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V. Schœlcher : Colonies Françaises : État de la situation à l’Ile de la Réunion (1851)
SCHŒLCHER, Victor (1804-1893) : Colonies Françaises : État de la situation à l’Ile de la Réunion (1851).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.II.2015)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux : nc) de La Liberté de penser : revue démocratique, n° 40 – mars 1851.
 
Colonies Françaises.
État de la situation à l’Ile de la Réunion

par
Victor Schœlcher

~ * ~


§ Ier. – Engagement.

Les rétrogrades opposent souvent aux imprudens promoteurs de l’abolition de l’esclavage l’exemple de l’Ile de la Réunion, où cette grande mesure, disent-ils, se serait accomplie avec tous les ménagemens nécessaires. On sait ce qu’ils entendent par là ; le National a fait connaître en leur temps les arrêtés locaux à l’aide desquels on a faussé l’esprit du décret libérateur. Les ménagemens nécessaires dont il est question obligent des hommes et des femmes déclarés libres à souscrire des engagemens, sous peine de l’atelier de discipline. Ces règlemens, essentiellement illégaux, le ministre de la marine les a blâmés lui-même, il a déclaré (séance du 3 mai 1850) avoir donné des ordres « pour qu’ils ne fussent pas mis à exécution ; » mais ils n’en sont pas moins appliqués tous les jours. Nous avons sous les yeux un avis du commissaire central de police de la Réunion, en date du 20 juillet 1850 qui « prévient les personnes dont les engagemens sont terminés, qu’elles doivent les renouveler de suite ou en contracter d’autres, sous peine d’être poursuivies avec la plus grande sévérité. »

Comme nous ne pouvons croire que le ministre ait trompé l’Assemblée, nous en concluons que ses agens lui désobéissent. Pourquoi le souffre-t-il ? Les engagemens forcés ne sont pas seulement contraires au principe des décrets d’abolition et aux ordres de l’administration centrale, ils sont en eux-mêmes fort dangereux. Quand l’autorité donne l’exemple de la violation de la loi, elle organise de sa propre main l’anarchie, elle provoque et légitime la résistance. Est-ce en foulant aux pieds les prescriptions du législateur que l’on prétend initier les affranchis à la connaissance de leurs devoirs ?

C’est d’ailleurs un fort mauvais calcul que de contraindre ainsi les nouveaux citoyens ; on leur rend par-là le travail répugnant, et ils opposent alors une force d’inertie qui tourne au détriment de tout le monde, aussi bien de leurs engagistes que d’eux-mêmes. De bons traitemens et un salaire équitable eussent plus fait pour les maintenir aux champs que toutes les lois de compression imaginables. Le travail doit être libre, absolument, radicalement libre ; ce n’est qu’à cette condition qu’il devient attrayant, facile à obtenir, fecond et durable.

Il faut dire le aussi, quelques propriétaires ont déplorablement  abusé de la position qu’on leur faisait ; nous avons entre les mains deux traités d’un an et un de deux ans, datés de novembre 1848 et janvier 1849, où l’engagiste se borne, pour tout salaire « à pourvoir à l’alimentation, au logement, à l’habillement, aux soins médicaux et frais d’inhumation de l’engagé. » Ce sont les obligations auxquelles le maître était autrefois tenu envers l’esclave, rien de plus. Et encore, on ne stipule pas de quelle nature seront l’alimentation, le logement et l’habillement, tout est laissé à l’arbitraire du propriétaire ! Voilà comment les maires défendent les intérêts des pauvres qui viennent contracter devant eux sous la pression d’un arrêté illégal. Nous sommes fort loin de croire que tous les propriétaires commettent un pareil abus de la force, nous admettons sans aucune peine que c’est l’exception ; mais on en conviendra, ceux qui le font sont bien coupables, et les magistrats qui le souffrent mériteraient d’être destitués. – On ne destitue pourtant à la Réunion, de même qu’aux Antilles, que les magistrats abolitionistes, comme M. Goubert.

Beaucoup de nouveaux citoyens soumis à ces règlemens tyranniques, appliqués par fois d’une manière léonine, cherchent à s’y soustraire, et ceux que l’on parvient à prendre sans livret sont envoyés à l’atelier de discipline où ils subissent des traitemens fort rigoureux. – En voici un exemple révélé par l’Union coloniale, du 26 juillet 1850 ; nous citons textuellement :

«  Un homme, disciplinaire de l’atelier de discipline du quartier Saint-Paul, est mort le 7 juillet. La lettre qui donnait avis de ce décès au commissaire d’arrondissement disait que la mort avait pu être causée par une apoplexie. Mais quelques rumeurs sourdes circulaient, que le système pénitentiaire de l’atelier ne se bornait pas au travail forcé. – La police se rendit sur les lieux ; enquête et autopsie furent faites.

Le rapport du médecin déclare que le cadavre présente des traces profondes de coups, on dit même des fractures ; et l’enquête a fait connaître que ce disciplinaire, malade, fut contraint le dimanche matin, pour un transport d’effet étranger aux travaux de l’atelier, de porter très haut dans la montagne un paquet sur sa tête. Les forces de ce malheureux le trahissaient… Il s’arrêtait à chaque instant… il tombait quelquefois, mais chaque fois des menaces ou des coups lui redonnaient un peu d’énergie et de courage. On ajoute… mais l’horreur qu’inspire un acte semblable nous empêche d’y croire – on ajoute qu’arrivé à une halte, l’agent chargé de conduire le groupe de disciplinaires infligea au malheureux une punition exemplaire qui porte, dit-on, dans l’atelier, le nom de son inventeur. Cette punition consiste à joindre et attacher derrière le dos les deux coudes du patient ; ensuite, saisissant ses deux bras avec une autre corde, on le hisse jusqu’à ce que ses pieds ne touchent plus le sol, et la victime reste ainsi suspendue plus ou moins longtemps selon la volonté de son bourreau… Celle-ci n’aurait été détachée que pour achever de mourir. »

Trois années d’emprisonnement ont paru une répression suffisante aux juges de la Réunion, qui avaient à punir un tel crime suivi de mort !! Ils ont sans doute trouvé des circonstances atténuantes que nous ne connaissons pas.

Nous n’entendons nullement rendre la classe des anciens maîtres responsable de tels excès ; nous le constatons, au contraire, hautement, c’est l’Union coloniale, journal de la localité même, rédigé par des blancs, qui a évoqué et publié cette affaire que l’on voulait étouffer. Malheureusement, c’est une raison de plus pour croire la courageuse et loyale feuille, lorsqu’elle ajoute, dans son numéro du 27 septembre : « Les mauvais traitemens et la suspension qui viennent d’occasionner la mort d’un homme ne sont pas des faits isolés. »

La vérité est assez triste pour qu’il soit facile d’éviter l’exagération ; nous ne prétendons pas dire que des faits aussi atroces se renouvellent chaque jour ; mais il paraît trop certain que l’on a rétabli dans l’atelier de discipline de la Réunion les horribles châtimens corporels qui furent abolis avec l’esclavage. C’est le même journal, exclusivement rédigé, nous le répétons, par des colons, qui s’exprime ainsi : « Nous voulons constater que la Colonie n’est pas solidaire de ces atrocités, qu’elle ne les approuve ni ne les excuse. Nous voulons, écho vrai de la majorité des colons, porter à la connaissance du gouverneur des faits qui pourraient n’arriver jusqu’à lui que dénaturés. Nous voulons mettre sous ses yeux et au ban de l’opinion publique le système pénitentiaire de l’atelier de discipline commençant par des coups de corde, auxquels on ajoute l’ironie (cela s’appelle, dans l’atelier, donner de la morue !) et finissant par l’horrible supplice dont nous avons parlé. »

Comment des actes aussi criminels peuvent-ils être exercés d’une manière patente, sans que M. le procureur-général Massot intervienne ? Il les approuve donc ? il n’y voit donc rien de contraire aux lois qu’il est chargé de faire respecter ? Comment un supplice pareil, qui porte le nom de son auteur, peut-il être appliqué par un agent inférieur de l’atelier de discipline, sans engager la responsabilité du directeur de cet établissement ? L’autorité supérieure n’y verrait-elle rien à reprendre, par hasard ? Nous espérons que le ministère, averti, demandera compte au directeur du régime affreux qu’il impose à des hommes coupables de vagabondage ; et aux autorités supérieures de l’incroyable tolérance qu’elles accordent à de telles barbaries, si exceptionnelles qu’elles puissent être.

Il y a, du reste, à leur demander compte de bien d’autres choses. Nous ne savons si cela tient à l’éloignement ; mais on ne paraît se mettre nullement en peine, dans notre colonie de l’Inde, d’observer la loi. Parmi les décrets qui réglèrent l’émancipation, il en est un qui instituait des jurys cantonaux, où les affranchis étaient appelés par moitié, avec les propriétaires, à juger les petites contestations qui peuvent s’élever entre les planteurs et les cultivateurs. Un arrêté local a virtuellement abrogé ce décret dès le 17 février 1849, en y substituant les juges de paix, maires et adjoints. Nous ne voyons qu’une seule raison pour justifier une pareille audace, c’est que le jury cantonal, décrété par le législateur de 1848, avait l’inconvénient de relever les affranchis de leur état de dégradation passée, de les ennoblir à leurs propres yeux en les plaçant de temps en temps, à côté de leurs anciens maîtres, sur le siége du juge enfin, de les initier sans danger aucun à la connaissance des affaires, à la conscience du droit et du devoir.


§ II. – Immigrations d’Indiens.

Nous venons de dire ce que sont les engagemens forcés et l’atelier de discipline à l’île de la Réunion ; nous demanderons maintenant quel nom donner à l’immigration des Indiens telle qu’elle s’opère. Sous ce titre, les administrateurs de la Colonie ont favorisé un étrange commerce. Nous avons, nous, toujours cru utile l’introduction de travailleurs étrangers dans nos départemens d’outre-mer, si elle se faisait avec mesure et avec les précautions nécessaires ; mais, à en juger d’après les annonces suivantes, la manière dont on procède la ferait plutôt ressembler à la traite qu’à une œuvre licite. On lit, en effet, dans le Journal du Commerce du 27 août 1850 : « A CÉDER : Les engagemens de 140 Indiens cultivateurs, dont la majeure partie se compose d’hommes de premier choix, qui avaient été mis en subsistance à la campagne. S’adresser, etc. » La Feuille hebdomadaire du 4 septembre 1850 contient également cet avis : « A CÉDER. Chez MM. Cazeaux et Serr : engagemens d’Indiens nouvellement arrivés par l’Alice et Raymond. »

Qu’est-ce cela ? Le sentiment de respect pour la dignité humaine n’est-il pas profondément blessé à voir ces masses d’hommes passer ainsi de mains en mains, comme des troupeaux, sans savoir avec qui ils traitent ? Un pareil système n’est-il pas une insulte flagrante à ce texte formel du Code civil : « Les conventions n’ont d’effet qu’entre les parties contractantes (art. 165.) » Dans tous les cas, il blesse les lois de l’humanité. On ne peut tolérer que les engagemens primitifs ne soient pas faits avec un engagiste déterminé, nommé. Imagine-t-on des ouvriers, des cultivateurs européens, qu’un entrepreneur d’immigration louerait ici et transporterait aux Antilles, où il les mettrait A CÉDER dans les annonces des journaux ! L’engagement à temps qui existait au Sénégal est supprimé : comment se fait-il que le ministère de la marine laisse pratiquer un système analogue dans une autre colonie ? Au Sénégal, c’étaient des esclaves que l’on achetait, pour les livrer à tel ou tel habitant tenu de les affranchir, après leur avoir imposé un certain nombre d’années de service ; à la Réunion, ce sont des libres que l’on engage, afin de les livrer au plus offrant. Trafic pour trafic, la différence est en faveur du premier.

Et d’ailleurs les Indiens contractent-ils chez eux en pleine liberté ? Nous l’avions cru jusqu’ici, nous avions lu à cet égard des ordres ministériels qui nous paraissaient bons, qui donnaient d’indispensables garanties ; sont-ils observés ? Il est permis d’en douter en lisant ce passage naïf dans la Feuille hebdomadaire de la Réunion, du 16 octobre 1850 :

« Le commerce se plaint que l’immigration des Indiens subit à Pondichéry un monopole dont la colonie supporte les conséquences. Il prétend que l’on ne peut obtenir des travailleurs qu’en s’adressant à des commerçans de cette ville qui se sont coalisés depuis plusieurs mois pour nous les faire payer à des prix élevés. »

On le voit, nous n’inventons rien, certains journaux de la localité dédaignent les artifices de langage. Si l’immigration était surveillée comme il convient à Pondichéry, ce monopole des Indiens que le commerce « se plaint qu’on lui fasse payer trop cher » serait-il possible ? Le ministère de la marine arguera-t-il de son ignorance ? Ne reçoit-il pas les feuilles que nous citons ?

D’un autre côté, un arrêté local du 11 juin 1849 disposait que le nombre d’Indiens introduits devrait toujours comprendre au moins une femme sur dix hommes. Certes, la proportion n’indique pas dans les auteurs de l’arrêté un souci exagéré des bonnes mœurs. Eh bien ! cette prescription n’est pas même observée, la chambre de commerce à Saint-Denis a vérifié que le rapport n’est actuellement que d’une femme sur quinze hommes ! Or, avant l’émancipation il n’y avait déjà parmi les esclaves de la Réunion qu’une femme sur trois hommes. Que l’on se figure le désordre profond qu’une pareille disproportion dans les sexes doit amener dans les mœurs ! Toujours l’intérêt général sacrifié à l’intérêt privé. Voilà la culture mise au-dessus de la morale, aussi-la prostitution s’étend-elle d’une manière effrayante ; elle court les rues des villes et les grands chemins de la campagne ; les attentats à la pudeur se multiplient, et l’autorité civile, l’autorité judiciaire restent impassibles !... Bien mieux, le voudra-t-on croire, la Feuille officielle ose écrire : « C’est à l’émancipation plutôt qu’à la disproportion des sexes qu’il faut reprocher les nombreux actes d’immoralité qui sont déférés aux tribunaux de la colonie depuis quelque temps ! » Croit-on que le principe de l’affranchissement puisse faire de grands progrès dans l’esprit des colons quand le journal même du gouvernement y montre cette hostilité cynique. Lorsqu’on voit l’autorité manifester de pareils sentimens, on ne s’étonne plus qu’elle se charge de restaurer le préjugé de couleur dans cette île d’où la sagesse des habitans l’avait fait presque disparaître. Qu’on lise cet entrefilet de l’Union coloniale du 20 septembre :

« Un agent de police perd son temps, le soir, à interdire la promenade du pont de Saint-Paul à une certaine catégorie de promeneurs. – Cet agent pourrait être mieux employé qu’à perpétuer l’antagonisme des castes. – Quand donc voudra-t-on comprendre que l’union et la fraternité sont plus profitables que la division et la haine. »

Qui donc a le droit d’occuper un agent de police à cette œuvre détestable si ce n’est l’autorité ? Nous l’avons déjà dit plus d’une fois, c’est à l’administration qu’il faut attribuer la moitié du mal des colonies, les sacrifices qu’elle fait partout au préjugé de couleur y ravivent sans cesse cette plaie mortelle qui les dévore. Les colons éclairés sont, comme on le voit, les premiers à s’en plaindre et à signaler les fermens de division et de haine que l’on sème ainsi pour plaire à quelque[s] hommes incorrigibles.

Revenons à l’immigration. Il n’y a pas à se plaindre seulement de la manière dont elle se fait, mais aussi de l’immense développement qu’on lui donne. Plus de 16,000 Indiens ont déjà été introduits depuis moins de deux ans ! C’est encore là un des pires résultats des engagemens forcés imposés aux nouveaux citoyens. Ils travaillent mal, sans goût, sans dévoûment, parce qu’ils y sont contraints, parce que le salaire, pour un certain nombre, ou l’association ne viennent point exciter leur ardeur ;  les planteurs qui voient l’effet sans approfondir la cause, accusent leur paresse, s’irritent et demandent à grands frais à Pondichéry des cultivateurs, qu’ils trouveraient auprès d’eux s’ils voulaient leur donner ce qu’ils dépensent pour les Indiens. L’immigration qui aurait pu, sage et modérée, produire d’excellens résultats en excitant l’émulation parmi la population affranchie, devient ainsi, entre les mains d’administrateurs inhabiles ou de mauvais vouloir, une mesure désastreuse. Si on ne la resserre dans de justes bornes, elle aura infailliblement les conséquences les plus funestes, il arrivera à la Réunion ce qui est arrivé à Maurice : quand les sucriers auront assez d’Indiens, ils n’emploieront plus les nègres, et ceux-ci, négligés, abandonnés à eux-mêmes, sans propriété, sans travail possible, sans ressource aucune, condamnés à l’oisiveté, périront dans la misère et la dépravation d’une nature encore inculte.


§ III. – Ignorance et ivrognerie.

Que le nouveau ministre y songe, cette œuvre mortelle dont assurément on ne se rend pas bon compte, est déjà commencée. En même temps qu’on dégoûtait les nouveaux émancipés du travail par les engagemens forcés, par l’atelier de discipline, lorsqu’ils se refusent aux engagemens forcés, par un salaire borné pour quelques-uns, à la nourriture, à l’habillement, au logis et au linceul, par une concurrence excessive amenée de l’Inde, on se rendait complice de la passion dépravante qu’ils partagent avec les hommes de toute race pour les liqueurs fortes. Un des décrets complémentaires de l’abolition frappe d’une augmentation considérable la taxe des licences de cabaretiers et autres débitans au détail de boissons alcooliques. Le législateur de 1848 avait élevé ainsi une barrière contre les excès qui font tant de ravages dans les colonies. Eh bien ! cette sage disposition a encore été tournée, les fabricans de rhum peuvent débiter leur poison à des prix moitié moindres que du temps de l’esclavage, si bien que la consommation des derniers mois a été effrayante. Il est de la dernière urgence que l’on arrête par une taxe énorme la production de cette liqueur, elle abrutit et tue une population qui n’a pas pu apprendre à s’en préserver avant d’être affranchie. Ce danger s’est présenté partout ; nous avons vu dans les colonies anglaises des habitans s’interdire de fabriquer du rhum, des marchands de la campagne s’interdire d’en vendre aux cultivateurs, pour n’avoir aucune part aux désastres moraux qu’il produit.

Si l’on facilite pour les nègres les moyens de se livrer à l’ivrognerie, en revanche on ne fait rien pour leur éducation. Un autre décret complémentaire de l’affranchissement général voulait que des écoles gratuites fussent ouvertes dans les quartiers les plus reculés des colonies, et que les parens fussent forcés d’y envoyer leurs filles comme leurs garçons. C’était un moyen de faire entrer les anciens esclaves dans la vie intellectuelle par l’éducation, en même temps qu’on les rendait à la vie civile par la liberté ! Rien de cela n’a été accompli, il n’y a d’écoles gratuites à la Réunion que dans deux ou trois villes principales, et tous les enfans de la campagne croissent, se perpétuent dans une ignorance déplorable, dans des habitudes fâcheuses qui compromettent leur moralité et leur préparent une vie aussi mauvaise pour eux que dangereuse pour la société.

Guerre à l’ignorance, guerre à l’ivrognerie, deux des plus belles tâches qu’auront à remplir les évêques, hommes de bien, qu’on donne aux colonies ; notre espérance sincère est qu’il ne les négligeront pas, Quant à la Réunion, le travail par les engagemens forcés et l’atelier disciplinaire, la concurrence par un[e] immigration désordonnée, la dépravation par le rhum, l’ignorance continue, voilà ce que le gouvernement a fait pour cette île, assurément le plus libéral et le plus éclairé de nos départemens d’outre-mer, celui où la majorité des colons était le plus disposée à accueillir toutes les réformes nécessaires ! Il est temps de mieux faire.

V. SCHŒLCHER,
Représentant du Peuple.



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