I
A
U Français qui voyage en Allemagne, vous savez quelle
est la première question que l’on pose : « Êtes-vous de Paris ? » Une
réponse négative vous fait considérer comme un Français de deuxième
zone, et même comme rien du tout. Ces Germains ignorent que, sauf des
exceptions, en France on n’est pas de Paris. On va à Paris, ou on en
vient, ou on y passe, ou vos parents y sont venus, ou vous y êtes venu,
mais enfin, dans le monde de l’esprit tout au moins, Paris est associé
à des valeurs de mouvement, de conquête, de départ, d’arrivée, de
circulation.
De cette éternelle question le Français se débarrasse généralement par
un « oui ». D’ailleurs, avec la centralisation, le journal, le
téléphone, et la radiophonie, partout en France on est de Paris, on est
à Paris. Martyr de la véracité, je m’abstiens cependant d’abuser le
Teuton, et je lui réponds : « Non ! je suis de Cluny. »
Il me dit, s’il a de la culture : « Ah ! Cluny aussi a été une grande
capitale. » Ainsi je ne perds point la face, je préside à une
conversion des valeurs d’étendue en valeurs spirituelles, des valeurs
actuelles en valeurs historiques, j’introduis dans le dialogue quelque
point de vue de Sirius, et, comme Cluny fut dans la chrétienté un signe
et une âme de paix, le siège de la trêve de Dieu, je travaille pour la
concorde.
A vrai dire, je n’y suis pas né, mais c’est le pays de ma famille
maternelle, et je partageais mes vacances entre Cluny et Tournus, que
trente kilomètres en séparent. Tournus : une autre ville abbatiale ; de
sorte que je me construis un type de civilisation réglé et encadré par
les abbayes bourguignonnes sur la grande route de France. Je tirerais
de là, volontiers, des développements, des discours sur moi-même ou à
moi-même : vérités oratoires, ou littéraires, qui font figure elles
aussi de grandes routes, commodes pour circuler, mais où l’on ne
saurait évidemment passer, bâtir et vivre. Les grands Bourguignons,
Buffon, Bossuet, Lamartine, ont pratiqué largement cet ordre de vérités
et ces routes, qu’il nous est difficile de ne point surclasser ou
déclasser. Laissons au plein air de la vie, au brassage de l’histoire,
au dialogue des familles d’esprit le soin délicat de les classer à peu
près.
*
* *
Tout Clunysois naît pour l’histoire avec un péché originel : celui
d’avoir détruit la basilique de saint Hugues. Vu l’existence des
Pyramides et de Karnak, du Colisée et de Saint-Pierre de Rome,
Saint-Pierre de Cluny n’était pas tout à fait le plus grand monument
que les hommes eussent construit. Mais il est le plus grand et le plus
vénérable qu’ils aient détruit.
Je ne me soustrairai pas à ce péché originel. Je suis contraint de le
confesser, d’en sentir dans ma chair les amorces et les racines. Je le
porte avec mauvaise conscience et je m’efforce de lutter contre lui.
Pour lutter il faut comprendre. Et les terrasses de Cluny facilitent
l’intelligence. Cluny c’est ceci, et rien que ceci : le lieu où s’est
produit une des plus grandes forces humaines de création, d’où cette
force de création est devenue une valeur de consommation.
Ce Cluny de consommation (dans lequel d’ailleurs je ne persévérai pas
indignement), c’est le Cluny de mon enfance, c’est mon Cluny vivant. Je
dis vivant, bien que l’esprit y chemine, en somme, entre des images de
mort. Mais l’enfant, lui, l’enfant assume sans remords une existence de
consommation. Ce Cluny petit rentier, qui fut le mien, était aussi bien
accordé avec ma jeune histoire qu’il l’était avec sa vieille histoire.
Les parchemins des Bénédictins (ce qui en avait échappé aux feux de la
place du Merle), carrière exploitée après la Révolution, ont fourni,
jusqu’à ma grand’mère, à trois générations de ménagères, des milliers
de couvercles pour ces confitures dont le parfum, quand elles
cuisaient, faisait de nos maisons un intérieur capiteux de ruches :
Évrard, de la Sainte Chapelle, n’eût point déploré cet usage, et c’est
dans la bouche d’un chanoine que Boileau a mis les vers où j’ai vu se
résumer la vie d’un bourgeois de Cluny.
Pour moi, je lis la Bible autant que l’Alcoran.
Je sais ce qu’un fermier nous doit rendre par an,
Sur quelle vigne à Nuits nous avons hypothèque.
Vingt muids rangés chez moi font ma bibliothèque !
Ces muids sont les in-folio et les Pères de la bibliothèque
bourguignonne ; les pots de confitures de ma grand’mère en étaient les
in-18 et les feuilles légères. Hélas ! si l’esprit de la consommation a
succédé à celui de la production, il connaît aussi son déclin ; le
phylloxera et le Noah sont venus, les confitures s’achètent chez
l’épicier. La ruine des celliers suit la ruine des églises. N’arrêtons
pas l’histoire, regardons-la couler et laissons passer la justice.
Ici, nos grand’mères du XIXe siècle ont employé pour leurs confitures
les chartes abbatiales et les parchemins bénédictins. Qu’elles reposent
en paix ! Mais des belles feuilles d’antiphonaires, à miniatures et à
dorures, les enfants faisaient des cerfs-volants, que des anciens se
souviennent d’avoir lancé, sur le Fouëtin et la place Notre-Dame, dans
le ciel pommelé des heureux étés. Si la dévastation et l’incendie ont
passé par là, il en sort ce filet de fumée bleue. Elle se confond avec
l’âme de ce XIXe siècle, que l’humanité embellira de légende et de
regret comme le siècle des Antonins. Et sous ce nom de Cluny, je ne
fais que délivrer dans un ciel jeune et frais mes trois faibles
cerfs-volants de signe bénédictin, les trois Cluny de l’un à l’autre
desquels je vais sans me fixer. Le Cluny vécu des jeunes années. Le
Cluny libre et aéré de verdure épaisse, de promenades, de terrasses, de
pensées. Le Cluny, enfin, historique et monacal, que nous n’avons pas
détruit parce que nous ne l’avons pas remplacé, et qui, comme l’Antonin
mourant, nous transmet le mot d’ordre mal entendu auquel le salut de
l’Occident est lié.
*
* *
Une consommation qui l’emporte, un héritage qui ne s’accroît plus, un
présent qui vit du passé, Cluny l’était depuis des siècles. Et cette
vue de l’esprit, la vie la mettait à portée de mes mains, m’a fait
grandir entre ses images.
Mes grands-parents ont tenu le bazar de Cluny pendant le second Empire
et les premières années de la République. Cluny, aujourd’hui encore
isolé et tapi dans sa vallée, l’était alors bien davantage. Le chemin
de fer de Mâcon n’existant pas, le pays se repliait sur lui-même, et un
commerce de bazar était rémunérateur. Mon grand-père eut bientôt gagné
la petite fortune qui lui permit, pendant un quart de siècle, de vivre
de ses rentes.
Dans les collégiales, c’est-à-dire dans les abbayes qui se
sécularisèrent à la Réforme, et où la vie en commun avait fait place au
canonicat, les maisons de chanoines se sont bâties autour de l’église ;
la bourgeoisie les a acquises à la Révolution : alors il s’est formé
une sorte de ville du haut, où le commerce enrichi est venu prendre son
repos, faire souche de carrières libérales. Ainsi à Tournus et à
Saint-Claude. Ce rythme ne jouait pas à Cluny, avec son abbaye de
plaine, de palais, de jardins monumentaux et de viviers. Le quartier du
Fouëtin, son couvent de religieuses dans ses vastes jardins, forment
cependant un petit « haut » à la genevoise, paisible et bourgeois, et
c’est là que mes grands-parents vinrent détacher leurs coupons,
cultiver leurs poiriers, préparer leurs confitures, soigner leurs vins,
accueillir leurs voisins, recevoir leurs petits-enfants, suivre la
pente qui descend, et qui, depuis sept ou huit siècles, donne à Cluny
sa forme et son profil.
Pas de famille sans bilingues, sans alibis. Une famille c’est deux
familles, comme un oeuf sur le plat c’est deux oeufs sur le plat. Pour
l’adulte, il y a celle dont on est, qu’on laisser derrière soi, et
celle qu’on fonde, vers laquelle on va. Les familles se posent et se
pensent en termes de mouvement. Mais, pour l’enfant, il y a celle de
son père et celle de sa mère, il y a la perpétuelle comparaison de deux
langues, de deux états humains, et voilà la gymnastique du sens
critique. Je songe à Tom et à Maggie Tulliver entre les Tulliver et les
Dodson. Entre Cluny et Tournus, l’exercice de la comparaison était
rendu facile à des enfants par la différence de climat des deux
familles. J’ai sous les yeux aujourd’hui un article allemand où il est
écrit : «
Thibaudet ist durch
seine Empfanglichkeit für das Klassische sowohl wie das
Nichtklassische d. h. Romantische (Maurras hat ihn einmal bilateral
genannt) für die Interpretation Mallarmés gerade zu prädestiniert.“
En laissant de côté le cas de Mallarmé, il est exact que je ne conçois
la critique que comme un exercice et une habitude de bilatéralisme, ou
comme un multilatéralisme général qui se résoud en des bilatéralismes
particuliers. On aurait tort d’y voir le moindre cosmopolitisme de
principe. Ce genre de bilatéralisme est donné au contraire dans le sol
d’une province française sans uniformité, sans monoculture, mais à
cloisonnements irréguliers, à petits pays, différents et
complémentaires. La Bourgogne, dit-on souvent, c’est la vigne, et c’est
la route entre le Nord et le Midi. Mais la vigne (j’entends la vigne
digne de ce nom ; pas la nappe industrialisée du Noah qui pousse
partout et empoisonne tout) ne forme entre le Beaujolais et l’Yonne
qu’un frêle ruban de feu, et la route est le liséré de ce ruban.
Quelques kilomètres de largeur suffisent à englober la Bresse, le
vignoble, la montagne, c’est-à-dire le maïs à volaille, le vin et les
prés d’embouche.
*
* *
Cluny et Tournus, deux villes d’abbaye. Mais à Cluny le ton est donné par la montagne, à Tournus par la Bresse.
Le Bressan ne laisse rien perdre ; et ses oeufs, il ne les apporte au
marché de Tournus que tondus (ce que je lui pardonnerais si, sur la
douzaine qu’on achète en hiver au prix des oeufs frais, il n’y en avait
toujours trois ou quatre de conservés). L’esprit est à Tournus plus
ouvert et plus entreprenant qu’à Cluny : la Grand’Rue c’est la grande
route de Paris à Marseille, et cela se sent. On y vit sur des thèmes de
production ; les commerçants, qui s’enrichissent tous, y travaillent
davantage, et si on ne travaille pas on se travaille à faire travailler
son argent. L’histoire domestique y prend plus de romanesque et de
mordant. Dans ces petits pays, où il y a des tessons de bouteille sur
les murs, mais où ces murs étaient déjà verre, la chronique de
l’avarice défrayerait un Balzac.
Que de choses liées à tout le passé de l’humanité notre merveilleuse
génération a vues, qui ne reviendront plus ! Le corbeau
Never more
ne quitta pas notre horloge. Nous aurons connu les derniers fiacres à
chevaux, les derniers drames en cinq actes et en vers, les dernières
femmes qui n’auront pas montré leurs jambes à tout le monde, les
dernières bouteilles du Beaune d’avant le phylloxera. Je songe aux
rentiers de Tournus, au propriétaire qui vivait de son héritage, sans
rien faire, qui chassait, passait chaque jour trois heures au café (du
Commerce, bien entendu), allait chaque semaine manger la carpe à la
Chambord avec sa femme dans les autres ménages de rentiers, « rendait
la politesse » tous les deux mois, et pour qui, jusqu’à la guerre, la
vie se divisait en trois périodes presque géologiques : avant le
phylloxera, pendant la replantation, après la replantation.
Et je songe à ces écolières d’autrefois
Dans des propriétés qui produisaient encore.
a dit Francis Jammes en des vers dont toute l’âme doit échapper à un
Parisien. La vigne ne produit plus, faute de vignerons. Le dernier de
ces rentiers de Tournus s’est suicidé il y a quatre ans. Fièvre chaude,
a-t-on dit pour le clergé. Non, pas même l’ennui. Mais l’horreur, la
terreur d’être maintenant seul à représenter son espèce. La mort du
dernier æpiornis de Madagascar a dû être volontaire.
A Tournus, pays de production et de travail, aéré par les courants de
la route, en contact avec les idées du jour, pressé de faire de
l’argent, défiant et méprisant envers qui n’en fait pas, l’état de
rentier demeurait cependant moins considéré et plus précaire qu’à
Cluny. La verdure de Cluny trouvait son point d’achèvement dans la
consommation, la suivait sur toute sa pente et en enveloppait tout le
fruit.
On arrivait dans un autre climat. On était libéré de cet impératif
catégorique de la grande province qui s’appelle l’économie. Mon
arrière-grand’mère et ma grand’mère de Tournus, en bonnes, vraies et
dignes Bressanes, n’écrivaient jamais qu’à leurs notaires, également
Bressans, chez qui elles avaient leur petit million de placé. Or, dans
toute leur existence, elles n’achetèrent jamais une feuille de papier
ni une goutte d’encre. Le papier était fourni par les lettres de faire
part, soigneusement coupées, et, si elle n’était pas trop tachée, par
la feuille de papier blanc dont le charcutier enveloppe un
tros
de boudin. L’encre, on la faisait à la maison avec du vin rouge, de la
suie et une poudre achetée chez le droguiste. Admirable bourgeoisie
française ! Pour qui économisaient-elles le prix de l’encre ? Quand
elles moururent, presque en même temps, on découvrit que leur fortune
était minée depuis trente ans par leurs deux notaires, comme les
maisons de La Rochelle par les termites. Quelques années de plus et
tout croulait. Mon père y ayant mis ordre, ce furent les deux notaires
qui croulèrent. Les grandes banques ont d’ailleurs remplacé les
notaires (ma femme de ménage me montre avec mélancolie ce qu’on lui a
remis à la banque en échange de ses économies : une part de propriété
dans le port de Para (Brésil), d’un rapport égal à celui d’une part
dans un cratère de la surface lunaire). Et Me Mouche, Me Corbeau n’ont
plus grand’-chose à voir dans le décervelage des rentiers : l’État
opère lui-même.
En l’Europe de la guerre, le grand événément aura été probablement la
mort de César. Cette chaîne des empires qui forme pour Bossuet l’épine
dorsale de l’histoire universelle, et qui durait depuis les Assyriens,
nous l’avons vue cesser sous nos yeux. Pour la première fois depuis
César Auguste, il n’y a plus de César. Kaiser, tsar, sultan, ont été
emportés ensemble. En Chine, le Fils du Ciel a disparu du même coup. Et
il y a quelques années à peine que le Christ a été enlevé des écoles et
des tribunaux. Ces révolutions ont laissé froide la bourgeoisie
française, n’ont pas retenti encore dans les basses températures de ses
profondeurs abyssales. Pour la toucher au coeur il a fallu, il faut
aujourd’hui la disparition d’un autre César, d’un autre roi, d’un autre
Dieu : le bas de laine.
Dans la maison canoniale de mes grand’-mères, à Tournus, la religion du
bas de laine était rigoriste et janséniste. A Cluny tout se passait
dans la facilité, le confort et l’agrément du style jésuite. Ici le
Midi et là-bas le Nord. Quand on y regarde bien, la moindre parcelle de
vie bourguignonne implique ce contraste, ce dialogue et ce mariage d’un
Nord et d’un Midi. Le Nord : Buffon, Bossuet et Rude ; le Midi :
Lamartine, Greuze et Prud’hon.
II
S
I à ce Cluny de mon enfance il me fallait donner des
armes parlantes, je crois bien que je prendrais le melon de Jules
Huret. Jules Huret, excellent journaliste, écrivit avant la guerre deux
volumes de bon reportage sur les Etats-Unis. Au bout de quelques
semaines de voyage là-bas, et bien que le siroco du régime sec n’y
soufflât pas encore, il regrettait la France. Et, comme les corps
voluptueux qui hantaient au désert l’ermitage de Saint-Antoine, dans la
vie du
business et du
mouvement des visions de France le torturaient. Son imagination avait
besoin d’une anti-Amérique. Il la trouva dans le souvenir d’un vieux
rentier de sa ville natale, l’été, en pantalon de nankin et en veste
d’orléans qui consacrait sa matinée à la tournée des jardinières,
flairait, soupesait, choisissait longuement son melon (le melon, le
seul fardeau que, dans la vieille France, dans la bonne France, un
homme de la haute société, le chevalier de Lamartine à Mâcon ou le
marquis des Isnards à Carpentras, pût porter publiquement sous son
bras, sans inconvenance, et avec le sourire complice des marquises
qu’il saluait). Et voilà, pensait Huret sur un vieil air, ce qu’ils
n’auront jamais en Amérique !
Jules Huret a fait là le portrait de mon grand-père (et peut-être du
vôtre). Cet homme de bien employait son zèle à élire, entre les
voitures des jardinières, la plus précieuse gourde de soleil et de
parfum, le Titien de la chair végétale, qu’à onze heures moins le
quart, gravissant la rue des Récollets, il apportait sous son bras,
suivi par le regard ami de Cluny.
L’harmonie de Cluny s’accordait à ce périple d’une compétence. Non que
les melons y poussent plus particulièrement délicats, et je crois bien
que, comme aujourd’hui, les meilleurs venaient de Chalon. Mais, dans
les replis des rues anciennes, entre les pierres romanes sur lesquelles
n’avait pas encore passé la dernière vague des antiquaires (celle
d’après la Séparation), la quête du lauréat s’accomplissait, selon un
mouvement lui-même circulaire, dans l’intérieur des siècles. Comme les
pèlerins mêlés à la salade de Gargantua, ces bourgeois vivaient et
tournaient sous le soleil dans la bouche d’un être vivant, d’un géant
expert en bons morceaux, sur le nerf de qui un maladroit a dû appuyer
la dent creuse, ce qui nous a valu tout le remuement de la guerre,
l’horrible traict de vin pineau où nous faillîmes être emportés. Ce
mouvement doux et sensuel des collines toutes vertes qui enveloppent
Cluny, et dans l’écorce desquelles la chair dorée de ses pierres mûrit,
déjà il évoque le fruit cher qui n’est point indigne ici des lettres,
puisque Saint-Amant l’a fait entrer dans le lyrisme et Bernardin de
Saint-Pierre dans la philosophie. La division de ses côtes régulières,
dit Bernardin, témoigne que la Providence l’a destiné à être mangé en
famille. On ridiculise à tort ce propos. Sans doute Bernardin le
pensa-t-il dans les rues d’une petite ville comme Cluny, en voyant un
honnête homme, à la figure reposée, choisir de ses mains et apporter
sous son bras le puissant cantaloup qui évoquait, dans son cercle
élargi, la famille heureuse de Greuze.
*
* *
Sur la porte du couvent qui fait face à la maison de mon grand-père, un écriteau nous conserve cette trace de la guerre :
Foyer américain.
Les religieuses de Saint-Joseph de Cluny, dans le puits desquelles nous
allions chercher notre eau, n’ayant plus le droit de tenir un
pensionnat, hospitalisent, paraît-il, des dames américaines. Quel
changement et quel contraste ! Le melon a horreur des buveurs d’eau. Le
rite, fidèlement suivi autrefois dans cette petite maison de France qui
poursuit ces étrangères de ses tristes et intrépides regards, veut que,
sur le melon, même les enfants boivent pur. C’est au parfum du melon
qu’est mêlé dans notre mémoire, comme la vigne à l’ormeau et comme le
dorique à l’ionique, le premier contact du vin nu.
Le vin pur avait pour nous une antithèse inattendue : Prud’hon, le plus
illustre enfant de Cluny. Moins généreux que Tournus qui a dédié à
Greuze une statue de marbre, Cluny n’a élevé à Prud’hon qu’un triste
buste juché sur une fontaine municipale, après le puits des Récollets,
l’eau la plus proche de notre maison. (Depuis, on a transporté ce buste
ailleurs.) Cet ensemble minable suscitait les sarcasmes de mon
grand-père, dans la bouche de qui Prud’hon devenait un péjoratif. Quand
ma grand’mère, qui avait son vin spécial, en redemandait une bouteille,
elle ne l’obtenait qu’après un refus ainsi formulé : « Va chez Prud’hon
! » Aller chez Prud’hon dans le vocabulaire familial, signifiait boire
de l’eau. La veille de mon départ éventuel pour les Etats-Unis, il est
probable qu’il m’arrivera de dire à mes amis : « Je vais chez Prud’hon
! » et d’oublier qu’ils ne comprennent pas.
*
* *
Cette maison de mon grand-père avait retenu une ombre du vieux Cluny
monastique. L’abbaye n’était pas le seul couvent de Cluny. Il y en
avait un autre, celui des Récollets, destiné au service religieux de la
population (que leur règle interdisait aux Bénédictins) et placé sur
cette hauteur du Fouëtin où les grands jardins dévalent de la promenade
ombreuse. Il ne fut pas démoli et fut acheté pour les religieuses de
Saint-Joseph de Cluny, établies à Cluny par la Vénérable Mère Javouhey.
Quand la Mère vint à Cluny pour visiter la propriété, et conclure, s’il
y avait lieu, le marché, avant d’y entrer elle alla s’asseoir, dominant
les jardins et soupesant d’un coup d’oeil le morceau à vendre, sur l’un
des bancs du Fouëtin. D’ici, la vallée offre une telle vision de repos
et de douceur, que ce premier regard la conquit à Cluny. D’ailleurs le
couvent garda le nom des Récollets. Les religieuses tenaient un
pensionnat fréquenté par la petite bourgeoisie mâconnaise et autunoise.
Ma mère et mes soeurs y furent élevées. De sa porte à notre porte il n’y
avait que la largeur de la rue. Comme le soleil, quand il a quitté la
vallée, demeure un instant sur les cimes, la vie monastique de Cluny,
chassée de l’abbaye bénédictine d’en bas, s’était retirée sur cette
pente de vieux arbres et de jardins.
La déclivité de la rue des Récollets (qu’on eût appelée Montesquiou
dans le bon langage rustique d’oc) donnait à notre maison une forme
bizarre : un rez-de-chaussée où l’on vivait le jour et qui n’avait que
trois pièces, salle à manger, cuisine et cave, de sorte que tout y
était employé au rite de la consommation ; un premier étage plus vaste
où les chambres à coucher attendaient une famille ; et plus haut, à peu
près à la hauteur du grenier, le jardin, où l’on grimpait.
*
* *
Le soir, ces dames montaient jouer au nain jaune, et j’ai dans
l’oreille encore le ton de voix dont chacune annonçait le sept qui
prend, le roi qui prend. Le « qui prend » lent, gras, traînant et d’une
bouche bien ouverte, - péremptoire, suivi d’une main qui happe et d’un
bruit de jetons en cascade. Ces dames, dont chacune avait été nantie
pour l’éternité, par notre malicieux grand-père, d’une épithète
homérique, d’un surnom qui ne sortait pas plus de l’usage interne que
le Putois des Bergeret, exerçaient nos facultés d’irrespect. Avant
Mallarmé, Valéry et Proust, elles m’ont habitué à la critique. La place
des rentiers chez les collégiens de Rennes, quand les élèves Jarry et
Morin écrivaient
Ubu, je l’ai comprise depuis longtemps. Les rentiers de Cluny, braves gens, tenaient la même sur notre guignol.
A huit heures, les rentières montaient agiter le carton, l’or et les
sous autour de ce nain jaune, probablement descendant des Kobolds et
des Tomtës, qui, sur la terre d’Europe, figurent depuis des milliers
d’années le secret capricieux de la fortune domestique. A dix heures,
les rentiers venaient chercher les rentières, et chacun avec sa chacune
redescendaient aux bas quartiers du Merle et de Saint-Marcel. M.
Pariétal, la montée dans la jambe, s’était écroulé sur le canapé avec
un rituel : « Ouah ! que j’suis las ! » Un mystère nous étonnait dans
la durée de M. Pariétal, auquel il nous était terriblement défendu de
faire allusion devant lui. Il était un des trois Clunysois qui avaient
mangé l’omelette. Ancien vétérinaire, une vache enragée l’avait mordu
dans l’exercice de son métier et aussi dans l’épaule. C’était bien
avant la découverte de Pasteur. Les mordus allaient alors trouver une
femme qui avait la recette d’une omelette salvatrice, où entraient des
ingrédients si affreux que le rescapé ne pouvait plus désormais manger
d’omelette, la chair en fût-elle ambrée par un lard frais de Noël, ou
l’or flambant et bleu de rhum comme nuit tropicale, ni en voir une sur
sa table, ni en entendre le nom. Les omelettes antirabiques se
transmettaient en secrets de famille, et les vétérinaires ou les
médecins étaient bien les derniers à qui les sorcières en eussent donné
la recette. Près de M. Pariétal s’asseyait, autre rentier, l’ancien
propriétaire de l’
Hôtel du Charolais, de son temps académie de cuisine connue dans tout le département, comme à Tournus le
Sauvage.
Ces instituts, bien avant la guerre, s’étaient déjà indignement
abâtardis, mais alors Pernollet trouvait des émules et des maîtres dans
chaque canton de Bourgogne, de Bresse et du Bugey, Le vers, aujourd’hui
isolé, sans rime, troué lui-même de parties mortes :
Bergerand, Racouchot, Pernollet et Surgère
faisait partie d’un poème long comme un chant du
Lutrin.
Comme mon grand-père dans son bazar, les Branget avaient gagné dans le
gratin de queues d’écrevisses, les mousserons à la crème, le lièvre à
la royale et les fromages de chèvre à l’eau-de-vie, la petite fortune
dont madame Branget livrait une part infime aux hasards du nain jaune,
et qui, placée en fonds russes tout comme celle du bon bourgeois
socialiste Georges Sorel, tomba sur un Nicolas II plus dangereux que le
roi de coeur, un Lénine plus preneur que le sept qui prend.
M. Branget nous amusait par son prénom extraordinaire de Vivant. Prénom
local que portait notre compatriote de Chalon, le baron Vivant Denon.
Je ne rappellerais point cette rencontre, d’apparence vaine, si en
l’aimable Denon ce nom de Vivant n’avait donné, comme un beau cantaloup
chalonnais, tout son suc, et si la vie bourguignonne n’y avait mûri son
fruit arrondi et normal. Voici des lignes d’Anatole France qui se
placent trop exactement sur la table de consommation clunysoise pour
que je ne les cite pas, à l’occasion du vieux patron de l’hôtel du
Charolais :
Ainsi le baron Denon fut
heureux pendant plus de soixante-dix ans. A travers les catastrophes
qui bouleversèrent la France et le monde et précipitèrent la fin d’un
monde, il goûta finement tous les plaisirs des sens et de l’esprit. Il
fut un habile homme ; il demanda à la vie tout ce qu’elle peut donner,
sans jamais lui demander l’impossible. Son sensualisme fut relevé par
le goût de belles formes, par le sentiment de l’art et quiétude
philosophique ; il comprit que la mollesse est l’ennemie des vraies
voluptés et des plaisirs dignes de l’homme. Il fut brave et goûta le
danger comme le sel du plaisir… Il manqua à cet homme heureux
l’inquiétude et la souffrance.
Vivant Denon fut donc bon vivant. Vivant Branget l’était aussi, qui
avait mis sa fortune en fonds russes et dont je vis, un jour de
l’après-guerre, dans les annonces de l’
Union républicaine,
qu’on vendait les meubles par autorité de justice, les meubles du salon
de velours où je me suis ennuyé, les lendemains d’arrivée à Cluny,
quand ma mère nous conduisait faire la dure tournée des visites aux
rentiers. On les vendit parce que la terre avait tremblé en Russie.
Révolution russe, civilisation américaine : puissances conjurées contre
le melon de Jules Huret !
III
J’
AI parlé jusqu’ici de Cluny avec amitié, et j’ai,
selon un rite désuet, embaumé des souvenirs. Il faut bien que j’en
vienne maintenant au péché originel de nos rentiers, à notre péché
originel clunysois. Napoléon, ayant reçu à Mâcon, en 1805, la
municipalité de Cluny qui lui demandait une visite, répondit, paraît-il
: « Vous avez laissé vendre et détruire votre église. Je n’irai pas
chez des Vandales ! »
Le Cluny d’aujourd’hui n’est pas Cluny : c’est l’absence de Cluny,
c’est le trou, la trouée, horrible et large plaie, qui fut faite à la
terre par la démolition de l’un des deux Saint-Pierre. Car Saint-Pierre
de Rome et Saint-Pierre de Cluny, dont les dimensions presque égales
dépassent celles de toutes les églises de la chrétienté, et dont la
grandeur matérielle correspondait à leur cercle d’action, s’équilibrent
dans l’histoire de l’Église comme les deux signes visibles de ce qu’on
peut appeler sa force d’institution. Quand l’imagination veut
reconstituer cette grandeur matérielle, tout ici se jette au travers.
Le haras établi sur l’emplacement du choeur ne laisse même pas subsister
un vide que la pensée puisse remplir. Une énormité de bêtise et de
laideur est venue, semble-t-il, se mouler exactement sur une grandeur
humaine et divine, substituer sa présence à cette présence, parcelle
par parcelle. Opposée à la basilique, cela fait une anti-basilique. Que
l’une et l’autre, celle du XIe et celle du XIXe, celle d’Odilon et
celle d’Homais, celle de saint Hugues et celle de Bâtonnard, paraissent
ici successivement.
*
* *
Une église de cent dix pieds, éclairée par une rose romane de trente
pieds et vingt-deux vitraux, sert de narthex, comme à Vézelay. L’ancien
portail, au fond, ouvre sur la grande basilique à cinq nefs, de quatre
cent dix pieds de long, en forme de croix archiépiscopale, dont le
premier transept est long de deux cents pieds et le second de cent dix,
le tout reposant sur soixante piliers à colonnes engagées et à
chapiteaux sculptés, éclairé par trois cents fenêtres qui n’arrivent
pas, dans cet intérieur de montagne où l’on est descendu par quarante
marches, à dissiper les religieuses ténèbres. Un choeur de cent quarante
pieds, entouré de tapisseries, renferme deux cent vingt stalles
sculptées. Une peinture colossale du XIe siècle, demeurée éclatante et
intacte sur fond d’or, occupe le fond de l’abside : c’est le Père
éternel dans l’attitude du Jugement dernier. Les trésors du moyen âge,
les statues d’or et d’argent, les châsses et les reliquaires précieux
pour les grandes reliques, plus de mille bras d’or et d’argent pour les
reliques moindres, les croix, les candélabres, les calices, les
encensoirs, les vêtements sacerdotaux recouverts de pierres précieuses,
les tapis de drap d’or, qui, dans les inventaires du XIVe siècle, font
penser à des cavernes de pierreries, ils ont été aliénés sous le
malheur des temps ou pillés dans les ravages calvinistes. Mais, si la
caverne a été vidée, il reste la masse de la montagne, surmontée de ses
huit clochers : l’architecture, comme Dante est la poésie et Beethoven
la musique, et qui, comme la
Comédie et la
Neuvième,
semble se défendre par elle-même, car les volontés de destruction
devraient ici se faire si persévérantes, systématiques, diaboliques,
qu’on saurait à peine les imaginer efficaces.
Aussi est-il injuste d’imputer aux seuls Clunysois la destruction de
Saint-Pierre de Cluny, autant qu’il le serait d’attribuer aux seuls
Romains la construction de Saint-Pierre de Rome. Comme la chrétienté à
l’édification de la basilique vaticane, la France entière collabora au
renversement de celle de Saint-Hugues.
Disons, au moins, à partir de 1793. On pourrait être tenté de faire
remonter la grande dévastation jusqu’aux abbés du XVIIIe siècle,
puisque ce furent eux qui jetèrent à bas les bâtiments de l’abbaye
médiévale pour leur substituer ceux qui servent aujourd’hui d’école
d’arts et métiers. Ainsi les chanoines des cathédrales, en exterminant
les jubés et les clôtures de choeur pour être vus du peuple, comme dans
le
Lutrin, ouvrirent la
voie aux briseurs de tombes et aux démolisseurs d’églises. Il faudrait
cependant se garder d’exagérer. Ces bâtiments tombaient en ruines, et
le monument qui les a remplacés est un chef-d’oeuvre d’ordre,
d’intelligence et de forte simplicité. Je viens de voir à Genève
l’exposition des plans pour le palais de la Société des Nations, mis au
concours entre les architectes du monde entier, et composé de bureaux
et d’une salle des séances. Ces projets, à côté de l’abbaye de Cluny,
ou, puisqu’il fait l’appeler par son nom, de l’école des Arts et
Métiers de Cluny, c’est la Bourse à côté du Parthénon. Et comme salle
des séances, à Cluny, il y avait la basilique…
*
* *
Ainsi, d’ailleurs, et conformément au bon sens qui est la chose du
monde la mieux partagée, en jugèrent, quand ils n’eurent à prendre
conseil que d’eux-mêmes, les Clunysois. En 1791, à une grande majorité,
les habitants décidèrent que la basilique deviendrait l’église unique
de Cluny et de la banlieue, jusqu’à deux lieues de la ville. La commune
déclarait dans sa résolution que « la beauté, la majesté qui
caractérisent ce monument sont de nature à élever l’âme, à imprimer de
la vénération, et le rendent plus digne qu’aucun autre d’être conservé
au culte religieux et au service de la divinité ». La basilique ne fut
d’ailleurs inaugurée officiellement comme église de Cluny que le 16
janvier 1793, jour de la fête du pays, la Saint-Marcel.
Mais, six jours après, Louis XVI est exécuté, mauvais présage pour la
reine des basiliques françaises, et une nouvelle municipalité
s’installe, placée sous le contrôle jacobin. Après que les cloches ont
été descendues et envoyées à Mâcon, les archives de l’abbaye sont
menées en six tombereaux sur la place du Merle. Elles y brûlent pendant
deux jours. Les massacreurs de septembre se plaignaient que les enfants
détenus à Bicêtre fussent plus « durs à tuer » que les aristocrates de
la prison de la Force. Ainsi le parchemin était dur à brûler.
Destruction d’ailleurs toute locale et sans envergure. Cluny seul n’eût
rien fait de sérieux. Le 18 novembre 1793, arrive de Mâcon ce qu’on
appelle l’armée révolutionnaire : une armée de deux compagnies, cent
Mâconnais et cent Parisiens. Le chef-lieu et la capitale sont là ;
liberté, égalité, indivisibilité sont en marche.
L’histoire de la basilique tient entre saint Hugues, qui éleva
miraculeusement la pierre du portail, et le citoyen Colas Geotier,
couvreur, qui, en un exploit sportif presque aussi miraculeux, les 24,
25, et 26 novembre alla, devant Cluny et l’armée révolutionnaire,
enlever les croix des quatre grands clochers. Les 28 et 29, les
statues, les confessionnaux et la chaire furent brûlés ; le 30, on
trouva encore de quoi alimenter sur la place du Merle un bûcher où
flambèrent chartes, livres, et toutes les statues de bois. Le lendemain
Ier décembre, le citoyen Colas Geotier, infatigable, brisa la célèbre
statue du moine bénédictin qui, l’encensoir en main, se tenait au fond
du narthex.
*
* *
Tout cela, on pourrait l’appeler le spirituel de la destruction. Le
couvreur Colas Geotier, homme des hauteurs, se battait contre la
superstition, comme saint Odilon contre le diable. Si on en fût resté
là, la basilique eût été, après une dévastation comme celle que lui
avaient déjà fait subir les Huguenots, mûre pour un temple de la
Raison. Malheureusement les personnes pratiques, les anciens
fournisseurs des moines, pressentaient une admirable occasion de faire
des sous.
La Convention, ou plutôt trois membres du comité des munitions, Boissy
d’Anglas, Cambacérès et Fourcroy, écrivirent à Cluny pour demander s’il
ne serait pas possible d’envoyer à Paris du cuivre des toits « sans
détériorer, ajoutaient-ils, aucune partie de cette propriété nationale
». Le citoyen Jacquelot, charpentier de son état, fut chargé
d’inventorier la basilique en tant que gîte métallifère. A la vérité,
il n’y avait pas de cuivre sur les toits. Mais Jacquelot s’avisa que
les noues des voûtes étaient toutes en plomb d’Espagne de première
qualité. Je crois bien ! Au temps où l’on construisait la basilique,
l’Espagne monastique envoyait son beau plomb à Cluny, comme Hiram ses
cèdres à Salomon. Jacquelot fut chargé d’estimer ce plomb. Il l’estima
même tellement, qu’ayant le bras long il se le fit adjuger. Alors les
pluies s’infiltrèrent dans les voûtes, coulèrent partout. L’hiver
1794-1795 passé, la basilique ne pouvait être préservée que par des
restaurations coûteuses.
D’après les lois des 28 ventôse et 6 floréal an V, la vente devenait
inévitable. L’administration ne fit rien pour l’empêcher. Le 2 floréal
an VI, à Mâcon, l’église et le monastère furent adjugés pour deux
millions quarante mille francs au citoyen Bâtonnard. La démolition et
les coups de mine se poursuivirent pendant toute la durée du règne de
Napoléon, par les soins dudit citoyen et de ses deux associés, Vachier
et Genillon. Les Clunysois déclarèrent aujourd’hui qu’ils s’endettèrent
pour sauver le transept et les clochers qui subsistent, et le fait est
que les acquéreurs se firent donner des vignes et des prés en échange.
On considéra surtout que la destruction, qui avait déjà causé plusieurs
accidents mortels, risquait fort, de ce côté sud, d’endommager les
bâtiments d’habitation. La basilique de Saint-Hugues devenait, elle
aussi, difficile, et même dangereuse à tuer.
*
* *
La curée a continué plus longtemps qu’on ne pourrait le croire. L’ordre
de Sainte-Mercante qui, avec le citoyen Jacquelot, succéda ici à
l’ordre de Saint-Benoît, n’a pas laissé prescrire ses intérêts. Comme
l’abbaye du XVIIIe siècle, sous le cardinal de La Rochefoucauld, la
nouvelle congrégation a connu, au début du XXe siècle, dans les années
qui ont suivi la loi de séparation, un renouveau d’activité. La
conjonction des astres était favorable : une loi qui éveillait
l’attention de la brocante ; l’Église, dont la barque alors était
conduite au moyen de la perche ferrée dont se servent les bateliers
dans les eaux peu profondes, l’Église dévorant elle-même, comme
Catoblépas, les pattes que cette loi lui laissait ; les catholiques,
toujours intelligents, s’opposant par la force aux inventaires qui
eussent empêché que des curés besogneux ou libres de scrupules
vendissent à Meyer et à Cohen leurs Vierges du XIIIe siècle. Quand
Clemenceau les eût interrompus, ces inventaires, avec un méprisant :
« Nous ne ferons pas la guerre civile pour quelques chandeliers !
», les antiquaires comprirent que le moment était venu d’allumer le bon
oeil et de faire passer l’Atlantique à beaucoup de ces vieux
chandeliers
d’autel, dont le Tigre se désintéressait. C’est pourquoi le marché des
antiquités ne fut jamais plus actif qu’entre 1907 et 1912. Des malins,
en relations avec les curés de campagne, ouvrirent de petites
boutiques, qui ravitaillaient les grosses. Alors une tribu bien
informée s’abattit sur Cluny et les environs. La basilique ayant servi
de carrière pendant quinze ans, abondaient les maisons, en ville et à
la campagne, où étaient encastrés des bas-reliefs, des statues plus ou
moins mutilées. Tout fut exploré méthodiquement, acheté, enlevé et
emballé. Les derniers anges et moines pleurants, arrachés autrefois aux
tombeaux de la nef, figurent alors dans les registres des antiquaires
mâconnais, qui les vendirent quinze mille francs pièce. La besogne fut
bien faite. Quand, après-guerre, la dévalorisation du franc fit revenir
les corbeaux, Cluny n’en subit point l’atteinte : il n’y avait plus
rien à prendre.
IV
M
ON grand-père, vers 1830, avait encore servi la messe
du dernier moine de Cluny, dom Pons. De la mort de dom Pons à ce
nettoyage de l’os après la Séparation, est donc parti de Cluny tout ce
qui pouvait en partir. C’est fini. Il nous faut accepter cet héritage,
ou plutôt cette absence d’héritage, en évitant un excès de mélancolie
décorative à la Chateaubriand. Tout s’est passé en 1793 comme si cette
loi non écrite avait été formulée : « Chaque ménage de Cluny a droit
pour se bâtir une maison à cinquante tombereaux de cette pierre de
Bourgogne, à deux tombereaux de cette ardoise qui au temps de saint
Hugues fut amenée d’Anjou par la Loire, à dix kilos du plomb d’Espagne
envoyé au constructeur de l’abbaye. » Notre maison de la rue des
Récollets fut bâtie après cette époque, sans doute avec les matériaux
de démolition. Qu’y faire ?
C’est presque de l’histoire naturelle. L’autre jour, je voyais un
hanneton tombé sur le dos, qui agitait ses pattes, mais, vidé de
presque tout son corps, était réduit à une enveloppe : les fourmis, la
nuit, avaient profité de sa position pour le dévorer. Au XVIIIe siècle,
Cluny tombé, impuissant, était le hanneton sur le dos. Quand le citoyen
Jacquelot fut entré sous les ailes pour mordre au plomb d’Espagne, les
congénères suivirent et dévorèrent. C’est ce qu’on appelait la bande
noire. On trouvera un plaidoyer chaleureux pour la bande noire dans le
discours de Paul-Louis Courier sur Chambord. S’il n’eût tenu qu’à lui,
elle eût acheté Chambord, débité ses pierres, travaillé pour la petite
propriété paysanne. Petite ! Il est curieux de voir que les gens
n’aiment pas s’appeler Petit tout court. On ne veut pas être M. Petit.
On est M. Petit de Julleville, M. Petit-Dutaillis, M. Edouard-Petit, M.
Albert-Petit. Mais, dans le langage politique, électoral, le mot
petit
porte le signe du bien, il est investi d’un caractère d’excellence,
comme auguste dans le langage des cours ou saint dans celui de la
religion. Le petit propriétaire, le petit rentier, le petit commerçant
soutiennent, en un discours parlementaire, l’épithète comme une
couronne. Le terme ne s’emploie d’ailleurs pas au pluriel. Si on dit
les gros, on ne dit guère les petits : on dit les humbles (on le disait
surtout il y a vingt ans). Depuis M. Herriot qui a été professeur, on
dit aussi, comme au lycée, les moyens. Mais les grands, terme d’avant
la Révolution, tel qu’il sert de titre à un chapitre de La Bruyère, a
disparu. Proust lui-même ne l’emploie pas.
*
* *
Le vigneron Paul-Louis loue donc la bande noire de s’employer pour les
petits, de travailler pour les fourmis. Avec mes frères et soeurs, nous
avions coutume d’appeler les vieilles rentières de Cluny et de Tournus,
ces rentières à caraco et à cabas, qui duraient, obstinées, ratatinées,
alertes : les fourmis noires. Ce n’était pas si bête.
Disons toujours avec Leibnitz : Je ne méprise presque rien. En donnant
un coup de pied dans la fourmilière, dans notre fourmilière, nous ne
ressusciterons pas le hanneton. Tenons les deux bouts de la chaîne. Il
est heureux qu’en dépit de Paul-Louis, Chambord ait été sauvé. Mais
Chambord est vide. Chambord est un hanneton sur le dos, qui ne se
relèvera jamais. Les fourmis qui ont dévoré Cluny ont été écartées de
Chambord. Voilà tout. Il y avait, d’ailleurs, cinq siècles que Cluny
demeurait étendu sur le dos, et que sa démolition spirituelle se
continuait, quand la Révolution jeta bas la basilique.
Mais avant ces cinq siècles, Cluny, suppléant Rome, avait accumulé ici
une somme d’énergie spirituelle, la plus puissante et la plus efficace
qui ait paru en Occident, Cinq hommes extraordinaires, Bernon, Odon,
Maïeul, Odilon et Hugues, avaient en deux siècles fait Cluny, sauvé le
monde de l’esprit avec une continuité pareille à celle des cinq grands
Antonins. Toujours en route, comme un Hadrien et un Marc-Aurèle,
presque seuls, à pied ou à mulet, papes ambulants et vénérés qui
promènent la justice et la charité, ils mènent la lutte contre le
diable comme les Césars contre les Barbares ; ils lui arrachent les
vivants par la trêve de Dieu, les défunts par la fête des Morts ; ils
forment, dans le brouillard des légendes monastiques, un saint
Christophe en lutte contre les eaux sauvages, et qui porte un petit
enfant, Christ, Joas, lumière. Arrivé de l’autre côté, Christophe,
lassé, s’étend sur le rivage de fleurs pendant que l’enfant sauvé
s’efface et continue sa route. Alors vient la longue détente, et, dans
les prés de la Grosne, le repos de ce corps démesuré, de cette église
de cent cinquante mètres, de ce monde monastique d’architectures, de
livres et d’ors.
Marchez. L’humanité ne vit pas d’une idée.
Elle éteint chaque soir celle qui l’a guidée.
Celle de Cluny n’est pas encore éteinte qu’éclate la jeune lumière de
Cîteaux. Le déséquilibre entre une production qui décline et une
consommation qui s’étale, un homme de feu, un homme de Dieu le dénonce,
d’une voix qui ne se taira plus sur Cluny et qui institue une
interpellation stylisée, un dialogue éternel. C’est saint Bernard.
*
* *
La dispute des Clunistes et des Cisterciens n’a pas trouvé, comme celle
des Jésuites et des Jansénistes, son Pascal. Mais les lettres de Pierre
le Vénérable et de saint Bernard élèvent encore sur le haut parvis
spirituel une querelle de moines dont les origines (détournements de
religieux, disputes sur les redevances) étaient des moins divines.
Il en va de l’oeuvre de saint Odon comme il en ira de celle de saint
François et de celle de saint Ignace. Un État peut durer et grandir des
siècles, mais un ordre spirituel est gagné inévitablement, au bout de
peu de temps, par le déséquilibre des échanges et la prépondérance de
la consommation. La voix du temps donna raison à saint Bernard. Alors
un abbé de la Forêt-Noire pleurait déjà sur la ruine, et s’écriait :
« Ne dois-je pas gémir, jusqu’au fond de mes entrailles, sur les ruines
du monastère de Cluny, maison illustre, mère antique des filles de Sion
? Est-ce là ce chef-d’oeuvre de la chrétienté, ce boulevard de notre
force, d’où sortaient autrefois, par milliers, des évêques, des abbés,
des conseillers de rois et de princes, et qui maintenant n’a plus que
de rares habitants ? Est-ce là ce grand foyer de lumière qui éclaira
dans toutes les contrées les ténèbres de la religion obscurcie en
réformant les ordres monastiques, en enseignant la vertu, en répandant
de sublimes exemples de charité, en renouvelant toutes les merveilles
de la piété chrétienne ? Le monastère de Cluny ne s’éleva-t-il point
jadis des degrés de l’humilité jusqu’au trône apostolique lui-même ? O
mes frères, ô moines de Cluny, n’ai-je pas moi-même encore, admis en
mon adolescence dans les vieux cloîtres de Saint-Martin-des-Champs,
fait l’épreuve de tout cet admirable passé que je rappelle ? n’ai-je
pas contemplé l’or pur de vos nobles demeures ? Hélas ! tant de ferveur
s’est glacée et vieillie ! Croyez-moi, mes frères, ce qui change et
vieillit est bien près de mourir ; et que Dieu écarte de vous et de
l’héritage de Jacob une fin aussi lamentable ? Il vaut mieux mourir, et
mourir d’une mort glorieuse et sûre, en combattant le vice et les
hommes pervers qui, avec la ruse des renards, viennent dévorer la vigne
du Seigneur, que de languissamment vivre, spectateurs des hontes,
indolents des tristes funérailles de votre mère, qui est aussi la nôtre
! »
La famille spirituelle de saint Bernard lui-même entrera plus tard dans
la même phase de consommation. Boileau, voisin et familier des
chanoines de la Sainte-Chapelle, a écrit dans le
Lutrin
le poème de l’Église aux heures d’usure, douceur d’un soir, douceur de
vivre. C’est dans les Cîteaux de saint Bernard qu’il installera la
Mollesse. Boileau n’avait pas besoin d’avoir vu autrement qu’en image
la Nuit
Couvrir des Bourguignons les campagnes vineuses
pour être instruit des riches Thélèmes qu’étaient devenues les abbayes
bourguignonnes. Au temps d’Odilon elles imposaient la trêve de Dieu. Au
temps de saint Bernard elles prêchaient la croisade. Au temps des
Boileau elles continuaient leur oeuvre du temps des ducs : elles
faisaient la Côte d’Or. Ce n’étaient plus les ducs, c’étaient les
moines qui pouvaient porter le titre illustre : Seigneurs des meilleurs
vins de la chrétienté. Aujourd’hui encore, rien, dans le son déjà de la
voix, n’est plus considérable que ces mots : les celliers des moines,
les pressoirs des moines. En Bourgogne la mémoire des moines est
associée à ce qui est beau et bon. Le contraire de l’autre Bourgogne,
de la Comté, où la tyrannie de saint Claude et le servage (canonial
d’ailleurs, non monacal) ont laissé des souvenirs terribles, entretenu
l’anticléricalisme vivace et rude du Jura montagnard.
*
* *
Le grand Cluny avait été fait en deux cents ans, de 910 à 1109, par les
six premiers abbés : Bernon, Odon, Aimard, Maïeul, Odilon et Hugues.
Sauf Aimard malade et aveugle, ils avaient fait Cluny parce qu’ils
n’avaient jamais connu le repos. Leur mérite fut grand, car ce qui
subsiste de Cluny, ce que Cluny offrit toujours au regard, c’est le
repos, la détente et la paix.
Une paix physique, une paix des yeux qui est composée d’une seule
matière : le vert. Les prés épais commencent aux portes de Cluny, ou
même dans la ville, et ils vont en se relevant jusqu’aux croupes
arrondies, couvertes de forêts. Les yeux en mouvement ne rencontrent
que de riches nuances de vert, et s’arrêtent fermement dans l’épaisseur
de cette couronne assombrie. La forêt au moyen âge descendait sans
doute un peu plus bas, mais l’ensemble n’a pas changé. La qualité de
paix et de poésie que procurait cette verdure, bien placée sur le plan
des yeux et dont les yeux s’imprégnaient, qu’on voyait sans la
regarder, ce fut là, certainement, le meilleur et le plus spirituel du
patrimoine que la mainmorte accumula dans ce lieu privilégié.
Nulle part, à Cluny, la sensation n’en est donnée aussi pleine, aussi
directe, que du balcon et des jardins de l’abbaye. Les abbés du XVIIIe
siècle ont, dans leur monument, dans ce Versailles bénédictin qui
succéda avant la Révolution aux bâtiments médiévaux, ménagé
studieusement, comme Le Nôtre son grand canal, dans leur perspective,
cette plénitude du vert.
Comme on la ressent encore du jardin abbatial et de la promenade du
Fouëtin ! Du Fouëtin la grande coupe verte a un coeur, ou plutôt les
étamines de la fleur subsistent après que Mammon a déraciné à coups de
mine le pistil de Saint-Pierre. Ce coeur, ce sont les vieilles tuiles,
les tuiles dorées, rougies ou verdies qui, au-dessus des clochers de
monastique ardoise (venue d’Angers au temps où l’Espagne avait envoyé
son plomb), mettent le babil des langues populaires, les milliers de
langues alertes, malignes, oiseuses ou expertes, marquées d’accent
bourguignon, bruyantes et miroitantes autour du fort et plein silence
des deux clochers épargnés. De cette terrasse que les jardins des
Récollets relient à la ville, Cluny revient à sa nature éternelle : une
aire pour la pensée, comme un pavé pour la prière.
*
* *
Une pensée n’est bien occupée que par une idée. Une idée continue comme
il y a cette verdure continue. L’idée de Cluny, celle que réalisèrent
et qu’implantèrent les six grands abbés canonisés, est celle du pouvoir
spirituel autonome. Tant que, parmi l’État des intérêts et les intérêts
de l’État, pourra subsister un monde de l’esprit, une corporation de la
pensée, ne prenant sa loi que d’elle-même, ne s’insérant dans l’État
que par la nécessité qui oblige l’esprit à s’exercer par la matière,
Cluny sera vivant.
L’Église que trouvèrent Odon et Maïeul, l’Église du Xe siècle, était
ruinée et disputée par la force. Le clerc et le moine, seuls
représentants de l’Église, restaient à la merci des armes et du poing,
et d’abord le pape, créature et jouet des barons romains. Mais du jour
où, dans la poussière des couvents et des abbés impuissants et balayés
par tous les courants de l’air, les saints de Cluny instituèrent cette
Église de l’Église, ces centaines de monastères (il y en eut plus de
deux mille) gouvernés par un seul chef, l’abbé de Cluny, sorte de pape
des moines, alors la pente de terre meuble que ravinaient les eaux
sauvages se trouva fixée par une forêt de chênes.
Si le rôle de Cluny fut terminé si vite, si Pierre le Vénérable, déjà,
en marque la fin, n’y voyons pas après tout un échec. L’effort de Cluny
consista à se rendre inutile. Cluny avait dû sa grandeur, en partie,
aux encouragements et à l’appui du pape de Rome. Et Cluny contribua,
plus que quoi que ce fût, à faire le pape de Rome assez fort pour qu’il
n’eût plus besoin de Cluny. Cluny a donné quatre papes à la chrétienté.
Mais Cluny, quand un de ces papes est le moine clunisien Hildebrand,
prononce dans son coeur : « Il faut que je diminue pour qu’il croisse. »
V
L
ES vallées du Mâconnais touchent à la voie royale de
l’Europe par deux points : Cluny et Lamartine. Les premiers vers que
Lamartine ait fait connaître au public sont un poème sur les
Ruines de l’abbaye de Cluny,
lu par le jeune poète, âgé de vingt ans, à l’Académie de Mâcon. Le
poème est perdu, probablement sans dommage pour nous. Mais quand
Bâtonnard, Vachier et Genillon eurent mis à bas la basilique, n’est-ce
point en Lamartine que travailla, pour la reconstruire sur un autre
plan, le
genius loci
mâconnais ? Ainsi, quand un temple de Mercure avait été abattu sur un
haut lieu de la Gaule, une chapelle ou une église à saint Martin en
prenait la place.
La grande pensée de Lamartine, celle dont les hasards de la vie ne lui
permirent de réaliser qu’un fragment, ce fut la vaste épopée dont le
dessein changea plusieurs fois, et dont furent exécutés finalement les
deux épisodes de
Jocelyn et de la
Chute d’un ange.
On rend aujourd’hui justice à la
Chute d’un ange. On y voit, malgré des défaillances, le jet épique le plus dru de la poésie française. La
Chute et
Jocelyn
développent la tragédie de la destinée humaine sur un plan que l’âme
largement religieuse de Lamartine avait rapporté de ses visions et de
ses intuitions d’Orient. Deux phases dans la vie poétique de Lamartine
: Avant le voyage d’Orient - Après le voyage d’Orient. Comme dans celle
de Victor Hugo : Avant la mer- Avec la mer.
*
* *
Sans que Lamartine y ait songé, le plan de la
Chute
est celui de Cluny au Xe et au XIe siècles. Un monde où ne subsiste
presque plus qu’une valeur, le droit de la force ; ce que devient le
monde où les appétits charnels et les appels de la matière règnent
seuls. Plus qu’une petite flamme tremblante : le Dieu esprit dont un
vieillard du Liban conserve la tradition : la loi, haïe des géants, que
retiennent les
Fragments du Livre primitif. Le monastère bénédictin et l’épopée lamartinienne sont bâtis sur ce thème.
Thème du XIe siècle et thème aussi du XXe. Comme un Cluny éternel, il y a un Lamartine perdurable. Dans la
Chute,
Lamartine imagine un monde magnifique et fécond en toutes les créations
de la matière, de la science mécaniste et fabricatrice, où déjà sont
connus les secrets de la navigation aérienne, et où paraît le premier
aéronef de la poésie. Et précisément, par le poids de la matière et
dans l’absence de Dieu, tout est entraîné vers la mort. L’homme sent
pleuvoir la première goutte du Déluge.
Chacun des dix ou douze poèmes de l’épopée devait marquer un échelon de
matière durement gravi par l’âme, une bataille du dieu tombé pour le
retour au ciel. Si la politique et la vie n’eussent pas distrait
Lamartine de sa tâche virgilienne et dantesque, nul sujet n’eût mieux
convenu à l’un de ces épisodes que le Cluny d’Odon ou d’Odilon. A ce
qui est dans la
Chute d’un ange
le choeur des cèdres du Liban, j’imagine qu’eût pu répondre celui des
cèdres de pierre, les piliers de la nef sous le feuillage animé des
chapiteaux. La basilique eût reparu dans les feuillets du livre. Mais
l’épopée lamartinienne, moins ruinée que Cluny, n’en est pas moins une
église sans nef : seulement un narthex, qui est la
Chute d’un ange, et un choeur, qui est
Jocelyn ; le choeur d’ailleurs, comme à Cluny, bâti avant le narthex. De la nef qui les eût réunis, on ne devine à peu près rien.
*
* *
Lamartine naît en 1790, au moment où l’abbaye de Cluny est vidée par la
loi, en attendant les coups de mine des démolisseurs. Le mort saisit le
vif. Une tradition de l’esprit, au sens juridique, s’accomplit. La
bataille contre la matière, l’effort spirituel, s’exerceront, dans ce
lieu prédestiné, sur un autre registre, avec des rythmes pareils.
On écrirait un livre sur les châteaux de la banlieue clunysoise :
Lournand, Berzé-la-Ville, Berzé-le-Châtel, les uns en ruines, d’autres
encore vivants, avec les souvenirs bénédictins, les fresques romanes
qu’on découvre sous le badigeon, construits par les moines ou liés à
l’histoire de l’abbaye. Ce ne serait que curiosité archéologique. Mais
entre eux il y a Saint-Point. Le chêne de
Jocelyn
qu’on salue à Saint-Point répond au tilleul d’Abélard qu’on montre à
Cluny, dans les jardins de l’abbaye. Le thème du choeur des Cèdres
revient. Les arbres plient aux intentions de l’esprit les secrets de
leur durée.
De Cluny à Saint-Point il y a une route bien rythmée, toute verte,
qu’on fait à pied. Mais si l’on a abordé Saint-Point, venant de Mâcon,
en voiture, après les deux autres maisons lamartiniennes, Montceau et
Milly, on est frappé par la différence des sites. De la campagne
viticole, sèche, dénudée, éclatante, presque provençale, que Lamartine
comparait aux collines de l’Attique, on est passé à l’épaisseur des
verdures humides et à la profusion forestière. Si les deux fragments de
la grande épopée basilicale furent composés à Saint-Point, on voit
qu’aussi Lamartine reposait ses yeux sur cela même que les moines
trouvaient à Cluny : ces pentes d’un vert paisible qui se relèvent
doucement sous le regard, la couleur amie où la pensée se nourrit
puissamment, ainsi que le bétail dans ces prés charolais.
J’aime ce nom de Saint-Point, qui nous suggère que nous sommes en effet
sur un point de matière radiante. Comme à Cluny la terrasse du Fouëtin,
comme, au coin du jardin abbatial, l’emplacement de ce kiosque de
pierre, nettoyé par les fourmis révolutionnaires, Saint-Point nous
installe à même l’échange, l’endosmose, molécule par molécule, de la
pensée et de la verdure.
Sentons-y la poussée intérieure, la respiration d’une opulente
poitrine, le lait d’une nature bénigne, et pensons-le par le contraste
avec ce qui lui manque : la ligne. Songeons que si, la basilique
détruite, un frais génie spirituel prend ici la place et tient la
fonction du génie de l’architecture, ce génie ne porte pas seulement le
nom de Lamartine, mais celui aussi de Prud’hon.
*
* *
Émile Montégut, qui a écrit sur la Bourgogne un livre d’impressions
assez justes, est frappé à Cluny de l’analogie entre cet air vaporeux,
ces tons bleutés des collines boisées qui entourent la ville, et
l’atmosphère de la peinture prud’honienne. Chez Lamartine, comme chez
Prud’hon, il semble que tout soit régi par la poussée intérieure, une
efflorescence heureuse, plutôt que construit par des lois justes et une
décision mâle. La Daïdha de la
Chute d’un ange ressemble à la Psyché de l’
Enlèvement.
Si l’on voulait penser par contrastes, il faudrait invoquer en face de
ces Mâconnais un Bordelais et un Languedocien : Montesquieu et Ingres.
Mais notez chez des compatriotes de Prud’hon et de Lamartine le même
secret intérieur, et, au même point, la même défaillance, ou, si vous
voulez, le même infléchissement. Si Prud’hon c’est Cluny, Greuze c’est
Tournus. Et quand Greuze est lui-même, quand il en se force pas pour
devenir le peintre d’une littérature et un littérateur de la peinture,
cette chair crémeuse, ce bleu qui se diffuse des yeux noyés, cette
mollesse où quelque chose encore se défait et nous mène à la Mollesse
du
Lutrin, reine de
l’abbaye bourguignonne, tout cela ne diffère de Prud’hon que comme un
Viré diffère d’un Pouilly-Fuissé : la race est la même. Si nous
voulions poursuivre les analogies, comme Greuze équilibre Prud’hon,
nous songerions qu’en même temps que Lamartine ce pays produisit un
écrivain considérable et considéré, un peu oublié, Edgar Quinet, né à
Bourg-en-Bresse, mais plus Charolais que Bressan. A lui autant qu’aux
autres la forme a manqué. C’est un Lamartine de l’intelligence et de la
prose, au sens où les malveillants appelaient Louis-Philippe le
Napoléon de la paix. Toujours la richesse du flux intérieur, et, au
même moment de la courbe, la même lacune de la plastique.
Comme je pensais à l’épopée lamartinienne fragmentaire devant l’idée et la ruine de Cluny, je pense à l’
Ahasverus
de Quinet devant le Cluny charolais, la basilique de Paray-le-Monial.
Cette basilique nous instruit, nous la saluons, mais elle nous donne un
singulier malaise. L’architecte clunisien du XIIe siècle a simplement
copié, à Paray, la basilique de Cluny. Seulement, comme son église est
beaucoup plus petite, l’âme monumentale en est absente, les proportions
sont bousculées, la forme ne convient pas aux dimensions, elle n’est
pas pensée sur mesure par un génie libre. Ainsi Quinet a écrit
dans
Ahasvérus une épopée, sans vocation. Il en a rapporté l’idée de l’Allemagne. Il a eu
Faust devant les yeux comme l’architecte de Cluny.
Par ce signe de mollesse, par cette ampleur indécise, par cette
sensualité des pensées et des formes qui s’en vient jusqu’à ses plus
fines pointes humecter l’intelligence, l’expression, ou le pinceau, les
produits de ce coin méridional de Bourgogne se ressemblent. On pense à
ces chaînons calcaires des coteaux bourguignons qui, pris dans le même
plissement, présentent les mêmes formes terminales et suggéraient à
Buffon une théorie de la terre. « Toujours à penser ! » disait
quelqu’un qui rencontrait, dans la rue, Lamartine distrait et, comme
Tocqueville dit de lui, l’air vacant. « Mais, cher ami, répondit
Lamartine, je ne pense jamais : mes idées pensent pour moi. » Si ce
pays eût produit un critique, je l’imagine plus enclin à se servir des
balances qu’à employer le glaive.
Notez que Lamartine, Quinet, Greuze, Prud’hon, furent d’acharnés
travailleurs. Une lettre de la vieillesse de Greuze, conservée au musée
de Tournus, dit : « J’ai tout perdu, hors le courage et le talent. » Ce
fut leur destinée à tous quatre : à Greuze et à Prud’hon brisés par la
vie, à Quinet frappé par l’exil, à Lamartine rongé par la déchéance
politique et la ruine matérielle. Mais, jusqu’au bout, ils maintinrent
leur vaillance au labeur et l’étincelle de leur génie. Il y a en eux un
secret de mollesse pareil au secret de mélancolie que répand le paysage
lunaire de Chateaubriand, mais la mollesse qui détendait leur
imagination laissait intacte l’énergie de leurs coeurs.
*
* *
Comme arbre symbolique et tutélaire de cette terre, Lamartine avait
remplacé Cluny. Ainsi que Cluny pendant deux siècles dans la
chrétienté, en 1848 il avait éclaté trois mois à la France et au monde.
Jusqu’en 1850, il resta président du conseil général de Saône-et-Loire.
Il se présentait aux élections législatives des deux circonscriptions
de Mâcon, étant élu aux deux, optant pour Mâcon ville, mais faisant en
somme élire l’autre représentant. C’est comme ami de Lamartine qu’Henri
de Lacretelle fut, après la chute de l’Empire et jusqu’à sa mort,
député de Tournus et de Cluny. Lacretelle était un vieux radical,
naturellement anticlérical, mais qui n’intervenait guère à la Chambre
que pour défendre le maintien de Dieu et de l’immortalité dans les
programmes scolaires. Si la mystique républicaine est restée si forte
dans le pays, s’il est devenu la citadelle d’un radicalisme peu
sectaire, cela est sans doute accordé à la présence du grand mythe
lamartinien.
Ce mythe, évidemment, on le subissait plus à Cluny qu’à Tournus. La
présence de Lamartine n’ayant guère cessé dans le pays que dix ans
après sa mort, - tant de gens l’avaient connu et en parlaient, et
aujourd’hui encore nous trinquons à Milly avec son ancien facteur de
Saint-Point et son dernier vigneron, le père Duchet, - mes plus anciens
souvenirs en sont une image clunysoise et une image tournusienne. La
première est sous le signe du papillon, la seconde sous le signe de la
fourmi.
*
* *
La chambre où je couchais à Cluny était ornée d’un décor bizarre, des
plumes de paon derrière les glaces. Quand ma mère était en pension à
Saint-Joseph, les religieuses menaient leurs élèves se promener dans le
parc de M. de Lamartine, où elles ne manquaient point à la mission de
l’enfant selon La Fontaine : le dégât. Un paon faisait-il la roue ? au
lieu de l’admirer, on se jetait sur la pauvre bête pour la plumer et en
rapporter la dépouille. Ces plumes des paons lamartiniens s’étalaient
ici, et en été je m’éveillais sous leurs yeux. Ils ne m’ont point rendu
poète. Ils m’ont fait aimer la poésie, peut-être, selon cette tradition
familiale, indiscrètement. N’ai-je point jeté les mains, avec avidité,
sur les plumages qui devaient rester mystérieux et vivants, plumage
mallarméen, plumage valérien ? La critique, n’est-ce point plumer pour
voir comment c’est fait ? Je me dis cela aujourd’hui, mai alors le
soleil du réveil mêlé à l’obscurité du songe recomposait, vivants, sur
les murs, des oiseaux héraldiques qui s’envolaient dans le matin.
Ce nom de Lamartine, qui, dans ma chambre de Cluny, éclatait en ailes,
une réprobation, à Tournus, l’enveloppait. Quand il était prononcé chez
mes grand’mères, elles me rappelaient qu’elles avaient dû éconduire
autrefois des messieurs qui étaient venus chez elles pour la
souscription nationale en faveur de la voisine cigale, le poète ruiné.
Et après que l’âge, l’instruction, m’eurent rendu digne d’écoute, elles
me posèrent bien une fois par an cette question, à laquelle je ne pus
jamais leur fournir de réponse définitive : « Comment se fait-il que
Lamartine, qui avait tant d’esprit, se soit mangé ? Est-ce que
l’esprit, ce n’est pas d’abord de conserver ce qu’on a, et ensuite de
l’augmenter ? » Elles employaient le mot dans le sens exact du XVIIe
siècle, celui de Louis XIV à Madame de Sévigné quand il lui disait, à
la représentation d’
Esther : «
Racine a bien de l’esprit. » Dans le Mâconnais, se manger signifie se
ruiner. J’ai encore dans l’oreille les noms des réprouvés,
propriétaires, négociants, fils de famille, dont il m’était dit, d’un
ton empli d’horreur : « Il s’est mangé ! » Pour le monde des fourmis
peu prêteuses, et encore moins donneuses, la situation en vue de M. de
Lamartine faisait de lui le grand héautophage. Il a fallu que l’on me
fît étudier pour que je comprisse qu’on pouvait être un homme d’esprit
en se mangeant, que même il y avait là une nourriture ordinaire des
gens d’esprit.
Ces maximes de fourmi, je n’irai pas les railler aujourd’hui. Elles
m’ont fait en partie ce que je suis. Et je voudrais qu’elles m’eussent
donné par surcroît certaine prudence, certain bon sens, certaine
patience. Quand ma grand’-mère me posait sa question sur Lamartine, je
lui disais qu’en effet Lamartine s’était mangé, mais que tous les
poètes n’étaient pas comme cela, que Victor Hugo avait « mis de côté »
cinq millions. Elle applaudissait, et trouvait le Panthéon justement
décerné à ce grand homme. Elle n’avait pas tort. La sagesse économe de
Victor Hugo lui a permis de ne jamais écrire (sauf un peu pour les
Misérables
après que le coup d’État l’eût ruiné) autre chose que ce qu’il lui
plaisait d’écrire. Apollon lui dictait ses livres, alors que Mercure
prit à ceux de Lamartine une part despotique et humiliante. Et puis, ma
grand’mère n’était pas seule à penser ainsi. Il y a au musée de Mâcon
une exposition de caricatures sur Lamartine, où le titre de son
journal, le
Conseiller du Peuple,
est décrié dans le même esprit. Ma grand’mère professait une grande
admiration pour M. Jules Grévy, que les journaux raillaient parce qu’il
« mettait de côté ». Si, lorsqu’on vota la Constitution de 1848, on eût
écouté le bon sens de l’avoué campagnard au lieu de l’éloquence de
Lamartine, qui fut sublime et entraîna tout, le coup d’État nous eût
épargnés.
VI
I
L m’a bien fallu, avant d’écrire ce petit livre, et d’apporter, comme les camarades, ma contribution au
Portrait de la France,
revoir Cluny, où je ne reviens guère plus d’une fois par an. Je suis
maintenant fâché de n’avoir pu y conserver un pied-à-terre. Je pensais
autrefois prendre ma retraite dans cette maison de la rue des
Récollets, avec son jardin-grenier ; il y aurait eu là toute la place
pour mes livres, et, face au couvent, tout le silence. Mais en matière
de propriétés, il faut se borner à l’indispensable. Il ne faut pas
imiter M. de Lamartine, qui avait trop de châteaux, et qui, à cause de
cela, se mangea. Et M. de Lamartine lui-même, quand il venait à Cluny,
logeait à l’hôtel de Bourgogne, dont le patron, Bressoud le père,
présidait son comité électoral. On n’a pas plus remplacé la cuisine
électorale de Bressoud, avec Lamartine au menu, que sa cuisine d’hôtel,
fameuse dans Saône-et-Loire. Alors, moi aussi, je puis bien descendre à
l’hôtel de Bourgogne, qui est d’ailleurs bâti sur l’emplacement de la
nef : dans vos rêves vous y entendez chanter les Bénédictins.
Tandis que Tournus est bouleversé par les usines, rien ne change à
Cluny. Cluny vit honorablement et noblement. Il vit de ses écoles,
écoles techniques et démocratiques, il est vrai : la grande École
d’Arts et Métiers, qui a remplacé les moines dans l’abbaye, et une
École professionnelle. Cela ne déchaîne pas une activité considérable.
Tout le quartier du Merle sommeille comme un chat sur un banc. Le
jardin public de l’Abbatiale est toujours désert autour du bizarre et
délicat palais de l’abbé qui sert d’Hôtel de ville. Sur le Fouëtin il
n’y a même pas l’éternel cordier des promenades de Tournus. Dans les
bocaux des boutiques, des sucres d’orge d’avant-guerre se mangent tout
seuls, comme Lamartine.
*
* *
J’entre dans les jardins de l’École, aux arbres énormes, avec les tours
et les celliers des moines. Ce sont les vacances. Il n’y a personne. Le
gardien, qui a connu mon grand-père m’y laisse promener. Je fais la
chasse à mes souvenirs plutôt qu’aux souvenirs historiques. J’ai connu
autrefois l’École comme École Normale d’enseignement spécial. Nous
avions pour locataire, dans l’autre maison de la rue des Récollets, le
professeur de mécanique, M. Viry, lequel avait quatre enfants de nos
âges. Pendant les vacances, l’École et ses jardins appartenaient aux
enfants des professeurs et à leurs amis, et nous y passions bien des
journées.
Elle nous appartenait depuis l’étang qui avait servi de vivier aux
moines, et où nous pêchions, jusqu’aux clochers épargnés par Bâtonnard,
où nous grimpions. L’aîné des Viry, Pierre, venait d’être reçu à
l’École Polytechnique, ce qui n’avait aucune chance de m’arriver.
Polytechnique ! Ma famille disait de lui : « C’est un sujet ! » d’un
ton à me faire rentrer sous terre. De ses deux soeurs, Marguerite était
la plus aimable et Marie la plus jolie. Si Pierre était un sujet tout
court, son petit frère Paul était un mauvais sujet. Il passait son
temps à inventer et à raconter aux familles, sur notre compte, des
méfaits extraordinaires. Il eût fait, s’il n’était pas mort, une
carrière de romancier. Un romancier a manqué à la petite ville.
Pris par le regret de la basilique disparue, on oublie d’admirer ce
monastère-palais du XVIIIe siècle, dans ces jardins que je vois encore
aussi grands qu’au temps où, avec les Viry, j’y jouais à la cachette.
Cette abbaye, évidemment, il n’est plus temps de lui enlever sa
fonction d’École : les Beaux-Arts ont assez de peine à en soustraire à
l’Enseignement technique quelques morceaux menacés qui subsistent du
XIIIe siècle. Mais pendant les vacances tout cela reste inhabité.
Pourquoi n’y pas relever les cloisons abattues de quelques chambres de
moines, et, en août et septembre, en laisser faire un autre Pontigny,
un grand Pontigny ? Quels bureaux intelligents permettront de rallumer
dans l’abbaye de Cluny, pour le principe et pour un temps, la flamme
spirituelle ? Si Benda, Maritain, Henri Bremond, et quelques autres,
Français et étrangers, nous y passions une décade, quelque été, pour
discuter
Primauté du Spirituel ou
Trahison des Clercs
? N’y a-t-il pas là une note juste à chercher, une restauration à
poursuivre ? Mais un génie malicieux me tire par la manche : Tu y as
joué à la cachette, tu y joueras au moine…
*
* *
Je sors des jardins et des cloîtres. Je monte la rue des Récollets. Ces
vacances, notre maison, qu’habite avec ses pensionnaires un logeur
d’élèves, est fermée. On me dit que ces galopins y ont fait des dégâts
effroyables. Je le crois sans peine. Devant la porte ils ont cassé le
banc Renaissance, qui fut apporté ici il y a cent ans de la basilique
démolie. Plus de banc de repos pour le soir, le banc où nous attendions
que les Viry eussent fini de souper, pendant que Fanny, la sage et
culinaire intendante de ma grand’-mère, échangeait sur sa porte, d’une
voix aiguë, avec la soeur Pancrace, tourière du couvent, les dernières
impressions d’un de ces jours paisibles que le bon Dieu faisait encore
exprès pour le vieux Cluny d’Odon et d’Odilon. Je monte jusqu’à la
porte du Fouëtin, le Fouëtin qui est, sur la ville, sur les montagnes,
sur la pleine et douce verdure, le balcon de la pensée. C’est ici que
j’ai posé mon chevalet, fait le portait de Cluny. C’est ici que le
lecteur ami, ayant porté peut-être avec lui mon livre qui tient peu de
place, confrontera ce portrait à la ville dépeuplée, à la vallée
parlante, ajoutera un croquis et, selon le voeu par lequel les
Bénédictins, là-bas, achevaient les livres qu’ils copiaient, excusera
les fautes de l’auteur.