TRICOT-ROYER,
Jean-Joseph (1875-1851) : Trois
pharmacies de poche.- Paris : chez le Secretaire général,
[1922].- p 334-340 ; 22 cm.- (Extrait du Bulletin de la Société
française d'histoire de la Médecine, Tome XVI, n°9 et 10, sept.-Oct.
1922).
Saisie du texte et
relecture : S. Pestel pour la
collection
électronique de la Médiathèque
André
Malraux de Lisieux (02.XI.2007)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,
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Orthographe et
graphie
conservées.
Texte
établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm
Lx : R351 br).
Trois
pharmacies de poche
par M. le
Dr Tricot-Royer
~ * ~
J’ai l’honneur de vous soumettre trois spécimens de pharmacies de poche
ayant appartenu à des personnages d’ordre social différent.
Le premier, d’origine populaire, paraît être du XVIIIe siècle ; c’est
une boîte de cuivre jaune, mesurant : longueur 120 millimètres, largeur
50 millimètres, hauteur 30 millimètres, profondeur (quand la boîte est
ouverte) 25 millimètres.
L’intérieur se partage en deux casiers d’inégale importance ; mais deux
petits trous, pratiqués dans une des parois extérieures, semblent
indiquer qu’une cloison aujourd’hui disparue subdivisait encore le plus
petit des compartiments.
Fermée, cette boîte qui ne manque pas d’élégance rustique, est gravée
sur toutes ses faces d’un burin, maladroit peut-être, mais goguenard à
coup sur.
Le couvercle nous montre un paysage ensoleillé, au bord d’une rivière ;
un homme et une femme, assis à une petite table, mangent et boivent en
devisant agréablement.
Les côtés du tableautin portent les vers suivants :
Ge sont
pillen
En ge
voor de
Vaag
Maag
Ce qui peut se traduire en respectant le sens et l’esprit :
Dispos et purgé
Pilules pour la santé.
A l’autre face du boîtier, un peu plus usée, nous reconnaissons nos
deux personnages qui se tiennent étroitement embrassés, sous l’ombre
d’un arbre ; et le petit commentaire rimé ricane :
Een son
Hoe ou
de Is
Der hoe
lecker
gecker
Plaisir d’amour est doux
Au plus vieux au plus fou.
L’orthographe et la répartition des majuscules sont des plus
fantaisistes.
L’accoutrement des bonshommes rappelle le costume des paysans
hollandais.
L’usure aux angles de la boîte trahit de longs séjours dans la poche de
son premier propriétaire.
Elle fait aujourd’hui partie des collections du Dr Frans Nuïjens
d’Anvers, qui en ignore la provenance et n’a pas pu me donner de
détails précis sur son emploi.
Une visite chez la plupart des antiquaires et archéologues d’Anvers ne
donna qu’un résultat négatif.
Il y a quelques jours, je finis par où j’eus dû commencer : j’allai
consulter M. Frans Claes, le distingué conservateur des Musées du Steen
et de la Vieille Boucherie.
Ceux d’entre vous qui ont admiré sa maison-musée de la rue
Saint-Vincent à Anvers, savent qu’il est le plus aimable des hommes en
même temps que collectionneur heureux et richissime.
Immédiatement il me conduisit dans le cabinet où il serre ses objets
les plus précieux et les plus rares : c’est-à-dire le fruit de ses
longues et patientes fouilles dans l’Escaut, lors de la construction et
de la rectification des quais du port d’Anvers.
L’une des vitrines de ce département contient deux boîtes analogues à
celle-ci, en parfait état de conservation, et neuf couvercles arrachés
de leur boîtier.
L’un d’eux, est par le sujet figuré et le coup de burin, le frère
jumeau de l’exemplaire que je produis ici.
Nous y retrouvons notre paysan batave fumant une longue pipe en terre
de Gouda, tandis que sa compagne, armée d’une grande coupe évasée, lève
le coude allègrement.
La petite table hospitalière porte une réserve de deux carafes : le
distique est cette fois plus conciliants :
Een goet gesel
Als ‘t maer
Schap is niet
Met Rust
Wkaet Toe
gaet
Joyeuse compagnie n’est pas à craindre
A condition que tout se passe en douceur.
Certains dessins témoignent d’un art plus affiné. Quant à l’esprit des
dictons il varie beaucoup : grivois, gouailleur, épicurien, il frise
parfois l’indécence ; parfois aussi un propos des plus orduriers
alterne avec les citations bibliques les plus innattendues.
Cela rappelle la saveur des Brueghel, des Teniers, des Brouwer et van
Craesbeeck.
2 dingen die myn hard verblyd
Korte predicasie en lange maatlyd.
Oraison courte et long repas
Sont deux choses douces à mon coeur.
Une miniature d’un Jan Steen de village offre à vos réflexions le
tableau d’une femme battant son mari à coups de bâton : et le
commentaire conseille :
Met Veel Genugten
Moet Gaen U Sugten.
Que vos soupirs aillent de pair
Avec une résignation souriante.
Une femme pêche à la ligne, survient un amoureux vêtu avec recherche :
I K viste
en Vangde
op vooren
en baars
Pêchant au gardon
J’attrape un percot.
La perche étant poisson plus estimé que le vulgaire gardon, la pêcheuse
ou pêcheresse vient de faire une bonne affaire.
Puis, voici un beau cavalier qui laisse derrière lui sa femme dans les
bras d’un amant :
Die op hoge paerde wil rijden
Slaape aen Vrouwe hoer.
Qui chevauche de hautes montures
Trouve une catin dans son lit.
Voici Balaam à califourchon sur l’ânesse sermonneuse :
Beliam wert gekeert
Balaam est retourné.
Ce qui indique que le prophète va bénir au lieu de maudire.
S’il s’agit d’une médication, l’interprétation possible est qu’elle est
amère à prendre et heureuse dans ses effets.
Deux autres sujets conseillent la sobriété.
C’est d’abord le Christ au puits de la Samaritaine :
Crist eyst water
Le Christ demande de l’eau.
Et le suivant :
Die drinkt wijn die klaer is moet
hebben een beurs die swaer(is)
Qui boit du vin clair doit
posséder bourse ronde.
Mais la plus extraordinaire de ces boîtes à sentences porte les versets
suivants, du Cantique des Cantiques :
« J’ai cherché dans mon lit durant les nuits celui qui aime mon âme…..
» (Cant. III, 1.)
« Je me lèverai et ferai le tour de la ville ; et je chercherai dans
les rues et les places publiques celui qui est le bien-aimé de mon âme.
»
(Cant. III, 2.)
« Tel qu’est un pommier entre les arbres des forêts, tel est mon
bien-aimé entre les enfants. Je me suis reposée sous l’ombre de celui
que j’avais tant désiré, et son fruit est doux à ma bouche. »
(Cant. II, 3.)
« Voici le lit de Salomon environné de soixante hommes des plus
vaillants d’entre les forts d’Israël. »
(Cant. III, 7.)
« Filles de Jérusalem, je vous conjure par les chevreuils et par les
cerfs de la campagne, de ne point réveiller celle qui est la
bien-aimée, et de ne la point tirer de son repos, à moins qu’elle-même
ne s’éveille. »
(Cant. III, 5.)
Ces flots de poésie orientale ont paru à l’auteur d’une élévation trop
continue, et c’est sans transition aucune qu’il proclame tout à coup :
Het is beter gedroncke en bedorve
Als niet gedroncke en gestorve.
Mieux vaut être ivre et pourri
Que mort et n’avoir rien pris.
Vrintschap te toonen zonder gunst
Dat is een hart vau Judas kunst.
Montrer une amitié qu’on ne ressent pas
C’est un art propre au coeur de Judas.
Enfin un des couvercles représente la ville d’Utrecht comme l’indique
l’inscription : Uytreght.
Il est possible, comme le pense Frans Claes, que la plupart de ces
écrins ont servi de tabatière à des coureurs de cabarets ; mais j’ai
cru intéressant de vous apporter celui dont la suscription fait
allusion à des pilules purgatives.
II
Mon deuxième spécimen, un bibelot en argent d’origine bourgeoise et
cossue, est un écrin pour éponge à essence. Il est façonné en forme de
buffet du XVIIIe siècle, à panneaux et à tiroirs. Il est élégant et
mignon, très agréablement décoré de corbeilles et de guirlandes de
roses.
Quand on le retourne il est amusant d’y trouver gravée la réflexion qui
vous est venue tout naturellement en le manipulant :
Hei Dat
is Lief
Oh ! que
c’est gentil.
Il mesure : hauteur 40 millimètres, largeur 30 millimètres, profondeur
25 millimètres.
III
Montant toujours dans l’échelle sociale, je clos ma petite
communication en vous présentant la pharmacie de poche d’un très grand
seigneur.
C’est un emboîtage en forme de livre, dont voici les dimensions :
hauteur 105 millimètres, largeur 70 millimètres, épaisseur 30
millimètres.
Un bibliophile décrirait l’objet comme suit : in-18, tranches dorées,
pleine reliure veau, fermoirs cuir et argent, dos et plats ornés aux
petits fers, avec l’écusson de la famille de Médicis.
Les Médicis portaient : d’argent, à cinq sphères de gueules posées 2, 2
et 1 ; avec en chef une sphère d’azur chargée de trois lis d’or.
Tous ces meubles se distinguent parfaitement sur les écussons figurés
sur les deux plats : ils sont de plus, sommés d’une couronne qui porte
le grand lis rouge de Florence.
Le motif de la fleur de lis se retrouve d’ailleurs dans tous les jeux
des rinceaux aux petits fers tant sur le dos que sur les plats et les
fermoirs.
Ouvrons la boîte : elle se divise en six compartiments, dont cinq sont
encore occupés par les flacons primitifs. Deux d’entre eux portent
encore leur étiquette originale ; l’un : Q. Ess. di Scorze di Cedrati
; l’autre : Q. Ess. di Fior di Mirto ; le tout du meilleur XVIe
siècle.
Si nous nous rappelons que l’essence de cedrat passait pour avoir des
vertus magiques, et que celle, très odorante, des fleurs de myrte
servait à composer l’Eau d’Ange destinée aux soins raffinés du corps
et du visage, nous conviendrons que cette pharmacie de poche, contenant
et contenu, était en tout point digne d’un prince de la maison de
Médicis.
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