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F. Soulié : La librairie à Paris (1832)
SOULIÉ, Frédéric (1800-1847) : La librairie à Paris, (1832).
Saisie du texte et relecture : J.F. Lefebure pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (29.IX.2004)
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : nc) de  Paris ou le livre des cent-et-un. Tome neuvième.- A Paris : Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans, MDCCCXXXII.- 415 p. ; 22 cm.
 
La librairie à Paris
par
Frédéric Soulié

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Pour les esprits curieux de toutes les faces d'une chose, Paris n'est pas seulement dans les existences qui s'agitent à sa surface, et qui les premières, appellent la plume, le crayon et le pinceau de l'artiste. Après ses théâtres moribonds soumis au régime sur-excitant du moyen âge, où les médecins astrologues mêlaient toujours un peu de sang et de fiel à leurs noirs médicaments ; après ses palais dont les drapeaux changent aussi vite que les girouettes ; après ses prisons si vastes pour le despotisme , si étroites pour notre liberté ; après ses admirables hôpitaux où l'on guérit, ses tables d'hôte où l'on meurt de faim ; après Sainte-Périne et l'Académie ; après son Père Lachaise si élégamment triste, et ses salons d'ambassade si tristement élégants ; outre ses bourgeois, ses béotiens, ses grisettes, ses Enfants-Trouvés, ses filles à marier, et ses marchands de chiens, toutes choses qui montrent Paris, splendide et boueux, spirituel et ridicule ; au-delà de tous ces aspects qui se saisissent aisément dans la physionomie d'un homme ou d'un monument, il y a encore dans Paris ses grands établissements industriels, mécanisme admirable, organisation musculaire, construction anatomique, toute revêtue de ce monde tumultueux, de ce monde si bariolé, épiderme social qu'il faut déchirer pour apprendre ce qui le rend frais et joyeux ce jour-là, jaune et triste le lendemain, hier plein de santé, malade aujourd'hui.

En effet, si vous voulez connaître Paris, ce colosse, si ressemblant à la petite statue de Babouc, faite d'or et de fer, de boue et de diamant, il faut sonder au-delà des traits de sa face ; car la pensée est dans le cerveau, et la vie est au coeur. Prenons donc d'abord une de ses artères qui portent le sang aux extrémités, et qu'on nous permette à nous écrivains de choisir celle qui bat pour nous, celle qui distribue et fait arriver, notre pensée, notre vie, notre nom à la surface humaine : la librairie.

Si de ce sujet, nous avions voulu faire un article commercial, indécis comme la balance d'un économiste, ou rigoureusement faux comme les chiffres d'une statistique, nous aurions fait un relevé complet des nombreux libraires de la capitale, nous aurions supposé à chacun une moyenne de produits, plus une moyenne de vente ; puis appliquant à une moyenne des gens de lettres, une moyenne de salaire, nous vous aurions trouvé la moyenne de leur dîner, résultat auquel on pouvait marcher droit, et qui se trouve assurément entre Tabar et Véry, entre vingt sous et vingt francs, avec cette condition que Tabar entre dans la proportion pour le dix-neuf vingtième. Mais le budget consomme tant de millions, il absorbe tant de chiffres cicéro, gaillarde ou petit-romain, que le caractère manque à l'imprimerie, et qu'il faut nous en tenir forcément aux mots de notre langue littéraire.

Donc, pour vous montrer ce que nous avons vu, ni plus ni moins, sans suppositions ni chiffres, suivez nous rue Richelieu dans la galerie Bossange, vaste et magnifique établissement, où la librairie se produit à l'observateur dans tous ses moyens d'action, dans tous ses principes, et dans toutes ses conditions d'existence.

Et d'abord vous entrez dans une vaste salle carrée avec d'immenses tablettes qui s'élèvent jusqu'au plafond. Dans cette salle et dans celle qui suit, règne à diverses hauteurs, légèrement habillée de ses couvertures imprimées et dans le négligé du brochage, ce qu'on peut nommer la librairie courante, usuelle. Là Bossuet, Montesquieu, Racine, Corneille, Pascal, Molière, La Fontaine, Rousseau, et l'immense Voltaire, tout le dix-septième et le dix-huitième siècle rangés côte à côte, attendent les ordres de sa maison de sa maison de Leipzig ou de ses correspondants d'Angleterre, d'Italie, d'Espagne, de Russie, d'Allemagne et des États-Unis. Les uns grands in-octavo, sortis des presses de Didot, de Fain ou de Crapelet, iront occuper la bibliothèque de bois de cèdre d'un prince tartare, qui se pâme à Zaïre, et fait couper le nez à son valet de chambre ; ils pèseront incessamment et sans trouble sur les tablettes doublées d'acajou, d'un manufacturier limousin, qui veut que tout soit cossu chez lui ; ou se cacheront dans l'armoire à rideaux verts déserte d'un jeune amateur qui se monte. Les autres, stéréotypes de Didot ou d'Herhan, formeront d'un seul coup et à bon marché, une bibliothèque complète au campagnard oisif ou à l'étudiant qui lit.

Une bibliothèque à vingt-cinq sous le volume, et qui tient sur trois planches entre deux croisées, n'est-ce pas toute l'ambition permise au contribuable que dévorent les centimes additionnels, et à l'étudiant qui n'a qu'une chambre. Là vous trouvez aussi Barnave de Janin, Atar-Gull de Sue, Stello de De Vigny, la Contemporaine, et les Chroniques de Buchon, les Mémoires de Napoléon et ceux de Constant, le Manuel de la bonne compagnie, et celui du Charcutier ; enfin tout ce qui s'appelle nouveautés ; les uns publiés par Gosselin, les autres par Ladvocat, et M. de Jouy publié par lui-même ! Enfin, parmi tous ces ouvrages vous trouverez ce livre des Cent-et-Un que vous lisez, et que vous avez demandé à votre libraire, qui l'a demandé à M. Bossange, qui l'a demandé à M. Ladvocat, d'où il suit qu'il ne vous arrive que de troisième main, après avoir laissé un léger bénéfice dans ces mains intermédiaires ; ceci constitue la librairie de commission. Commerce calme, restreint à de légers bénéfices et à de petits dangers. C'est la librairie de la province.

De, ces deux salles (nous sommes toujours chez M. Bossange), nous passons à un troisième magasin. Vous y lisez en lettres romaines placées en frontispice sur la porte d'entrée : LIBRAIRIE ESPAGNOLE. A cette annonce, vos yeux parcourent ce vaste amas de livres avec une surprise curieuse, mais la surprise augmente encore lorsqu'au lieu de ces noms sonores et castillans que vous cherchez de tous côtés, vous trouvez les noms de tout à l'heure, tous les noms français avec le mot traducido à la suite de chacun d'eux, mot triste et mendiant, qui se drape dans sa misère littéraire, comme l'Espagnol dans ses guenilles. Et puis à travers Bernardin de Saint-Pierre, Fénelon, Ségur et Lesage, peintre si original dont les modèles ne connaissent que la copie, entre Châteaubriand et Benjamin Constant, vous lisez de loin à loin les vieux noms de Lope de Vega, ceux de Rojas, Solis, avec leurs innombrables canevas dramatiques,puis Cervantes, et son Hidalgo ingenioso, comme il appelle Don Quichotte, puis Moratin et Herrera ; et,pour représenter tout le siècle actuel, Martinez de la Rosa, dont la vie politique le recommande plus peut-être que ses oeuvres, et Melendez, Florian espagnol, qui en est encore à la poésie des prairies et des tourtereaux. Noble Espagne, où la littérature est réduite à la liberté du monologue de figaro ! pauvre Espagne, où les questions théologiques sont seules de mode et dans lesquelles on ne peut guère toucher à la théologie sans risquer de se brûler, au moins les doigts.

Mais à côté de ces auteurs à oeuvres régulières et littéraires, voici des masses de chroniques élaborées à l'ombre des cloîtres. Chaque royaume s'avance avec son histoire chevaleresque et ses romances épiques, appuyées sur la vaste législature des Cortès, immense collection où dorment les droits de la nation, Ceci c'est la librairie d'importation et de transit à la fois ; car, après avoir posé à Paris, tous ces livres courent à Mexico, et vont se répandre sur ce nouveau monde, s'arrêtant avec la conquête espagnole, murmurant au bord du désert les grandes actions du vieux monde et ses idées de civilisation. Avec eux partent, en larges  ballots tous nos livres de chimie, de physique et de médecine, si indispensables dans un pays sans laboratoires ni amphithéâtres.

Quittons cette terre étrangère ; entrons dans les salons de la librairie : c'est un beau jour, il descend d'un toit vitré, il s'épand dans une longue galerie coupée de panneaux à glaces, rayée de tablettes étincelantes d'or, de maroquins jaunes, violets, rouges ; de titres arabesques, gothiques, romains. C'est un jour de gala ; tous les habits dorés sont dehors. Ici, l'oeuvre compte pour rien ; ici peu importe que l'auteur s'appelle Molière ou Lachaussée, Corneille ou Campistron ; la suprématie appartient à l'habit ; ici, Thouvenin distribue les places, Simier donne les grades, Müller et Vogel font les supériorités ; là, Pascal rivalise de coquetterie et de nervures avec Boufflers ; l'économe Sully resplendit de barriolages, et M. Thiers est grand et doré comme un tambour-major. Padeloup, qui fut grondé par madame de Sévigné, pour un méplat gâté dans la reliure des Pensées de Larochefoucauld, et Derome, qui fut presque renvoyé par madame Dubarry, pour un filet impur sur une Pucelle de Voltaire, Padeloup  et Derome, ces deux grands artistes du carton et de la basane, sont surpassés et vaincus ; S'il y avait encore des Turcarets, c'est dans cette galerie qu'ils achèteraient leurs livrés. Ce qui remplace aujourd'hui les traitants dans ce commerce, ce sont les fêtes, les anniversaires, les premiers jours de l'an. C'est à cette source que se puisent les beaux cadeaux des pères à leurs enfants, des grands seigneurs aux gens qui savent lire, et des princes aux académies. Ce qui surtout resplendit parmi ces livres à larges galons, ce sont les heures et les missels. Un jour de, mariage, on donne à sa future un livre de messe odorant, soyeux, magnifique, fermé d'or par Odiot, avec un portrait de la vierge, et ce portrait ressemble à la fiancée.

Épigramme ou foi, cette attention est réputée de bon goût parmi les banquiers et les porteurs de rentes. Récapitulons encore, et disons que ceci est la librairie de luxe à la portée des sacs d'argent.

Au bout de cette longue et splendide galerie, entrons à droite ; c'est encore une vaste salle, mais simple, mais grave, mais consciencieuse. Ici l'Angleterre et l'Allemagne, se disputent le terrain : l' Angleterre et ses éditions compactes ; l'Allemagne et ses livres si diffus : là, Milton, Shakespeare et Biron deviennent des auteurs microscopiques ; là, Goëthe et Schiller s'étendent en in-octavo sans fin ; là, se montrent sur le papier de Chine les imperceptibles gravures sur acier de l'Angleterre, merveilleux dessins que la fée Mab a tracés du bout de son doigt ; là, s'étalent les 220 gravures sur pierre de l'immense atlas de l'Europe de Woerl, dédié à S. M. Louis-Philippe, par l'éditeur Herder de Fribourg ; l'atlas des batailles, combats et sièges, par le major de Kausler, en 200 feuilles ; celui du cours du Rhin, en 20 feuilles, chef-d'oeuvre de lithographie. Ces deux pays nous donnent bien moins qu'ils ne nous prennent, car la France, trop ignorante ou trop fière, n'est pas le pays des polyglottes, et cette salle est le sanctuaire des savants.

Après cette pièce si soigneusement époussetée et si sévèrement entretenue, quels sont, dans ce taudis, tous ces amas de livres en feuilles à la barbe jaune et enfumée ou vieillement reliés ? Lisez l'étiquette passée dans la ficelle des ballots, et vous retrouverez les noms de Durand, et son Histoire du droit canon ; voici Pothier et tout son commentaire ; d'Aguesseau et le livre qu'il composa dans sa salle à manger en attendant sa femme qui donnait un dernier coup de main à sa perruque et à ses mouches ; ceci, c'est la Coutume de Paris ; cela, c'est Ulpien, qui fit les Institutes, et plaça Théodora, la maîtresse du comédien Hécébole, sur le trône des Césars, malgré le sénat et la loi sur les courtisanes. Où vont tous ces morts ? où va Patru, où va Cujas ? C'est le Canada qui les demande ; le Canada régi par notre vieux droit français, qui n'est que le vieux droit romain. Québec et Montréal les distribueront à tous leurs habitants, avec la permission des moines, pourvu qu'on glisse pour eux, en maculatures ou enveloppés, quelques exemplaires de la Guerre des Dieux, de Jacques le fataliste, du Canapé, ou du Parfait Cuisinier.

Retournons sur nos pas et saluons de l'oeil ces hautes et profondes colonnes. C'est toute la phalange italienne dont le digne possesseur de ce bel établissement a expédié un détachement à madame la duchesse de Berry, pour la soutenir contre l'ennui de la prison.

Mais avant de traverser de nouveau cette riche galerie pour entrer dans le sanctuaire que je garde voilé à tous les yeux, comme derrière un rideau de fumée, une apothéose de l'Opéra, arrêtez-vous devant ce beau tableau. C'est Molière qui a posé et Mignard qui a peint : inclinez-vous devant la sainte et mélancolique figure du plus sincère génie de tous les temps. C'est Molière que Mignard n'a flatté ni de ses paroles ni de son pinceau. Remarquez : au cadre doré qui maintient la toile, le propriétaire de ce beau portrait a ajouté un autre cadre : ce sont les plus belles éditions de Molière disposées  au bas du tableau. Si jamais je deviens riche, j'achèterai ce portrait avec son cadre, en regrettant de ne pas avoir eu cette ingénieuse idée.

Et maintenant si vous n'avez jamais frissonné de plaisir à la vue d'une figurine de Cérès heurtée dans un champ par les charrues sans roues des paysans narbonnais ; si le sacristain de la cathédrale de Gap vous a permis de coiffer le casque du maréchal de Tallard, et que vous n'en ayez pas pleuré de joie ; si vous n'avez jamais été tenté de voler la bague de votre ami, parce qu'elle représente un Asdrubal avec la boucle d'oreille carthaginoise, ne me suivez pas dans le sanctuaire où je vais entrer : Odi profanum vulgus et arceo. Mais vous vous dites amateur ? Je veux le croire. Déployez donc sur ce vaste pupitre ce vaste ANTIPHONARIUM à l'usage des chanoines réguliers de Sainte-Croix. N'en tournez pas si vite les immenses feuillets de vélin ; voyez serpenter ces miniatures déliées, étincelantes, capricieuses ; voyez ces singes insolents, ces oiseaux splendides, ces roses pourpres et ces filets d'or vagabonds, arabesques plus suaves que les plus légères dentelures de l'Alhambra. Vous ne jetez qu'un regard à ce D capital ; un moine a passé deux ans à le peindre. Venez donc à ce CEREMONIALE ROMANUM ; l'évêque Calderini mit en gage les vases sacrés de son église chez un Juif de Ceneta    pour faire achever ce magnifique manuscrit. Celui-ci relié en vert, c'est l'Ordo breviarii Romani : ne le touchez qu'avec respect, il sort du Vatican, il a été bénit par le pape : baisez-le humblement à défaut de sa mule, qui n'est pas si propre.

En allant de ces manuscrits colosses à ces colosses imprimés, faites un pas vers ces roses de Redouté : prenez garde, cet exemplaire a été colorié et signé par l'auteur ; il est d'un prix inestimable. Ces neuf volumes in-folio avec leurs dos de maroquin rouge, c'est Shakespeare, c'est l'édition monumentale de Stevens. A ce texte si pompeusement imprimé, l'admiration anglaise a joint cent quatre-vingt-treize gravures, toutes puisées dans les drames du poète ; cent quatre-vingt-treize gravures sur grand Jésus, où ont été dépensées pour chacune, la composition d'un vaste tableau et l'admirable et patiente gravure des premiers artistes anglais ! hommage magnifique que Shakespeare a obtenu avec une place à Westminster et qu'attend Molière dans sa tombe de cent écus. Mais ce que l'impression et la miniature ont produit sans doute de plus prodigieux, c'est cet exemplaire du couronnement de George IV. Toutes les figures y sont des portraits, tous les costumes d'une fidélité scrupuleuse ; chaque lettre est en or ; il a fallu faire une machine pour imprimer ce texte, du papier particulier pour le recevoir. Le portrait du duc Devonshire, peint sur satin, repose sous ses armoiries incrustées de rubis et de perles fines par un procédé nouveau. C'est un livre de rois ou de banquiers anglais ; il est bien beau pour la France d'en posséder un exemplaire. Ceci est la librairie d'art, la librairie des bibliomanes, la librairie passionnée ; la sainte et religieuse librairie.

Ce que 1'on ne trouve pas dans cet établissement c'est, à proprement parler, la librairie éditante, la librairie de Ladvocat, que Ladvocat à poussée jusqu'à ses colonnes d'Hercule, cette librairie qui marche, flanquée de prospectus, de larges affiches ; adroite, audacieuse, saluant le public, lui mettant le titre d'un livre sous les yeux, à toutes les heures, dans tous les endroits, sur sa porte, dans son journal, au spectacle, à la Bourse, sous sa serviette, partout. Livre des Cent-et-Un, souscription littéraire, honorable pour ceux qui l'ont faite, honorable pour celui qui la mérite, vous serez un monument durable de l'appui généreux prêté par la littérature à l'éditeur qui lui a beaucoup donné. Quant à moi, si j'osais, je proposerais de mettre au frontispice de ce livre, véritable panthéon au petit pied  de tout ce qui pose en espérance d'immortalité, cette inscription si belle et qui dort quelque part, sans destination, inutile, détrônée et déja toute rouillée : Au libraire Ladvocat la littérature reconnaissante. Le texte me paraît suffisamment changé pour qu'on ne puisse m'accuser de plagiat; et d'ailleurs je m'engage à le rendre aux premiers grands hommes que je rencontrerai, s'ils s'avisaient de le réclamer.

Cette librairie a besoin de toute la science du diplomate, de toute l'observation du moraliste, de tout le tact de l'homme du monde. Il y a telle circonstance politique où un ukase de l'empereur de Russie tuerait la publication d'un livre excellent, une note de M. de Metternich peut éteindre une gloire prête à naître, et je sais des in-octavo qui, de peur de la concurrence, ont attendu quinze mois la solution de la conférence de Londres, et qui sont encore inconnus. Ajoutons que si l'on doit très bien connaître l'état de l'Europe, il ne faut pas être moins habile à sonder les dispositions du public. En certaines occasions il veut être frappé de quelque production originale, neuve, bizarre ; d'autres fois on peut impunément épuiser sa curiosité pour un sujet ou son goût pour un genre. La passion des mémoires commencée à ceux de madame de Genlis, ardente pour ceux de la contemporaine, dévergondée pour tant d'autres, encore puissante pour ceux de M. A. Bourienne, doit être bien près de s'apaiser, et peut-être se montrerait-elle froide pour quelque nouvelle publication. Mais combien d'aliments n'a-t-elle pas dévorés avant de se sentir rassasiée ! Mémoires des maîtresses des rois, mémoires de valets de chambre, mémoires de savants, mémoires de voleurs ; comme le glouton de La Fontaine, elle a tout absorbé et s'est fait rapporter la tête de l'esturgeon. Le moyen âge a aussi retrouvé, pendant quelques beaux jours, ses lais et ses ballades cruellement délaissés depuis quelque temps. Aujourd'hui le roman historique ou, pour mieux parler, l'histoire enromancée, vieille expression oubliée qui va si bien à ce genre de littérature, ce roman ou cette histoire, comme on voudra, règne despotiquement. L'art du libraire-éditeur est de savoir l'heure où commencent ces besoins et l'heure où ils finissent. Son génie est quelquefois de les faire naître ; son talent est de les exploiter. Il faut encore au libraire de la littérature vivante, ce tact qui devine les hommes, cette hardiesse qui s'en empare ; et quand il a fait quelques conquêtes précieuses sur ses rivaux, dans ses vastes magasins où se trouvent tant d'amours-propres debout, plume au vent, tout prêts à la croiser entre eux, l'éditeur doit tenir pour tous une balance exacte en apparence et prête à pencher pour chacun en particulier. L'adresse d'un ministre serait quelquefois bien embarrassée dans le salon d'un libraire.

N'oublions pas que dans son immense exploitation, cette librairie se divise en parties bien distinctes et qui ne se confondent presque jamais dans la même main. Entre tous les éditeurs qui créent des livres, les uns font voler leurs capitaux de pamphlets en pamphlets qui n'ont que quinze jours d'existence ; d'autres consacrent des fonds considérables à ces oeuvres immenses, à ces collections énormes qui dureront de longues années. Les sciences et l'art militaire constituent une librairie à part, patiente, et dispendieuse, et dont les relations, bornées aux hommes spéciaux, ont presque la sûreté de l'algèbre et les règles de la statique.

La plus difficile, à coup sûr, c'est la librairie purement littéraire : celle-là doit savoir payer la valeur d'un nom, et calculer le piquant d'un anonyme ; celle-là parle à M. de Châteaubriand à Lamartine et à... moi, si vous voulez, pour ne blesser aucun de mes confrères en les mettant au pied du contraste.

Et comme M. Bossange, chez qui je vous ai conduit, me racontait les soins innombrables qu'il faut pour cette librairie de jeune homme, pour cette librairie d'action et de combat ; comme il me racontait la visite aux journalistes, les soucis du titre, les délibérations sur la teinte de la couverture et la grande question des blancs ; dans un endroit obscur de ses grands magasins, j'aperçus un petit paquet informe, commun, que je vis parce que je le vis, car il n'appelait en rien le regard. Je lui demandai quel était le paquet : il sourit à ma question. Qui peut connaître les rapports de l'intelligence et de la matière, la divination de la curiosité ? ma simple question était une question importante ; ce petit paquet était le grand secret de la librairie. Croyez-moi, l'histoire en est admirable ; elle est triste, divertissante, politique, commerciale, littéraire, financière et burlesque ; c'est une histoire à faire réfléchir le conseil des ministres, à faire pâlir d'effroi les plus hautes notabilités littéraires et à vous faire pouffer de rire. Enfin elle est sublime : mais je ne vous la raconterai pas. Elle est pourtant bien drôle. Là, entre nous, sans que personne en sache rien, vous ne la redirez pas, je vous en prie ; voici l'histoire.

ACTION. En 1812, l'empereur voulant ouvrir à travers son système continental quelques issues au commerce, et se procurer quelques droits extraordinaires de douanes, inventa le système des licences. Ce système qui, entre autres objets manufacturés, admettait principalement la librairie, consistait en ceci : on exportait en Angleterre pour un million de volumes, je suppose, et l'on pouvait réimporter pour pareille somme des denrées coloniales : Qu'arrivait-il ? c'est qu'on chargeait à bord du navire et au prix de publication des livres devenus sans valeur dans le Commerce, et qu'on ramenait des denrées qui, à leur arrivée en France, quintuplaient du prix de leur achat. Dès lors le plus grand bénéfice, le seul même à faire, se trouvait pour le porteur de licence, non pas dans l'exportation, mais dans l'importation. Rappelons-nous que le café acheté douze sous à Liverpool valait six francs à Paris, et l'on  conçoit les gains immenses qui ont dû  résulter de ces opérations ; mais que l'on se rappelle encore que l'admission de nos livres était presque prohibée en Angleterre par des droits énormes de douanes, qui en eussent rendu la vente impossible, et l'on concevra encore comment il se faisait que nos porteurs de licences, qui ne calculaient leur bénéfice que sur le retour de leurs vaisseaux, jetassent tous leurs livres à la mer dès qu'ils étaient à quelques lieues des côtes de France.

QUESTION COMMERCIALE. De ce fait et des déconfitures périodiques dont la librairie est affectée tous les quinze ans à peu près depuis 89, que résulte-t-il ? c’est que ses productions ont presque toujours dépassé de deux tiers sa consommation possible. C'est que si la catastrophe inévitable de mil huit cent douze a été épargnée au commerce, c'est parce que ce mode d'écoulement aquatique a absorbé pour plus de vingt-un millions de librairie, et mis en valeur ce qui en est resté aux magasins de France. C'est que la débâcle de la librairie, depuis l'an 1830, ne tient pas seulement à la révolution de juillet, mais au vice propre de ce commerce, à sa production excessive, à son trop plein arrivé alors à son apogée, et qui a rencontré la révolution comme accident déterminant, et non pas comme principe unique. Une absorption, en quelque chose semblable à celle des licences, a eu lieu vis-à-vis de la librairie : c'est le prêt sur gages fait par le gouvernement ; et s'il n'a pu prévenir les faillites, il a du moins favorisé la reprise des affaires. Mais s'il arrive que l'État, au lieu de garder ces livres et de les répandre dans les bibliothèques nationales, veuille les rendre au commerce, soit en les vendant à la rame, soit autrement, il est certain qu'il replacera la librairie dans l'état où elle était il y a deux ans, et rendra une nouvelle catastrophe inévitable. Ceci regarde le conseil des ministres et vaut la peine qu'on y pense.

QUESTION LITTERAIRE. - Mais tous ces livres noyés, jetés à la mer, étaient sans doute de vieux ouvrages oubliés ou inconnus ? c'était l'histoire de Dom Vaissette, ou celle du père d'Orléans...

- Quelquefois… Mais le plus souvent, les requins ont avalé la littérature impériale dont le public ne s'est pas si ardemment repu que veulent bien le dire quelques auteurs.

- Quoi ! ces bons littérateurs qui ne savent que répéter qu'on a voulu détrôner Corneille et Molière ? infame calomnie ! ces fameux mainteneurs du bon goût ; quoi, dévorés par des requins !

- Oui, vraiment.
     
- Oh !laissez-moi, voir ces petites cartes étiquetées, où sont tous les noms.

- Je ne puis ; il y en a qui vivent d'avoir été noyés, qui se promènent le front haut, la perruque sur l'oreille. Je ne puis. Mais que faites-vous ? Vous m'avez, soustrait une de mes cartes ; c'est mal, je ne puis permettre.

- Laissez donc, il est mort!! O mes amis, mes jeunes camarades dont on rit en vous bafouant du succès de vos devanciers, auteurs dramatiques, dont l'éditeur se plaint de ne pouvoir épuiser l'édition : voici le succès, voici la gloire, voici la fortune ; la mer s'entr'ouvre : vlan,  deux mille exemplaires de l'Alcade de Molorido, dont le Théâtre-Français est embarrassé de trouver des exemplaires ; vlan, mille du Collatéral, vlan, deux mille du Mari ambitieux ; vlan, vlan, vlan, à l'eau, à l'eau Duhaucourt, à l'eau les Ricochets, ,à l'eau Médiocre et rampant, Monsieur Musard le Cousin de tout le monde, à l'eau tout Picard !

- Assez ! assez !

- Mais, celui-ci, il est encore mort ?

- C'est un nom fort respecté.    

- Et sans doute fort respectable, un beau et noble talent un homme vertueux comme Picard, car il s'appelle Delille, et personne n'oserait leur contester tous ces titres ; mais il s'agit de chiffres ; oh ! voyons, voyons !! Noyez-vous, Géorgiques , poëme de l'Imagination. Voici les Trois règnes penchés au sabord et livrés aux poissons ; l'Énéide, la grande Énéide elle-même tombe dans le gouffre ; la mer s'en émeut, et le grand orage de Virgile, le grand orage de Delille, se trouvent face à face avec la nature, et l'Océan béant et riant à gorge déployée fouette le livre, le lacère, le disperse, le fond, l'anéantit, et il ne reste plus à la surface que cette phrase qu'on m'a tant répétée : - Nous autres, dans notre temps, nous nous vendions à six mille exemplaires !! - Voyons celui-ci ?...

- Ah ! n'allons pas plus loin ; celui-ci dort à l' Académie, ne l' éveillez pas ; et cet autre est devenu un homme politique.

- Ne s'est-il pas vanté quelque part d'avoir mis dans le commerce pour un million et demi de ses ouvrages ? voyons la facture de la noyade.

- Douze cent mille francs !

- Ce petit-là, c'est un ouvrage d'art, il a coûté six cent mille francs à établir... Combien en a notre maison de commerce salée?

- Pour cinq cent mille francs.

- Et ce grand ?

- Pas davantage. Nous n'irons plus loin.

Croyez que ceci tient beaucoup plus aux faux calculs des éditeurs qu'à l'amour-propre des gens de lettres ; et si vous étiez tenté de parler trop, n'oubliez pas, mon jeune ami, que les secrets du quai, de l'épicier et du pilon, ne sont pas plus impénétrables que ceux de l'Océan.


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