SOULIÉ,
Frédéric (1800-1847) : La maîtresse de maison de santé
(1841).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (12.II.2007) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 4 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. La
maîtresse de maison de santé
par
Frédéric Soulié
~ * ~AVANT
de faire le portrait de l’individu, essayons de donner une description
de l’endroit où on le trouve, du cadre où il pose, ou, si vous l’aimez
mieux, de la contrée où il règne. La maison de santé est presque
toujours logée dans quelque vieil hôtel dont les vastes appartements du
rez-de-chaussée sont affectés au service commun, au grand et au petit
salon, à la salle à manger, au parloir, etc. Les étages supérieurs sont
divisés en une foule de petits appartements qui sont affectés aux
malades de première qualité. Ceux du second ordre sont casernés dans
les chambres que l’on a pratiquées sous les combles, ou dans celles
qu’on a créées, au moyen de quelques cloisons, dans les bâtiments
destinés autrefois aux écuries et aux remises. Comme la maison de santé
parle toujours, dans ses prospectus, de l’air pur qu’on y respire, elle
a toujours un jardin d’une assez vaste étendue. Ce jardin est
d’ordinaire livré à l’entreprise, c’est-à-dire que, moyennant une somme
de 100 francs par an, il y a un jardinier qui se charge de le ratisser,
de le labourer et de le fournir de fleurs, d’où il résulte
nécessairement que l’herbe pousse dans les allées, et que rien ne
pousse dans les plates-bandes. Cependant c’est là seulement que se
trouve l’air pur qui fait le grand mérite de cette demeure, car l’on ne
peut guère s’imaginer l’air qu’on respire à l’intérieur. Grâce aux
nécessités de l’exploitation, qui font à la fois d’une maison de santé
une succursale d’hôpital et une annexe de restaurant, il s’y forme une
atmosphère pharmaceutique et culinaire, chargée d’exhalaisons d’éther
et de matelote, de quinine et de choux farcis, de graine de lin et de
haricot de mouton ; espèce de gaz gras et nauséabond qui donne
à la fois des étouffements et des envies de vomir.
C’est là que vit pêle-mêle la population la plus diverse et la plus changeante, car la maison de santé n’est pas seulement, comme nous avons dit, une succursale d’hôpital, une annexe de restaurant, c’est aussi une dépendance de prison. C’est en cela que la maison de santé diffère essentiellement de la pension bourgeoise. Celle-ci n’est, à tout prendre, qu’un fac-simile incomplet de la petite ville ; la maison de santé est un résumé de la société tout entière. L’une ne renferme guère que la sottise et le ridicule, et l’autre y joint le crime et le vice. Vous allez voir comment. Par une tolérance dont nous ne voulons point faire la critique, mais qui existe, il y a un certain nombre de condamnés qui obtiennent, sous prétexte de maladie, la permission de subir leur châtiment dans une maison de santé. Cette tolérance a été appliquée d’abord aux écrivains politiques, et en ce cas elle semble presque juste, ou tout au moins possible à expliquer. Dans nos moeurs, l’homme qui commet un délit moral ne saurait être assimilé à celui qui a matériellement fait un acte coupable. Notre délicatesse répugne à voir dans la même prison un publiciste et un escroc, un poëte et un voleur. La loi n’a pas fait de différence, l’administration en a reconnu une, elle a eu raison sans doute ; mais malheureusement dans notre pays l’abus est toujours près de l’usage, et peu à peu la tolérance dont j’ai parlé s’est étendue aux banqueroutiers, aux faussaires, etc. ; de façon qu’il y a des criminels dont les uns pourrissent dans des cellules impures, et dont les autres se gobergent dans les salons de la maison de santé. Si l’on veut me permettre de raconter une visite que je fis dans une maison de ce genre, on jugera peut-être mieux de l’ensemble de cette population, sur laquelle règne la maîtresse du lieu, et peut-être aussi le portrait de ce que doit être la souveraine d’un pareil monde se trouvera-t-il à moitié dessiné par l’esquisse des sujets sur lesquels elle étend son empire. J’étais invité à dîner dans une maison de santé par un de mes amis, que des passants y avaient transporté à la suite d’un accident, et qui s’y était installé pour s’y faire guérir, car il n’avait point de famille à Paris. Je me rendis de bonne heure à l’invitation. C’était en été, et la plupart des habitants de la maison se promenaient dans le jardin. Auprès d’une plate-bande où j’avais cueilli une rose thé d’une pâleur charmante et d’un parfum délicat, j’aperçus deux hommes que leur entretien semblait absorber complétement ; l’un jeune encore et malade, mais habillé avec une recherche et une élégance particulières. On voyait que c’était un étranger. L’autre, au contraire, râblé, rubicond, musculeux, suant la santé et la vigueur, mais d’une allure grossière et brute, était vêtu comme un ouvrier endimanché. Je demandai à mon ami quels étaient ces deux hommes qui causaient si fraternellement, quoiqu’ils parussent de nature si différente. « Le premier, me répondit-il, est un baron allemand énormément riche, et qui est venu se faire traiter ici pour une maladie de peau reconnue incurable. Le second est un maître maçon détenu sous prévention de faillite frauduleuse. Ce sont là des pratiques excellentes, le baron payant très-cher parce qu’il est riche, et le maçon parce qu’il est coupable ; l’un vivant dans l’espoir d’une guérison qu’on lui promet toujours pour le mois prochain, l’autre vivant dans la crainte d’être à tout moment retourné à la Force, et flattant de ses écus volés l’influence occulte de la directrice de la maison, qui le sauve de cette extrémité. L’intimité de ces deux hommes, qui vous semble un problème insoluble, s’explique ici tout naturellement. Le maître maçon seul s’est trouvé la peau assez rude et assez calleuse pour toucher la peau galeuse du baron allemand, lui seul ose entrer dans sa chambre et braver la pestilence de l’air qu’on y respire. Du reste, tous deux en combattent l’impureté par un exercice continu de la pipe et une prodigieuse absorption de bière, et cela à l’encontre des ordonnances du médecin. - Et la maîtresse de la maison ne s’oppose pas à cette dérogation aux lois sanitaires qui doivent être plus despotiques ici que partout ailleurs ? - Hé ! me répliqua mon ami, où serait alors le bénéfice de l’entreprise, si les malades se guérissaient ? Chaque bouteille de bière exige, le lendemain, un pot de pommade pour frictionner le baron ; et je vous jure qu’on le frictionne, non-seulement pour ce qu’il boit, mais pour ce que boit le maçon. - Mais le malheureux en mourra. - On l’empêchera bien. La maladie de peau est connue pour ses excellents produits. C’est le vrai fonds des maisons de santé, on n’en guérit jamais, mais on n’en meurt que très-tard ; une maladie de peau est presqu’une rente viagère pour la maison, et, si on l’exploite, on se garde bien de la laisser aller trop vite. Il n’y a pas de malade plus soigné que le baron. » A quelques pas de là, je pus me convaincre que s’il y avait des amitiés dans cette sentine, il y avait aussi des haines profondes ; et j’appris en même temps que s’il s’y trouvait des malades et des prévenus, il y avait aussi des condamnés. Une femme abominablement sale, mais d’une grasse beauté, passa près d’un homme fluet et maigre, et d’une recherche excessive. Tous deux se lancèrent un regard de haine et de mépris, que tous deux méritaient comme on va voir. La femme sale était une bouchère républicaine, que son mari avait fait condamner, parce qu’il croyait que le ménage est tout à fait un état monarchique où il ne doit y avoir qu’un souverain, et que sa femme y voulait un sénat composé de tous les garçons de boutique à larges épaules, et leur faisait prendre aux affaires une part trop intime et en même temps trop publique. Le monsieur était un vicomte de l’ancien régime, à qui les bourgeois du jury avaient fait payer, par une détention de cinq ans, son trop grand amour pour les jeunes filles au-dessous de quinze ans. La haine de ces deux êtres l’un pour l’autre était poussée aux dernières limites. La forte et vigoureuse bouchère, pour qui son crime n’était qu’un exercice un peu étendu de sa constitution républicaine, exécrait ce croquet de vicomte et son incapacité à aborder la question dans toute sa puissance, en face d’une personne qui, comme elle, savait au moins ce qu’elle faisait, et qui insultait à la nature par l’abominable corruption dont il flétrissait des êtres incapables de se défendre ou plutôt incapables de céder. De son côté, le vicomte se révoltait de ce que cette volumineuse et lourde bouchère eût sali de son contact grossier ce joli petit crime privilégié qui, selon lui, ne devait appartenir qu’aux femmes du monde, et qui consiste à tromper son mari. Du reste, tous deux avaient trouvé, chacun pour l’autre, une dénomination qui peignait à la fois ce qu’ils étaient et le sentiment qu’ils s’inspiraient. La bouchère appelait le vicomte : « Vieux Contrafatto ! » Le vicomte appelait son ennemie : « La tranche de boeuf adultère ! » Tous deux condamnés avaient trouvé un asile dans cette maison. Pourquoi ? par qui ? comment ? Ceci est un des mystères des maisons de santé. J’avoue que ces deux rencontres m’avaient déjà donné un commencement de mal au coeur, qui m’eût peut-être fait inventer un prétexte pour me retirer avant le dîner, si je n’avais été ramené à des idées moins fétides par un jeune homme qui m’aborda en s’écriant : « Hé ! c’est vous, mon cher, est-ce que vous dînez avec nous ? En ce cas, je vais faire frapper du champagne, car je suis de la maison. - Vous, et à quel titre ? - Eh ! eh ! reprit-il en riant aux éclats, comme malade. - Avec cette figure épanouie ! Vous êtes donc un malade imaginaire ? - Non, pardieu, je suis plutôt un malade imaginé. Voici ce que c’est. Un juif me prête 20,000 francs ; c’est-à-dire qu’il me donne cent louis en écus, et 17,600 francs en savon de Windsor, en tonneaux d’urate, en pains à cacheter, en serins, en registres à dos élastique, etc., etc., etc. L’échéance venue, le drôle me poursuivit. Je lui proposai un arrangement, il refusa. Je me vengeai. Il m’avait prêté en savon et en pains à cacheter, je le payai en prison. Mais comme Clichy est un abominable séjour, je me trouvai, le lendemain de mon écrou, atteint d’une maladie chronique du foie. Je fus condamné, sous peine de mort, à faire bonne chère, à monter à cheval, à me livrer à toutes sortes de distractions ; et comme la loi a dit au créancier : « Tu emprisonneras ton débiteur, » mais non pas : « Tu le tueras, » j’ai été transféré dans cette maison de santé, où je me soigne le plus que je peux, en attendant ma guérison définitive, qui arrivera dans deux ans, car voilà trois ans de traitement que je fais de mon mieux, sans que ma maladie ait diminué d’intensité. C’est pourquoi nous allons boire de la tisane de Champagne… à la santé de mon juif. A tout à l’heure. Je vais à l’office. » Il nous quitta en riant, et trouva sur son passage un homme chauve à qui il se mit à chanter à tue-tête : Préfet, je veux de tes cheveux. L’homme ainsi interpellé se redressa comme un aspic, et courut sus à celui qui l’avait interpellé, jusqu’à ce que, fatigué de le poursuivre à travers toutes les sinuosités du jardin, que l’autre lui faisait parcourir en lui chantant toujours Préfet, je veux de tes cheveux, le malheureux tomba sur un banc où il se mit à frotter sa tête chauve avec un morceau de flanelle grasse et une frénésie extraordinaire. C’était un ex-préfet de l’empire, qui, devenu trop pressant dans ses hommages à une belle dame, s’était vu enlever son faux toupet au moment le plus animé de l’attaque. L’éclat de rire que fit naître cet accident, et qui défendit la dame beaucoup mieux que ses fureurs, avait si profondément blessé la prétention belliqueuse du préfet, qu’il en avait perdu le peu de bon sens demeuré jusque-là sous sa perruque. Il en était devenu fou, et sa folie consistait à croire qu’il avait inventé une pommade pour faire pousser les cheveux. C’est pour cela qu’il se frottait si furieusement le crâne. Enfin l’heure du dîner arriva. Nous étions à peu près vingt-cinq à table. Le dîner me parut convenable, mais l’aspect de la table fut plus puissant que mon appétit. J’avais en face de moi une pulmonaire, espèce de cadavre ambulant qui avait été accueilli à son entrée par un murmure dont le sens voulait dire : « Tiens, elle n’est pas encore morte ; c’est drôle ! » Un peu plus loin, un manchot, que j’avais d’abord pris pour un militaire, mais qui n’était autre qu’un scrofuleux à qui l’on avait coupé le bras, lequel bras, à ce que j’appris, avait été enterré au pied du rosier où j’avais cueilli cette charmante rose thé que j’avais à ma boutonnière. Il me sembla que j’avais le bras de cet homme pendu à mon habit ; j’arrachai cette délicieuse fleur avec un mouvement de dégoût et d’horreur, et je renonçai à dîner. Cependant j’admirais avec quelle tranquillité d’estomac tous ces gens mangeaient et buvaient, et j’eus bientôt l’occasion d’apprécier avec quelle tranquillité d’esprit ils prennent certains événements. Dans cette circonstance, je reconnus que l’homme physique et l’homme moral n’a que des jongleries dans le coeur et dans l’estomac. En effet, au beau milieu d’un dindon que découpait la maîtresse de la maison, un domestique de chambre, sorte de garçon de cuisine et d’apothicairerie, entra et dit tout haut : « Madame, madame B*** du second est à toute extrémité, et elle demande un confesseur. - Bien, répondit la maîtresse en fendant une aile en six, faites venir aussi le viatique, car je crois qu’elle n’ira pas jusqu’au dessert. » Après ceci, à quoi personne ne fit attention, on parla immédiatement de littérature légère. Je laissai la conversation s’engager entre un richard condamné à mort pour catarrhe, et un professeur d’anglais condamné à la détention pour faux. L’un fut soutenu dans ses opinions classiques et morales par un ancien croupier de Tortoni, qui avait ouvert une maison de jeu clandestine ; et l’autre fut secondé dans son admiration pour le genre romantique par un hydropique qui prétendait avoir le ventre de Falstaff. Ce fut alors que je pus observer la maîtresse du lieu. A ce moment de la journée, elle devait avoir, et elle avait quelque chose de la maîtresse de pension. Ainsi la même adresse à distribuer un plat, la même surveillance de l’oeil sur la consommation libre des hors-d’oeuvre, la même colère quand un indiscret osait revenir deux fois au même mets. Mais la dextérité humoriste et souple de la maîtresse de pension bourgeoise était remplacée ici par une sécheresse d’autorité que ma présence seule empêchait de se montrer dans toute sa vigueur. On voyait toujours surgir derrière les paroles de cette femme, comme une ombre menaçante, ou le médecin, lorsqu’elle arrêtait l’appétit des malades, ou le préfet de police, lorsqu’elle calmait l’avidité des condamnés. Toutefois, quelques-uns, comme le baron et l’Anglais, mangeaient à volonté, cela ne pouvant que leur faire du mal, et la pharmacie de la maison rattrapant au centuple ce que la cuisine pouvait y perdre. Enfin, ce dîner se termina, et la chose qui me frappa le plus quand on eut quitté la table, ce fut l’étrange fusion qui s’opéra dans le salon. Outre les personnes dont j’ai parlé, il y avait dans cette maison des pensionnaires valides et des malades souffreteux, gens de bon monde et de probité. Je pensais qu’ils allaient se réfugier dans un coin. A ma grande surprise, il s’établit une conversation générale dont personne n’était exclu. Deux jeunes filles qui demeuraient dans cette maison près de leurs mères infirmes, des femmes élégantes qui venaient y voir leurs frères ou leurs parents, faisaient cercle avec la bouchère et le vicomte, et, pendant un moment, la maison de santé disparut pour faire place à une réunion gaie, animée, brillante. On y parlait modes, spectacles, concerts. On y faisait des calembours, de bons mots, tandis que l’on mourait au-dessus de notre tête. Moi seul y pensai peut-être ; mon ami m’assura que le lendemain je n’y aurais plus pensé. Le repas fini, je me fis présenter, et je causai longtemps avec cette régente d’un empire si singulièrement composé. Elle me fit peur. Elle n’est plus jeune, mais a dû être fort belle ; elle est rude, mais elle a un choix d’expressions assez distinguées. A la voir ailleurs que chez elle, on lui trouverait de l’esprit, et on chercherait où elle l’a pris ; mais à côté de la source où elle le puise, cet esprit devient presque un cynisme effrayant. Jamais je n’ai entendu parler de toutes les infirmités et de tous les crimes humains avec une précision si indifférente. Le juge le plus accoutumé à l’aspect du vice, le médecin qui pénètre dans les hôpitaux, n’ont chacun qu’une moitié de cette affreuse expérience de l’homme, qui tue toute foi et toute sensibilité. Il me semblait que cette femme dût être faite de bois et de fer. Eh bien, non, il y a au fond de tout cela une portion d’âme qui a survécu à l’ossification générale : cette femme aime, et elle aime avec passion. Je cherchai qui pouvait être le préféré « Jamais, me dit mon ami, il n’entre dans cette maison ; elle n’est pas assez maladroite pour se montrer dans cet affreux déshabillé de son état ; elle sent que le charme fuirait à la seconde visite. Du reste, un mari ou un amant ne feraient que l’embarrasser. S’il y avait ici un homme qui eût le droit de s’interposer dans les querelles qui s’y engendrent, il lui faudrait souvent employer la violence personnelle pour mettre les récalcitrants à la raison, ou répondre à des provocations qui peuvent partir d’hommes dont on ne peut les refuser. La femme, au contraire, protégée par sa prétendue faiblesse, est toujours en droit d’appeler des auxiliaires avec lesquels personne ne se soucie de se commettre ; pour les maladies qui vont jusqu’à la fureur, ce sont les domestiques ; pour les autres, c’est le commissaire de police. Grâce à ces moyens, chacun se maintient à sa place, sûr d’y être remis par une force ou une autorité supérieures. Toutefois, la maîtresse de maison de santé a des vertus que l’on chercherait vainement dans le monde : c’est une discrétion à toute épreuve. Ici ont passé sans qu’on les ait jamais vues, bien des jeunes filles et des femmes dont l’arrivée était suivie de la venue d’une nourrice. Il y a eu dans ce genre des romans entiers cachés dans les murs de cette maison, et certes les Mémoires d’une maîtresse de maison de santé vaudraient mieux que ceux de l’homme qui croit le plus savoir dans ce monde. A ce propos, je demanderai, la permission de raconter une rencontre dont le secret me fut révélé trois semaines après cette première visite, un jour de bal, car on donne des bals dans les maisons de santé. Le jour où je dînai, la nuit était tout à fait close quand je sortis. Chaillot est désert de bonne heure, et je rencontrai au milieu de la rue une voiture de poste arrêtée, et dont le postillon avait quitté les chevaux. Je m’approchai, craignant qu’il ne fût arrivé quelque accident, lorsqu’une voix de femme, sortie de cette voiture, me dit avec un accent de prière : « Mon Dieu, monsieur, pourriez-vous indiquer au postillon la maison de santé du docteur N… ? Ce malheureux est ivre et s’en va frappant à toutes les portes. » La personne qui m’avait ainsi parlé s’était penchée hors de cette voiture, et la lumière de la lanterne m’avait éclairé son visage de manière à ce que je pusse voir combien elle était belle. Cette femme avait dans ses yeux, dans l’accent de sa voix, quelque chose d’inquiet qui sans doute l’empêcha de voir avec quelle curiosité je la regardais ; mais, du moment qu’elle s’en aperçut, elle se retira dans la voiture et se voila le visage. J’accompagnai la voiture jusqu’à la maison d’où je sortais, et je me promis de m’informer de cette admirable personne. J’en parlai à mon ami. Il ne l’avait point vue et n’en avait pas entendu parler. Personne, dans la maison, ne savait rien d’une pensionnaire ou d’une malade arrivée en chaise de poste. Je supposai que cette étrangère n’avait pas trouvé chez le docteur ce qu’elle y cherchait, et s’était adressée ailleurs. Le jour du bal vint enfin, et dans cette maison d’invalides et de condamnés, où la maladie régnait à tous les étages, où la honte semblait devoir fermer les portes quand ce n’était pas la douleur, ce fut un luxe, du bruit, des fleurs, des diamants, des femmes qui riaient et dansaient au son d’un orchestre joyeux. Une seule figure rappelait la mort au milieu de cette fête bruyante. C’était celle d’une jeune poitrinaire, qui, à force d’instances, avait obtenu de se placer dans un coin du salon. Là, immobile, attentive, respirant un air qui devait lui brûler la poitrine, elle regardait danser d’un oeil ardent d’autres jeunes filles pleines de fraîcheur et de séve. Ses lèvres, convulsivement agitées, suivaient les mesures rapides du galop ;… elle tressaillait d’une joie désolée, lorsque la danse animée emportait tous ces flots de femmes en légers tourbillons ; ses doigts, crispés sur les bras de son fauteuil, essayaient de la soulever. Un moment elle se tint presque debout, et je crus qu’elle allait mêler sa figure cadavéreuse à cette course emportée et rouge de plaisir. Mais la force lui manqua, et elle retomba à sa place. Il ne faut pas croire que ce monde qui dansait ainsi ne se fût pas aperçu de la présence de cette mourante : chacun la savait là, chacun l’avait remarquée. Mais par un admirable instinct d’égoïsme, personne n’en parlant à personne, tout le monde semblait l’ignorer, et l’on n’avait pas besoin de donner à la pitié une seule minute de cette nuit vouée au plaisir. Moi-même je voulus me distraire de cette pensée, et je ne sais ce qui me prit de demander à mon ami des nouvelles de notre préfet. Je rencontrai bien. « Silence, me dit mon ami, sa folie a pris un caractère furieux, et ce matin il s’est tué d’un coup de couteau. Ne parlez pas de cela, ça jetterait du froid dans le bal... Il est là, à deux pas, dans un petit salon… Les femmes sont si ridicules ! elles auraient peur, et j’avoue que je ne voudrais pas manquer le galop que m’a promis la femme du général belge R***, la belle-soeur du docteur, une femme charmante ; elle est arrivée ce matin d’Angleterre, et n’a pas voulu manquer le bal de ce soir, car elle repart demain pour Bruxelles. Je demeurai à ma place. Le galop passa à plusieurs fois devant moi. J’étais tellement préoccupé de ce bal, à côté de ce cadavre, que je ne voyais personne ; un couple plus rapide que les autres me heurta assez fortement, et j’entendis un rire suave et doux glisser en même temps dans l’air. Je levai les yeux, et je vis mon ami emportant une femme d’une élégance et d’une souplesse merveilleuse. Elle repassa devant moi, je la reconnus. Cependant je n’osai me fier à un premier coup d’oeil. Lorsqu’elle fut assise, je me plaçai près d’elle ; elle m’aperçut et devint pâle. J’allais aborder mon ami qui venait à moi, lorsqu’elle me dit avec un sourire plein de bonne grâce : « N’est-ce pas vous, monsieur, qui m’avez invitée pour la première contredanse ? » Je m’empressai de lui répondre qu’elle ne se trompait pas. Nous dansâmes ensemble ; pendant une figure, elle se tourna vers moi, et tout en arrangeant les plis d’un fichu de blonde, elle me dit à voix basse, comme si elle m’eût parlé de sa robe : « Si vous dites un mot, je suis perdue…. Point de questions sur mon compte…. Là-bas, au coin de la fenêtre, cet homme à cheveux blancs à qui je souris en ce moment, c’est mon mari ; et s’il soupçonnait que je suis entrée ici il y a trois semaines, quand il me croyait à Londres, il me tuerait. » Elle ne put continuer, c’était son tour de figurer ; elle s’élança, la joie sur le front, le sourire sur les lèvres, et je ne m’étonnai point de voir mon ami danser gaiement près d’un cadavre, quand cette femme se montrait si légère avec une telle terreur dans l’âme. Quand elle revint, je la rassurai ; elle me remercia comme si je lui avais ramassé son éventail. Le bal dura jusqu’au matin. Je me retirai vers six heures, et pourtant je ne fus chez moi que beaucoup plus tard. Cela vint de ce que, dans l’avenue de la maison, la voiture qui précédait la mienne, et où se trouvait la belle madame R***, accrocha le corbillard qui venait pour enterrer l’ex-préfet. On fut plus d’une heure à dégager ces deux voitures l’une de l’autre ; et comme les deux cochers se disputaient, celui du corbillard dit à son camarade : « C’était à toi de faire attention, animal ; je ne courais pas risque comme toi de faire changer mon monde de voiture. - Taisez-vous ! s’écria madame R*** avec épouvante. - Laissez donc, la petite dame, dit le cocher en sifflant ses chevaux pour les faire avancer, vous y viendrez tôt ou tard. Je sais le chemin, et je ne chercherai pas l’adresse cette fois-ci. » Je regardai le drôle, c’était le postillon de Chaillot devenu cocher de corbillard. Frédéric
SOULIÉ.
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