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Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
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C. Torquet : Paris en huit jours, choses vues (1922)
TORQUET, Charles (1864-1938) : Paris en huit jours : choses vues (1922)
Numérisation du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.VII.2012)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : 6671). Texte paru dans le volume XVI des Œuvres Libres publiée à Paris par les éditions Arthème Fayard en octobre 1922.

“ Paris en huit jours ”
Choses vues
par
CHARLES TORQUET
_____


                                    Je vais rendre compte de mes
                                    voyages et, si l’on me demande pour-
                                    quoi je les ai faits... je les ai faits
                                    par le besoin que j’avais de voyager
                                    autant que tout autre.
(STERNE, Voyage sentimental.)


Exposé des motifs. – Il y a déjà longtemps que je suis à Paris, mais je ne l’ai jamais « visité ». C’est, dit-on, un plaisir assez douteux que les Parisiens laissent d’ordinaire aux provinciaux et aux étrangers. Mais ceux-là s’en donnent. Individuellement ou par essaims, ils se jettent sans cesse dans la ville pour l’apprendre en deux jours, en cinq jours, en huit jours, selon le temps et l’argent dont ils disposent. Ils s’y agitent, incertains, se cognent en bourdonnant, aux vitres et aux becs de gaz, parcourent des circuits plus ou moins compliqués et puis ressortent soudain, pareils à ces grosses mouches affolées qui se sentent intruses. Et ils regagnent leurs foyers ou continuent leurs voyages, bien persuadés qu’ils la connaissent dans les coins.

Qu’en voient-ils ? Je me suis mis dans la peau de l’un d’eux pour visiter Paris comme n’importe quel provincial ou quel étranger ordinaire, sans lumières spéciales – c’est beaucoup plus facile que de se mettre dans la peau d’un homme de génie. Il n’use que des moyens immédiatement à sa portée, des moyens courants et, pourtant, il voudrait savoir autant que possible. Il a huit jours devant lui et s’y prend comme il peut, au hasard des circonstances, ou des rencontres, ou de son inspiration.

Je ne me suis pas évertué à un nouveau Tableau de Paris. C’eût été non seulement bien prétentieux et bien vain, mais encore très contraire à mon dessein, puisque le Tableau de Mercier, c’est la ville vue en huit ans au moins et non pas en huit jours. Je ne me suis pas non plus attaché à décrire des monuments ou des sites trop connus pour que cela puisse présenter le moindre intérêt. Je ne cherche qu’à traduire mes impressions et celles que j’ai pu surprendre  des gens parmi lesquels je me suis trouvé. J’arrange mon affaire de mon mieux, mais, en tout cas, je ne dis que ce que j’ai personnellement vu, subi ou entendu, et voici mon petit journal de voyage.


Vendredi (dix-sept heures). – Pour arriver à Paris, j’avais le choix de la gare. Alors, pourquoi n’être pas tout à fait dernier avion ?... C’était dit : j’entrerais par un port, le port aérien du Bourget. J’aurais ainsi toutes les impressions vraiment neuves d’un voyageur aéronaute, mais sans avoir passé par le mal de l’air ni par la venette intense qui me semble inséparable d’une traversée à la façon des cigognes. J’aurais aussi bien pu me supposer à provenance de Varsovie, de Londres, ou même du Havre, comme les plusieurs dizaines de voyageurs qui, chaque jour et du matin au soir, nous en parviennent, cuirassés d’un triple airain. Je préférai venir de Strasbourg – c’est plus vainqueur – par une aéro-berline à l’air bourru et courtaud d’un gros bourdon.

En descendant des nues, l’avion a décrit une spire d’hélice au-dessus de la plaine immense où, léger, il s’est posé presque sans secousse, non loin des hangars qui la bornent au fond. Et puis, un peu lourdement, comme si ses ailes de géant le gênaient pour rouler, il est venu, du lointain, jusqu’à une manière de portique en charpente à claire-voie dont les deux frontons symétriques sont marqués, à droite, départ, et à gauche, Arrivée. Cette porte arbitraire est élevée en plein champ, sans aucune clôture attenante où elle donnerait passage. Elle a tout juste la valeur d’un symbole, comme le premier arc de triomphe venu : l’entrée de Paris pour ceux qui y tombent du ciel. En deçà, c’est la piste, interdite, selon les écriteaux, à toutes personnes autres que les voyageurs et le personnel ; au-delà, c’est le quai où parents et amis attendent les leurs et s’avancent, les bras tendus, tandis qu’une portière s’ouvre au flanc de l’insecte énorme. Et voici les nouveaux hadjis, un peu gourds, et balourds, et étourdis, qui reprennent terre. Des employés s’empressent à l’accouchement, presque aimables, ma foi, encore dans leur balai neuf. Des Argonautes intrépides, certains sont aussi pâles que le tréponême. Emoi ou indisposition ?

Ficelé dans ses fourrures et sa combinaison cirée, casque-bourrelet à oreillettes en tête, le pilote, jeune loup d’air, descend de son poste avec la sûreté de mouvements que nos pères admiraient chez leurs cochers de diligences, sans s’embrouiller dans les marche-pieds. Clignant un œil malin vers ses passagers livides, il explique, pour l’édification des accoucheurs bénévoles :

- Tu parles qu’on en a pris de ces coups de pompe !

C’est ainsi, paraît-il, qu’on nomme les chutes brusques et vertigineuses de l’aéronef dans les trous d’air produits par les différences de température – et conséquemment de densité – entre les couches successives de l’atmosphère. Cela fait sur les passages inexperts un effet analogue à celui d’une mer agitée.  Je me suis joint au groupe des arrivants, qui sont une demi-douzaine. Des dames, suppliantes, font signer des cartes postales à leur nautonnier. Il s’y prête galamment, avec une indulgence condescendante, et s’appuie, pour écrire, sur l’un des plans sustentateurs de son appareil. J’ai bien l’air d’en être, car le gabelou anachronique, venu à notre rencontre, me demande, soupçonneux et blessant, selon les rites de son art :

- Vous n’avez rien à déclarer ?

Je n’ai pas de bagages, mais les autres en ont. Conduits par le douanier, nous passons sous le portique triomphal. Rien ne nous empêcherait de passer à côté, comme le chien-clown du cirque par-dessous le cerceau, mais ce ne serait là qu’une gaminerie indigne d’aéronautes sérieux et elle ne tente personne. Respect aux conventions. Nous voici sur le quai, herbu de la même herbe que la piste. Un coup d’œil aux hangars, colombiers où, nombreux, les oiseaux gigantesques dorment près des hirondelles éprises d’analogies, qui ont fait leurs nids sous le même toit et s’y poursuivent, criant comme chez elles. Sur la table d’une salle d’attente, voici un livre de confidences dans lequel les voyageurs sont invités à consigner leurs impressions, presque invariablement enthousiastes et ravies :

« Avant, angoisse et peur. Pendant, curiosité. Après, désir de remonter », écrit une dame. « It was great ! » proclame une écriture britannique. De l’esprit : « Un conseil : voulez-vous voyager en sécurité ? Ne prenez plus le train ; prenez un avion ». Un émule de M. Perrichon : « Que l’homme est petit quand on le regarde du haut d’un avion ! » Merveilleux, ravissant, sécurité, ce sont les mots le plus employés dans ces effusions lyriques. Mais que je voudrais donc voir l’homme modéré qui donne cette note : « Impression satisfaisante » ! Je parierais mille francs que c’est un censeur de lycée, si les censeurs étaient gens à s’en aller baguenauder par les espaces, comme les mouches. Tout cela, en somme, assez banal. Cependant, voici une déclaration originale et même une idée inquiétante : « J’en garde l’impression d’une personne qui devient chauve subitement ». Hé là ! hé là !... « C’est épatant ! » résume une demoiselle qui me paraît avoir surtout éprouvé des sensations.

Mais l’autobus qui fait le service entre le port et la ville va partir. J’y monte à la dernière place libre, à côté du chauffeur. Après le monument funéraire des morts de 1870-1871, l’église et le village du Bourget, la plaine s’étend, triste : maigres cultures, gadoues, boîtes à conserves, cabanes en planchettes de caisses à sucre, voitures-maisons de Bohémiens, cimetières. A l’approche de Paris, les guinguettes, les marchands de frites salées de poussière ou de moules poivrées de crottin se multiplient et j’aperçois les fortifications de M. Thiers :

- On ne les verra plus longtemps, me confie le chauffeur. A la barrière Clignancourt, ils les ont démolies.

Peu après, je me rends à l’une des grandes agences de voyages où retenir ma place pour la visite sommaire de la capitale, sous la conduite d’un guide qualifié, visite qui doit, paraît-il, me donner « une idée générale » et qui aura lieu demain.


Samedi. – Aussitôt levé, je fais un tour par les rues qu’on balaie et arrose à la machine, mais où traînent encore des boîtes à ordures débordantes. La population employée se rend à son travail, les jeunes femmes gentilles et bien habillées, en général, mais non pas avec un bout de ruban et trois mètres de basin, comme le disait la légende. Tout cela est enveloppé de soie des pieds à la tête, moins pimpant, moins éveillé et plus gourmé pourtant que ne le prétendent les chantres de la midinette. J’écoute les conversations :

« Avec tout ça, quelle heure est-il ? – Il va être neuf heures, ma fille. – Quelle barbe ! – Quoi ? Le travail, c’est la liberté, c’est la joie de vivre, ma cocote. – Chez qui ? Vous direz ce que vous voudrez, mais moi, je prétends qu’une femme entretenue, qui sait se tenir et garder sa vie tranquille, est joliment moins bête que celle qui s’esquinte à turbiner. »

On raconte des films avec des alors et des alors ; on parle de vêtements, de ce qu’on a pu manger dans tel ou tel restaurant, et des amours. Celles des autres, on les déplore ou on les blâme, mais quand on parle des siennes propres, c’est, côté des hommes, pour faire du venividivici, côté des femmes, pour se vanter de l’amusement et du luxe qu’on en retire.

*
*   *

Vers dix heures, j’attends la grande voiture auprès du groupe disparate de mes futurs compagnons de voyage. Il y a quelques Français, mais le guide m’assure que c’est rare. Grands individualistes, nos compatriotes préfèrent en général visiter Paris et ses monuments d’après les itinéraires des livres-guides et, pour les explications supplémentaires, ils ont plutôt recours à la science universelle et complaisante des divers gardiens... Mais le car se range au trottoir. Nous sommes une vingtaine dans ce grand wagon découvert. Les Français : deux jeunes mariés en voyage de noces. Ils paraissent s’aimer beaucoup pour le moment. Deux autres couples : l’un se compose d’un petit homme incolore, quelconque et correct, avec son chapeau de paille fine, sa cravate soigneusement nouée, son brillant au petit doigt, et de sa femme bien concordante, brunette non moins incolore et quelconque. Ils disent des choses quelconques, protocolaires. L’autre couple, plus rude, s’ébroue et fait du volume. Des gens communs, satisfaits et dont l’aisance doit être récente. L’homme, en complet de fil-à-fil, est roux, moustachu, sourcilleux, rouge de visage et de poil dur, sous un panama disposé comme le bonnet de Louis XI. La femme, abondante en sa robe de tissu-éponge indigo à raies blanches, avec son chapeau d’organdi du même bleu dur et garni de rouge sureau. Elle a de grosses chevilles et de gros mollets vêtus de soie gris argent et, dans ses souliers indiens en daim assortis aux bas, des pieds épais qui ont connu les sabots. Sautoir, broches, bracelets, bagues, pendants d’oreilles. A côté d’eux, un personnage à favoris de magistrat, d’amiral ou de maître d’hôtel, est en jaquette, gilet blanc, pantalon à raies et casquette de yachtman. Tout naturellement et sans s’être parlé, les Français se sont groupés.

En fait d’Anglais, un gentleman tout rasé qui ressemble à Wilson, entre sa femme de vingt-cinq ans plus jeune et sa belle-sœur, deux dames dodues, aux visages enluminés. Puis, ce sont cinq Irlandais : un couple anguleux, blond-roux et semé de taches de rousseur, plus trois dames amies dont deux plutôt fripées, tapées, un peu timides et étriquées. La troisième, coiffée à la diable d’un paillasson rouge piqué d’une libellule, a de beaux yeux bruns, clairs et directs, qui n’ignorent rien de la vie, un air sûr de soi et comme affranchi. Ces cinq compatriotes aussi se sont tout de suite rejoints comme les bulles gazeuses sur une tasse de café. Il y a encore deux Américaines, l’une grande, lourde, visage brutal et agressif, l’autre, figure plus fine, a de beaux cheveux blancs et, boîteuse, s’aide pour marcher d’un parapluie-canne. Enfin, un autre couple anglais. Lui, une face chagrine de bouledogue, genre Stanley, n’est pas coquet. La propreté lui suffit et il s’abrite sous un panama incroyablement gondolé, fripé, recroquevillé, que madame a dû oublier dans un four après une averse. Elle, efflanquée, couperosée, n’est pas belle, mais elle a une bonne figure et c’est pitié de la voir grotesquement couronnée de cette coiffure innommable, sorte de bonnet de police à la Joseph Bara, d’un violet calamiteux, avec une pointe qui retombe, gamine à pleurer, sur le côté.

Le guide, intelligent et débrouillard, a l’accent anglais quand il parle français et l’accent français quand il s’exprime en anglais. Je verrai qu’il sait des choses, s’efforce à faire consciencieusement son métier et, sauf une petite gaffe par-ci, par-là, ne dit pas trop de bêtises.

Nous démarrons. La Madeleine : le guide nous en résume brièvement les caractéristiques et nous passons. La Chapelle expiatoire : descente et visite. Cela sent drôle. A défaut d’âmes royales, sans doute apaisées par cette expiation bourgeoise, il y a des oignons qui reviennent dans le vestibule. Le concierge fait son déjeuner. La Chapelle n’a rien de passionnant. C’est nu, c’est vide, c’est froid, c’est embêtant et comme-il-faut.

Devant le groupe de Cortot, Marie-Antoinette soutenue par la Religion, sous les traits de Mme Elisabeth, un avis me défend de « poser mes chaussures sur la marche de marbre ». On se déchausse donc ? Alors, ce serait une mosquée expiatoire ? A droite, un ange, « tour de force de Bosio », dit à Louis XVI  « Fils de saint Louis, montez au ciel ! » Le guide assure en anglais que le mot est de l’abbé Edgeworth, prêtre irlandais et confesseur du malheureux monarque, mais, comme j’ai déjà gagné sa confiance, il me glisse à l’oreille qu’il dit ça pour faire plaisir aux Irlandais. En réalité, ce serait plutôt l’ange qui aurait fait le mot historique, car, pour l’abbé Edgeworth, on sait maintenant qu’il n’a pas dit ouf. Sur quoi, dix marches pour descendre à la crypte. L’escalier est obscur. Tout le monde compte : « Un, deux, trois... neuf, dix, ah ! » ou « One, two, three... nine, ten, ah ! » La dame au bonnet de police violet continue machinalement : « Eleven » (onze), comme si elle voulait aller jusqu’à cent. Mais il n’y a pas de onzième marche. Elle trébuche et manque de se couronner les genoux mieux que la tête. En bas, rien à voir. Nous remontons pour passer devant un autre écriteau : « Il est absolument interdit de stationner dans une partie quelconque du monument », défense gratuitement vexatoire, dès qu’il n’y a rien à voir dans cette chapelle où l’on expie surtout la faiblesse d’y être entré. Ont-ils peur qu’on y vienne faire des pique-niques ?

Bientôt remontés en voiture, nous brûlons Saint-Augustin, église sans intérêt, paraît-il, « tout y étant moderne ». C’est aimable pour les contemporains. Le Parc Monceau, ancienne propriété des Orléans, est entouré par « des résidences de gens aisés ». On nous fait remarquer au passage l’hôtel du chocolatier-sénateur Menier. L’Arc de Triomphe. Qu’est-ce qu’on nous a donc conté de la pudibonderie britannique ? La plupart de ces dames marquent un franc intérêt au robuste et si viril petit gaillard qui part en guerre au premier plan de la Marseillaise, de Rude. Chez les Français, on serait plutôt un peu choqué. La dame quelconque fait une moue dégoûtée et constate :

- C’est agréable quand on vient avec des jeunes filles !

Ebaubi, Filafil murmure avec un petit sourire canaille :

- Eh ben, mon vieux !...

Le guide nous rappelle l’aviateur qui passa en plein vol sous l’arc de la Grande Armée. Montrant les ramiers qui nichent dans les anfractuosités de l’édifice, je veux faire le facétieux :

- C’est bien malin ! les pigeons y passent aussi tous les jours.

On me regarde avec une surprise méprisante. J’ai manqué une bonne occasion de me taire. Les yeux me laissent pour contempler l’hôtel Astoria que dirigeait un espion allemand nommé Gessler et où Guillaume avait parié de déjeuner le 22 juillet 1914. Si les hors-d’œuvre attendent toujours sur le guéridon !... Au Trocadéro, pied à terre. Du perron, nous admirons le Champ-de-Mars, l’Ecole Militaire, la Tour Eiffel :

- C’est quelque chose ! constate, pénétré, le monsieur quelconque.

Tous les britanniques ont le même mot déjà prononcé plus d’une fois depuis le départ : « Lovely ! » (charmant). Le petit mari irlandais ajoute que ce serait pourtant plus lovely si le temps avait voulu que la tour se perdît dans les nues. Encore un poète ! Nous rentrons au palais pour parcourir au pas de charge le Musée de sculpture comparée. Le guide profite de la reproduction d’un tympan de Notre-Dame pour nous enseigner qu’elle n’est que la cinquième (?) cathédrale de France. Chartres serait le number one, puis viendraient Bourges, Reims et Amiens, notions précises qui paraissent réconforter les Britanniques. Quant aux Français, pour qui l’on répète toujours, dans leur langue, les explications données en anglais, ça ne les intéresse pas du tout. Les jeunes mariés se tiennent à part, les doigts nattés, et se font des yeux de chien mort. Les Quelconque et les Filafil commencent à s’ennuyer. En voiture. L’avenue Kléber. Le guide, qui garde pour moi son petit musée secret – j’en suis flatté – me désigne furtivement l’hôtel d’une riche Américaine ; elle y a fait fortune dans l’entremise :

- Et vous savez, la plus huppée de la corporation. Elle ne travaille que pour le grand monde. Pas de femme qu’elle ne puisse vous procurer, du moment que vous y mettez le prix !

Les Champs-Elysées, le Grand-Palais, le Petit-Palais, les Invalides (là-bas : Mansard, Napoléon...), l’Obélisque. Les explications recommencent : l’emplacement de l’échafaud, les Chevaux de Marly, l’Hôtel Crillon-Coislin, Gabriel, Coustou, Coysevox, Pradier, Ramsès II, Cortot, Méhémet-Ali, Lebas (250.000 kilos). Louqsor, Lousqor. J’entends comme un écho tronqué qui répète : « Louq, louq... » Je finis par abaisser le regard. C’est un marchand de plans de Paris, belle tête de voyou, qui me prend pour un Engliche et appelle mon attention sur sa camelote : « Look ! look ! » (regardez). Quand il me tient, il découvre à la dérobée des photographies de femmes nues et il guette dans mes yeux un éclair de salacité.

- Voulez-vous bien cacher ça ! protesté-je, plein de pudeur.

Ha ! ha ! un compatriote ! La farce lui paraît excellente. Il rit en montrant des dents vertes et, confidentiellement, avec le pur accent de Ménil-muche :

- Taisez-vous donc. Ça, c’est rien ; c’est pour les enfants. J’ai bien plus bath, des fois que vous seriez amateur ?

Mais le car est reparti. Place Vendôme, histoire de statues : une en redingote, montée, descendue ; une, en empereur romain, remontée, une aux Invalides, une fondue pour en faire une autre à Henri IV - c’est toujours un monarque. Midi ; l’Opéra. Allons déjeuner. Rendez-vous à deux heures et demie pour la suite de la visite kaléidoscopique. Qui vais-je suivre ? J’emboîte le pas au quatuor Quelconque-Filafil, car les deux couples ont fait connaissance et cheminent désormais de compagnie. Quelques minutes et Filafil montre, en se baisant le bout des doigts, un restaurant à prix fixe. Il y entre et les trois autres le suivent d’un seul élan. Bravo ! Nous allons faire bombance à bon marché. Je m’asseois non loin d’eux et je vois qu’ils me reconnaissent, mais sans la moindre sympathie. Peut-être me trouvent-ils même indiscret.

Ce restaurant restera l’un des plus pénibles souvenirs de ma vie. Profondément tachée, ma serviette sent le pansement, mes sardines l’huile de foie de morue, mon beurre la colle de poisson, ma limande la vase, mon bifteck le crottin, ma salade la peinture, mon vin l’alcool dénaturé, mon fromage l’urine, et mes macarons, les « water ». Tout cela, trois francs cinquante ; c’est pour rien. Le garçon, avec une barbe de deux jours et un tablier de huit, trempe un pouce culotté, à l’ongle cerné d’ébène, dans tout ce qu’il apporte et l’essuie au cachemire, dont il donne aux verres un dernier coup de fion. Il se traîne, paraît épuisé et si, en desservant, il trouve un reste de vin dans quelque vase, il se hâte d’aller l’absorber à l’abri du dressoir pour se rendre un peu de cœur. Enfin, de ma place, par une porte entre-bâillée, je vois, dans l’office, un des plus sales plongeurs imaginables, laver (?) une quarantaine de couverts dans ce qu’une boîte à harengs marinés peut contenir d’eau chaude. Après quoi, il les étanche d’un torchon marron et les finit d’essuyer avec les serviettes dont les consommateurs viennent de se servir.

J’ai le cœur sensible et ça ne va pas bien du tout. Cependant, à leur table, les quatre convives paraissent enchantés. Ils mangent à plein rendement, avec ostentation, pour qu’on voie bien qu’ils tirent tout l’agrément possible de l’argent qu’ils dépensent. Ils se régalent de bidoche et de poisson qui s’ennuyait, boivent à larges rasades et ne reculent pas devant un « supplément ». Tout en mangeant, ils entretiennent une conversation assez confuse. Je discerne encore que chacun d’eux cherche à étonner le parti adverse par l’abondance de ses précédents voyages. Mais les souvenirs pittoresques sont pauvrement vagues et, pour mentir, il faudrait de l’imagination. Alors, ils se rabattent sur ce qui est resté bien vivant en eux :

- A Anvers, monsieur, à la Nouvelle Rose d’Or, rue du Marché-aux-Œufs, ce que nous pouvions avoir à déjeuner ! Un potage, monsieur, six plats, dont un de poisson, trois de viande, deux de légumes, entremets, fromage et dessert... et bien cuisiné, savez...

Et M. Filafil lève au ciel de fortes mains baguées et poilues qui rendent grâce ; ses yeux se révulsent dans une sorte de spasme.

Mme Quelconque lui a déjà coupé la parole :

- A Grenoble, les gâteaux sont merveilleux. Tous les jours, à quatre heures, avec mon mari, nous en faisions un, de ces petits five o’clock, place Grenette ! Enfin, tu te rappelles ?

- Si je me rappelle ! Et à Sassenage, chez le père Mousquin, au bord du torrent : hors-d’œuvres variés, saucisson chaud du pays – exquis ! – avec un beurre de la montagne, un beurre noisette à s’en lécher les doigts, omelette aux quatre champignons, poulet au blanc de la Bresse – pas du pays, de la Bresse ! – gratin dauphinois à discrétion, fromage Saint-Marcellin – du nanan ! – raison, – quel raisin ! – café, – quel café !...

Mme Filafil s’empare de la tribune :

- Si vous avez été à la chute du Rhin, à Schaffouse...

- Bien sûr ! Toute cette eau qui tombe ! se hâte de répondre Mme Quelconque.

- Et quel vin blanc, monsieur, au restaurant de l’hôtel, là, à gauche, savez ?

L’autre sait, et ils parlent. Ces gens ne parviendront pas à s’épater. Le ménage Quelconque s’efforce de manifester la supériorité d’une bonne éducation bourgeoise ; les Filafil ne cessent de taper moralement sur un gousset qu’ils croient sentir plus gonflé que celui de l’adversaire et ils ponctuent leur discours d’innombrables « Monsieur ! Madame ! » estimant sans doute qu’une pratique aussi délicatement courtoise leur vaut un brevet de gens du monde.

*
*   *

Nous avons rejoint notre car. Le premier arrêt de l’après-midi est au Palais-Royal. Cela amuse beaucoup les Britanniques que Philippe-Egalité y ait fait construire des boutiques qu’il louait pour grossir ses revenus. Jusqu’ici, le maître-d’hôtel-amiral était resté dans une sorte de torpeur. Il se réveille enfin. Nous sommes près de la statue d’un homme à redingote, en train de monter sur une chaise. Il me touche l’épaule et me souffle à l’oreille : « Claude Pascal, l’écrivain ! » Puis il se désintéresse de nouveau et ne réagit en aucune manière quand le guide nous dit que c’est Camille Desmoulins. Le révolutionnaire n’a pas de succès. On semble généralement le blâmer d’avoir arraché les feuilles des arbres et l’on accueille avec soulagement la nouvelle qu’il a été guillotiné.

Dans la cour du Louvre, j’apprends que Charles IX a tiré sur les huguenots avec une arme à feu appelée « arbalète » et qu’un mercenaire allemand nommé Bœhm est entré sans façons dans la chambre de Coligny pour le frapper d’un coup de « baïonnette ». Deux mots sur l’Ecole des Beaux-Arts, au vol, et puis, alors que, de l’avenue de l’Observatoire, nous considérons docilement la perspective du Luxembourg, un passant obligeant s’approche en coin-du-feu et pantoufles dites « confortables ». Il abrite les trésors de sa cervelle sous une casquette à carreaux de bandit. Il est porteur d’un panier vide et montre une face brillante et réjouie de gâteux bon enfant. Discrètement, il conseille à notre guide de nous mener voir les poires du verger du Luxembourg. « Elles sont superbes ; ça les intéressera », ajoute-t-il en souriant. Le guide remercie vivement et donne le signal du départ, tandis que notre ami d’un instant nous fait de petits signes d’adieu familier.

L’Observatoire à vue de nez, le monument de Carpeaux, le maréchal Ney, Bullier, bal favori des « joyeux étudiants », et nous sommes au Panthéon. Visite. Cette fois, les deux Américaines sont restées en voiture avec les Filafil et les Quelconque, qui aiment mieux digérer en paix leurs immondices. Ce monument a un peu le même caractère de viduité que la Chapelle Expiatoire. Cependant, il ne sent pas l’oignon, mais seulement le moisi. En attendant la descente aux caveaux, nous examinons les fresques. Saint Louis n’intéresse guère, non plus que Geneviève, ni Puvis de Chavannes, « peintre très discuté ». Mais Jeanne d’Arc est fort suivie. A la vue du saint Denis ramassant sa tête sur une marche d’escalier, de Bonnat, le mari irlandais s’arrête net, admire et s’écrie une fois de plus : « Lovely ! » Mais c’est un anthropophage que ce petit insulaire ! Voici qu’un gardien s’avance, balançant des clefs et glapissant : « Pour la visite des caveaux ! » Il est très vieux, avec un visage effondré de paralytique ; il traîne les pieds et, en fait de gâteux, jouerait bien l’Héraclite du gracieux Démocrite aux poires de tout à l’heure. On le suit en cohue, car beaucoup d’autres curieux étrangers à notre car attendaient cette tournée. Des portes, un escalier : nous sommes dans les caveaux. « Qu’il fait froid ! » murmure la jeune mariée en se serrant contre le bien-aimé. Les tombeaux : Bougainville, Lagrange, le maréchal Lannes, Baudin, mort pour vingt-cinq francs... Voltaire, Rousseau, Victor Hugo... A chaque nouveau grand mort, l’amiral-maître-d’hôtel se penche et m’annonce à voix basse : « Maintenant, c’est Carnot ! » Mais ce n’est jamais Carnot ; c’est Soufflot, ou Latour d’Auvergne, ou quelqu’un de ces sénateurs de l’Empire que, glapissant et pleurard, les yeux fermés pour ne pas se tromper dans son boniment appris par cœur, le gardien minus habens appelle spirituellement « d’illustres inconnus ». Mais l’amiral est de marbre, comme Coligny, son ancien. Ce n’est pas Carnot ? Eh bien ! c’est un autre macchabée. Il attend son heure. Et, en effet, voici que le vieux chacal aboyeur annonce Lazarre Carnot, puis, coup sur coup, Sadi Carnot. L’amiral se redresse, caresse ses favoris et, avec un petit haussement d’épaules, il fait : Voyons !... »

Nous savons enfin que Mme Berthelot est la seule femme admise parmi les grands décédés et que le dôme pèse onze millions de kilos. L’amiral trouve qu’on est partial pour Mme Berthelot :

- Madame Berthelot ! Madame Berthelot !... La seule femme ? Non, mais et Mme Curie, alors ?

- Mme Curie n’est pas morte, objecté-je.

Il me regarde, un peu surpris, mais, toujours fort, il reprend :

- En tout cas, ça ne peut pas tarder.

Charmant ! Passé un certain degré de célébrité, il croit qu’on doit être mort. Le défilé recommence : la Bibliothèque Sainte-Geneviève, Saint-Etienne-du-Mont, l’Ecole de Droit, la Sorbonne, le Collège de France, Cluny, autant de monuments que nous doublons à bonne vitesse. Palais de Justice ; cinq minutes d’arrêt. La Conciergerie est à peu près passée sous silence. Nous commençons par la Sainte-Chapelle. Dans la nef inférieure, le guide nous dit : « Ne soyez pas désappointés ; cette chapelle-ci était réservée aux domestiques de la cour. La merveille est au-dessus. » Nous n’avons pas gravi l’escalier en colimaçon et jeté un regard sur la chapelle dorée de saint Louis qu’on nous entraîne par une porte et que nous nous trouvons chez les chats-fourrés, salle des Pas-Perdus.

« French lawyers ? » (Des hommes de loi français ?) s’enquiert Mme Stanley, à la vue de quelques toges hâtives qui s’envolent entre les colonnes. Le guide acquiesce, et tout le monde paraît ravi. Passe, légère, une aimable personne enrobée de noir, le rabat sous le menton et le portefeuille sous le bras : « lady barrister ! » (femme-avocat), dit le guide en clignant de l’œil. On sourit avec une bienveillance un peu narquoise.

Notre-Dame n’est que la cinquième cathédrale de France et le guide, fatigué, voudrait bien l’esquiver, mais cela ne fait pas l’affaire des Irlandais catholiques, qui la réclament constamment. Nous la parcourons donc, ne nous arrêtant guère qu’aux statues tombales des trois archevêques trépassés de mort violente, ainsi qu’aux rosaces. Le guide a une défaillance de mémoire : il ne se souvient plus du nom de l’assassin de Mgr Sibour. Je lui souffle : « Verger ! » Une immense considération se peint dans son œil. Je me laisse admirer, mais, s’il savait, lui, que ma science n’est que l’écho d’une chanson vociférée dans des sous-sols de cabarets, au temps de ma paresseuse et vadrouillante jeunesse :
      
C’était Verger qui crevait la paillasse
A Monseigneur l’Archevêque de Paris... !

L’Hôtel-Dieu, la Préfecture de Police, l’Hôtel de ville, Saint-Gervais où, en 1918, le Vendredi saint, un obus de la Bertha fit cent cinquante-six victimes. A ce chiffre, l’Irlandaise affranchie laisse échapper un sifflement d’admiration. Désormais, tête basse, feuilletant son guide, M. Filafil ne regarde plus rien. Il se contente de chercher à la table des matières le monument annoncé par le cicerone et il fait une coche au crayon. Après Saint-Gervais, sans relever les yeux, il demande à sa femme :

- Qu’est-ce que nous venons de voir ?

- L’Eglise Saint-Gervais et Saint-Protais, qu’il dit.

- Bon ! renvoie l’époux, comme s’il s’agissait d’un inventaire ou du pointage d’un compte courant.

Une coche ! Séduits par une méthode aussi pratique et expéditive, les Quelconque l’imitent servilement. Ces quatre personnes sont enfin délivrées d’un grand poids. Elles ont trouvé le chic pour voir Paris vite et bien. A l’approche du soir, le défilé se fait vertigineux. Place de la Bastille, un regard au génie, en haut de sa colonne. Place de la République, la colossale statue des frères Morice est une œuvre « réaliste ». Toujours obligeant, l’amiral me désigne un bâtiment dépourvu de beauté :

- La Légion d’honneur, assure-t-il, où l’on élève gratuitement les enfants des fonctionnaires nécessiteux.

Il a encore perdu ! C’est une caserne de la Garde Républicaine. Cette fois, il trouve que c’est un peu fort et pince les lèvres, vexé. Les Boulevards, la Porte Saint-Martin, la Porte Saint-Denis et la place de l’Opéra. C’est fini pour l’après-midi. Le soir, sans incidents bien notables, la voiture nous a fait encore parcourir les principaux « quartiers d’amusement » de la « Ville-Lumière » et ses principales artères « choisies parmi les plus animées et les plus brillamment éclairées, comprenant Montmartre et le Quartier Latin », mais avec peu d’arrêts.

La visite sommaire est terminée. Ai-je « une idée générale » ? Ou bien suis-je complètement idiot ? A l’inverse de mes compagnons de randonnée, j’ai coché sur mon livret-guide tout ce que je n’ai pas vu, un tas de choses : Carnavalet, les Archives, les Arènes, les Gobelins... mais ils sont trop et cela risquerait de diluer mon idée générale.


Dimanche. – Je reste fidèle à mon agence. Le guide a annoncé pour aujourd’hui une excursion à Versailles, aux Trianons et à la Malmaison. Cela fait, en somme, partie de Paris. Je me joins donc à la promenade, mais je saurai être moins prolixe qu’hier ; l’abondance des matières me forçait la main. J’ai le plaisir de retrouver la plupart de mes compagnons de la veille, sauf l’amiral des bateaux de fraises, qu’un sort trop injuste a sans doute découragé. Je le regrette ; il assaisonnait nos pérégrinations d’une aimable fantaisie. A la traversé du Bois, il fait soleil sur les feuilles jaunies. Mme Stanley ouvre un parapluie. La vieille Américaine boîteuse et distinguée, assise derrière elle, proteste aussitôt en son langage, et de manière fort acerbe :

- I don’t want to have those things stuck in my eyes ! (Je ne tiens pas à me faire planter ces machins-là dans les yeux).

Brave femme, Mme Stanley referme. Le guide nous rappelle la vaste et redoutable forêt de Rouvray, où les bandits avaient jadis leurs repaires. Le ménestrel Catelan y fut assassiné au lieu marqué d’une croix. Il s’en tient là, mais il ajoute plaisamment à mon usage exclusif que, si l’on marquait d’une croix chacun des endroits du Bois où quelque promeneur fut attaqué, dévalisé ou assassiné de nos jours, il n’y aurait plus de place pour les arbres... Saint-Cloud contient « plusieurs restaurants de premier ordre, au moins pour les prix ». C’est alléchant.

A Versailles, dans le Palais du Roi-Soleil, magnificence incomparable, je m’étonne d’abord naïvement que l’or, répandu à profusion des plinthes au plafond, puisse donner ici une telle impression de tact et de goût dans la somptuosité, alors qu’il est une obsession à l’Opéra. De même qu’à la Sainte-Chapelle, ce n’est pas l’or qu’il faut regarder, c’est la façon de le présenter. L’accueil que les voyageurs réservent aux explications du guide est singulier. Ils ont des regards fixes ou égarés de gens sous l’influence de stupéfiants et l’on dirait qu’ils ont hâte que ce soit fini. (Tout de même, chez eux, il n’y a pas de guide pour les raser ; que diable sont-ils venus faire ici ?) Quand on nous montre une table du XVIIe, incrustée de cuivre ou une autre, en mosaïque, en nous invitant à l’admirer, tout le monde s’approche comme à regret ; vingt mains passent sur les incrustations, mais les yeux ne regardent que distraitement. On ne sent rien du tout et l’on gagne la salle voisine. L’auditoire n’accroche au passage que des particularités anecdotiques : dans la salle du Conseil, le Roi était assis sur un fauteuil, tandis que les ministres siégeaient modestement sur des tabourets. Aussitôt, les visages s’éclairent ; on sourit et l’on approuve. C’est cela qu’on rapportera de Versailles et qu’on racontera au retour... si l’on s’en souvient.

A la vérité, je constate par moi-même que cette façon de voir un temple d’art est nulle. Les premières salles, la chapelle m’ont impressionné, mais, maintenant, tout tourne et je me sens saturé de beauté jusqu’à la nausée, comme ces compagnons que je cherche à diminuer. La seule différence entre eux et moi, c’est que l’histoire de la chemise passée au petit lever, ou l’encoignure des glaces où la pauvre Marie-Antoinette pouvait réfléchir son corps entier, mais sans la tête, me lassent autant que le reste.

Pendant notre steeple-chase à travers la Galerie des Batailles, il m’a semblé que, dans le Wagram d’Horace Vernet, Napoléon regarde de l’œil droit dans sa lunette d’approche sans fermer l’œil gauche, pour le conserver sur son état-major, probablement. Un joli talent de société que M. Frédéric Masson nous avait caché. Et le palais est vu. M. Filafil ne dissimule pas sa satisfaction :

- Il n’était que temps. J’ai la dent, moi.

Tout le monde a la dent. Le guide nous recommande un hôtel où nous pourrons nous repaître à onze francs par tête, prix de faveur, boisson non comprise. Les Filafil s’esquivent avec les Quelconque, ainsi que les jeunes mariés. Ces derniers, qui portent un paquet, vont sans doute en picorer le contenu dans un coin du parc. Quant au quatuor, je le soupçonne de connaître à Versailles un autre de ces petits restaurants dont on se baise le bout des doigts. Alors, j’aime mieux rester avec les Britanniques.

Le gérant me dit que c’est une mode qui se dessine à Paris (peut-être prend-il ses désirs pour des réalités) : quand on se sent un peu à bout de nerfs, on vient se mettre en rade à Versailles, ville calme et reposante. Et il me montre des pensionnaires de l’hôtel qui, nu-tête et en robes d’intérieur, prennent du café avec un air excessivement distingué. L’une d’elles appelle son petit garçon, tout ce qui se fait de plus chic comme petit garçon – braies courtes de sport, découvrant les genoux, col derby, cheveux lissés en arrière « à l’argentine » :

- Jean !... Où sont Yolande et Roland ?

- Ch’ais pas où qu’i sont, répond le parangon des garçonnets, sans qu’un pareil langage offusque le moins du monde des parents aussi élégants.

Les langues roulent de l’or, a dit Balmès. D’ailleurs, ce sont des organismes en voie d’évolution... Tel le bois de Boulogne, les parcs de Trianon sont bien mal entretenus. Au lieu d’une pièce d’eau, c’est un fossé à sec qui entoure le Temple de l’Amour. Le gentil hameau de Marie-Antoinette laisse absolument froids les membres de la caravane. Mme Filafil trouve seulement que « pour une reine, ça ne fait pas très riche ». Evidemment, dès que ces joujoux d’une reine ne trouvent rien à réveiller en vous, bonnes gens, tout cela devient aussi banal que vous-mêmes.

Les Trianons ; pas d’incident. Le guide s’excuse, sur le peu de temps qui lui reste, de n’avoir pu nous faire voir tout. Il se trompe : nous verrons tout. Le temps est doux ; le soleil donne sur la porte et les dames n’ont point de manteaux, en sorte que pas une d’elles ne passe le seuil sans que, du vestibule relativement obscur, nous vérifiions, par transparence, comment elle a les jambes bien faites. Y mettent-elles de l’exhibitionnisme ? Pourtant, il en est de cagneuses et d’autres en manche de veste.

Retour à travers des campagnes harmonieuses et câlines. Une Irlandaise, l’air d’une petite pomme un peu rouge et ridée, somnole en chancelant, le lorgnon sur le nez, bref comme une serpette à marrons. La femme de Wilson a aussi la digestion roupilleuse. Mais, tandis que les mariés se tiennent serrés et blottis l’un dans l’autre, en une attitude blessante, lui, d’un geste chaste, sacerdotal et vraiment attendrissant, il passe le bras à la taille de sa compagne, pour qu’elle repose malgré les cahots. Par exemple, il laisse sa belle-sœur se balancer à tous les hasards. Tant pis si elle se répand sur la route ; elle n’avait qu’à avoir un mari. Les convenances avant tout. Les Stanley dorment aussi, appuyés l’un à l’autre, et l’abominable bonnet violet recherche les caresses gondolées de l’impossible panama sans pouvoir le chiffonner encore. Les Quelconque et les Filafil ne cessent de bavarder et, toujours, prétendent à s’épater mutuellement. Cette idylle, je le crains, finira dans la haine.

La Malmaison. Tout le monde s’éveille. Plusieurs dames britanniques allongent les jambes, tâtonnent avec une feinte indifférence et une évidente inquiétude. C’est la chasse aux souliers sournoisement vidés pour plus d’aisance. Avant l’entrée, le guide nous résume l’histoire de l’Impératrice répudiée, qui mourut ici en 1814, « eighteen fourteen ». L’Américaine hargneuse le tient à l’œil, bien déterminée à ne pas se laisser conter des blagues. Elle interrompt :

- Eighteen fourteen she died ? (C’est bien en 1814 qu’elle mourut ? Ainsi, depuis le début de nos promenades, une seule chose a paru vraiment toucher l’ogresse : c’est la mort de Joséphine. La petite créole martiniquaise possède un cénotaphe dans le cœur de cette gorgone... Et nous nous lançons une fois de plus à travers des chambres, des salons, des cabinets de travail. Eberlué et moulu, je me fais l’effet du monsieur qui visite des appartements. Un groupe français reçoit les explications d’un gardien du château. Je m’y joins pour un temps. Au lit de camp où l’empereur mourut, un contempteur des tyrans hausse les épaules :

- Ça serait un petit comme moi qui y serait mort, on n’en ferait pas tant de chichi.

Quelle marchandise y a-t-il donc dans cette tête marécageuse ? Deux dames fort bien habillées ne veulent pas être venues pour rien et, comme les autres, hier, à l’infâme restaurant, elles trouvent tout exquis, merveilleux, adorable :

- Oh ! ces rideaux !... ce lit !.... cette toilette !... cette soie de Lyon,... ce velours de Gênes – et, tu sais, le gardien l’a dit : c’est l’étoffe de l’époque – A pleine main, ma chère !... Ce vase de marbre... la pendule... le surtout en vermeil...

La plus jeune, une brune aile-de-corbeau, un peu poneyte et poupine, mais jolie, avec de grands yeux bovins, trouve en elle-même des choses inouïes. Nous passons sur un dallage à carreaux blancs et noirs resté tel qu’au temps où Napoléon et Joséphine y marchaient. Elle le regarde et s’écrie :

- Ah ! mais, c’est tout à fait le tapis de Cécile.

- Ce n’est pas un tapis, remarque l’autre, c’est le vrai dallage de l’époque.

- Eh bien ! réplique la dame brune, un peu agacée, le tapis de Cécile, ce n’est pas un vrai tapis ?

Elle a pourtant lâché une critique dans le salon de l’Impératrice :

- Vraiment, on aurait pu remettre des cordes à la harpe. Ce n’est pas si cher, et l’on gaspille assez d’argent...

Elle estime, au surplus, que cet instrument est fort agréable à entendre quand celle qui en joue a de jolis bras. Elle doit comploter de l’apprendre. Au cabinet de travail, les deux amies s’extasient sur le bureau pliant de campagne, construit sur les indications de l’Empereur :

- Ce que c’est pratique, crois-tu ? Il n’était déjà pas si bête !

Voilà donc une femme intelligente et sans parti pris qui rend justice au géant foudroyé... Finie, La Malmaison, nous rentrons par le rond-point de la Défense. Le guide nous montrera ce soir « comment Paris s’amuse ». Nouvelle dispersion de la caravane. Le quatuor va prendre l’apéro, comme dit Filafil, et il ajoute :

- On en profitera pour faire ses cartes postales, mais, maintenant que ça coûte quatre sous, je n’en envoie qu’aux principaux.

Pour moi, je fais un tour de boulevards. Je voudrais me les imaginer nouveaux, mais, hélas ! voici une dame péripatéticienne que je connais depuis trente ans et plus. A Montmartre, on l’appelait : « Madame Jules ». Et celle-ci, qui fut charmante, il y a si longtemps et, maintenant, me fait penser à la belle qui fut haulmière ! Seigneur ! il y a donc des hommes qui paient pour coucher avec cela ? Et cela vit ? Et cela mange ? Et cela s’habille, coûteusement, ma foi ! Non, les temps héroïques de la charité chrétienne ne sont point révolus et ça donne, comme dit Gavarni, une crâne idée de l’homme... ou, tout au moins, de l’étranger.

*
*   *

Le soir, c’est en compagnie de trente Anglais, Américains et Irlandais, que je descends de car à la porte d’un bal. Les Français ont disparu, mais je sais que les jeunes époux sont à Phi-Phi et que le fameux quatuor bée en lorgnant quelque revue-à-poil. A la vue des enseignes lumineuses qui flamboient dans la nuit, Mme Stanley demande avec un bon sourire :

- Oh ! Maolinn-Rôge ?

Silence du guide : il mène paître son troupeau où ça lui chante, à lui, guide et chef, et n’aime pas les observations. J’entre le premier dans la salle triste et à demi obscure, où l’orchestre s’escrime mollement, tandis que deux couples évoluent sur la piste du bal sans crainte de se heurter. Mais, à l’entrée de cette fructueuse troupe d’étrangers, les lampes s’allument de tous côtés. La salle resplendit aussitôt, aveuglante, tandis que, du sous-sol aux « attractions », monte un grand fracas de tirs et de quilles carambolées. Sur plus de vingt tables mises et fleuries, deux seulement sont occupées par des gens qui dînent. En face, c’est le bar mieux garni où, perchés sur leurs tabourets, quelques hommes d’aspect douteux et de jeunes femmes déjà fatiguées sucent des pailles ou attendent que la fortune leur en apporte.

J’abandonne mes compagnons et je m’enfuis. Très abattu, je marche vers la place brutalement éclairée par une vingtaine d’enseignes et de réclames lumineuses. Des fenêtres de restaurants resplendissent et vomissent des bouffées de musique sauvage. Encore des banjos, des saxophones, des éclats de bois sec... Par le vitrail entr’ouvert d’un établissement notoire, je vois des dames en peau et des messieurs en smoking qui se balancent, amers et constipés. C’est plus chic que le lieu d’où je sors ; ça coûte plus cher, mais c’est toujours la même chose. Le guide avait raison : c’est ainsi que Paris s’amuse. Tout pour Paris ! Allons nous coucher. Le long du boulevard extérieur, les jazz-band continuent de me détonner aux oreilles, comme le bateau continue à rouler sous les pieds du voyageur débarqué.


Lundi. – Las des agences et des tournées organisées, je m’en remettrai désormais soit à ma propre initiative, soit au hasard, pour la suite de ma visite. Puisqu’on démolit des fortifications fameuses, que ne vais-je voir la figure que ça leur donne ? Un taxi m’amène à la Porte Clignancourt. Sur une vaste étendue, les murs de moellons à chaînes de pierre dure sont déjà rasés et les fossés comblés. On a mis en tas bien ordonnés les matériaux disjoints. Et puis, à la place de la haute muraille, on en a développé une autre, en palissade. Alors, c’était bien la peine ! La première, en moellons, était plus solide... A la sortie de la barrière, sur les vastes terrains pelés de la zone militaire et le long des trottoirs de l’avenue, une foule cahote et se bouscule autour des étalages, sur des lambeaux de tapis ou à même la terre, des marchands de bric-à-brac. C’est le marché aux puces, ainsi nommé parce que les puces sont la seule chose qu’on y donne pour rien. On y vend de tout et tout se vend. Un des négociants en plein air me le dit : tel débris, qu’on ne croirait jamais susceptible d’aucune utilisation, y rencontre tôt ou tard son acquéreur. Des amateurs de bibelots et des collectionneurs assurent qu’on y trouve des occasions. Mais on pourrait bien avoir déjà lu des descriptions du marché aux puces infiniment supérieures à celles que j’en donnerais. On sait les faiseurs de tours, les leveurs de poids, les délieurs de liens et les briseurs de pierres qui y opèrent, banquistes déchus, au milieu d’un cercle de « pingouins », et aussi les marchands de chansons qui, d’une voix prétentieuse et avec accompagnement d’instruments plus ou moins adéquats, s’efforcent de faire valoir leur marchandise. C’est un spectacle assez lépreux sous le ciel gris. Monté sur un tertre, je vois jusqu’au loin le paysage plat des cahutes serrées contre terre comme une gourme...

Mais éclate un grand tapage de cuivres et de tambour, et l’on se porte vers une haute voiture bâchée. Tandis que les instruments se déchaînent sur l’impériale, assise à la banquette du devant, sous des diplômes encadrés d’or, une dame se lève et paraît se recueillir ainsi qu’un prédicateur qui vient de monter en chaire. Maigre et flétrie sous ses cheveux trop noirs, elle est vêtue de soie noire aussi, mais fripée à croire qu’elle a couché avec. Sur sa tête, un chapeau sûrement piqué du bout du crochet dans une poubelle et que décore une ancienne plume mousquetaire passée à l’état d’arête de poisson. Lentement, elle lève la main. Le tapage cesse. Elle promène autour d’elle un regard à la fois autoritaire et d’une noblesse indicible, et elle parle :

« Mesdames et messieurs, les prétendus savants, dont beaucoup sont des ânes, attribuent les maladies qui nous affligent à toutes sortes de causes plus extraordinaires les unes que les autres. Ne vous laissez pas effrayer par ces balivernes et cessez de porter votre bel argent à cette bande noire d’exploiteurs. Voulez-vous savoir ce qui cause les maladies ? Ce sont tout bonnement les vers ! (Elle prononce : les vaïrs-eu, à la façon des mauvais acteurs qui, pour bien dire, font sonner tous les e muets et en ajoutent même où il n’y en a pas). Oui, les vaïrs-eu, ténias, lombrics, helminthes, ascarides, hydatides, filaires, trichines ! Alors, pour se guérir, que faut-il ? Détruire les vaïrs-eu, n’est-ce pas ? Un enfant le dirait. Pour cela, comme l’ont reconnu plusieurs académies de médecine, il y a un moyen, mais il n’y en a qu’un, moyen simple, d’ailleurs. Ecoutez-moi bien ! Vous prenez une pincée de mes herbes choisies ; vous les mettez dans un verre propre. (Elle joint le geste à la parole.) Vous versez dessus de bon cognac-que... (Mouvement général d’attention.) Vous laissez macérer sur votre table de nuit. Le matin, au réveil, vous pressez le jus, vous passez le liquide dans une vulgaire passoire et vous vous envoyez ça dans le système. Ça ne sent que le cognac-que ! Aucun danger si vous avalez en même temps quelques parcelles de mes herbes. Ça purge. Bientôt vous rendrez des vaïrs-eu en abondance et, si vous continuez à en prendre chaque matin aussi longtemps que vous vous sentirez malades, au bout de ce temps-là, vous vous sentirez radicalement guéris... Mais ceci n’est rien encore, mesdames et messieurs. Avez-vous des cors ? A titre de prime, à tout acheteur d’un paquet de mes herbes, je donn-eu une boîte de ma pommade souveraine. Vous en prenez gros comme une nentille ; vous en frottez la partie malade et le mal disparaît comme par enchantement ! Ceci n’est rien encore, mesdames et messieurs... »

En somme, le boniment que nos pères entendaient jadis en leurs lointains villages quand y passait le charlatan. Eh bien, ça prend encore à Paris. Cette dame, avec le geste à la fois coquet et impérieux de sa main droite, l’index tendu vers la terre et le petit doigt qui prend sa volée – l’index impose ; le petit doigt s’excuse gentiment – cette dame a vendu plus de trente paquets de ses herbes choisies en moins de cinq minutes. On se montait sur les pieds pour en avoir : ça se prend avec du cognac !

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L’après-midi, j’ai été à la Basilique de Saint-Denis voir les tombeaux des rois de France. On ne les visite que sous la conduite de gardiens qui, chaque demi-heure, à tour de rôle, mènent tambour battant une petite troupe de curieux. Ça va si rondement qu’ici encore on ne peut rien examiner, rien retenir et qu’on sort bientôt un peu plus abruti qu’on n’est entré :

« A gauche, le tombeau de Louis XII et d’Anne de Bretagne, sa femme, du XIIe siècle, tout en marbre. Les époux y sont représentés deux fois, nus sur le sarcophage, puis agenouillés au-dessus. A droite, une belle colonne torse à la mémoire de Henri III. Avant la Révolution, son cœur était dans une urne tout en bronze, également prise et profanée... François Ier et Claude de France représentés en nature au moment de leur mort. Les corps furent moulés. L’urne qui contient le cœur du Père des Lettres... » Quelle manie de mettre toujours les cœurs à part ! Aux gens illustres est donc réservé le même sort qu’aux morts de l’Ecole pratique : on les découpe et on les vide comme des poulets. Le cœur d’Henri III, le cœur de François Ier, celui de Gambetta, au Panthéon, dans sa ridicule boîte à cigares, et tant d’autres pauvres cœurs !... Laissez donc les cœurs tranquilles... Aux caveaux ! Cette visiteuse aux mains enduites de teintures variées déclare : « Oh ! là là ! j’y descendrais pas toute seule ! » En bas, on nous donne encore des explications, mais nous ne voyons pas grand chose. Remontée aussi rapide que le permet au guide, mutilé de la guerre, sa jambe mécanique : « Par ici, messieurs-dames, par ici ! » Dans la salle du trésor, une dame et sa fille ont à peine eu le temps d’échanger des hochements de tête muets et admiratifs devant quelques ornements en cuivre et deux vases 1830 bleu de Sèvres – trésors inestimables qui feraient joliment bien sur leur cheminée – que nous repassons le porche, vers la sortie. La dame aux mains versicolores est accompagnée d’une amie « en cheveux » à qui elle confie ses impressions :

- Je suis contente d’être venue. Ah ! c’est que c’est pus de not’ temps, tout ça !

- Sûr que ça nous repousse, répond l’autre. Si on prenait un verre ?.

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Moi, je reprends le tramway et je vais me promener au Luxembourg, noble jardin tout fleuri d’antithèses. Sur le grand bassin, l’enfance essore ses petits bateaux vers d’affreux naufrages, tandis que, sous les marronniers du kiosque à musique, étudiants et étudiantes, loquaces, gesticulateurs, et si sûrs d’eux-mêmes ! discutent leur apprentissage et complotent leur vie. Les vieillards du mail martèlent innocemment leurs boules de croquet sans conséquence ; au palais, ceux du Sénat pelotent des boulettes plus redoutables. Sur le banc même, peut-être, où M. Leblanc oublia son mouchoir que Marius prit pour celui de Cosette et couvrit de baisers fous, une étudiante est assise, un livre ouvert dans son giron. Sérieuse comme un brave petit juge, elle dit pieusement le nouveau chapelet de sa religion scientifique en égrenant les ossements d’un pied squelette enfilés sur des ficelles. Des amoureux se tiennent par la taille et se parlent dans la bouche, tandis que des mères admonestent leurs enfants. Ce jeune étudiant nègre fait une cour pressante à cette petite poule blanche du quartier. Tout cela, c’est de la vie ; c’est du présent ; c’est de l’avenir. Comme j’aime mieux cela que les tombeaux, et le passé, et ses vénérables monuments, et les pierres polies par les mains des morts !

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Je sais bien que l’amour est le seul but certain de la vie et, tout de même, je m’étonne assez sottement de la place que le seul amour nécessaire en principe, l’amour physique, tient dans la vie de cette grande ville. Ce qui me frappe surtout, c’est l’ostentation qu’y mettent les intéressés : on dirait qu’ils ne font pas l’amour pour eux-mêmes, mais pour montrer aux autres avec quelle folle passion ils le font. Dans les rues, dans les squares, ils se promènent étroitement enlacés, les mains dans les mains, les yeux dans les yeux, le visage pâmé, et ils s’arrêtent tous les trois pas pour échanger des baisers profonds comme des tombereaux. Discrets éléphants, où êtes-vous ? Il y a là-dedans du désir d’être envié, en même temps qu’un mépris absolu de l’opinion publique qui, à ce point répandu, est un sentiment nouveau et nettement caractéristique de notre époque. Si vous allez au bois de Boulogne, pour si peu qu’il fasse sec, vous les voyez allongés par terre, face à face et les jambes mêlées. Ils ne changeraient d’attitude pour rien au monde, à moins que le garde ne s’arrête à les contempler d’un visage sévère et réprobateur qui sent le procès-verbal...

La seule différence entre les pauvres et les riches est que ces derniers prennent des autos pour théâtre de leurs exercices érotiques. Ce soir, j’ai été m’asseoir dans un établissement près de la Porte Dauphine, pour y voir des gens qui s’efforçaient, comme les Filafil et les Quelconque, à s’entr’épater, d’homme à homme, de femme à femme et de table à table. Cependant, nullement furtives, des jeunes filles « très bien » se retrouvaient au rendez-vous avec des jeunes gens amis, loin des parents. Et, riant franchement, sans rougeur, l’une d’elles disait à sa compagne :

- Si tu savais ! Nous avons fait un tour de Bois dans l’auto de Jean. Notre phare éclairait tout à coup l’intérieur des voitures que nous croisions. Non, ces scènes que nous avons pu surprendre ! Ah ! on a bien ri.

Celles-là, au moins, sont averties.


Mardi. – Je descends dans la rue en feuilletant le livret-guide. Si j’allais au Sacré-Cœur ? Justement, on en dit le plus grand mal et je n’en suis pas loin. Et je gravis la rue qui mène au sommet de la Butte quand je me cogne dans un peintre de mes amis. Qu’est-ce que je fais là ? Je me promène ; lui aussi.

- C’est amusant ; il y a toujours quelque chose à voir... Et tiens, regarde ça.

Sortie d’une porte charretière, une femme grande et mafflue arrête au passage un marchand d’habits. Ce n’est pas pour lui rien vendre. Elle veut voir ce complet gris, à la mode de l’été dernier, et qu’il porte sur le bras. Elle se retourne vers la porte : « Eha ! Fernand ! » Apparition d’un grand gaillard solide, coloré, un peu trop gras, bel homme de faubourg, en pantalon, bretelles et chemise russe déboutonnée sur une poitrine velue. Il traîne ses savates et l’on voit verdir les veines sur ses pieds nus. Et là, en pleine rue, c’est une séance d’essayage comme dans le salon d’un tailleur. Le marchand célèbre la qualité de l’article, la coupe anglaise. Il fait rentrer la chemise dans les emmanchures, dégage le collet, tire le veston par le bas. Son geste dit que ça colle comme la peau sur les fesses et il se recule, médusé, pour mieux jouir de ce spectacle enchanteur : un véritable Apollon miraculeusement nippé. Mais la femme ne s’en laisse pas conter et, tournant autour de son homme, soumet le vêtement à la plus sévère critique. Elle sollicite l’avis du marchand de vin dont la boutique jouxte la porte charretière. Décidément, ça va, et Fernand s’écarte, car on discute le prix. Après un ardent débat, le rusé négociant s’avoue vaincu : tope ! Elle paie, rayonnante et s’écrie, entraînant les deux hommes vers le zinc :

- Et on l’arrose, bon Dieu ! peur qu’il craque, s’il était trop sec...

- C’est vrai, dis-je, que c’est attendrissant et joli, la joie de cette brave femme qui peut enfin acheter un complet à son mari...

- Penses-tu ! interrompt le peintre. C’est une raccrocheuse d’assez bas étage qui habille son amant de cœur. Je la suis depuis longtemps. C’est une femme admirable, cette pouffiasse ! Ils habitent ensemble une chambre de cette petite cour des miracles, hôtels de pauvres gens. Elle tient son ménage avec un dévouement et une abnégation magnifiques. Le matin, tandis qu’au lit Fernand déguste son journal en fumant une cigarette, elle va au lavoir, avec son tablier de serpillière, son seau et son linge. Ou bien elle repasse, coud ses robes, raccommode, épluche les légumes, fait le déjeuner. Puis, c’est la vaisselle. A trois heures, rincée, sanglée, la lèvre rehaussée de « sourire » et la joue de « trompe-couillon », elle descend à pied battre sa pénible retape. Sa journée faite, elle remonte, éreintée de sa trôle et de ses travaux. Cependant Fernand, membre d’un quatuor de cors de chasse, a travaillé ses ensembles avec les copains, dans le sous-sol du mastroquet, et s’est humecté, vu que ça vous la sèche, à moins qu’il n’ait été pêcher à la ligne, sous l’île Saint-Denis. Chaque soir, vers sept heures, leur gros terre-neuve Piccolo sort de la cour et s’asseoit devant la porte, à guetter le retour de sa maîtresse, comme le serviteur guettait celui d’Agamemnon après la guerre de Troie. Si ça a marché, elle montre de loin un petit paquet de pâté de foie au chien qui s’élance, tout joyeux, la queue en moulinet. A-t-elle fait chou blanc ? Piccolo le voit tout de suite à son allure accablée : la queue pesante comme une queue de mouton, il se déhanche mollement vers sa mère infortunée et tous deux remontent, assez tristes, le chien s’efforçant tout de même à des caresses sincères, pour la consoler. Ces jours-là, Fernand, qui guette aussi, tire une lippe, mais, les jours de pâté de foie, il se retourne, vainqueur et content, pour commander avec un bon sourire :

« - Deux mandarin-citron, madame Perlot, qué’que chose de tassé !

« Mais ça n’est pas fini, Après l’apéritif, il faut faire le dîner, puis laver encore la vaisselle, puis repriser les chaussettes sous la lampe. Fernand, fatigué, s’est couché. Et, le lendemain, ça recommence. Je te dis que c’est une sainte, cette putain-là. C’est pas de la vertu ça ? Le mérite-t-elle, oui ou non ?

- Quoi ?

- Le prix Montyon ?

- Dix fois plus que les clients habituels de l’Académie.

Je quitte mon peintre qui m’assure que la ville est pleine de ces grandes leçons de morale originale. En effet, je puis bientôt constater, plus loin, à quel point on y révère, par exemple, la maternité auguste. Un fruitier, tripotant son étalage, voit venir à lui une malheureuse femme toute déformée par un état de grossesse avancée et formidable :

- Eh bien, mame Lupin, c’est pour quand, le p’tit salé ?

- Ça ne peut plus tarder beaucoup, à mon compte, monsieur Tassonnier.

- Tant mieux, alors, pa’c’que ça doit joliment vous tirer su’ l’ nombril !

Et, mame Lupin s’éloignant, M. Tassonnier exprime en termes spirituels, mais trop crus pour être rapportés ici, que la génération, c’est encore un supplice qui finit moins bien qu’il n’a commencé...

... Le public du Sacré-Cœur appartient à une espèce et à un type particuliers. Les hommes sont enveloppés à la diable dans des vêtements pisseux qu’on dirait taillés à coups de sabre : les femmes se distinguent par le dessin invraisemblable, hideux des chapeaux, ainsi que par la difformité désolante des chaussures. D’une façon générale, ces gens-là montrent des teints gris et mal débarbouillées. Quant au Sacré-Cœur lui-même, il est bien moins laid qu’on le dit. Cette pièce montée, ce gâteau de Savoie, en le considérant, je ne me sens pas tant heurté. Dans quelques siècles, s’il est encore debout, il sera devenu « l’admirable témoignage d’un passé aboli » et l’objet du culte de connaisseurs qui dénigreront à leur tour les œuvres de leur époque. Je me rappelle ce que Rodin écrit des pierres façonnées par les ans. Je me souviens aussi qu’on protesta avec dégoût contre l’érection, avenue de l’Alma, d’un petit clocher qui, vu à distance, place sur ce coin de Paris un accent nécessaire. Mais, quand on sut qu’il était la copie exacte d’un autre, plus ancien et dûment estampillé, on le trouva tout à coup très joli... Et puis voyez donc, au loin, le Sacré-Cœur haut sur sa butte, au soleil couchant.

De la lanterne de la grande coupole, on découvre un panorama étourdissant, et superbe, et émouvant : lac immense de maisons, campagnes, et collines imbriquées à perte de vue. Là, sous nos yeux, en ce moment même, une multitude nait, vit, souffre, croit vouloir, désespère, agit, languit et meurt !... A mes pieds, les rues du haut Montmartre se dessinent, avec sa petite place et ses vieilles cahutes, comme, vues du clocher, les rues d’un village de l’Ile-de-France. Mais il faut se niveler. Je redescends par l’escalier à jour, en tire-bouchon sous la voûte de la coupole. Au sol, à peine remis de leur vertige, les pèlerins achètent des médailles... Quoi qu’on en pense, il est, dans ce Sacré-Cœur, une chose admirable sans discussion possible : l’idée de génie qu’eurent ses fondateurs d’introduire dans chaque pierre, dans chaque pilier, le nom ou les noms des fidèles qui auraient contribué, par leurs dons, à les payer. Pensez donc, dans un pays où l’on ne peut visiter une guitoune en région dévastée sans y inscrire son nom, celui de l’amie qui vous accompagne et la date !

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*   *

Une lettre de l’étranger me charge d’une commission que je ne puis différer et qui, d’ailleurs, me fournira peut-être quelques notes pour mon journal. Il s’agit d’aller voir une femme, instruite, répandue, de celles qui ont cherché à se débrouiller toutes seules et qui y ont plus ou moins bien  réussi. Elle est maintenant mariée avec un ingénieur, si vous voulez, et participe à certaines œuvres sociales, d’où la démarche dont on m’a chargé auprès d’elle. Quartier élégant. Je me fais annoncer. Madame va venir tout de suite. Salon un peu disparate et panaché, mais non sans goût. Cinq minutes et c’est elle, grande femme, élancée, souple, bien faite, très jolie et pleine d’un charme une idée « circéen ». Sourire délicieux ; aisance parfaite. Elle prend place, à demi couchée, sur le vaste divan, parmi l’avalanche de coussins, et nous causons. Elle s’exprime avec une lucidité facile, avec des mots qu’on sent un peu cherchés mais vite trouvés. Le timbre de la voix, chantante, est mélodieux et celle qui parle, en somme, exquise.

Mais que les premières impressions sont donc confuses ! C’est seulement après quelques minutes que je prends conscience du costume de mon hôtesse charmante. Il est simple et léger. Sur une combinaison de fin linon, un déshabillé, si je m’exprime bien, en tulle cerise. Sapristi ! tout cela d’une transparence... Que vois-je ? Ma foi, une belle et longue jambe de Diane se laisse admirer sans façons, le pied chaussé d’une mule, le mollet fin moulé dans un bas de soie mordorée. Et voici le genou et, au-dessus du genou, cela se renfle agréablement et, au-dessus du bas haut tiré, mon Dieu, c’est la chair. Que ne vois-je pas ? Cette jambe accomplie et patente a une sœur qui lui ressemble et ne se cache pas plus, largement croisée, en toute générosité, sans mesquines restrictions... Et la poitrine, là, qui me regarde comme une paire d’yeux sous une voilette.

Mais le naturel de cette jeune femme est excellent, sa conversation modérée et de bonne compagnie. Elle me parle de sa fillette de cinq ans, qui est toute sa vie, l’appelle et me la présente dans un petit travail très soigné d’amour maternel à l’âge du nu, puis la renvoie à ses études. Et ce sont toujours les jambes et le reste. Mais où suis-je donc, bon sang de bon sang ? Mon vieux, tu es chez la femme d’un ingénieur, chez une tendre mère de famille qui s’occupe aussi d’œuvres sociales...

Je reviens un peu interloqué et m’en voulant d’être resté assez naïf pour m’étonner de ce que la mode peut obtenir d’une femme... J’ai soif. Non loin du Faubourg-Montmartre, voici un petit glacier où m’abreuver avec tempérance. Il y a foule et j’ai du mal à me caser. Moins d’hommes que de femmes, mais beaucoup d’hommes, néanmoins. Depuis la guerre, les hommes sont devenus sucrés. Avant, ils ne voulaient entendre parler que d’amers, de fines et de cocktails ; maintenant, sans honte, ils se bourrent de gâteaux et suçotent des glaces. Des glaciers s’ouvrent de tous côtés ; c’est la nouvelle période glaciaire... Une maison d’habitués. Les demoiselles plaisantent avec ceux qu’elles servent et connaissent leur goût. La clientèle est surtout de jeunes gens en rupture de travail, de quelques débutantes dans la vie dite facile et surtout de fils et de filles des boutiquiers environnants. C’est leur café. Ces demoiselles s’y retrouvent par coteries autour d’une table, pour « chiner » les autres tables, railler les petits messieurs, papoter de modes, de littérature, de théâtre, d’affaires, même, et ébaucher des flirts plus ou moins innocents. Cependant, les jeunes gens ne s’affectent pas très emballés à la poursuite de leurs coquettes amies qu’on sent pleines d’assurance et très capables de se défendre, si elles le jugent expédient. D’ailleurs, le « genre » ici, est, je crois, de traiter cela dans la camaraderie. Une jeune fille de type sémite s’écrie avec un enjouement un peu pincé :

- Du sentiment ? Vous retardez. Ce n’est pas ce qu’il faut demander à la jeunesse d’aujourd’hui.

C’est l’un des endroits où l’on voit se former la nouvelle âme moyenne de la Jeune France, puisque Paris donne le ton.

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Après dîner, cinéma. Programme d’abord assez bêta et fadasse. Un ah ! de plaisir a accueilli l’annonce du nieme  épisode d’un insupportable roman-cinéma, sans action, sans jeu, sans sites heureux. Mais un « Charlot » d’une cocasserie géniale, déjà vu cinq ou six fois, malheureusement. Dans l’obscurité, ma voisine affecte de chanter, avec l’orchestre, tous les airs. Procédé nouveau de tâter le client, car elle cherche évidemment de l’occupation : elle attend que je lui demande le titre de la valse ou bien si elle la sait tout entière. Mais je me tiens coi. Elle s’impatiente et, quand on passe (reprise) ce Lys brisé, qui n’est pas loin d’être un chef-d’œuvre, elle ne cesse de protester :

- Ah ! la barbe !... On en a fait une réclame à ce machin-là et voilà ce que c’est ? Tout le monde meurt, là-dedans ; ce n’est pas intéressant.

Agacé et furieux, je me lève. Alors, elle m’attaque carrément : « On s’en va ? » Je ne réponds pas et je la laisse. Je ne dirai jamais à quoi elle m’a comparé en trois lettres devant tout le monde !


Mercredi. – Trois ou quatre groupements, pourtant, se sont préoccupés de montrer Paris d’une façon qui l’honore mieux que les procédés employés jusqu’ici et ont organisé des conférences-promenades. On visite successivement quartiers et monuments sous la conduite d’un érudit bénévole, plus « qualifié » qu’un guide d’agence. Ce matin, parmi les sculptures du Louvre, c’est une femme, Mme Morand-Verlet, qui nous mène. Aimable et simple, elle sait beaucoup, connaît la Grèce et les musées d’Europe, et montre un grand désir de bien faire, une sorte d’enthousiasme pathétique. Mais nous ne sommes qu’une dizaine au plus à l’attendre. Naturellement ! Elle n’administre pas ses notions immédiatement utiles dans du cognac ! Elle nous entraîne d’une salle à l’autre, d’un groupe à un bas-relief. Elle parle d’abondance, explique clairement. A chaque station, dans les salles peuplées de chefs-d’œuvres, une partie de l’auditoire s’assied autour d’elle sur des pliants loués au vestiaire. D’autres, élèves de l’Ecole du Louvre, prennent leurs notes, adossés à des socles. Elle, infatigable, trotte à traves le musée, et montre, et commente, et on l’écoute avec une évidente sympathie. Elle a confié un rouleau de photographies à une sorte de bon vieux rat de bibliothèque qui suit en portant son léger fardeau comme un saint Sacrement et me paraît éprouver un peu de la puérile fierté du petit élève chargé, par le maître, de sa serviette. La conférence finie, il restitue le dépôt avec des compliments bredouillés et de galantes courbettes, la conférencière remercie d’une bonne grâce à peine timide. C’est discret et charmant, et l’on se sent entre braves gens.

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Hier, en passant devant une mairie, j’avais vu à la descente de son coupé fleuri, un marié qui, l’air serin et méticuleux, époussetait les genoux de son pantalon noir. Avait-il imploré en voiture ? Cependant, les gens de la noce mettaient pied à terre en se hélant, tandis qu’un petit garçon d’honneur bancroche courait de l’un à l’autre et faisait mille folies pour cacher sa douleur. La mariée prit le bras de son mari sans que tout cela me parût très conforme à l’ancien cérémonial et tous s’engouffrèrent vers les hasards embusqués au fond de la mairie... En me rappelant ce tableau nuptial, je me pose une question falote : l’étranger à Paris qui, tout à coup, voudrait s’y marier ? Sans doute s’adresserait-il à des agences matrimoniales ? j’en ai vu des annonces dans les journaux illustrés... Je cherche. Voici mon affaire : « Mariages, Mme Nevermind, 167, rue de Latour-d’Auvergne. »

Une maison déjà vieille où l’escalier ne sent pas bon. Introduit, je prends place auprès de Mme Nevermind, qui m’accueille avec bonté. Elle est assise à un bureau américain en chêne ciré, avec tiroirs à dossiers et boîtes à fiches. C’est une femme copieuse, d’aspect bourgeois et respectable, aux cheveux grisonnants ; elle a de grandes lunettes rondes et m’examine d’un œil affûté. Qu’y a-t-il pour mon service ?

MOI. - Madame, je voudrais me marier et je ne connais personne à Paris.

Mme N. - Voyez-vous le petit polisson !

MOI. - Mais, il n’y a pas de polissonnerie là-dedans. Je veux fonder un foyer.

Mme N. - Ah ! vous la faites à l’américaine ? La blague à la froid. Ça va. J’aime les rigolos. En attendant, dites-moi vos goûts.

MOI. - J’aimerais une petite blonde, sérieuse...

Mme N. - Oui, une petite mère Fouettard.

MOI. - Comment ça ?

Mme N. - Ah ! vous cherrez !... Allons ; dites votre spécialité.

MOI. - Spécialité ?

Mme N. - Enfin, votre vice, en un mot comme en cent !

MOI. - Pardon, madame, j’ai beaucoup de défauts, mais je ne me connais pas de vices.

Mme N. - Alors, il faut que vous soyez bien timide. Le petit courant court les rues et il n’y a qu’à se baisser pour en prendre. Ici, comme je vous l’ai dit, on travaille plutôt dans les spécialités... fantaisistes pour amateurs de compliqué. Par exemple, vous chercheriez dans le... jeune, ou...

A partir de ce moment, il n’est plus de mots pour rapporter les multiples combinaisons de stupre et d’inversion que l’obligeante personne soumet à mon choix, d’une voix mouillée de maître d’hôtel qui fait un menu.

- D’ailleurs, conclut-elle, c’est bien simple. Ce que vous voulez, je le trouve.

Je balbutie en me retirant que ce n’est pas du tout ce que je cherche. Je veux me marier vraiment. Elle cligne de l’œil :

- Vicieux, va !... Vous m’avez l’air d’un joli farceur.

J’ai encore été à deux autres adresses d’agences. A la femme près, ce fut la même histoire. Il doit pourtant y avoir de véritables agences de mariages. Il paraît que je n’ai pas mis la main dessus.

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*   *

La Vénus mérétrice me poursuit. Entre dix et onze, le soir, sur le boulevard, je suis arrêté par un monsieur à petite moustache noire, à l’œil canaille, aux chaussures craquelées. Si je cherche quelque chose ? Je ne cherche rien. C’est fâcheux, parce que, ce que je chercherais, il serait l’homme à me l’indiquer tout de suite : des dames de compagnie, gentilles et complaisantes ?... Un petit cinéma où l’on voit passer des scènes suggestives, tout en buvant une coupe de champagne servie par des dames en costumes amusants ?... Je fuis cet être infect pour aller m’asseoir un peu plus loin, à une terrasse... Le garçon de café a des difficultés avec un couple anglais : l’homme mince, rasé, distingué ; la femme trente-cinq ans, assez belle, un peu masculine. Elle voudrait connaître la fameuse absinthe, le lait des Français ! Mais il n’y en a plus ; c’est défendu. Elle s’obstine et, en désespoir de cause, le garçon va lui chercher un de ces anis qui ont reparu depuis deux ans et lui en verse une forte rasade. Elle siffle ça, pur, comme du petit lait en effet, à la fois satisfaite et déçue : le goût est agréable, mais bien moins fort qu’on ne dit. L’homme paie ; ils s’en vont. Cinquante pas plus loin, mon ruffian de tout à l’heure les aborde. Il a du culot ! Il va proprement se faire rembarrer... Tiens, pas du tout ; les voilà qui s’éloignent tous les trois ensemble. Ça alors... Après tout, ce vilain coco a peut-être plusieurs cordes à son arc... Mais, une heure plus tard, comme le hasard de ma flanerie me fait passer par une petite rue solitaire, que vois-je sortir placidement d’un mauvais lieu ? Mes époux insulaires ! Un billet de banque au mercure qui salue profondément et l’Anglais s’éloigne avec son Anglaise, bras dessus, bras dessous, comme un bon petit ménage. Que penser ? Il est vrai que les femmes sont si curieuses !


Jeudi. – On ne connaît point Paris sans connaître la Seine et les prés fleuris qu’elle arrose. Le bateau glisse doucement sur le fleuve. Nous sommes assis aux tables où nous déjeunerons tout à l’heure, en route pour Saint-Germain. La promenade est caressante et le paysage très beau. Sur les hauteurs de Chaillot, les maisons prennent des airs de gratte-ciels newyorkais. Au fond, derrière le viaduc découpé du Point-du-Jour, les coteaux de Saint-Cloud roussissent à l’automne... Il ne s’agit pas d’occuper des tables pour ne rien boire et les garçons nous le rappellent : « qu’est que je servirai à Monsieur ? » Je déguste mon quinquina : « A la tienne ! » me crient du haut du pont Mirabeau deux badins croque-morts. C’est bien, ça ; ils sont désintéressés. Une dame entre deux âges, robuste et décidée, avec un sourire goguenard, aide au service. Je l’entends appeler Mme Vigouroux. A voir boire les autres, on attrape soif. Un des gérants lui offre un apéro. Volontiers, car elle a, paraît-il, l’estomac en pâté de foie. Là-dessus, comme elle dit, elle « s’enfonce » son amer en deux traits, pousse un grand soupir et assure à la ronde, avec un sourire, qu’elle aime mieux avaler ça qu’un sabre.

A Billancourt, quatre belles filles blondes rament dans un outrigger d’acajou, en corsage et culotte de sport d’un blanc joyeux. On voit les muscles élastiques ramper doucement sous la peau nue de leurs bras et de leurs jambes à fossettes, au mouvement rythmé de la nage. Elles rient, joutent avec le vapeur, le « tiennent » un instant : puis, pour ne pas avoir été battues, prennent fémininement la tangente, virent sans souci des lames que nous leur adressons et qui les secouent... Quelques accords. Malheur ! il y a un piano à bord et aussi une dame pour s’en accompagner tandis qu’elle chante d’une voix faible et plus pleine de précipices que la Savoie et son duc. Quelqu’un exprime la traditionnelle crainte de la pluie. Mais Mme Vigouroux, qui en est à son deuxième amer. Mme Vigouroux s’indigne et proteste que cette dame n’est rien moins que la femme d’un médecin à quatre galons ; elle chante à bord pour se faire de l’argent mignon. Le plaisant reste écrasé. N’empêche que, si excellente que l’artiste puisse être en tant que femme d’un médecin à quatre galons, comme chanteuse il y a mieux. Mais quel drame de la vie chère et de la misère en uniforme !

Mes compagnons de table, – nous déjeunons, – sont un monsieur d’une quarantaine d’années, très bon poids, fort chauve, aux yeux tristes, et une grande jeune fille avenante, de belle santé, fraîche, large d’épaules, avec un solide visage un peu animal, mais joli. Il m’est très difficile de définir exactement la nature des rapports de ces deux êtres qui se disent généralement : vous et parfois : tu. Dès le départ, une camaraderie gentille s’est établie entre les excursionnistes, et le monsieur chauve en profite, voyant que la jeune fille s’intéresse à la pianiste, pour m’avertir :

- C’est une demoiselle.

Il rougit légèrement. Leur conversation m’a appris qu’ils ne demeurent pas dans le même quartier et que ceci est une petite partie de plaisir offerte par le monsieur. Je commence à me demander si cette bachelette de dix-huit ou dix-neuf ans ne serait pas la fiancée de cet homme excellent, mais alors imprudent, qui aura bientôt un demi-siècle, s’il ne l’a déjà. Un vieux quatrain sans gêne me chante aux oreilles :
          
Quiconque a cinquante ans vécu
Et jeune fille épousera
S’il est galeux, se grattera
Avec les ongles d’un cocu.

Galeux, j’en doute, certes ; mais, cocu, avec le tempérament que semble promettre l’aspect physique de Léone et l’éclat de son regard, c’est une autre affaire... A Suresnes, nous éclusons. Les éclusiers tournent leurs manivelles avec une morbidesse désespérante. On les plaisante. Ils prennent ça très bien et n’en tournent que plus lentement, tandis que le bateau s’enfonce entre deux murailles verdies et malodorantes... Ces murs forment caisse de résonnance. La femme du docteur à quatre galons s’entend et, ravie, donne tout ce qu’elle peut.

- Un peu de maigre ! crie sans galanterie un monsieur prognathe.

Le gérant vient le prier de se serrer pour donner place à un couple qui n’a pu trouver où s’asseoir. Ce gentleman répond :

- Ils n’avaient qu’à faire comme moi qui suis venu une heure d’avance pour être bien à mon aise. Et puis, maintenant, il faudrait que je me gêne ?

Le gérant bat en retraite et cherche quelqu’un de plus complaisant. Se tournant vers l’ami qui l’accompagne, le monsieur prognathe explique :

- Voilà ; on me le fait, je le fais aux autres.

- Ah ! si tout le monde était comme toi !... répond l’ami, les yeux au ciel, comme s’il y voyait en préparation l’âge d’or de la muflerie.

L’agrément du paysage, qui avait crû jusqu’à Saint-Cloud, se gâte de plus en plus à partir de Suresnes. Puteaux, Asnières, Saint-Denis, Epinay, Argenteuil, Bezons, Carrières. Usines, cheminées, rives pelées. L’eau, toujours plus sale et bourbeuse, se parsème de bouchons et d’autres détritus. L’odeur de vase s’accentue quand on retrouve les tendres paysages de Chatou, de Bougival et de Marly. Des yachts tout blancs, reluisants de cuivres fourbis et d’acajou, nous croisent ou nous dépassent et, à chaque fois, Léone s’écrie :

- Oh ! que c’est chic ! Ils en ont une chance, ces millionnaires !

- Léone, représente l’homme chauve, nous sommes plus heureux que les millionnaires. Ils ne goûtent pas un bonheur auquel ils sont habitués, tandis que, nos plaisirs étant espacés, nous en jouissons profondément.

Il dit ça à la Léone débordante de sève d’un temps où il ne faut pas demander de sentiment aux jeunes filles. Elle sourit et ne dit rien. Le monsieur sait bien ce qu’elle pense et ses yeux tristes s’attristent.

La cloche sonne. Nous débarquons au Pecq. Le Mufle prognathe déclare qu’on le paierait pour visiter le château de Saint-Germain et se barber à voir des collections de pierres ramassées sur les routes en recharge. J’en suis bien fâché, mais je suis de son avis et j’aime mieux un tour sur la terrasse au panorama grandiose...

Nous sommes rentrés à Paris parmi les féeries des reflets se jouant sur les eaux. A la fois satisfait et engourdi d’une douce mélancolie après une journée rafraîchissante, je rentre en traînant par les rues. La vie me plait ce soir. Les gens me semblent heureux et, au moment où je passe devant un de ces chalets divisés intérieurement, comme les voitures cellulaires, par un couloir où s’ouvre une double rangée de logettes, je vois la famille de la tenancière, quatre personnes, qui y prend son repas à une petite table. Ces honnêtes gens mangent là-dedans de bon appétit et l’un d’eux s’écrie :

- Ah ! y a pas à dire, quand on a faim, ça fait plaisir !

Un rire nauséeux me secoue. Je manque le trottoir et me voilà par terre. Une terrible douleur me point l’épaule gauche. Je me relève avec peine, forcé de porter dans ma main droite mon bras gauche que je ne puis plus mouvoir sans retenir un hurlement. C’est en souffrant le martyre que je rentre chez moi où, pour plus de guignon, je suis seul en ce moment. J’étais trop content aussi !


Vendredi. – La nuit n’a pas été drôle. Le médecin vient, me palpe : ça crépite. C’est une fracture de la tête de l’humérus. Il faut aller à la maison de santé ou à l’hôpital. Des hôpitaux, j’en ai visité beaucoup avec des amis carabins ou médecins, et j’ai toujours trouvé que les malades y étaient très bien, veinards de prolétaires que soignent les princes de la science, comme on dit, quand les malheureux petits bourgeois... Eh bien, c’est une occasion de voir l’hôpital sous un nouvel aspect, comme patient, cette fois, comme acteur dans le drame de la géhenne...

... « A vous ! » Je pénètre dans une pièce toute garnie de carreaux en faïence émaillés blanc. Une rude odeur me prend à la gorge : l’éther, l’alcool, l’acide phénique, plus quelque chose de fade et de composite qui écœure. La table roulante et les tablettes portent des bocaux d’ouate et de pansements. Des malheureux se déshabillent maladroitement aidés par un infirmier assez brusque, qui semble plutôt d’un garçon boucher, avec sa blouse et son tablier ensanglantés, et qui tutoie ceux qu’il assiste. Des tas de linges horriblement souillés couvrent le sol et un seau est presque plein d’une eau rougie, Des plaies affreuses et des corps misérables, si sales ! m’apparaissent. Voici un chemineau, un Breton, vêtu de haillons, aux cheveux et à la barbe d’un noir terne et tout emmêlés. Il exhibe des jambes bleuâtres crasseuses à n’y pas croire, rongées d’ulcères sanguinolents qui font penser aux chevaux blessés. Le médecin d’admission m’appelle :

- Allons, l’homme à l’humérus ! Dépêchons-nous.

C’est moi. Déjà déshabillé, l’épaule, la poitrine et le bras tatoués d’ecchymoses énormes et qui jouent déjà le coucher de soleil, je me hâte, car je vois que le docteur est impatient. Il me palpe sans ménagements et me fait faire la grimace. Est-ce que ça crépite ? Oui, ça crépite. Il n’y a pas de doute, ça crépite :

- L’humérus est cassé. Il faut rester. Restez-vous ?

Le spectacle écœurant auquel je viens d’assister me fait hésiter... Tant pis ; je reste. On m’inscrit... Radiographie. Je garderai un affectueux souvenir au radiographe, héros déjà amputé. Il est doux et humain, lui. C’est qu’il connaît la souffrance. On m’amène à la Salle... Sangrado qui m’apparaît propre, lumineuse. L’infirmière principale, une femme solide, quasi-rousse, au parler bref, me conduit au lit 39 :

- Déshabillez-vous et couchez-vous. Voici une chaise.

Bientôt, je suis assis dans un lit dur et mal nivelé, avec une chemise matriculée, en grosse toile, très usée, recroquevillée, trop courte et que je ne peux boutonner, faute de boutons. Un voisin m’interroge. Il me rassure : ce n’est rien. Qu’en sait-il ? Il est tailleur. Mais l’intention est bonne. Un maçon, à moitié guéri d’une terrible pneumonie purulente, n’est pas au lit. Il vient aussi me rassurer. Le tailleur a eu la jambe coupée à la suite d’une tumeur blanche. Ça lui est égal, du moment que ça ne l’empêchera pas de travailler. On se raconte ses accidents, ses souffrances. On veut toujours qu’ils aient été particulièrement effroyables... Le maçon se plaint d’un appétit dévorant. Il n’a jamais assez à manger. De l’autre côté de mon lit, c’est un vieux Juif, atteint de rétention par hypertrophie de la prostate. Il est maigre, maigre... avec une peau jaune et brillante toute hérissée de picots et où percent les os. Il souffre en même temps d’un catarrhe pulmonaire. D’abominables quintes de toux le secouent constamment et le déchirent. Et il pleure, et il geint : « Mon Dieu ! quelle vie ! »

Les infirmières ne sont pas tendres, mais, après tout, elles font leur service et non sans dévouement. Ce doit être fatigant. Leur indifférence professionnelle ? Mais comment y échapper ? Les malades, tout en s’entr’aidant et en accueillant leurs mutuelles doléances, se montrent déjà endurcis. Dans une boîte en planches à bords surélevés un opéré de je ne sais quel mal se tord et geint. Personne n’y fait plus attention. Après un cri plus aigu, c’est tout au plus si le petit 17, un adolescent, s’écrie ! « Eh bien, qu’est-ce qu’il nous met, le frère ! » Puis il échange de nouvelles plaisanteries avec un Arbi qu’on soigne pour un coup de couteau, à l’autre bout de la salle.

Le repas s’avance sur des tables roulantes. De lit en lit, infirmières, garçons et filles de salle distribuent nourritures et boissons. Tous les moins souffrants – nous sommes en chirurgie – paraissent enchantés. Ils ont faim, et puis c’est une diversion dans la journée si longue. J’ai mangé sans difficulté mon potage aux légumes, mais quand, d’autorité, dans ma seule main disponible, une infirmière m’a mis deux œufs à la coque, me voici comme une poule qui a trouvé un couteau. Je ne sais que faire de mes œufs. Je regarde autour de moi : pas de coquetier. Les autres ont leurs deux mains, Le tailleur me conseille de casser mes œufs dans mon assiette à soupe et de les « saucer » avec mon pain. Je n’ai ni sel ni poivre ; cette tambouille me répugne et je finis par faire cadeau de ce premier service au maçon boulimique qui l’accepte avec reconnaissance. Je mange mon pain sec. Après, c’est du rôti de bœuf, pour ainsi parler. Armée d’une laide fourchette de fer grande comme une fourche, l’infirmière, au fond d’un vaste chaudron, pique des morceaux de viande molle, morceaux amorphes et dont le rouge me rappelle celui des viandes de ménagerie, à l’heure du repas des animaux. Mon cœur se soulève. Jamais je ne pourrai manger ça, ni même le regarder. Mais, pour ne pas faire l’aristocrate parmi ces gens pleins d’appétit, je dis que je n’ai pas faim, à la grande joie du bon maçon gargantua qui aura ainsi eu deux repas en un seul. Dire que, chez moi, j’ai parfois pris des airs dégoûtés ! Je me sens navré, loin de tout et de tous, accablé de solitude, et mon bras me fait mal.

Et j’apprends les longues horreurs d’une nuit d’hôpital. Jusqu’à près de minuit, dans un office attenant à la salle, on lave la vaisselle avec fracas. Près de la porte, sur la table où s’assoupit l’infirmière de garde, une seule lampe basse éveille et soulève de sa lueur diffuse des formes vagues et larvées, dans les ténèbres mystérieuses de la salle qui parait immense. Et cette nuit grumeleuse se peuple de tous les bruits de l’animalité, hauts et bas : soupirs, ronflements, grognements, éructations... et cætera. Le pauvre juif a des quintes de toux raclante, continuelles et interminables. On lui crie rudement de « la fermer ». Dans sa boîte, l’opéré est en train de mourir, tantôt geignant, tantôt hurlant. De-ci, de-là, des cris s’élèvent, suppliants : « Madame ! le bassin au vingt-deux, s’il vous plaît... Madame l’urinal au neuf ! » avec des inflexions d’écoliers qui demandent : « M’sieu, permission de sortir ! » Avant que l’infirmière se réveille et se décide, il faut trois ou quatre prières de gens qui redoutent des malheurs. Il en est qui se lèvent et se rendent au privé, à deux, parfois, pour s’entr’aider. Nuit longue, si longue ! Nuit affreuse, sans sommeil, sempiternelle ! Nuit d’enfer... Je ne fais pas de romantisme, allez ! Comme nous devrions plaindre les pauvres et mieux les aider, nous, les bienheureux demi-pauvres, au lieu de nous plaindre !

Samedi. – Cinq heures. L’infirmière commence à circuler, pas trop dure, vraiment. Elle parle à ses malades : « Voyons, grand-père, faut être raisonnable ! Vous allez fort. » Le jour. Les filles de salle ouvrent les fenêtres. De l’air, enfin ! La salle est nettoyée et passée à la serpillière humide. On nous apporte des cuvettes et, tant bien que mal, nous faisons une petite toilette. Le chirurgien va venir. Je l’attends avec impatience et le voici qui paraît, relativement jeune. On me dit que c’est un suppléant. Il a une figure colorée et joviale, à grosses moustaches blondes, de sous-off pas méchant. Il plaisante volontiers, peut-être un peu trop, avec les internes qui l’accompagnent. Je sais qu’il n’est pas malade, lui. Pourtant... Il tutoie aussi plus que de raison. Drôle de genre qu’ils ont là. On dit bien : Monsieur, au client qui paie cher. Les pauvres gens sont aussi des messieurs, mais je ne m’en aperçois qu’aujourd’hui. Le voici à mon lit. J’ai mis bas ma chemise ; mon torse multicolore et marbré éclate à tous les yeux. L’interne de service prévient :

- Pour le 39, nous avons une radiographie... Et, gaiement (un peu trop, un peu trop ; moi, ça m’embête, ce bras cassé, et je souffre) il répond :

- Non, non. Laissez-moi. Nous allons jouer au diagnostic par l’aspect. Voyons... Eh bien, étant donné ces ecchymoses, leur emplacement leur forme et leur aspect, je conclus à une fracture de la tête de l’humérus.

L’interne confirme et montre la radio. C’est un succès, Le docteur est content. Je le suis moins car, après lui, plusieurs internes et externes me palpent avec des mains plus ou moins légères et me repalpent. Est-ce que ça crépite ? Oui, ça crépite... Mais une fracture de cette sorte ne nécessite ni réduction, ni appareil plâtré. Il suffit d’immobilier le membre, de laisser faire la nature et ça se remettra tout seul. On me montre comment doit être disposée mon écharpe. Joie immense ! je suis libre. Je vais échapper tout de suite à cet asile de douleur que je trouvais si excellent pour les petites gens. En tout cas, ça ne vaut rien pour moi, créature exquisement délicate, qui ai tant besoin de ménagements. Je pars ! Je rends ma chemise trop courte et sans boutons. Je donne des pourboires, car j’ai pu obtenir mes vêtements. Je prends congé de mes voisins. Echange de vœux. Au revoir ! Ah ! non, par exemple.

Et je passe le seuil de l’Assistance Publique et je retrouve l’Espérance qui m’attendait, assise sur son derrière. Je reviens sur la terre. Ce taxi, dont chaque cahot renouvelle ma souffrance, m’est un lieu de délices. Que les rues sont belles ! Que les femmes sont jolies ! Que les balayeurs balaient bien ! Que tout le monde est donc sympathique ! Ces pauvres ouvriers, pourvu qu’il ne leur arrive pas d’accidents !... Et bientôt je suis chez moi. Comme c’est beau ; comme on est bien ! Souffrir chez soi, ce n’est rien du tout, on y est quelqu’un. A l’hôpital, on souffre anonymement comme une cellule ignorée perdue au sein d’un organisme indifférent. Je suis redevenu un moi pour les autres ; je ne suis plus un cobaye. Travaillons.

...........

Et voilà ma tournée faite. En huit jours, certes, on ne connaît pas Paris, mais on peut y voir et y apprendre bien des choses, pour peu que le hasard et les circonstances vous aident.
                      

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