A Paul CLAUDEL.
Sous un soleil d'aïoli je flâne parmi ces palettes de Monticelli que
sont, autour de la bitumeuse toile du Vieux Port, les quais de
Marseille, et je vais du tas d'oranges au tas de mandarines, de la
pyramide de maïs à la pyramide de blé, des couffins de figues aux
couffes de pistaches, du vieil or fondant des dattes aux trophées de
bananes, tous produits importés de pays suscepti-bles de figurer sur la
mappemonde comme autant de tapis bizarres.
C'est encore, entre l'Ecole des Mousses et la Mairie, un pagail
d'arcs-en-ciel péchés au large que lavent Misé Nénève et MisèMargarido,
c'est encore, quai de la Fraternité, la porcelaine et le cuivre et
l'acajou des yachts millionnaires, ainsi que le bariolage des barques
pour le Château d'If, et c'est encore, quai du Canal, sur l'étal
d'algues encadré de fioles de vinaigre et de citrons, maints et maints
coquillages bâillant aux marins et voyageurs qui se croisent, un singe
sur l'épaule ou bien un perroquet au poing.
Par-dessus tout, enrubannée de pavillons et grelottante de coups de
sifflets, une brise folle secouant un pêle-mêle de langages, telles les
facettes d'un kaléidoscope sonore, jusqu'à synthétiser un verbal
univers.
Si je lève le front, mâts et vergues des navires à l'amarre ou à
l'embosse aragnent ma rêverie qui se croit griffée par mille chats...
Ici je me gare à temps d'une ginouvèse à forme de jarre dont la tête
supporte une pagode de paniers, là je me cogne à quelque débardeur de
bronze cariati-dant entre les cris des crics et les ulullementsdes
grues, le crâne encagoulé d'un sac ou calotte de rouge comme d'un
demi-fromage de Hollande : énergies qu'accuse davantage encore le
passage mol d'un nervi pâle à la moque luisante.
J'erre sous le regard des Dames sculptées à l'avant des vieux
bâtiments. Saintes patronnes, anges gardiens, naïades, déesses, ces
Dames aux tons écaillés par la lame me fascinent d'yeux au fond
desquels je plonge comme en de l'autrefois, car diverses proues
s'ornent de noms — Neptune, Amphion, Cythère, Apollon — qui me
reportent l'esprit à une époque antérieure aux assises de Saint-Victor,
de la Major de Saint-Lazare des Accoules, et j'effleure l'Age vierge
des dieux accoudés sur l'Olympe.
Déjà, tout à l'heure, ne passai-je pas devant la rue Euthymènes, et ne
voici pas la Cannebière légendaire que foula Gyptis, et le môle où
atterrit le magnifique Calignaire qu'elle devait élire aux pieds de la
Beauté ? La Beauté !
Apportée par la primitive galère de Phocée, la Beauté dont les pieds
durent ici poser leurs roses divines à jamais flétries par la houille
et le tourteau, la Beauté régnait alors en Marseille ; mais hélas ! dès
longtemps ses rites sacrés ont fait place aux usurpations de la
Matière, et sans doute s'est-elle depuis des siècles réfugiée dans son
pays d'origine où permanent les acropoles de marbre. La Beauté, fille
des dieux !
Comme pour illustrer ces pensers, une théorie de fleuristes aux
bandeaux bruns, bacchantes du pavé, parsème l'espace du suggestif arôme
de leurs cassies d'or ce pendant que, lèvres siffleuses, un marchand
d'oubliés se cambre en tambourinaire et qu'une vendeuse de fèves et
d'avélanes torrées disperse le cliquetis de ses crotales.
En une glorieuse emprise de souvenirs classiques, le désir de disserter
sur la Beauté, sublime délaissée, d'apprendre son lieu de refuge, de
l'évoquer même, de la voir peut-être, m'envahit soudainement, — la
Beauté, d'essence éternelle, n'ayant pu tout à fait disparaître, mourir.
Justement s'avançait un de ces Indiens qu'on loue comme chauffeurs pour le passage de la Mer Rouge.
— « Toi qui sans cesse traverses les mers variées, n'as-tu pas
quelquefois voyagé avec la Beauté ? » jetai-je à l'étranger quasi tout
en os.
— « La Beauté ?... » chercha-t-il en sa caboche de caroube où s'enchâssaient deux braises.
A travers son baragouin d'anglais, d'arabe et de maltais je saisis
bientôt qu'il me parle d'une vague danseuse entrevue lors d'un récent
voyage sur un paquebot des Messageries, laquelle fardée en idole se
rendait au théâtre de Saigon...
Répulsivement je montrai les talons.
Olivâtre, bonnet de laine sur l'oreille, un marchand de bestiaux de
Sardaigne roule vers moi, semant de senestre à dextre ses cramiots de
chique.
— « S'il vous plaît, n'auriez-vous pas rencontré Dame Beauté dans quelque port latin ? »
En subite éruption, le Sarde éclate :
— « Tonnerre !... C'est ainsi qu'on l'appelait là-bas et tout le monde
se battait pour la Beauté, comme des chiens pour une chienne. Tenez,
ses yeux d'enfer m'ont valu plus d'un coup de couteau. Finalement je
l'épousai, tant j'étais fou ! Le lendemain, elle partit avec un grand
soldat pourri de viande et d'âme. »
Et, d'un jet de chique à l'autre, il râlait :
— « Ah la garce ! la garce ! la garce !... »
Un jeune marin grec, d'un charme de statue, traverse les platanes à
cigales de la place Neuve où Victor Gelu lance un refrain de métal.
Je me précipite :
— « Noble enfant du pays des abeilles sacrées, de grâce ne dis point ne
l'avoir jamais rencontrée dans quelque île de ta patrie ! »
— « Qui ça, kyrie ? »
— « Mais la belle entre toutes les belles. »
Le gracieux éphèbe ouvre alors l'éventail d'un rire significatif et,
désignant par delà la Mairie le quartier des maisons excentriques : •
— « Va, galéje-t-il, tu la trouveras Coin de Reboul ou rue de la Reynarde. »
Puis, narquois, l'Hellène s'esquive, me laissant fada vis-à-vis d'une
poissonnière ambulante qui coquerique entre les plateaux aveuglants de
ses balances :
— « Les sardines vives !!!..»
Assis sur un banc de la place, coudes aux genoux, tempes dans les
mains, je songeais, mélancoliquement, lorsqu'une Voix, lointaine comme
un discours divin mais proche comme une consolation de mère, s'éleva de
ma personne :
— « Le temps est révolu des rêves inutiles, ô mon ami, tous les
mensonges ont vécu. Non, poète, il n'est plus de place pour l'errante
héritière des dieux abolis, aussi bien dût-elle se réfugier en l'âme
des poètes, aux prudentes fins de se perpétuer. Cesse donc de chercher
ailleurs qu'en toi-même l'exilée des cieux anciens ; c'est elle qui te
parle, hôtesse intérieure à ce point que ton cœur est mon cœur et que
ma pensée s'épanche dans la tienne. De divine, humaine me voici. Tu
possèdes le secret d'une métamorphose qui sauva des ténèbres l'art
passagèrement vaincu par la Matière et me permit de changer en lange un
linceul menaçant. Ainsi je ne mourrai jamais, d'avoir à point nommé
suivi les dieux futurs qu'en vertu des lois du devenir seront demain
les hommes, les hommes par qui j'espère recouvrer ma divinité première,
transformée. Comme à la Chimère succéda la Matière, à la Matière
succédera la Vérité. Désormais, déesse faite femme, je souffre des
peines et jouis des joies naturelles afin que mon œuvre — l'œuvre du
poète — s'offre non plus en exploit deluxe, mais en geste charitable
aux êtres ; dorénavant un progrès acquis s'appellera chef-d'œuvre et
les lois de l'ère nouvelle équivaudront aux rhythmes du Parnasse et
formes du Parthénon, car la Vie présente est devenue le bloc à sculpter
et à vivifier de mots souverains et de musique radieuse. Nécessaire fut
donc la transition d'oubli divin créée par la Matière que symbolisent
ces tonneaux d'huile et caisses de savons puisque, ayant réfléchi, la
Beauté put se précipiter du stérile rêve en l'action féconde.
Crois-moi, l'humanité, qui seule doit intéresser, trouvera ses délices
dans l'extériorisation de mon amour, et c'est ainsi que le trépas de la
Chimère aura servi d'avènement à la Vérité pure. Ecris sans crainte et
fièrement à l'avenir, poète, — c'est, blottie dans ton être, la Beauté
qui dicte. »
Là-bas des tartanes cinglaient vers le rivage où je suis né.
SAINT-POL-ROUX.