai encore une dernière bouteille de vin du Rhin dans mon cellier. Qu’on l’apporte, et buvons-la à la liberté et à la patrie ! - Strasbourg doit avoir bientôt une cérémonie patriotique ; il faut que de Lisle puise dans ces dernières gouttes un de ces hymnes qui portent dans l’âme du peuple l’ivresse d’où il a jailli. »

La femme et les filles du baron applaudirent ; on emplit les verres, et l’on but jusqu’à ce que la coupe fut épuisée.

Il était tard, la nuit était froide ; Rouget de Lisle rentra chez lui, rêveur ; son coeur était ému, sa tête échauffée. Se sentant inspiré, il composa son chant, tantôt l’air avant les paroles, tantôt les paroles avant l’air. « Il chantait tout et n’écrivait rien. »

Le lendemain, les chants de la nuit lui revinrent comme les impressions d’un rêve ; il les écrivit et courut chez Dietrich.

Rouget de Lisle chanta. Une des jeunes filles du baron l’accompagnait sur le piano.

« A la première strophe, dit Lamartine, les visages pâlirent, à la seconde les larmes coulèrent, aux dernières le délire de l’enthousiasme éclata. Dietrich, sa femme, le jeune officier, se jetèrent en pleurant dans les bras les uns des autres.

« L’hymne de la patrie était trouvé ! »


II

La Marseillaise d’alors  n’avait que six couplets ; un septième fut ajouté peu de temps après, et ce couplet n’est peut-être ni le moins inspiré, ni le moins sublime.

C’est dans la ville de Vienne qu’il fut composé, et c’est dans les murs de la vieille cité des Allobroges que la strophe des Enfants fut chantée pour la première fois.

On était à la veille du 14 juillet 1792 ; la population se préparait à célébrer avec enthousiasme la fête de la Fédération, et on attendait avec impatience l’arrivée des Marseillais qui devaient y prendre part.

Les Marseillais, traversant la France, se rendaient à Paris pour se trouver le 10 août à la prise des Tuileries.

Aucun obstacle ne les arrêtait : ni la chaleur, ni les fatigues, ni la longueur de la route. - Ils marchaient en chantant !

« Les gardes nationales, les fédérés, les sociétés populaires, les enfants, les femmes, toute cette partie des populations qui vit des émotions de la rue et qui court à tous les spectacles publics, volaient à la rencontre des Marseillais. Leurs figures hâlées, leurs physionomies martiales, leurs yeux de feu, leurs uniformes couverts de la poussière des routes, leur coiffure phrygienne, leurs armes bizarres, les canons qu’ils traînaient à leur suite, les branches de verdure dont ils ombrageaient leurs bonnets rouges, leur langage étrange mêlé de jurements et accentué de gestes féroces, tout cela frappait vivement l’imagination de la multitude. Ils entraient dans les villes et dans les villages sous des arcs de triomphe (1) ».

Ce jour là avait lieu, au Collège de Vienne, dans la classe de Rhétorique, une composition en français. Le professeur, intelligent et patriote, M. Antoine Pessonneaux (2), ancien prêtre, donna pour sujet de composition à ses élèves un couplet de la Marseillaise, à l’usage de la jeunesse ou de l’enfance.

Élèves et professeur s’étaient mis à l’oeuvre, et, le lendemain, 14 juillet, en présence des Marseillais et de la population viennoise toute entière, alors que la fête était dans tout son éclat, nos jeunes rhétoriciens, avec l’élan patriotique de leur âge, entonnèrent, au milieu des bravos populaires, la fameuse strophe des Enfants qui, depuis, n’a cessé de tenir dignement sa place dans le Chant national.

Ce couplet, le voici tel que nous le trouvons, ajouté à la Marseillaise, et écrit de la main de l’abbé Pessonneaux, ou de celle de l’un de ses amis, sur un exemplaire de Chants Guerriers (3) :

        Nous entrerons dans la carrière
        Quand nos aînés n’y seront plus ;
        Nous y trouverons leur poussière
        Et l’exemple (4) de leurs vertus.
        Bien moins jaloux de leur survivre
        Que de partager leur cercueil,
        Nous aurons le sublime orgueil
        De les venger ou de les suivre.
            Aux armes, etc.

Quand les applaudissements enthousiastes eurent cessé, on s’empressa autour des élèves pour les féliciter, mais eux, aux compliments qu’on leur adressait, furent unanimes à répondre que le couplet était l’oeuvre de leur professeur (5).

Les Marseillais firent leur entrée à Paris ; l’hymne de Rouget de Lisle prit leur nom.

Un soir, on chantait la Marseillaisesur un des théâtres de la capitale (à l’opéra d’alors, nous assure-t-on) ; le couplet des Enfants venait d’être entonné pour la première fois ; les transports les plus frénétiques éclataient dans toute la salle ; la foule, étonnée, émue, demandait l’auteur.

Tout à coup le silence se fait, un citoyen se lève : c’est M. de Comberousse, député de Vienne à la Convention. Il annonce fièrement au public que le couplet est d’un de ses compatriotes, M. Pessonneaux, professeur au Collège de Vienne (6).

Nouvel enthousiasme ! nouveaux applaudissements !

Après avoir raconté l’origine de l’oeuvre ; il reste à en faire connaître les auteurs.


III

Vers la même époque naissaient deux hommes qui, après avoir suivi des carrières différentes, devaient collaborer à la même oeuvre : Rouget de Lisle et l’abbé Pessonneaux, deux noms désormais inséparables de la Marseillaise.

Rouget de Lisle naquit à Lons-le-Saulnier, le 17 mai 1760. Il embrassa de bonne heure le métier des armes, devint officier du génie, combattit à Quiberon, fut bon citoyen et grand poète. Proscrit en qualité de fédéraliste, il entendit, en fuyant, retentir à ses oreilles, comme une menace de mort, le chant qu’il avait lui-même composé : il était poursuivi par l’élan qu’il avait semé derrière lui. Disgracié sous le premier empire, oublié sous les Bourbons, récompensé seulement d’une modique pension de 1200 fr. par la Révolution de juillet, il mourut paisiblement à Choisy-le-Roy, le 30 juin 1836.

Avant la descente du cercueil de Rouget de Lisle dans la tombe, les ouvriers des fabriques de Choisy-le-Roy distribuèrent des bouquets d’immortelles aux assistants ; puis, formant un cercle autour de la fosse, ils entonnèrent, d’un son de voix religieux, les couplets de la Marseillaise ; tous tombèrent ensuite spontanément à genoux sur la terre fraîchement remuée (7).

Aux yeux d’une caste de la société, Rouget de Lisle a passé pour un sanguinaire ; c’était au contraire un homme de bien, d’ordre et de paix.

« Je serais indigné, disait-il souvent à ses amis, si les malintentionnés ou les ignorants me jugeaient comme un ancien terroriste ou un fomenteur de révolutions. Je n’ai pas composé la Marseillaise pour soulever les pavés de Paris, mais bien pour renverser les cohortes étrangères. Nos sillons ne doivent pas boire le sang français, ils sont destinés à recevoir des épis nourriciers qui grandiront pour vivre en frères (8) ».

Voici une anecdote émanant du même auteur, qui prouve la franchise de Rouget de Lisle, et ne manque pas d’un certain sel ; elle a trait au 7e couplet, celui des Enfants :

« On adressait à l’auteur, au temps heureux de sa retraite, des compliments exagérés sur ses oeuvres. Il les recevait avec complaisance, de même que Béranger recevait de son côté les louanges fastidieuses que certaines gens lui prodiguaient pour se faire encenser eux-mêmes. C’est l’effet du miroir qui renvoie à la personne qui le tient la figure qui est placée devant lui.

« Rouget de Lisle était le miroir, certain jour qu’un jeune visiteur le salua.

« Comme on doit naturellement le penser, la conversation eut pour sujet la littérature. On parla de la poésie, et la moderne ne fut pas digne d’être comparée à l’ancienne.

- « On ne fait plus de chansons aujourd’hui, disait avec affectation le visiteur.

- « Vous croyez, répondit Rouget de Lisle, l’ami Béranger en compose de nouvelles tous les jours.

- « Je le tiens pour une exception, répliqua le jeune homme en s’animant par degrés. Lorsque je parle du présent, j’excepte Béranger, comme étant un ancien grand maître, aussi bien que l’auteur de la Marseillaise. Quel homme, en effet, produirait de nos jours un chant aussi vaillant, aussi magnanime que celui de la Marseillaise ? Il n’y aura jamais deux Rouget de Lisle !

- « J’accepte jusqu’à un certain point votre compliment ; mais je vous ferai observer que la Marseillaise a plusieurs stances, et qu’elles ne sont pas toutes de même valeur. Laquelle préférez-vous ?

- « Elles sont toutes sublimes ! objecta le flatteur. Cependant j’avouerai que j’affectionne singulièrement la dernière.

- « Rappelez-moi donc les premiers vers de cette stance, dit avec intention Rouget de Lisle. La mémoire se perd avec l’âge…

- « La mienne a toute sa fraîcheur, reprit le jeune homme.

« Et il allait réciter complètement le couplet :

        Nous entrerons dans la carrière, etc.

« Quand Rouget de Lisle l’interrompit :

- « Vous les trouvez beaux ces vers, Monsieur ? lui demanda-t-il avec anxiété.

« - Fort beaux !

« - Je suis doublement flatté de votre éloge, que je crois sincère, mais ajouta-t-il en souriant, le couplet que vous vantez n’est pas de moi ».

La réponse était aussi modeste que spirituelle.

La Biographie à laquelle nous empruntons ces lignes, contient d’autres détails très intéressants sur l’existence de Rouget de Lisle à cette époque.


IV

Antoine Pessonneaux vit le jour à Lyon, le 31 janvier 1761 (9).

Le jeune Pessonneaux vint au monde souffrant, chétif : il ne marcha qu’à l’âge de 7 ou 8 ans, et l’on croyait qu’il n’atteindrait jamais sa 20e année.

Contre toute attente, son corps se développa, ses membres prirent de la force et son intelligence, qui avait devancé les progrès physiques, devint bientôt remarquable.

Merveilleusement doué, il s’inspira de la nature, étudia la société dans toutes ses phases, approfondit l’humanité sous toutes ses faces, et fit de brillantes études.

Quand il fut arrivé à l’âge où l’homme se fait une position, il se consacra à l’état ecclésiastique et fut ordonné prêtre.

C’est alors que ses parents vinrent habiter une petite propriété située en face de Vienne, à St-Cyr, sur les bords du Rhône (10).

M. Mermet cite l’abbé Pessonneaux et les abbés Magnard et Bizet, comme ayant été ses professeurs, avant 1789, au collège de Vienne. Lui et ses contemporains gardèrent toujours pour ces professeurs une respectueuse reconnaissance (11).

Un des élèves de l’abbé Pessonneaux trace de son professeur le curieux portrait que voici (12) :

« L’année scholaire finit, et avec elle finirent mes jours mauvais. De la domination tyrannique d’Aupit, je passai sous la riante tutelle de l’abbé Pessonneaux. Quel bonheur j’éprouve encore à me retracer les leçons de ce savant non moins qu’aimable professeur d’humanités ! Quel plaisir il prenait lui-même à m’initier au culte des belles-lettres, dont il faisait ses plus chères délices ! Mes camarades, auxquels il donnait les mêmes soins, savaient, tout comme moi, l’apprécier à ce qu’il valait. Car il ne faut pas s’y tromper, si les écoliers sont aptes à juger du caractère de leurs maîtres, ils le sont aussi à peser leurs talents.

« Peut-être, et je ne dois pas me le dissimuler, l’abbé Pessonneaux eût-il figuré plus convenablement dans le grand monde (pour lequel il paraissait mieux taillé) que dans l’état ecclésiastique… J’ai dit mieux taillé, c’est je crois un solécisme. L’abbé Pessonneaux était bossu… Mais si l’on daigne faire abstraction de la bosse, où trouver une plus mâle, une plus belle tête, un nez plus romain, un esprit plus pétillant, une bouche lançant mieux l’épigramme sur les sots audacieux qui le provoquaient, ou sur les mauvais plaisants qu’elle réduisait en poudre ?

« Une délicieuse intimité s’établit promptement entre lui et nous…. Il fallait voir avec quelle fierté nous répondions à ceux qui nous demandaient en quelle classe nous étions : Nous sommes sous l’abbé Pessonneaux ! Jamais le moindre ennui pendant les trop courtes heures de classe. Les leçons de notre professeur nous fixaient immobiles sur nos bancs. Le charme n’était rompu que par le son de la cloche qui nous appelait à la salle d’études. Là, nous redevenions turbulents, inquiets, moroses, taquins. Nos regards y étaient successivement attristés de la présence d’un Gallet, d’un Pascal, d’un Parnin, et s’il nous arrivait de mettre, un seul moment, ces ineptes triumvirs en parallèle avec l’abbé Pessonneaux, alors nos jeunes têtes s’exaltaient, nous ne pouvions supporter le rapprochement de tant de pédantisme et de tant d’amabilité, de tant d’ânerie et de tant d’instruction ; nous en devenions plus rétifs, plus difficiles à manier ; mais aussi Gallet, Pascal, Parnin se roidissaient davantage et tapaient plus dru ».

Pessonneaux figure, en 1787, parmi les prêtres incorporés au chapitre de l’église primatiale métropolitaine et cathédrale de Vienne, sous le vocable de St-Maurice (13).

Il assiste, comme membre du clergé, à une délibération des trois ordres de la ville de Vienne, tenue, dans une des salles de l’Hôtel-de-Ville, le 22 décembre 1788.

Ce sont là les seuls documents authentiques qu’il nous ait été permis de découvrir sur la carrière ecclésiastique de Pessonneaux.


V

Les États généraux se réunissent, les tours de la Bastille croulent, une grande Révolution éclate. L’abbé Pessonneaux jette le froc aux orties. Esprit libéral, éclairé, il se lance dans la mêlée, et devient un des plus fervents adeptes des idées nouvelles.

Il sent qu’il est citoyen avant d’être prêtre ; que comme patriote, il se doit à ses élèves, au progrès, à la nation.

Un noble élan s’empare de son coeur ; l’inspiration le saisit, et c’est alors que nous voyons l’abbé, devenu citoyen, célébrant la Fédération du 14 juillet 1792, par un des plus sublimes couplets de la Marseillaise.

Obéissant à un sentiment de légitime fierté, il envoie son couplet des Enfants à Rouget de Lisle, et en reçoit, nous affirme-t-on, une lettre de félicitations (14).

Pessonneaux est désormais un homme important. Il se mêle avec ardeur au mouvement progressif, et remplit des fonctions publiques.

Sur une liste ou Serment de fidélité, on lit ce qui suit : « Les citoyens ci-après inscrits ou dénommés, jurent de maintenir la liberté et l’égalité, ou de mourir en les défendant ». - Suivent de nombreuses signatures, et à la 5e page, se trouve cette mention : « Je jure comme dessus, signé : Ant. Pessonneaux.

En l’an 3, il était garde magasins des Vivres, à Vienne (15).

Lors de la Bénédiction des nouveaux guidons du 8e Régiment de Dragons (15 juin 1792), à laquelle assistaient la Garde nationale sous les armes, avec drapeau et musique, le Lieutenant général de l’armée, les membres du Directoire, les juges du district et un grand nombre de citoyens, l’abbé Pessonneaux prononce un discours empreint d’un véritable souffle religieux et patriotique.

Pour l’oraison funèbre de Pelletier Saint-Fargeau, le 20 mars 1793, Pessonneaux est nommé Commissaire, chargé de remplir les fonctions d’orateur et s’acquitte de ses fonctions avec une rare éloquence.

A l’occasion du brûlement des titres féodaux (21 novembre 1793), le rôle de l’abbé Pessonneaux s’accentue.

Le représentant du Peuple, Petitjean, est à la tête du cortège, trois canons ouvrent la marche, une foule immense est répandue partout et deux sans culottes en pantalon, veste et bonnet rouge, portent chacun une massue.

L’arbre de la féodalité est dressé au Champ-de-Mars et autour sont amoncelés de nombreux titres, reste impur de ce fléau qui a dévoré, pendant tant de siècles, le fruit de pénibles travaux des français.

L’abbé Pessonneaux abjure, pour la deuxième fois, les fonctions du Sacerdoce et remet entre les mains du représentant du peuple ses lettres de prêtrise qui, à l’instant, sont livrées aux flammes

Dans une lettre manuscrite, avec en-tête imprimé, du 3 thermidor an 7, Pessonneaux prend la qualité de Commissaire du Directoire exécutif près l’administration municipale du canton de Villette-Serpaize (16).

Sur la Liste (imprimée) des notables du département de l’Isère, arrêtée à Grenoble, le 5 frimaire an 10 (1802) de la République française, une et indivisible, figure cette mention : « n° 779 - Pessonneaux, membre du Conseil d’arrondissement. - Seyssuel ».

Le nom de Pessonneaux figure encore dans presque toutes les fêtes publiques de l’époque, soit comme membre de Commissions, soit comme assesseur, soit enfin comme orateur prononçant souvent des discours.


VI

Pessonneaux ne fut pas exempt des déboires inhérents à la carrière politique : sa qualité d’ancien prêtre le fit, à un moment, considérer comme suspect. Poursuivi, emprisonné, il comparut devant le tribunal révolutionnaire de Lyon, et ne dut son acquittement qu’à son patriotisme bien connu, et surtout à son titre d’auteur d’un couplet de la Marseillaise (17).

En quelques années, les évènements se succédèrent, rapides comme l’éclair. La Révolution, l’insurrection, les massacres, l’échafaud sont en permanence. La guerre ensanglante l’Europe, l’étranger envahit la France. Enfin, avec des alternatives de revers et de gloire, nous arrivons à la Restauration.

Pessonneaux avait suivi, avec intérêt, toutes les péripéties de cette grande époque, tantôt s’affligeant de nos défaites, tantôt se réjouissant de nos succès. Il était demeuré calme, fidèle à ses principes et à ses convictions.

Que devient alors l’ancien prêtre incorporé de St-Maurice, l’ex-patriote auteur d’un couplet de la Marseillaise ? - Hélas ! nous le retrouvons contrôleur de ville et de navigation dans les contributions indirectes, à la résidence de Givors (Rhône).

Il passe un grand nombre d’années dans ces modes et peu patriotiques fonctions.

Enfin, une ordonnance royale du 23 août 1820, lui accorde sa retraite, avec une pension annuelle de 296 francs.

Alors Pessonneaux se retire définitivement à Seyssuel (18) ; c’est dans une humble demeure, au milieu des champs, que nous le retrouvons. Il vit là entouré d’amis intimes. Esprit délicat, charmant causeur, poète à ses heures, aimant par-dessus tout la patrie et la liberté, il jouit de l’estime et de l’admiration de tous ceux qui l’approchent.


VII

Avant les mémorables journées des 27, 28 et 29 juillet 1830, on rencontrait quelquefois dans les rues de la ville de Vienne, marchant avec dignité, presque toujours la tête découverte, son chapeau rond et haut de forme à la main gauche, son parapluie sous le bras, et son jonc, pommeau d’ivoire, à la main droite, un vieillard fortement courbé par l’âge, la tête chauve, mais conservant encore, au-dessus des oreilles et de la nuque, une légère couronne de cheveux clairs semés et presque blancs.

A l’ampleur de sa lévite noire, à sa cravate blanche, mise sinon avec recherche, du moins avec goût ; à la blancheur irréprochable de son col de chemise, qui dépassait légèrement sa cravate ; enfin, à la précision de ses guêtres noires, emboîtant parfaitement le cou-de-pied, et, par-dessus tout, à son extrême propreté, on reconnaissait, de suite, une personne nourrie des traditions du temps passé, et ayant exercé une profession libérale, peut-être la magistrature et plus probablement le sacerdoce.

On était frappé d’admiration quand on apercevait sa grande et noble figure, remarquable par son ensemble et par sa majesté : front haut et large, oeil vif et intelligent, encaissé dans une orbite que protégeait l’arc proéminent des sourcils longs et rebroussés ; nez aquilin passablement allongé, mais fin et délié, auquel se rattachaient des narines droites, fines et délicatement arrêtées par un léger pli du visage ; bouche bien fendue, mais aux lèvres minces et à la commissure un peu profonde ; joues insensiblement caves et semées de quelques rides peu senties ; enfin, menton ordinaire, un peu allongé : tel était le portrait de cet homme bien connu de l’élite de la population viennoise, l’ami intime de M. Moreau, ancien procureur à Vienne, et de tous ceux qui, comme lui, s’occupaient de sciences et d’art.

Après avoir vu ce vieillard, plein de dignité, on était intrigué, on voulait le connaître ; on demandait son nom et ceux à qui l’on s’adressait vous répondaient avec un certain respect : c’est l’abbé Pessonneaux, de Seyssuel, l’auteur du fameux couplet des Enfants de la Marseillaise.

Si l’abbé Pessonneaux plaisait par la gracieuse majesté de son visage, il plaisait encore plus par les brillantes qualités de son esprit extrêmement fin, enjoué, délicat, et quelque peu persifleur. Tout dénotait en lui le savant aux profondes études, l’ancien professeur de réthorique au collège de Vienne (19).

Voilà l’homme tel que ses contemporains nous l’ont dépeint et tel qu’il était.


VIII

L’abbé Pessonneaux vivait à Seyssuel dans une modeste aisance ; il possédait une propriété qu’il avait cédée moyennant une rente viagère, et qui a été revendue il y a peu de temps (20).

Cette propriété porte aujourd’hui son nom.

Sa maison était hospitalière, on y était toujours le bien venu. Nombreux étaient les amis qui s’y rendaient ; la politique et la littérature faisaient les frais de la conversation.

On raconte que le roi Louis-Philippe ayant accordé, pour récompenser l’auteur de la Marseillaise, une pension à Rouget de Lisle, Pessonneaux eut l’intention de réclamer. « J’ai droit à une part de cette pension », disait-il, mais il n’en fit jamais rien. Cette parole lui avait été dictée non par une pensée d’intérêt, car ses goûts étaient des plus modestes, mais par son amour propre d’auteur oublié (21).

Pessonneaux mourut un an avant Rouget de Lisle, c’est-à-dire le 9 mars 1835 ; il avait alors 74 ans, et fut inhumé dans le cimetière de Seyssuel, où ses cendres reposent encore (22).

De même que Béranger, Pessonneaux eut sa Lisette, une compagne aimante, dévouée, qui embellit son existence, fut pleine de sollicitude pour lui, et l’entoura, tant qu’elle vécut, des soins les plus assidus ; il eut la douleur de la perdre, et ne lui survécut que deux ans (23).

Que se passa-t-il aux derniers moments de Pessonneaux ? On l’ignore. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il reçut les derniers Sacrements de l’Eglise, et que le clergé, non seulement de Seyssuel, de Chasse, mais encore des paroisses de Vienne, lui fit, en grande pompe, malgré son abjuration, les honneurs d’une sépulture ecclésiastique, sous la présidence de l’archiprêtre du canton (24).

Aucune inscription ne rappelle la mémoire de Pessonneaux ; la pierre tombale a même été enlevée et utilisée pour servir de seuil à la cure. Nous espérons que l’administration municipale de la commune comblera cette lacune, réparera cet injuste oubli.

N’y a-t-il pas là un patriotique devoir à remplir ?..

Les noms de Rouget de Lisle et de Pessonneaux sont désormais inséparables.

Leur oeuvre a fait le tour du monde, à l’ombre du drapeau tricolore ; c’est la chanson des masses et de la Nation armée ; c’est l’hymne de la patrie.

Gloire aux deux auteurs de notre chant national !


NOTES :
(1) Lamartine, Histoire des Girondins.
(2) M. Pessonneaux était professeur au collège de Vienne depuis plusieurs années ; sa nomination à la chaire de troisième est du 8 juin 1786, et celle à la chaire de seconde, du 17 novembre 1788.
(3) Victoires et conquêtes des Français de 1792 à 1815, couronne poétique (Paris, Panckoucke, 1821). - Ce volume, que nous possédons, vient de la bibliothèque de M. Boissonnet, avocat, qui habitait Seyssuel, dans une propriété voisine de celle de Pessonneaux.
(4) On a remplacé l’exemple par la trace, expression évidemment plus poétique ; ce changement aurait, dit-on, été connu de l’auteur et approuvé par lui.
(5) Ce fait est authentique ; il a été affirmé bien souvent par MM. Sicard père, ancien avoué ; Moreau, procureur ; Couturier oncle, médecin ; Brossard père, ancien notaire ; Puzin père, ancien colleur de draps ; Girard père, ancien libraire, et beaucoup d’autres personnes.
(6) Ce nouveau fait a été raconté par M. de Comberousse lui-même, à M. Chollier père, ancien avoué.
(7) Un journal de Paris publiait dernièrement (juin 1899) la note suivante : « Dans le cimetière de Choisy-le-Roy, il existe une tombe délaissée entre toutes ; pas une fleur, pas la trace d’un souvenir ; la mousse en verdit lamentablement la pierre qu’encerclent les mauvaises herbes.
« C’est la que repose Rouget de Lisle ».
A la lecture de ces lignes, un comité s’est immédiatement constitué pour rendre à Rouget de Lisle les honneurs que mérite l’auteur de la Marseillaise.
(8) Rouget de Lisle et la Marseillaise, par Poisle Desgrange. - Paris, Bachelin-Deflorenne, 1859.
(9) Voici le texte de son acte de naissance :
« Le premier février mil sept cent soixante-un, j’ai baptisé Antoine, né hier, fils de sieur Jean Pessonneaux, négociant, et de demoiselle Marguerite Boulouvard, son épouse. Parrain, sieur Antoine Pessonneaux, aussi négociant ; marraine Anne Pessonneaux, fille. Ont signé : A. Pessonneaux, Pessonneaux, Pessonneaux, M. Guillermain, M. Martin, vicaire ».
(10) La mère de Pessonneaux vivait encore en 1815 et habitait Lyon, rue Vaubecour ; son fils Antoine, aux termes d’un acte reçu de Comberousse, notaire à Lyon, en date du 4 avril 1806, lui avait constitué une rente viagère annuelle de 300 fr., en échange d’un capital de 3,000 fr. qu’il avait touché. - Antoine Pessonneaux avait également deux frères : l’aîné Louis, qui résidait à Paris, et un autre, Maurice, qui était négociant à Lyon. (Voir ces documents à la Bibliothèque de Vienne).
Dans divers titres, nous trouvons un Jacques Peyssonneaux, marchand canabassier à Vienne (1728) ; un autre André Peyssonneaux, vigneron à Ste-Colombe (1740).
(11) Ancienne chronique, p. 20.
(12) Le Collège de Vienne en 1788. - Souvenirs d’enfance, par A. Y. (A. Yvaren ou Yverain, d’Avignon). - Brochure in-8° de 64 pages ; Avignon, MDCCCXXXVI, imp. Jacquet et Joudou.
(13) Voir Collombet, Histoire de la Sainte Eglise de Vienne, p. 406.
(14) Dire de M. Girard père, ancien libraire à Vienne.
(15) Voici la lettre le constatant et qui est conservée à la Bibliothèque de Vienne :
                « Paris, le 24 germinal, an 3.
« C’est avec grand plaisir, citoyen, que j’ai concouru, avec mes Collègues, à vous faire conserver dans l’emploi de garde magasin des Vivres, à Vienne, que vous exercez. Indépendamment du témoignage qu’a rendu de vous le Commissaire Lefebvre, nous avons trouvé dans nos bureaux les notes les plus avantageuses sur votre compte. Je désire trouver des occasions plus essentielles de vous obliger, je les saisirai toujours avec empressement.
« Salut et fraternité.                        « Signé : FRIZON ».
« Mes compliments, je vous prie, au Commissaire Lefebvre ; j’en envoie aussi pour le citoyen Nivoz ; Il doit être actuellement à Lyon ».
(16) Voici cette lettre :
« Département de l’Isère, canton de Villette-Serpaise.
« Liberté, égalité.
« Villette, le 3 thermidor, an 7 de la République française.
« Le Commissaire du Directoire exécutif près l’administration municipale du canton de Villette-Serpaise,
« A celui près l’administration municipale du canton de Vienne,
« En vous accusant réception, citoyen collègue, de votre lettre de ce jour, je vous annonce que la majeure partie des denrées dues par les contribuables de mon arrondissement, a été versée dans les magasins de Vienne. Je vais notifier à l’instant aux retardataires qu’ils aient à se libérer dans les 24 heures ; passé lequel délai, j’en fournirai l’état nominatif au commissaire des guerres de l’arrondissement pour le mettre à même de les y contraindre par la voie de la garnison.
« Salut et fraternité.
                        « Signé : PESSONNEAUX ».
(17) Renseignement pris, il n’existe pas à Lyon d’archives de ce tribunal révolutionnaire ; mais ce fait nous a été affirmé par MM. Chollier père, ancien avoué, et Girard, ancien libraire, qui, eux, le tenaient de l’entourage de l’abbé Pessonneaux.
(18) Seyssuel était alors le centre de réunion de l’aristocratie viennoise : - MM. Sicard, avoué ; Ponsard père, avoué ; Moreau, procureur ; Carlet, magistrat ; Boissonnet, avocat, avaient des maisons de campagne dans cette petite commune, voisine de Vienne.
(19) C’est à l’obligeance et aux souvenirs de M. Brossard père, notaire honoraire à Châtonnay, décédé en 1892, à un âge très avancé, que nous devons ce portrait de l’abbé Pessonneaux.
(20) Dernièrement, en réparant une des pièces de la maison, on constata qu’un bonnet phrygien, en plâtre, se trouvait au-dessus d’une glace.
(21) Nous tenons encore ce fait de MM. Chollier et Girard.
(22) Comme document authentique nous transcrivons l’acte de décès de l’état civil :
                Acte de l’Etat civil
Du neuf mars mil huit cent trente-cinq, à deux heures du soir, acte de décès de Monsieur Pessonneaux Antoine célibataire, âgé de soixante-quatorze ans, membre du conseil municipal, né à (en blanc), rentier, résidant à Seyssuel-et-Chasse, où il est décédé ce jour, à une heure du matin.
La déclaration du décès, vérifié par nous soussigné, maire de la commune de Seyssuel-et-Chasse, nous a été faite par Jean Moiroud, domestique en la grange du décédé, âgé de trente-neuf ans, et par Antoine Pallin, forgeron, âgé de trente-un ans, tous deux résidant audit lieu, qui n’ont signé pour ne savoir, ainsi qu’ils l’ont déclaré.
Dont acte de lecture à eux faite lesdits jour et an.
                                Le Maire : ROUSSILLON.
(23) Dans le cimetière de Seyssuel, les deux tombes de Pessonneaux et de sa compagne sont à côté l’une de l’autre.
C’était la veuve d’un avocat, décédée le 18 janvier 1833.
(24) En voici la preuve :
                Sépulture Ecclésiastique
L’an mil huit cent trente-cinq et le dix de mars, nous soussignés avons donné la sépulture ecclésiastique à M. Antoine Pessonneaux, propriétaire, prêtre, à Notre-Dame de Seyssuel, décédé d’hier, âgé de soixante-quinze ans, muni des sacrements de l’église, après avoir fait profession de foi et s’être conformé à tout ce que prescrit le rituel romain pour la réception des derniers sacrements ; la cérémonie a été présidée par M. l’archiprêtre du canton, qui a adressé une exhortation aux assistants, en leur faisant part des dispositions du défunt ; les prêtres assistants ont signé :

            GIRARD,                    MONNIER,
        de St-André-le-Haut.            vic. de St-André-le-Haut.

            ALBRAN,                    KNIFLER,
        curé de Chasse.            curé de Notre-Dame de Seyssuel.
                    MICHON,
                curé-archiprêtre de Saint-André-le-Bas.


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BIOGRAPHIE DAUPHINOISE (1)
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L’ABBÉ PESSONNEAUX

Auteur d’un Couplet

DE LA MARSEILLAISE

PAR

E.-J. SAVIGNÉ

___

VIENNE

IMPRIMERIE DE L’AUTEUR
__

1877


I

C’était un soir d’hiver, de 1792 à 1793 ; il y avait à l’Opéra, de Paris, une représentation extraordinaire, à l’occasion d’une fête civique ; la salle était comble, beaucoup de membres de la Convention remplissaient les loges.

Suivant l’usage quotidien, le public réclama l’hymne nouveau de Rouget de Lisle, la Marseillaise, qui présidait aux enrôlements et poussait les patriotes aux frontières.

Les artistes disaient les paroles du chant national, et la salle électrisée, tout entière debout, répétait le refrain.

On venait de chanter le dernier couplet, et la foule se taisait recueillie. Tout à coup, de fraîches voix d’enfants entonnent la strophe alors à peu près inédite :

            Nous entrerons dans la carrière
            Quand nos aînés n’y seront plus ;
            Nous y trouverons leur poussière
            Et la trace de leurs vertus.
            Bien moins jaloux de leur survivre
            Que de partager leur cercueil,
            Nous aurons le sublime orgueil
            De les venger ou de les suivre.

Les applaudissements redoublent, l’élan devient indescriptible : on demande l’auteur… le silence se fait, et l’un de nos compatriotes, membre de la Convention, M. de Comberousse, annonce que le couplet est l’oeuvre d’un professeur au collège de Vienne, - l’abbé Pessonneaux (2) !


II

A quelque temps de là, sur un théâtre plus lugubre, devant de plus sinistres personnages, se déroulait un drame autrement étrange.

C’était à Lyon, en plein tribunal révolutionnaire, ou, pour être plus exact, devant la Commission de justice populaire.

Dans une salle de l’Hôtel-de-Ville, ressemblant à une chapelle funèbre, éclairée par une lumière blafarde, autour d’une table couverte en entier d’un tapis noir comme un drap mortuaire, sept juges étaient assis, le président au milieu. Ils portaient à leur cou une petite hache en argent, terrible emblême de leurs attributions.

« De l’autre côté de la table, un peu sur la gauche du président, on voyait un escabeau sur lequel l’accusé devait s’asseoir pour répondre aux demandes de l’accusateur public. Derrière l’accusé, un rang de soldats armés formait un demi-cercle, le geôlier attendait sur le dernier plan le signe qui décidait le sort du prévenu. La main des juges étendue, ouverte sur le tapis gros vert, désignait l’élargissement ou le renvoi jusqu’à nouvelle information. La main se portant au front indiquait la fusillade ; elle envoyait à la guillotine quand elle touchait la hache d’argent. Les interrogatoires étaient fort courts ; ils n’existaient, à bien dire, que pour la forme, le sort des prévenus était connu d’avance (3) ».

Les accusés, sans distinction d’âge ni de condition, se succédaient devant cette juridiction expéditive, et les exécutions se faisaient ensuite au milieu de cris d’angoisse et de désespoir, dominés par d’autres cris de Vive la République ! et par les accents frénétiques de la Marseillaise.

Un citoyen venait d’être traîné devant ce tribunal ; la figure pâle, l’oeil hagard, il devait avoir déjà la mort dans l’âme.

Le patriotisme certes ne lui faisait pas défaut, il en avait donné des preuves. Quel était son crime ?... - L’accusé était prêtre.

A la question du président : « Qui es-tu ? » le malheureux se redressa et répondit fièrement :

« Je suis l’abbé Pessonneaux, auteur du dernier couplet de la Marseillaise !

Il y eut une émotion dans la salle, un trait de lumière éclaira les juges, un revirement se fit dans leur opinion, et notre compatriote fut sauvé de l’échafaud.


III

Quarante ans plus tard, en des temps plus calmes ; - après avoir servi toutes les causes, surexcité toutes les passions ; après avoir tour à tour été entonné par nos soldats sur les champs de batailles et profané par le peuple sur la place des exécutions, - le chant national fut récompensé.

Et Rouget de Lisle, - qui proscrit, fuyant, avait entendu retentir à ses oreilles comme une menace de mort, le chant qu’il avait lui-même composé ; Rouget de Lisle, poursuivit par l’élan qu’il avait semé derrière lui, disgracié sous le premier Empire, oublié sous les Bourbons, - Rouget de l’Isle fut gratifié, par le gouvernement de Juillet, d’une modique pension de douze cents francs.

En apprenant cette libéralité, un vieillard, retiré du monde et de la vie politique, sentit la jalousie s’emparer de lui.

« Et moi aussi, se dit-il, je suis l’auteur d’un des couplets de la Marseillaise, n’ai-je pas droit à une part de cette pension ? »

Le premier mouvement passé, la réflexion venue, le vieillard se garda bien de réclamer.

Ce citoyen était encore l’abbé Pessonneaux.


IV

Pessonneaux paraît mériter, par son oeuvre, tant petite soit-elle, d’être rangé parmi les notabilités dauphinoises.

Né à Lyon le 31 janvier 1761, il eut une carrière assez accidentée : d’abord prêtre attaché à l’église de St-Maurice (1787-1788), professeur au collège de Vienne, puis garde magasin des vivres, à Vienne, conseiller d’arrondissement et commissaire du Directoire exécutif à Villette-Selpaize (1800-1802), nous le trouvons ensuite, à Givors (Rhône), de 1806 à 1820, avec la qualité de contrôleur de ville et de navigation dans l’administration des contributions indirectes.

Les dernières années de sa vie s’écoulèrent enfin paisiblement à Seyssuel, canton de Vienne, dans une maison des champs qui porte encore son nom ; il y mourut le 9 mars 1835, et ses cendres reposent dans le cimetière de ce modeste village.

NOTES :
(1) Extrait de la Revue du Dauphiné et du Vivarais (Année 1877).
(2) M. de Comberousse fut avocat au bailliage de Vienne, député aux Etats de Romans, député à la Convention et membre du Conseil des Anciens, qu’il eût l’honneur de présider.
(3) Alph. Balleydier, Histoire militaire et politique du peuple de Lyon.


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APPENDICE
__________

ARTICLES

du journal « LE TEMPS »

par M. Anatole FRANCE

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I

Le premier article, du 31 juillet 1892, est une notice sur Rouget de l’Isle et la Marseillaiseil se termine par les lignes suivantes :

On n’y trouve que six couplets. Le septième, celui des enfants : « Nous entrerons dans la carrière », qui est d’un assez beau style et rappelle Marie-Joseph Chénier, a été attribué à l’abbé Peyssonneaux. Cette attribution, maintenue sans preuves, par M. Jules Lecomte, ne me paraît pas soutenable. Je crois, avec M. Julien Tiersot, que ces vers sont de Louis du Bois, qui lui-même s’en déclara l’auteur.

« Au mois d’octobre 1792, dit-il, j’ajoutai un septième couplet.
« C’est le couplet des Enfants, dont l’idée est empruntée au chant des Spartiates, rapporté par Plutarque ».

Je n’ai pas de lumières propres sur ce sujet. M. Louis du Bois était un ami de mon père. Je me rappelle fort bien l’avoir vu très vieux, quand je n’avais que quatre ou cinq ans. Alors, je l’admirais extrêmement, non certes à cause du couplet de la Marseillaise, mais parce qu’il lançait mon cerceau de manière à le faire revenir à son point de départ. Ce subtil artifice est tout ce que je sais de lui. Mais les bibliographes qui fréquentaient chez mon père et qui y avaient connu Louis du Bois ne doutaient point qu’il en fût, comme il le disait, l’auteur du couplet des enfants.


II

Article du 28 août 1892

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Quand j’ai dit ici que le septième couplet de la Marseillaise (Nous entrerons dans la carrière, etc.) est de Louis du Bois et qu’on n’a pu l’attribuer à l’abbé Pessonneaux que par un effort insoutenable, un ami inconnu a pris soin de m’avertir que je me mettais sur les bras les robustes érudits de l’Isère et que je m’exposais aux tempêtes dauphinoises. « Je crois, m’écrivait mon aimable correspondant, que la bibliothèque de Vienne garde des documents sérieux qui établissent la vérité de cette tradition. Vous pouvez vous attendre à recevoir des protestations venant de la ville de Vienne, qui ne consentira pas à se laisser dépouiller d’un souvenir patriotique dont elle s’honore et dont elle a été toujours très justement jalouse ». Ainsi, l’on m’avertissait. Mais cet avis n’a été suivi d’aucun effet, et les protestations ne sont point venues. Le bibliothécaire de Vienne était, en 1889, M. Cornillon, et je sais qu’il se montrait fort attaché à la tradition qui fait naître dans sa ville le septième couplet de l’hymne national. J’ignore s’il est encore en fonctions. Mais je n’ai reçu aucune lettre scellée d’un cachet figurant un temple romain à six colonnes de face, qui est le timbre de la bibliothèque de Vienne en Dauphiné.

Aucun document nouveau ne m’est venu de ce côté. Ce n’est pas à dire que nous manquions pour cela de toute lumière sur cette question intéressante. Nous avons sous les yeux une brochure, publiée en 1872, avec beaucoup d’élégance, par M. E.-J. Savigné (1), dans laquelle nous trouverons un exposé très clair du système viennois relatif à ce septième couplet. Et je vais m’efforcer de résumer de mon mieux l’exposé fourni par l’érudit dauphinois.

Les Marseillais, coiffés du bonnet phrygien, portant des branches de chêne au canon de leurs fusils, traversaient la France en chantant pour se rendre à Paris. Ils entraient dans les villes sous des arcs de triomphe. Le 14 juillet 1792, ils s’arrêtèrent à Vienne pour célébrer la fête de la Fédération. Pressés sur leur passage, les habitants les acclamaient en foule. L’enthousiasme n’était pas moindre dans les murs du Collège que sur les places publiques. La chaire de rhétorique était alors occupée par un prêtre, M. Antoine Pessonneaux, qui se montrait patriote ardent. La veille de la fête se trouvant être un jour de composition en français, M. Pessonneaux donna, pour sujet à ses élèves, un couplet de la Marseillaise approprié aux sentiments de l’enfance. Le maître et les élèves travaillèrent à l’envi, et,  le 14 juillet, les jeunes humanistes entonnèrent, sur l’air des Marseillais, ce couplet depuis si fameux :

        Nous entrerons dans la carrière…

Applaudis, félicités, ils déclarèrent que ces vers étaient l’oeuvre de M. Pessonneaux, leur maître.

Tel est, en substance, le récit de M. E.-J. Savigné, qui ajoute à la page 5 :

« Ce couplet, le voici tel que nous le trouvons écrit et ajouté à la Marseillaise, de la main de l’abbé Pessonneaux, ou de celle d’un de ses amis, sur un exemplaire de Chants guerriers de l’époque :

        Nous entrerons dans la carrière
        Quand nos aînés n’y seront plus,
        Nous y trouverons leur poussière
        Et l’exemple de leurs vertus.
        …………………………………….

Et M. Savigné pique cette petite note en marge : « On a remplacé l’exemple par la trace, expression évidemment plus poétique. Ce changement aurait, dit-on, été connu de l’auteur et approuvé par lui ».

Telle est la tradition dauphinoise. Elle n’est soutenue par aucune preuve, car que signifie ce couplet, ajouté par une main inconnue dans un recueil de chants dont on ne nous donne pas même la date ? Et les faits tels qu’ils viennent d’être exposés soulèvent plus d’une objection. Pour les croire vrais, il faut supposer que la Marseillaise était connue, fameuse, populaire à Vienne, avant l’arrivée des Marseillais, ce qui n’est pas concevable. Car ce sont les Marseillais qui, seuls, l’apprirent à la France entière. Il y a une autre difficulté, laquelle n’a pas échappé à M. Julien Tiersot. Il n’est pas vrai que ce septième couplet, comme M. Savigné semble le croire, ait été adopté par les Marseillais et apporté par eux à Paris ; aucune des nombreuses éditions de l’hymne, publiées avant le 14 octobre, soit en feuilles séparées, soit dans les journaux, ne contient le couplet des Enfants, et l’on ne sait ni par qui, ni comment, il serait venu de Vienne jusqu’à la capitale. - Mais poursuivons :

Pessonneaux, mêlé quelque peu aux affaires publiques, devint suspect et fut incarcéré. Il comparut, nous dit-on, devant le Tribunal révolutionnaire de Lyon, qui l’acquitta en considération de son civisme et comme auteur d’un couplet de la Marseillaise. Il faudrait, pour être croyables, que ces faits fussent établis autrement que par la tradition. On rapporte que l’abbé Pessonneaux, vieilli dans un modeste emploi des contributions indirectes à Givors, ayant appris que Louis-Philippe avait accordé une pension à Rouget de l’Isle, dit : « J’ai droit à une part de cette pension ». Mais on ne nous nomme point ceux qui ont recueilli cette parole. Et ni Pessonneaux, ni ses amis, n’ont songé à établir ses droits par une déclaration écrite, par une attestation formelle, et M. Savigné a, pour sa part, en 1872, recueilli tardivement des propos vagues et des rumeurs presque éteintes.

Au contraire, Louis du Bois a, lui-même, revendiqué publiquement sa part de collaboration à la Marseillaise. Il a dit, dans une notice publiée par lui-même, à Lisieux, en 1848 :

« Au mois d’octobre 1792, j’ajoutai un septième couplet, qui fut accueilli dans les journaux : c’est le couplet des Enfants, dont l’idée est empruntée au chant des Spartiates, rapporté par Plutarque.

Louis du Bois, de Lisieux, alors n’avait pas vingt ans. La Révolution avait enflammé sa jeunesse studieuse. Il était assidu aux séances du club de Lisieux. Au mois d’octobre 1792, il alla à Paris, apportant son couplet, qui, dit-il, « fut bien accueilli des journaux ». Ce voyage de Louis du Bois, en octobre 1792, est attesté par Julien Travers, qui fut l’ami de Louis du Bois : « Au mois d’octobre, il était à Paris », dit Julien Travers, dans une excellente notice dont je dois la communication à son fils, M. Emile Travers, qui porte dignement un nom cher aux lettres normandes.

La Marseillaise fut chantée solennellement à Paris le 14 octobre ; voici dans quelles circonstances : Une armée française avait occupé la Savoie sans coup férir. La Convention décréta qu’une fête civique serait célébrée en l’honneur de cette conquête heureuse. Cette fête eut lieu le 14 octobre. Les délégations de la Convention et de la Savoie, devenue française, et les autorités se rendirent en cortège de l’Hôtel-de-Ville à la place de la Révolution et prirent place au pied de la statue de la Liberté, ornée de drapeaux. Là fut chanté l’hymne aux accents duquel la Savoie venait d’être rattachée à la France. « Le chant des guerriers marseillais, dit le Moniteur, devenu l’hymne de la République, a été chanté avec enthousiasme, et les spectateurs attendris, remplis de cette satisfaction douce, si différente de l’agitation bruyante de la fausse joie, se sont retirés paisiblement ». Ce fut ce jour-là qu’on chanta, pour la première fois, le couplet des Enfants, dont il ne se trouve aucune mention antérieure. Et l’on conviendra que cette circonstance s’accorde parfaitement avec les revendications de Louis du Bois. C’est ce qui a été vivement saisi par M. Eugène de Beaurepaire, dans le Moniteur du Calvados, et par M. Edmond Groult, dans le Lexovien. C’est par les soins de M. Edmond Groult, fondateur des musées cantonaux, qu’une plaque commémorative vient d’être posée, le 14 juillet, sur la maison qu’habitait Louis du Bois, à Lisieux. Cette plaque porte l’inscription que voici :

ICI DEMEURA
LOUIS-FRANÇOIS DU BOIS
POÈTE, HISTORIEN, AGRONOME
Auteur du 7e couplet de la Marseillaise
NÉ A LISIEUX, LE 16 NOVEMBRE 1773
DÉCÉDÉ AU MESNIL-DURAND, LE 9 JUILLET 1855
Vote de la Société du Musée cantonal de Lisieux
(Séance du 2 juin 1892)

Je crois bien que cette pierre ne ment pas en attestant que Louis du Bois fut l’auteur du couplet des Enfants.

Je lis aussi dans la notice imprimée, en 1857, par Julien Travers, que Louis du Bois, lié d’amitié avec Rouget de l’Isle, lui avait fait corriger deux vers de la Marseillaise. Cette fois, je ne comprends pas bien, et il me semble que cette allégation soulève d’assez grandes difficultés. En effet, le texte du Chant de guerre pour l’armée du Rhin (édition originale de la Marseillaise), publié à Strasbourg, chez Dannebach, dès le mois de mai 1792, présente déjà les cinq couplets dans la forme qu’ils ont gardée jusqu’à nous. Le refrain seul diffère de celui qui a prévalu, en ce qu’on y lit marchez, au lieu de marchons.

Or, Louis du Bois n’était pas à Strasbourg, auprès de Rouget de l’Isle, dans le court espace de temps qui sépara la composition et la publication de l’hymne. On ne voit pas de joint pour glisser les deux vers corrigés, et il faut croire que Julien Travers veut parler d’une variante proposée plus tard par Louis du Bois à Rouget de l’Isle, qui l’accepta peut-être, sans toutefois en faire usage dans les éditions ultérieures. En ce cas, il fallait dire que cette correction est perdue. Mais revenons au couplet des Enfants : Louis du Bois était un très savant homme, archéologue, agriculteur, poète, philosophe, et promenant dans tous les domaines la curiosité de son esprit. C’était aussi un vieux libéral, qui, pour avoir tenu des emplois administratifs sous l’Empire, n’en demeura pas moins toute sa vie attaché à la Révolution. Il était un bleu et resta un bleu jusqu’à sa mort. Il était bon humaniste et républicain de Rome et de Sparte. De son propre aveu, il prit dans le chant des Spartiates l’idée du couplet qu’il ajouta à la Marseillaise et qui, poétiquement, en est peut être le plus beau. On assure qu’il savait Plutarque par coeur. C’est peut-être beaucoup dire…


III

EXTRAIT

du volume « ROUGET DE L’ISLE »

(SON oeUVRE, SA VIE)

par Julien TIERSOT
___


On raconte que, vers ce temps-là (1792), les artistes de l’Opéra s’étaient réunis pour porter une pétition à l’Assemblée ; Gossec les accompagnait. L’audience terminée, ils s’en furent dîner chez le traiteur à la mode, porte Maillot. Il faisait chaud ; l’animation était grande aux abords du Bois de Boulogne, et, par les croisées ouvertes du restaurant, les promeneurs entendaient Lays et Chéron, les deux meilleurs chanteurs de l’Opéra, non moins célèbres par leurs talents que par leur civisme, chantant à pleine voix des airs patriotiques. La foule se massait pour entendre. Un auditeur, quelque ami de la maison, se détacha pour solliciter des citoyens chanteurs la faveur d’un morceau de musique : le dîner avait été bon, sans doute, car la requête fut accueillie de la meilleure humeur du monde, Lays et Chéron sortirent ; quelqu’un avança deux tonneaux vides, sur lesquels ils montèrent, comme de bons ménétriers de village et, sans prendre souci des rumeurs de la rue, ils attaquèrent la strophe : Allons enfants de la Patrie. Aussitôt, un silence religieux s’établit, la foule est comme fascinée. La mélodie se déroule, portée par les grandes voix des chanteurs ; les strophes se succèdent, le mouvement s’élargit et les voix adressent leur sublime invocation à l’Amour sacré de la patrie.

A ce moment, voici le spectacle que l’on vit : spontanément, les spectateurs s’étaient découverts ; la foule entière était à genoux…

Gardel, le maître de ballets de l’Opéra, était près de Gossec. « Il y a, dans cette scène, de quoi faire quelque chose pour l’Opéra », lui dit-il à l’oreille. « A votre disposition, faites le scénario », répliqua Gossec. Et voilà comment, le 30 septembre 1792, l’Opéra donna la première représentation de l’Offrande à la Liberté, scène lyrique du citoyen Gardel, musique de Gossec.

C’est en effet une simple scène qui n’a pas d’autre objet que de mettre la Marseillaise en action. Le rideau se lève sans prélude instrumental, et l’on voit accourir un citoyen (Lays) qui jette l’alarme au milieu d’une fête, en s’écriant que la Patrie est en danger. Il chante les couplets populaires à l’époque : Veillons au salut de l’empire, dont l’introduction dans cette scène n’est pas heureuse, car leur tour mélodique, par trop léger et gracieux, forme un contraste assez fâcheux avec le style grave et expressif du récitatif de Gossec. Pendant ce temps, la population s’attroupe, les jeunes gens s’encouragent mutuellement à défendre la Liberté, « seule divinité que le Française révère », s’écrient-ils dans un bel élan mélodique, et Lays attaque la Marseillaise. A chaque strophe, le peuple lui répond par le cri : Aux armes ! L’orchestre gronde, accompagnant le chant d’harmonies superbes, remplissant les longues tenues des voix, dans le refrain, par un dessin de basses plein de mouvement et de chaleur. Jamais personne, pas même Berlioz, n’a mis sous la Marseillaise d’aussi riches harmonies.

Après le quatrième couplet, les chanteurs se retirent un instant ; des enfants, vêtus de blanc, s’avançent  autour de la statue de la Liberté, s’inclinent et brûlent des parfums devant elle, tandis que, dans l’orchestre, une clarinette exécute sur un ton grave, religieux, une sorte de paraphrase de l’hymne. Dans le fond, de longs accords s’élèvent : un choeur à cinq voix, accompagné pianissimo par l’orchestre, chante lentement, comme subjugué par la grandeur de l’inspiration : Amour sacré de la Patrie. Mais leur chant est à peine achevé qu’un grand mouvement se produit : des soldats, tout armés, se précipitent en brandissant leurs épées, le tocsin sonne, le tambour bat et le canon d’alarme retentit par trois fois : Aux armes citoyens !... chante tout le peuple : Aux armes !...



NOTE :
(1) Consultez sur ce sujet : Un Couplet de la « Marseillaise » et l’abbé Pessonneaux, par E.-J. Savigné (de l’imprimerie Savigné, à Vienne en Dauphiné), 1872, in 8° (portrait). - Biographie de M. Louis du Bois, par M. Julien Travers. 2e édition. (Caen, Hardel), 1857, in-8°. - Julien Tiersot : Rouget de l’Isle, son oeuvre, sa vie. (Delagrave, 1892, in-18).

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