SCHWOB,
Marcel (1867-1905) :
Psychologie du Bonneteau
(1895). Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (18.VIII.2015) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire d'une coll. part. de Chroniques (inédit) publié à Paris par François Bernouard, en 1928 dans la collection des œuvres complètes de Marcel Schwob. Psychologie du Bonneteau
(L’Echo de Paris, 17 août 1895.) par Marcel Schwob Derrière le pont de Caulaincourt s'ouvrent des terrains vagues, bordés de masures ; la ville est sauvage, les maisons disjointes et hâtivement plâtrées ; parfois la route coupée de fondrières, court entre des cabanes ; les cabarets sont des huttes de branchages, plaqués de terre sèche ; il y a des assommoirs vitrés sur trois faces, où les carreaux crevés à coups de poing, sont partout bandés de papier. Le comptoir est vide, seule la loi Griffe s'étale sur le mur nu. Les bouteilles sont dans l'arrière-boutique. Quand on entre, le bistro émerge ; le révolver en pogne ; d'une main il verse, de l'autre il braque son rigolo pour faire jaillir la monnaie. Les rôdeurs se servent sur les bancs ; une chandelle les éclaire ; on n'entend que la pluie qui bat les vitres, le vent qui pousse les barrières de planches ;- et parfois une vitre de papier qui éclate. L'hiver, les bonneteurs émigrent là. Ils quittent l'habit et le chapeau de soie ; ils portent tricot et casquette. La vie est trop chère à Paris sans les courses, pour que ça vanne. Il faut le grand soleil, les files d'Anglais avec leurs casquettes rondes et leurs vestes coupées, les wagons pleins de figures effarées — et un bon train qui n'arrête pas, jusqu'à Chantilly. Mais quand la ville s'allume, en novembre, en décembre, le bonneteau s'en va ; on le joue par-ci par-là, sur un coin de trottoir, à l'effarouchée, avec un bout de boniment, le samedi. La bise devenant aigre, le trèpe ne s'arrête plus ; les trois cartes s'envolent ; le bonneteur râfle son jeu, sifflotte, ramasse un orphelin et l'allume. Et puis il remonte sur la butte, allant, lui aussi à la campagne — mais en hiver — il est fauché, il descend en ville boulevard Rochechouart. La nuit il couche dans une machine en planches, quelque-part. Le jour il se débauche d'un côté, de l'autre turbine un brin, si ça ne l'épate pas trop ; le soir il va lamper son « café avec vieux marc » dans l'assommoir vitré où le patron tient le rigol en pogne. L'homme que je vis un jour dans ce désert, au Zifolo était dur, maigre, haut en couleur. Le Zifolo s'allonge devant le cabaret ; grand mirliton de fer blanc rouillé par la pluie, qui grince au vent. La salle a cet aspect particulièrement inquiétant des halles haut vitrées, où la lumière entre de tous côtés, comme si on vous regardait à la fois par tous les carreaux. Mais l'homme ne se sentait nullement troublé. Il se sentait à l'aise; au milieu des camarades Cela se voyait à l'aisance de ses coudes, au sans façon de sa casquette. Il avait des yeux clairs, mais couleur d'absinthe fondue, de ces yeux dangereux de malfaiteur, où l'intelligence est voilée. Il faisait glisser trois cartes sur la table avec une rapidité séduisante : « Pique perd, trèfle perd, cœur gagne ! » — Voyez Le cœur, c'est pour l'honneur ! Qui veut du trèfle, c’est pour des nèfles ! Qui prend du pique, s'y frotte s'y pique ! Cœur gagne — pique perd —trèfle perd — cric, elle passe — cœur gagne — vanne, elle saute — pique perd — trèfle perd — et voilà les guignols ! » La voix était traînante, sourde, enrouée, avec des éclats sur certaines syllabes, des appels de sonorité accentuée, tandis que les yeux restaient impénétrables. Car cet homme connaissait la puissance de signification des yeux pour le joueur, et les siens étaient d'un vert sans fond. Comme le boniment n'attirait rien, il se tut peu à peu, et trinquant avec moi, il se mit à causer. « On n'est plus, dit-il, au temps de Fiperlin. C'était le roi du bonnet. Ça bardait avec lui. Il entrait dans un « dur mort » — les têtes du wagon marchaient toutes. Le « dur mort » c'est un train qui brûle les stations, vous comprenez ; pas moyen de descendre. L’équipe est là, le teneur et les compères : dame, le teneur passe les brêmes ; on finit par y aller. C'est ennuyant de ne pas descendre ; ça fait saigner les gens, alors, au bout du compte, ils revarchent au bonnet. « Le bonnet, c'est Fifrelin qui a jeté le nom de lingerie. Un beau centre, n'est-ce pas ? Nous autres, c'est des linges, on tient de la bonneterie. C'est vrai qu'au fond, tout ça c'est du charriage, on bat contre tout le temps, quoi... — Mais toi, t'es baron — moi je suis marquis, pas vrai ? Ainsi moi le teneur, supposons, je suis baron, je fais un chiqué, un beau ; mais l'autre baron, pourquoi que tu tâches à voir la carte ? « C'est ça qui fait la chose dans la lingerie. Tu veux voir la brême, pas ? — eh bien, c'est pas vrai. Tu la verras, mais c'est pas celle-là, tout de même. Les compères on les empile tout pareil. Il faut leur faire le ver pour qu'ils entravent. Une supposition, la carte est à gauche — je dis cric — la voilà au milieu — je dis vanne — je la fais sauter sous ma main droite — je dis « voilà les guignols ». Ça, c'est encore une invention de Fiferlin. Si les têtes n'étaient pas des voleurs, il n'y-aurait pas de bonneteau. Vous voulez voler, tous, tant que vous êtes. Il y aurait de l'honnêteté, ça serait de mettre le doigt au hasard, sur une des trois cartes. Mais la tête, qu'est-ce qu'elle fait ? Elle regarde en dessous, elle reluque. Un coup qu'elle croit tenir la carte, elle la suit ; bon, moi je la fais sauter. Où qu'elle est ? Le monsieur, qui a triché, dit : « elle est là, au milieu ». — Ben c'est pas vrai, elle a sauté à gauche. « Alors la tête se dit : « Je suis filouté ; je vais avoir l'œil ". Moi, je fais une corne à la carte — un rien — c'est gondolé. On appelle ça cornanche en dedans ou cornanche en dehors, suivant les cas — ça se comprend. Mon job, qui veut tricher, rigole - et pense : « Pas fort, le bonneteur ; sa carte est cornée — je suis sûr de mon coup » Oui, mais dans la passe je la défais, sa corne, et je marque l'autre, celle qui perd. Après, qui est dans le lacs ! c'est le voleur. « Le coup de la marqueuse, c'est le plus difficile. Il faut connaître le bonnet à fond, et posséder ses doigts. Je prends une tête qui a marché ferme — pas ? — il ne veut plus rien savoir. Moi j'ai vu qu'il a encore un « nullé en fouille ». Faut le décrocher. J'ai mon équipe ; sans ça, pas moyen de travailler. Le compère, il va trouver la tête, il lui fait du plat, dans ce genre à peu près : « Monsieur, vous avez beaucoup perdu ; je viens de m'enfiler sérieusement, moi aussi. Ces gens sont des filous — mais je les tiens. Je viens de marquer la carte d'un rond de cendre de cigare ; le teneur n'a rien vu nous pouvons ponter ferme et rattraper notre argent ». — La tête marche — parce que dans le fond, c'est un voleur. Il arrive, il regarde la carte marquée, un peu en dessous. Moi, je fais l'imbécile. Mais j'ai trempé mon petit doigt dans de la cendre de cigare : j'efface sur la bonne carte, et je fais la marquouse sur la mauvaise. Ce n'est pas moi qui ai volé, — c'est l'autre qui s'enferre ". L'homme s'était animé peu à peu dans ses explications. Il avait l'air convaincu. Son mépris de l'humanité était profond : et il ne l'avait vue que par le bonneteau. Le vrai voleur, dans le jeu, ce n'était pas le misérable escamoteur qui fait sauter sa carte, ce n'était pas le meurt-de-faim effaré qui ramassé le jeu d'un tour de main au cri « V'la la renacle ! » — c'était le monsieur riche, le bourgeois qui va aux courses, l'homme classé, la tête, le bonneteau était une revendication. On commence par me voler, je vole. Tout joueur est un voleur ; soyons plus voleur que lui. Rien de plus juste. « Et maintenant, que faites-vous, demandai-je — en hiver ! » — « Dame, l'hiver, on greffe, répondit l'homme. Rien à croûter. Je grinche un peu, à l'occase — je travaille pour la bande noire ». — Il avait une sorte de fierté à se vanter d'être voleur : nul crainte de son aveu dans ses yeux impénétrables. C'était un crâneur mais je le tenais. Tout à l'heure, c'est nous qui étions les voleurs. Les rôles étaient changés. Je le fis doucement remarquer à l'homme. Il haussa les épaules ; la clarté de ses yeux vacilla un moment ; puis il me quitta abruptement.
………
Je suis allé aux courses l'autre jour. Au moment où le train partait, trois messieurs envahissent le wagon. Cinq minutes après les trois cartes paraissaient sur un foulard, sortant je ne sais d'où. « Pique perd —Trèfle perd -- cœur gagne. — Voyez le cœur, c’est pour l'honneur — qui veut du trèfle c'est pour des nèfles. Peu à peu je m'intéressai à la carte volante, je mis un louis. Et comme je suivais instinctivement en dessous l'as de cœur qui passait et repassait, le teneur me regarda ironiquement sous le nez. Je reconnus l'homme du Zifolo et je rougis jusqu'aux cheveux. L'homme avait gagné la balle. Je ne résistais pas à la psychologie des honnêtes gens ; je volais. |