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Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
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R. Verdier : Prosper Bèroux, roi des Loudonniaux : l'épopée des humbles du Maine (1975)
VERDIER, Roger (1899-1995) : Prosper Bèroux, roi des Loudonniaux : l'épopée des humbles du Maine.- Le Mans :  Aux éditions du Râcaud, 1975.- 120 p. :  ill. ; 31 cm.

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (3.VI.2015)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
Web : http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'une collection particulière.

PROSPER BÈROUX
Roi des Loudonniaux
L'épopée des humbles du Maine
par
Roger Verdier

~ * ~


I. Où il est question de veaux et de cochons…


"Mon gars Prospè, faut qu' tu m'vendes ç'viau là!…"

Assis face à face, les coudes sur la table graisseuse, les deux hommes s'affrontent. Dans la cheminée, un grand feu enveloppe la marmite de ses franges de flammes. Des lueurs s'accrochent aux reliefs du mobilier. Un méchant lit de noyer vêtu d'un couvre-pied surmonté d'un édredon dodu; un corps de buffet dit "basset" aux pieds cagneux, décoré de rosaces; une table desserte appuyée au mur sous un invraisemblable bric à brac d'ustensiles de cuisine.

Une petite femme sèche, à la peau jaune, sans âge, s'agite autour de la pièce en faisant claquer ses sabots sur le pavé délabré. Du foyer, où elle tisonne le charbon, elle va au buffet, pose sur la table devant les deux hommes qui semblent s'épier, deux énormes tasses, les petites cuillers, le sucrier. Elle revient avec un flacon cocasse, représentant un bonhomme en redingote, à cheval sur un tonnelet; puis tirant de la cendre un "potansé" de terre vernie brune, verse dans chaque tasse un café bouillant. "Sucrez-vous donc ",dit-elle.…

" Mon gars Prospè, faut qu' tu m'vendes ç'viau là!", répète le solliciteur…
Le feu lui décoche des gifles roses découpant sur un fond d'encre son profil de brave homme, qu'un nez aquilin trop mince, des lèvres trop souriantes, un menton trop pointu, signaleraient à tout observateur perspicace pour celui d'un roublard. Sa casquette plate, sa blouse bouffante de couleur d'ardoise et la grosse canne à dragonne de cuir sur laquelle il appuie ses mains superposées, tout indique le maquignon classique. Il insiste:

" Faut absolument qu' tu m'vendes ton viau. Tu m'f'râs pâs entend'e que t'âs pâs l'intention d'te'défair'd'eùne bète que tu peux pâs nourri' puisque t'âs déjà touâs vaches pour deux hommées d'méchant pré."

Et devant les protestations de l'autre, il se fit pressant:

" Allons, Prospè, parions qu'avant huit joû's, l'viau i s'ra parti!…Je n'veux point t'fair' de r'proche ,mais tu sais bin que j't'ai jamais manqué,qu'chaque fois t'âs eu besoin d'un service, j'me sé trouvé à point pour te l'rend'e….Faut bin m'laisser eune petite affair' de temps en temps, ça n'n's'rait-y qu'pour me défrayer et pour m'aider à élever mes dix quèniaux…"

Le café froidissait dans les tasses .Les deux hommes y plongent le nez, s'observant à la dérobée. Prosper saisit le bonhomme de verre, et lui fit cracher, par sa petite bouche en cœur ,une "jilée" d'eau de vie du cru dans la tasse de son interlocuteur, qui releva le goulot pour la forme; puis il se sert une rasade.

" Bon, repris le maquignon. Admettons qu'tu vends point l'v'iau. Mais les cochons? Tu m'diras point qu'i'sont point v'nus,ceuz'là…L'pu groûs, i pèse bin ses touâs-cent-vingt-livres…

- É pi l'pouce, observa Prosper.

- Oh !Oh ! mettons ça pour touâs cent trente …Supposition qu'tu gardes l'petit pour nourri ta maisonnée c't'hivê…T'espères-point m'ner l'aut 'jusqu'à quat'cents? Pour peu qu' ta coche qu'est prête à goriner a' fasse sept ou hui'-z'élèves, faudra bent'dèfair' au moins d'un des grous…Vends-moi-n'en un!"

Le marchand se passe la main dans le cou ;et, s'éloignant sur le banc, lève les yeux vers le plafond: des fromages blancs qui sèchent sur une claie pendue aux solives viennent de lui pisser une goutte de petit lait sur la nuque.

" Non, mon gars, dit Prosper, je n'sé point décidé. Cès bèt'là, ça va'core prend' du poids. C'est à peine venu, et l'prix d'la chiai va toujoû en augmentant; rin n'presse…

- L'prix d'la chiai raugmenter! cria l'autre. Quiens, mon gars, v'là les prix d'la Villette, dit-il en sortant un journal de sa poche…Viau, baisse de cinq à six sous…porc, premier chouâx, baisse de dix sous dans la journée, bœuf…"

Il est interrompu par la petite voix aigre de la "maîtresse" Bèroux:

" N'empèche, dit-elle, que "maîte' Bigot" il a cor' vendu eùn' vache avan-z'hié su' l'pied d'dix francs au boucher d'Pârigné."

- J'dis pâs. J'dis pâs…mais c'est fini, crèyez-moi vous r'gretterez!"

La sincérité n'incommodait nullement Clovis Brunet. La mercuriale dont s'autorisait le madré chevillard indiquait des prix en hausse ferme. Mais il n'ignorait pas que ni l'un ni l'autre ne savait lire et ne pouvait contester. D'autre part, s'il désirait si vivement traiter cette affaire avec son "ami" Prosper, c'est que celui-ci lui devait déjà depuis deux ans le prix de quatre petits "laitons" que le fermier n'était pas pressé de solder.

Pour les remboursements le marchand n'avait pas toujours besoin de faire appel aux bons sentiments de la clientèle: on verra qu'à l'occasion il y pourvoyait lui-même. Quant à ses dix enfants, il avait su les former, puis utiliser les aînés au mieux de ses intérêts, en les employant à des besognes de manœuvres dont le revenu suffisait à l'entretien des cadets. Pour Clovis, atteint d'une déformation professionnelle qu'il ne soupçonnait même pas, la famille était un cheptel mis par Dieu ou par la Nature(on n'a jamais su s'il était croyant) au service des appétits d'argent du père.

Il chérissait sa femme comme on aime une cuisinière économe, et une bonne poulinière apportant son produit de force musculaire pour les travaux qu'exigeaient des entreprises toujours plus nombreuses et toujours plus variées.

Clovis chérissait ses enfants à raison d'un à la fois: le dernier-né. Ensuite, il les aimait simplement, jusqu'à leur dixième année, où, en les sacrant d'un premier coup de pied au cul, ou d'un premier coup de fouet, il inaugurait leur carrière de bêtes de rapport. Cet homme pratique, appliqué avec le même soin aux petites affaires et aux grandes, était passé de la boucherie au trafic de bestiaux, puis à celui du "bien". À ce jour, il se trouvait à la tête d'une exploitation forestière et d'une demi-douzaine de fermes.

Clovis respectait la Loi, qu'il savait fort bien utiliser, à l'occasion, pour se défendre, mais il en appréciait surtout l'élasticité, qui lui permettait de friser la friponnerie sans perdre la qualité d'honnête homme.

Comme Bèroux ne semblait pas pressé d'effacer sa dette, et que le Code, encore trop étriqué à l'avis du créancier ne lui permettait pas de se payer dans les armoires, il fallait trouver une solution; une solution simple, sans frais.

"Autre affaire, proposa-t-il. J'ai vingt cordes de bois de boulange à tirer su' la route depuis l'bois des Tuffèttes…

- Non, mon vieux, pas la peine…Rin à fair'…J'ai assez d'ouvraige comme çà à la maison…À la tienne!"

Prosper, de sa tasse, choqua celle de son interlocuteur, avala d'une lampée l'eau de vie, se leva en essuyant sa moustache d'un revers de main. C'était un congé. Clovis le comprit. Ravalant son dépit, il sortit, donna quelques vigoureux tours de manivelle à sa "De Dion 1906", et dès que le moteur eût toussé, bondit au volant.

"À te r'voir!"Il démarra dans un désarroi de poules et de canards, prit de court la charrière, au risque de verser, et déboucha sur la route, juste devant une charrette anglaise filant à fond de train

."Hep!…Hep!…Ledru!

- Tiens! Clovis!

Les deux hommes immobilisèrent leurs véhicules. Le voiturier enflé, cramoisi, suant, vêtu d'un bourgeron clair et d'un pantalon de toile noire, coiffé d'un panama et chaussé de galoches s'autorisait de son embonpoint pour attendre l'autre sur sa banquette.

"Ça va, mon vieux Ledru? Rien de neuf à Parigné?…

Clovis jeta un coup d'œil furtif du côté de chez Bèroux , puis rassuré:

"Dis donc, un petit service en vaut un autre…je te connais un veau à acheter, mais…"

Les deux hommes parlèrent à voix basse, et au bout d'une minute, se serrèrent la main sur un 'entendu" cordial.

Le lendemain dès le petit jour, et comme par hasard, la" vachère" du boucher Ledru s'arrêtait dans la cour de Prosper Bèroux. Et moins d'une heure plus tard, après l'inévitable scène du café "bien consolé" et de la discussion réticente, le vau était hissé dans la voiture, remorqué à la fois en tête par une longe, et sur le flanc au moyen de sa queue retroussée.

L'émotion du pauvre animal fut telle qu'il lâcha simultanément un beuglement et une molle tartine qui s'étala par moitié sur le plancher de la vachère et sur le sabot de Prosper: symbole d'une double chance en une double bonne affaire.

" Bon Dieu!, s'écria le boucher en ouvrant son portefeuille pour régler son achat, je m'aperçois que je n'ai sur moi que la moitié de la somme. Mal à rien, Maître Bèroux, vous avez bien confiance: je vous apporte le solde tantôt" et il partit.

La table n'était pas desservie, au début de l'après-midi, qu'il revenait cette fois dans la charrette anglaise. Il entra, salua la tablée qui était nombreuse, et s'assit sans façon. À ce moment, on entendit s'essouffler la De Dion de Clovis.

Deux maquignons de suite dans la même maison c'est beaucoup. Deux ensemble c'est suspect, Prosper fronça le sourcil. L'autre entra, s'installa au bout de la table; et, le café bu, il ne resta plus en tête à tête que les trois compères.

" Règlons nos comptes", dit Ledru. Il sortit une liasse de billets. "Vérifiez, dit-il en en déposant quelques-uns sur la table.

- Règlons nos comptes" dit Clovis en allongeant la main.

Mais Prosper avait devancé le geste, et enfouissait déjà la somme dans son gousset.

" Mon salaud, déclara-t-il à son créancier d'un air mi-figue mi-raisin, j'àvais d'viné qu'vous étiez d' mèche, en vous voyant tous les deux ensemble. Écoute-mè bin, Brunet: mès dettes, j' lés poèye quant' c'est qu'j'ai envie d'lés poèyer…Tu saisis?…J't'aime bin,més j't'emmerde!"

Il laissa passer quelques secondes pour renforcer son petit effet, puis…

"T'étais point chez tè, d'matinée? Et t'ès point rentré non pûs pour dèjeûnner, dis? Gros boban?…Eh! bin, mouai, j'ai envoyé mon gars les poèyer, tes cochons. C'ést ta femme qu'a r'çu l'èrgent, et j'ai l'papier. J'te dois pûs rin entends-tu bin, mon gars Clovis. J't'aime bin, més j't'emmerde!"

Et triomphant, dans un large sourire, il saisit à main-le-corps le petit bonhomme à cheval sur son tonnelet, et lui fit cracher successivement trois demi-tasses de "goutte".

"Allez, les gars, videz-ça, pi on va aller vouair mes gorins!"

*
* *

II. L'insulte

 
"J't'aime bin, més j't'emmerde!" C'est tout un programme, cette devise que Prosper a inscrite, une fois pour toutes, à son blason. Car Prosper est un prince, bien plus, un roi; un patriarche ayant engendré, à lui seul, presque un quart de la population de l'endroit, et, apparenté, de près ou de loin, avec tout le surplus du peuple sur lequel il exerce une autorité incontestable. Prosper, roi des besogneux, des garennes à queue blanche, des châtaigniers, des seigles blonds, de la "goutte", de l'humour, et de tout ce qui s'ensuit.

Au physique, Bèroux est sec comme une écoperche, maigre comme sa terre. Il est mal rasé, sauf le Dimanche, mal bâti et mal patté. Quand il marche, sa jambe gauche se plie en dedans d'une façon étrange; et son profil évoque assez bien un éteignoir.

Prosper Bèroux ne sait ni lire ni écrire, mais il sait compter et s'expliquer. Il compte parce qu'il y fut toujours forcé, à cause de sa gueuserie et de ses douze gosses. Et s'il s'explique, c'est généralement pour défendre le peu qu'il possède contre la rapacité de ceux qui n'en ont jamais assez.

Au labeur Bèroux est habituellement flanqué d'un compagnon têtu comme lui: Mouton, l'aimable mulet, rue dans les brancards avec quiconque, mais se montre docile avec son maître

Prosper travaille trois mois l'année rien que pour son boire. Chiquant et gueulant, il prend soif; et sitôt qu'il a bu, il éprouve le besoin de chiquer et de gueuler, de gueuler en patois, en faisant de grands gestes. Il tutoie tout le monde, et dirait "tu" même au préfet ou à monseigneur s'il avait affaire à eux.

Quand, dans une conversation, il commence à injurier familièrement son interlocuteur, c'est signe qu'il l'a en sympathie : Oui, mon salaud, c'èst comme j'te l'dis, et c'cochon-là, comme ca s'rait bin tè, v'là de vrai quai qu'il a oûsé m'fair'."

Prosper est heureux quand il peut sortir une grivoiserie; mieux, une cochonnerie.
Sa grande joie annuelle , c'est quand il se rend à la brûlerie pour y quérir une énorme bonbonne d'excellente eau de vie à 55° qu'il a fait distiller. À chaque ferme, le mulet fait halte à la porte d'un copain : on descend chaque fois la précieuse bonbonne et allez donc, on trinque…!Largement. Dès la troisième station de ce chemin de croix diabolique, Bèroux est "rentortillé saoul", et commence à chanter, en très faux bourdon, un cantique impie, où la servante d'une messaline champêtre s'en va réclamer, au presbytère, une chemise à dentelle emportée par mégarde

Mossieur l'Curé, Mossieur l'Curé,

………………………………….

Re..portez la cheminse

Oûyou qu'vous l'avez prinse……

" J't'aime bin, més j't'emmerde!" Malgré les élisions, cette phrase est bien française. Surtout, elle enferme un sens profond. Pour Prosper, cette antithèse ne constitue ni un outrage, ni l'amicale formule préludant aux affections naissantes. Sans qu'il en ait conscience lui-même, c'est un programme philosophique, par lequel il affirme solennellement son indulgence pour l'humanité, en même temps que sa ferme résolution de ne point se soumettre à ses contraintes.

Combien peu d'humains sont capables d'interpréter de telles subtilités! Prosper en avait fait la cruelle expérience

C'était un jour de fête nationale qu'avait choisi M.Henry faisant à ce moment fonction de maire à Parigné, pour aborder notre héros et lui reprocher en termes véhéments de ne pas envoyer régulièrement ses enfants à l'école. Or, Prosper avait sur la pédagogie des idées bien arrêtées. Il estimait qu'à partir du moment où ses rejetons étaient capables de lui ânonner la gazette hebdomadaire ou de lui totaliser sur le papier réglé du bureau de bienfaisance un compte élémentaire, leur présence devenait bien plus utile à sa cour que sur les bancs de l'école.

Il prétendait encore qu'il importait davantage de planter à temps les pommes de terre que de connaître le nom de leur inventeur, et que l'avenir des champs de navets de Bois-Loudon présentait infiniment plus d'intérêt pour le cheptel des Loudonniaux que le passé de l'Île de France.

Le magistrat municipal refusa catégoriquement d'entrer dans ces vues, exprimées pourtant par Prosper avec toutes les finesses de la rhétorique du cru… On n'avait pas inventé la démocratie pour des prunes, ni même pour les poires de Monsieur et de Curé. Le droit à la liberté s'étendait jusqu'à celui d'ignorer la "Jographie" disait-il. Et à bout d'arguments, il avait décoché à l'édile, au milieu d'une assistance endimanchée, son fameux " J't'aime bin, mès j't'emmerde!"

Le maire adjoint chancela dans son amour propre. Malgré qu'il eut cueilli quelque trente ans plus tôt un diplôme au chef lieu de canton, son cerveau se refusait aux transpositions idéologiques. Et, prenant pour son compte une formule qui ne s'adressait qu'à la collectivité, il eut l'impudence d'exiger des excuses. Des excuses! Le Roi des Loudonniaux se refusa aux abaissements. Mais huit jours plus tard, la Maréchaussée envahissait ses domaines afin de l'inviter à exposer sa thèse au Palais de Justice.

Ce n'était pas la première fois que Prosper se mettait dans le travers juridique. Mais, il faisait l'étrenne de la sanction. Gros événement qui le laissa d'abord plein de perplexité. Son honneur exigeait qu'il fit échec à une autorité qu'il refusait de reconnaître, mais le sentiment de sa faiblesse sociale le laissait anxieux des conséquences. Curieux des détails de la lutte qui s'engageait contre lui, il prit un parti qui prouverait que l'instruction n'a rien à voir avec l'à-propos: il assisterai incognito à son propre procès. Cela lui permettrait à la fois de tenir tête par l'absence et de s'informer par la présence.

Il n'ignorait pas que le public est admis en badaud à cette sorte de spectacle dont s'étaient pourléchés autrefois quelques-uns de ses voisins. Pour éviter d'être trop facilement reconnu, il laissa passer un dimanche sans se faire raser, et fit l'emplette d'une casquette large comme un auvent, qui, enfoncée jusqu'aux yeux finirait de le rendre méconnaissable.

Le jour de l'audience, bien qu'il eût avalé une bonne ration de goutte pour se donner du cœur, c'est avec de fortes palpitations qu'il gravit les marches du Palais de Justice.

Le tribunal du Mans, antichambre de la prison à laquelle il colle comme un casier judiciaire à un condamné, possède une architecture sans charme: c'est un bloc avec des trous. Il ne se distingue en rien des autres purgatoires terrestres de la ville: casernes, écoles, usines, si ce n'est par cette particularité: d'avoir autrefois servi ce cloître aux Visitandines du "ci-devant', qui, du moins, s'y emprisonnaient volontairement.

Prosper devina confusément quelque chose comme cela tandis qu'il attendait, dans la foule, l'ouverture de la petite porte du public. C'est d'une remarque simpliste et peu déférente qu'il résuma son impression: "quelle drôle de soue!"

Il n'était pas au bout de ses surprises. Dans la salle d'audience, la Thémis régionale, étalée dans les trois quarts de l'espace paraissait beaucoup plus à l'aise que le Peuple Souverain, entassé comme sardines en caque derrière un bas flanc.

Le costume rituel retenait l'attention du néophyte: la blouse noire évoquait pour lui celle que son père vêtait autrefois pardessus ses habits du Dimanche, pour les ménager.

" Ah! pensa-t-il, ç'qu'on doit s'pocrasser à ç'mètier là!"

Le mortier et le rabat l'intriguaient davantage. Convaincu que ces messieurs allaient faire la quête avant la reprise ,comme le curé au milieu de sa messe, il trouvait la coiffure ingénieuse. Le rabat l'occupa plus longtemps, mais au bout d'un quart d'heure, lorsqu'il eut constaté l'abondance des paroles débitées, et se souvenant des nourrissons des Loudonniaux, il crut parfaitement en deviner l'utilité. Ainsi sombrent dans le ridicule les princes lointains égarés dans la Civilisation.

Cependant, Prosper commençait à s'intéresser prodigieusement. Ce monde si étrangement pince-sans-rire, qu'il considérait comme une quintessence de maire et de brigadier l'amusait, tout en l'effrayant. Il semblait que, de l'issue de son procès dépendait son prestige rural. Dès qu'il se fut imprégné du coup d'œil, dès qu'il eut épluché le détail de la mise en scène, il s'efforça de démêler la signification de l'acte qui se jouait.

On venait d'expédier en un tournemain toute une brochette de petites bonnes-femmes en robes de bure marron et en bonnets blancs, qui, avec une belle crânerie n'avaient trouvé qu'un sourire gouailleur "à ajouter à leur défense" selon l'expression consacrée. À présent, un vieux chemineau très déférent et très crasseux s'expliquait avec le haut personnage qui conduisait le débat.

" Vous possédez actuellement à votre casier judiciaire, disait ce dernier, vingt condamnations pour vagabondage.

- C'est forcé, Mon Président, répondait l'autre.

- Forcé?…Ah! par exemple…

- Mais oui, Mon Président. Supposition qu'vot'mére a's'soye saoûlée, et qu'a'vous aye abandonné…"

Le président bondit.

" Vous fâchez pâs, Mon Président, c'est façon d'dire, ça peut arriver. Me v'là donc abandonné. J'cherche d'l'ouvrage, et pendant que j'cherche d'l'ouvrage faut bin manger. Mame Dubois, qu'est une sainte femme, a'm'donne; l'Pont Rouge, qu'est rouge, i'm'loge, et l'commissaire, qu'est républicain, i'm'fout en prison…

- Accusé, cessez vos plaisanteries n'est-ce pas? La Société n'accepte pas de leçons d'un vaurien; terminons-en.

-J'ai fini ,Mon Président. Vous allez donc me mettre huit jours, quinze jours. Je sors la semaine prochaine ou l'autre, et me r'voilà dans le même cas. Y'a cinquante ans qu' ça dure Mon Président. J' devrais avoir douze cents condamnations, j'en ai qu'vingt, et pas une pour vol. J'sis un honnête homme, une petite rente, Messieurs les Juges, une petite rente…

- L'hospitalisation, si vous voulez?

- Autant la prison à perpétuité, Mon Président!"

Le président s'inclina à droite, puis à gauche, marmonnant quelque chose à l'oreille des deux cariatides qui le flanquaient et hochèrent successivement la tête…

"Huit jours!…" cria-t-il.

Prosper Bèroux venait de découvrir qu'on peut dire n'importe quoi à n'importe qui, à condition d'y mettre les formes, ce qui n'était guère dans sa manière. Pourtant le "Mon Président" du bonhomme, il le comprenait fort bien, disait parfaitement ce qu'il voulait dire.

"Huissier, appelez l'affaire Bèroux!"

L'huissier ouvrit une porte.

"Affaire Bèroux !" cria-t-il dans l'antichambre.

On vit entrer trois personnages tondus et rasés de frais, vêtus de noir, comme des croque-morts. Le cœur de Prosper, là-bas, dans le fond, battait la générale.

" Lequel est Bèroux?" demanda le président. Aucun ne bougea.

" mais alors, le prévenu, où est-il?… Défaut?

-Pardon, Monsieur le Juge, hasarda l'un des témoins, je crois bien avoir dépassé sur la route la carriole de Bèroux… Sûrement, il lui sera arrivé quelque chose en chemin…"

Sans qu'il s'en doutât, le témoin à charge venait déjà de prononcer plaidoirie.

" Bon, mais le défenseur? Il n'est pas tombé de voiture, je suppose?…

-Pas d'avocat désigné, Monsieur le Président, déclara le Ministère Public."

Un des avocats présents, à qui le défenseur bénévole venait de dire deux mots, levait le petit doigt.

" La cause vous tente?, Maître Petitblanc" demanda le juge en souriant.

Maître Petitblanc était inscrit au barreau depuis l'avant-veille. Il eut, pour le président un sourire timide qui tourna au rictus.

" De quoi s'agit-il, monsieur le Président?

-C'est très simple : un gros mot à l'adresse d'un maire dans l'exercice de ses fonctions. Nous plaidons absent ?Nous renvoyons à huitaine?

-Monsieur le Procureur, nous nous en voudrions d'importuner tant de monde une seconde fois pour une telle cause. Nous plaidons, exprimant le vœu qu'il nous soit tenu compte de notre bonne volonté."

" Tu parles!" pensait Prosper dans son coin.

L'huissier fit sortir les témoins. Le Président lut l'acte d'accusation qui se résumait en huit lignes.

" Henry Zéphirin!" appela l'huissier.

" Vous vous appelez Henry, Zéphirin Anselme Théodule, né le 18 Juin 1883 à Parigné l'Évêque de Baptiste César et Adelaïde Noëmie Cruchon".

Des rires étouffés fusèrent dans le fond de la salle. Le plaignant, à ce rappel généalogique avait rougi jusqu'aux oreilles qu'il portait longues et dégagées. Il lui semblait que le président, entre les mots, lui en glissait d'autres, confidentiellement :" Ah tu en veux de la Justice? Eh! bien, ça t'apprendra à nous déranger pour si peu." et tout compte fait, il trouvait l'affront de Prosper plus anodin que celui que venait de lui infliger l'État-Civil par le truchement du Tribunal.

" Vous êtes cultivateur aux Venelles, adjoint au Maire de Parigné, dont vous assumiez les fonctions le jour de l'événement. Racontez-nous, Monsieur ce qui s'est passé le 14 Juillet dernier."

Et Zéphirin Anselme Théodule raconta ce que nous savons, et que vinrent confirmer sous la foi du serment, les deux témoins extraits de la coulisse.

Le Procureur se leva. Il fut bref, mais empathique :

" Messieurs, il est intolérable que des citoyens prennent prétexte d'une observation parfaitement fondée pour injurier grossièrement et publiquement un Honorable-Représentant de l'Autorité. Si la Loi ne sanctionnait de tels écarts, Messieurs, où irions-nous? au désordre, à l'anarchie! Parce que l'administration communale, la plus près, la plus directement issue du peuple, et si dévouée, forme la base même de nos institutions républicaines, que plus que tout autre, peut-être, elle doit se faire respecter de ce même peuple avec lequel elle est en contact permanent je vous demande une condamnation sévère, exemplaire.

" Zut, pensa Prosper, jamais j'aurais cru que d'dire " merde" au gars Henry des Vénelles, ça risquait d'fout'le gouvernement en bas. Faut-y que j'soye quiouqu'eùn, quant'même!"

À l'invite du Président l'avocat prit à son tour la parole. Il était jeune, inexpérimenté, mais fort intelligent et sûr de sa langue.

" Monsieur le Président, Messieurs les juges, un regrettable incident nous empêche de comparaître…

-Simple hypothèse" coupa le procureur…

" Quel culot" pensa Prosper.

" Hypothèse étayée par un témoignage spontané, reprit le défenseur. Mon client…

-Occasionnel, interrompit en souriant le président.

-…mon client habite une région sauvage, isolée, déshéritée. C'est un rustre, un primitif, ne disposant, pour exprimer sa pensée rudimentaire, que d'un vocabulaire dérisoire. Première circonstance atténuante…"

" Bon! murmurait Prosper, ç'ti-là qui m'attaque,i'm'grandit; ç'ti-là qui m'dèfend, i'm'met pu bâs qu'la terre!"

" Deuxième circonstance atténuante: Monsieur le Procureur nous reproche la publicité du propos. Or, sans vouloir entacher en quoi que ce soit l'honorabilité du respectable représentant municipal de Parigné, nous sera-t-il permis de faire remarquer que l'injure- si injure il y a- n'étant que la conséquence d'une observation faire en public un jour de fête, la publicité incombe toute entière , non à mon client, Messieurs les Juges, mais à Monsieur l'Adjoint lui-même…Je dis bien: "Si injure il y a". En effet, messieurs, de quoi se compose la phrase incriminée?… De deux propositions contradictoires, dont la seconde seulement, malgré la gloire qu'elle a conquise à Waterloo (rires) pourrait être considérée comme irrespectueuse.

Mais la première, Messieurs, en témoignant d'un amical et indéfectible attachement, d'une incontestable déférence, ne détruit-elle pas d'avance tout ce que la deuxième semble présenter de fâcheux.

Deux forces contraires s'annulent. En vertu de ce principe constant, c'est l'acquittement, Messieurs, l'acquittement pur et simple que je sollicite de votre noble justice…

-Pardon! intervint le procureur qui ne tenait plus en place, tant il prenait l'affaire à cœur. Messieurs, nous jugeons sur des faits et sur des textes, non sur des sentiments ou des appréciations. Or, le fait est patent, l'injure existe, fut-elle noyée dans un océan de compliments. Le délinquant se fût-il présenté un bouquet de fleurs à la main pour débiter son incongruité (rires) il n'en serait pas moins un délinquant. Sans .m'opposer aux circonstances légèrement atténuantes, je réclame une stricte application de la Loi!"

L'avocat, consentant à jouer perdant, demanda l'extrême indulgence.

Lorsqu'il se tut, la trinité judiciaire tressaillit comme le voyageur qu'éveille l'arrêt du train au milieu d'un rêve.

" Le Tribunal, attendu ququatorjuillenfcentrentsixnomésperbèroupubliqumendclaré-

dvantémoinonoméhenrysfinanselmadjoinmaird'Parignélvêque: " J't'aime bin, mès j't'emmerde!" (rires)…

Attendu quléfaisonrconuetombsoulcoudlaloiduinneufjuilléquarevinun.

Considérant qulialieudtenircomptecirconstançatnuantenfveurdlacusésrlquelson-frnilmeilrrenseignements.

Par ces motifs, condamlnoméBèrousper à dix huit francs d'amende et aux dépens…Huissier, à une autre…"

"Ça fait rin, notait Prosper en descendant les marches du Palais, j'me doutais pas que ç'mot-là, malgré qu'il'tait s'mé en bonne terre et bin fumé, i'f'rait tant d'petits pour si peu d'érgent!… Mès, tout d'même, j'dois ét'e quiouqu'un: l'vieux traînier il a mis cinquante ans pour avoir drét à touâs minutes de justice, et moè, avec un seul mot, j'en ai yu pour eùn' gran'demi-heure!"

Il eut pourtant la surprise à quelques temps de là, en recevant le mémoire, de constater que les six écus de la Justice avaient aussi fait des petits, jusqu'à concurrence de cent quarante trois francs et des décimes.

Il fit inscrire ses gosses à l'école des Commerreries, un écart composé de deux fermes et d'une auberge, à six kilomètres des maires et des gendarmes. Et lorsque le régisseur de Loudon vint lui demander d'effectuer un charroi de trente stères de bois de chauffage pour la mairie de Parigné, il se récusa.

" Voyons, Bèroux, tu sais bien que nous ne pouvons aller chercher un charretier à trois lieues. D'ailleurs il n'y a que ton mulet qui peut nous tirer ça sur le sable des Tuffettes."

Prosper demeurait insensible à la flatterie, même en la personne de son baudet. Mais il prouva qu'il savait compter:

"Bon Dix cordes, quatorze francs six sous en pûs par corde, et poeyé à chaque livraison.À prend'e ou à laisser, arrange tè avec la mairerie!"

C'était exorbitant, mais il fallut y passer, le bois étant acheté ferme, et nul charretier à la ronde ne voulant se charger du travail.

Prosper s'arrangea pour effectuer son dernier tour le soir même où le conseil se réunissait. Et, son bois déchargé, son dernier règlement empoché, il entra fièrement au " Café de Paris", où ces messieurs terminaient la délibération par une partie de "manille". Il prit une "goutte" sur le pouce, et avisant l'adjoint en nombreuse compagnie, il lui jeta:

" Eh! bin, mon vieux Zéphirin Anselme, tu sais, j't'aime bin, et j't'emmène grâtis, si tu veux profiter d'ma chârte."

*
* *

III. 
La dynastie Bèroux

Vers l'année mil neuf cent dix, Prosper avait épousé en justes noces, et suivant les us et coutumes du lieu, Joséphine Aglaé Rêche. C'était vaguement sa cousine, et il était presque impossible qu'il en fût autrement, puisque tous deux étaient originaires de ce coin, où la population semble pétrifiée depuis vingt siècles et plus.

 D'ailleurs le Monde est si petit et le passé si profond qu'ils devaient bien, aussi, être un peu cousins de l'adjoint et du juge.

Bèroux, donc s'était marié selon les us et les coutumes du lieu à l'époque; c'est à dire qu'il avait courtisé Joséphine juste le temps de lui déclamer "j't'aime, bin". Joséphine avait appris le passage par cœur et l'avait récité à son tour. Lorsque deux êtres sans complication se sont mutuellement déclaré qu'ils s'aiment, et! Bien ils se le prouvent, avec toute la puissance de la candeur originelle. Et dès que la preuve se manifeste ostensiblement, on s'avise que la Société impose des robes blanches, des oraisons, des formalités et des festins pour préluder à ces joies. Un peu tardivement, on commande la robe immaculée, à laquelle on ajoute quelques fronces afin de ne point trahir les réticences du confessionnal. Si dieu semble ne rien voir, chacun sourit un brin…

De cette remise au point, trois mois plus tard, sort un vagissement. Désormais, le ventre et la mamelle vont se relayer de douze en douze mois, se faisant chaque fois un peu plus mollement complaisants pour le nouveau venu. Ça, c'est la Nature. Et quand le bénéficiaire doit faire place à une nouvelle petite sangsue, quand le sevrage lui tire des pleurs, pour le consoler, on lui glisse dans la bouche un biberon empli de l'extrait de la pomme par la pissette de l'alambic. Ça, c'est le cadeau du Fisc.

C'est dans ces conditions, approximativement, qu'avait poussé l'arbre généalogique des Bèroux. Seulement, de mémoire d'homme aucun des ancêtres n'avait encore fait preuve d'une telle application.

Prosper jouissait d'une postérité directe représentée par douze sujets, produits de douze couvées, sans compter quelques accidents, mais sans "doublets". Son fusil, comme il disait, n'était qu'à un coup.

Cinq de ses rejetons avaient essaimé aux alentours. Le doyen, le "Désiré" qui avait jadis joué à loup-caché sous la toilette nuptiale, continuait les traditions de famille dans un minable "bordage" à trois cent mètres de la ruche paternelle. Il avait augmenté de deux unités la descendance de Prosper, avec la complicité tardivement légale d'Augustine, la fille d'une sorte de Titan femelle, la veuve Tribouillard qui faisait valoir seule deux journaux de terre.

Le fils de cette veuve avait épousé Berthe, le second des enfants Bèroux, dont le frère puîné, Jules, sans doute par représailles, avait enlevé la cadette Tribouillard.

Ces deux couples avaient dérogé en désertant le terroir, l'un pour le chef-lieu de canton, où l'homme boulonnait les traverses de chemin de fer; l'autre pour un domaine éloigné où le couple tenait la basse-cour.

Aux Loudonneaux, où l'émigration est souvent rendue nécessaire par l'exiguïté et l'ingratitude du sol, l'immigration est la grande exception. C'est ce que le bon sens du cru traduit par l'expression "chez nous, pour y rester, il faut y être né". Et l'on y reste, pour peu que quelque vieux consente à mourir pour céder aux jeunes sa place au soleil.

C'est ainsi que le quatrième Bèroux,"le Léon" s'était établi dans "l'endroit" du père Marmion, qui avait eu le bon esprit de défunter juste après lui avoir accordé sa fille, et que le cinquième," la Lise" s'était adoubée, avant de régulariser, avec"le Tatin Braco" à qui sa mère venait de léguer le droit à une pièce unique assise dans le marais.

Labourage, bricolage et braconnage sont les trois mamelles des Loudonniaux. Prosper labourait, Désiré labourait, Léon bricolait, Tatin bricolait, et tous braconnaient à l'envi.

Lorsqu'on pénètre chez Prosper, le soir, à l'heure où le reste de la famille est réuni, la première question qu'on se pose est celle-ci: comment tout ce monde peut-il se caser la-dedans ? Et pourtant, naguère, on en avait logé davantage.

Dans un cliquetis de couverts, parmi les pleurnicheries de gosses et les glapissements de femmes dominés par la voix cassée de Prosper, neuf personnes achevaient un repas dont la soupe au pain, les pommes de terre à l'eau et le fromage blanc composaient l'essentiel.

La flamme dérisoire d'une lampe "Pigeon" tentait en vain de rivaliser avec un feu de fagots qui suffisait à l'éclairage.

Sitôt la dernière bouchée avalée, la mère Bèroux se préparait à empaqueter pour la nuit son dernier-né ,"le Louis" dit "tonton", à cause de ses neveux plus âgés que lui-même, lorsqu'entra la mère Picot, des Pilons.

"Bonjou la compagnie, dit la visiteuse…Doux Jésus qu'j'avez-là eun'belle petite fille: c'est-y bin son père, les mîn-mes-yeux, l'mîn-m'nez, la bouche et l'menton…Quiens! més j'me trompe, dit-elle, c'est-eùn gârs!"

C'est que, pour prouver sa ressemblance avec le père, le moutard venait de retrousser sa petite robe rose jusqu'au nombril.

"Oui, dit la Bèroux, secrètement jalouse,i'disant tous qu'ir'semble à son père. Pourtant, èrgardez-donc, il a l'reintier bin râblé comme le mien. Jusqu'aux moulettes des pieds et les nouinces des mains qu'ètant faites comme les miennes. Ah! il est bin à nous deux!

-Il est-t-i échaboti? demanda la mère Picot.

-J'vous cré. L'aut'jou, j'sortais d'baratter à la laiterie, pû d'quéniau! j'ai cherché partout, ergardé dans l'puits et dans la mâre, jupé longtemps, rin. Vous savez pâs oûyou que j'l'ai r'trouvé?Eh! bin dans la nige au chién, mussé avec le Médor.

Ah! il est dru. Et j'cré bin qu'i's'ra fumellier comme aut'foés dèfunt son grand'père. L'aut'jou, la mér'Cul-d'Pâillon al'avait pâs ÿu l'temps de l'prend' su'son bras qu'il'tait déjà environ ÿi fouger entre les estomacs sous sa camisole.

-Heû lâ!!!! j'k'menç't'i'à causer un peu?

-Causer?…Mès i'n'f'rait qu'ça la journée au long. Vous allez voèr: allons, mon chèri, dis quiouqu'choûse à la dame… dis vite…tu veux bin dire quiouqu'choûse à la dame?

-Voui.

-N'on dit:voui, manman

-Voui, manman

-Eh! bin dèpéche tè d'ÿi dire quiouqu'choûse à la dame…a'va t'donner des bonbons….ah! le v'la qui s'décide…

-Marde!"

Le mot se perdit dans le brouhaha. Vexée, la Bèroux se rabattit sus ses autres mioches.

-Allez! Au lit, vous aut'et vitement! Mèlie, débarrasse la table. Tai, Cendrine, met ton p'tit frér'au lit…É pi toûs, foutez-moi l'camp en la chambre!"

Mèlie, une gringalette de neuf ans desservit en rechignant, tandis que la mère installait le Tonton dans une petite caisse de bois haute sur patte, au pied de l'unique lit de la salle commune. La Cendrine, qui, à dix-sept ans, avait déjà des allures de petite vieille, entraînait "l'Ugène" six ans, dans la chambre voisine, où la suivirent bientôt l'gârs "R'nest" et "L'Victo", deux galopins de douze et quinze ans, puis "le Milien" un costud de vingt printemps.

Et tout cela, en tas, fesses à l'air, riant, pleurant, se battant et pétant, s'en fut occuper les deux grands lits de bois et le lit de fer qui emplissaient la chambre, entre une armoire vermoulue et une commode bancale, où, sous globe, achevait de s'effriter une couronne de mariée.

La mère Picot reprit le chemin des Pilons. Prosper poussa le verrou, se dévêtit à la lueur mourante du foyer, et coula sa grande carcasse entre les draps, tandis que son épouse ajustait son "de nuit": une camisole raide comme une tôle, par dessus la chemise "grande et ample" qui semblait l'étayer, puis une " gouline" bien blanche.

Hygiénistes et puritains, rassurez-vous! Il manque trois verres sur quatre à chaque fenêtre, la cheminée tire aussi bien que les portes; et chez Prosper, la Nature n'a pas plus de secrets que l'esprit n'a de détours.

*
* *
IV. Le Royaume de Prosper


L'État des Loudonniaux est situé par 2°17 de longitude ouest et 53°31 de latitude Nord.. C'est un des rares empires qui soit limité par l'incertitude. On est donc incapable d'en fixer l'étendue. tout ce qu'on peut dire, c'est que cette monarchie spirituelle est enclavée dans un massif forestier de près de cinq mille hectares qui sauvegarde son autonomie.
 
Son relief a l'aspect d'une énorme taupinière flanquée au Sud Est d'un mamelon en appendice, le tout inclus à l'Est dans la concavité d'un plateau moins élevé, en forme de haricot. Entre deux coule un ruisseau sorti d'un étang situé au  Sud.
 
Un chemin de quatre mètres de largeur, pompeusement appelé "route" forme la chaussée de l'étang, escalade le mamelon à sa jonction avec la butte principale, puis longe cette dernière, en formant l'axe des cultures, avant de s'enfoncer dans les bois vers St Mars.
 
Le Mont s'appelle la Butte des Tuffettes. Les pentes orientales et quelques lopins de l'autre côté de la route sont cultivés sur une soixantaine d'hectares par presque autant de "sujets".

Le nom de Loudonneaux est un dérivé de Loudon, une terre qui s'étend à un quart de lieue près de l'étang, Loudon, Lug-dunum, nom celtique romanisé, vous diront les toponymistes, qui aboutit ailleurs à Loudun, Lyon, etc.
 
En fait, Les Loudonneaux sont un des derniers bastions de la Gaule et de ses gauloiseries que n'ont point encore submergé les grands courants.

Loudon désigne un manoir déchu ayant succédé à une villa gallo-romaine dont on ne décèle nulle part les ruines. Loudon désigne aussi l'étang et le cours d'eau. sur la pente des Tuffettes, la ferme de Prosper s'appelle Bois-Loudon.
 
Tout à l'Est, une rivière parallèle au ruisseau coulant comme lui du Sud au Nord, peut être considéré comme l'extrême limite du terroir: le Narais.
 
J'ai laissé Parigné à plus d'une lieue derrière, sous le soleil d'après-midi. Quittant la route d'Ardenay qui longe la vallée du Narais, j'ai emprunté l'étroit ruban qui s'en détache, à gauche entre deux petits taillis: c'est la route nationale de Prosper
 
J'ai dépassé les labours de Loudon, coincés entre les deux voies, et au fond desquels sommeillent la minuscule enceinte avec ses trois chiches pavillons, la maison basse, les communs et la haute grange de la Cassine, la ferme annexe.
 
Et maintenant, flânant sur la berge de l'étang, je m'amuse à faire des ronds dans l'eau, comme un collégien en vacances. Quarante hectares liquides, où nage une corbeille de verdure. Un pailletis de soleil où se reflète, à l'horizon, la sombre ligne des pins. En bordure de la route, sous une vigie de peupliers alignés, le clapotis vient lécher les pilots obliques de la rive, berçant les napperons verts et les coupes de porcelaine des nénuphars, entre les fleurets menaçants des joncs. Une grenouille plonge.
 
"Hue! Mouton…" Clac! Un coup de trique descend sur le cul du mulet  qui bondit, saquetant  le tombereau où Prosper triomphe comme un Pharaon sur son char de guerre, au débouché de l'allée de Loudon.
 
"Tiens! Prosper…
 
-Hâââ…rrr!" Le mulet s'arrête…"Quai qu'tu fous-là, bougre de salaud? Salut. Ça va?" Prosper connaît son monde.
 
"Bonjour vieux, ça va! ça va! Et toi?
 
-Allez! monte. On va boèr un coup d'cîd' à la maison…"
 
Une véritable occasion. Tout confort. Du cidre aigre. Un après-midi fichu…peut-être pas, après tout. Mais le refus serait un crime de lèse-majesté.
 
Je monte. À nos pieds, l'eau coule par dessous la route et se perd par une étroite saignée dans un fouillis d'écouvillons brunâtres. Bientôt, entre deux pineraies l'attelage escalade un raidillon. Dans un bruit infernal, le tombereau vibre sur les tartines de cailloux que le cantonnier a disposées en chicane, pour être sûr qu'on les enfoncera.
 
C'est à peine si j'entends Prosper, à cause du tintamarre, et je lui réponds par monosyllabes, parce que je m'intéresse à un site dont il est blasé depuis longtemps. Pour le tourisme, pourtant, je préfère cent fois le tombereau à l'automobile: on a le loisir d'assimiler le paysage.
 
Nous voici au sommet de la côte, que couronne une voûte de feuillages. Et, brusquement, après la monotonie du bois, du marécage, la clairière rustique apparaît dans une sarabande colorée.
 
Les châtaigniers! Ils sont à la capitale de Prosper ce que sont les colosses de pierre au temple d'Elephanta, les lotus de porphyre aux palais de Memphis. Ce sont eux qui nous accueillent sous leur ténébreux arc de triomphe , à la Porte du Sud; eux, qui posent leurs pieds à la peau grise et rude aux talus des sentiers, d'où leurs ergots vous tendent des embûches sous les pas; ce sont eux, monstres immuables qui prennent d'assaut les pentes, sans autre secours que celui des siècles; eux, enfin qui sertissent la lisière des pineraies d'un bourrelet de verdoyants cumulus.
 
La capitale de Prosper, c'est là! Tout de suite à gauche, l'abri de paille sur quatre poteaux ivres. Le pignon d'ocre clair que couronne le cube ébréché d'une cheminée, le toit de tuile amarante et violet; la porte en grisaille livrant un carré noir; la croix claire de la petite fenêtre. C'est la courette bordée de pieds-d'alouette et de marguerites, où s'affaire une coiffe blanche sur un chiffon de pilou, parmi les piailleries de volatiles; c'est le petit chemin creux, derrière, qui conduit à la loge du Désiré. C'est encore…
 
"Bonjou! la mér'Pecra
 
-Eh! Bonjou donc, Prospè…"
 
Il arrête son tombereau sur la berme et saute. Il disparaît  derrière un puits de pierre couvert d'un dôme en pointe d'asperge, et s'engage dans un sentier escaladant la colline à l'arrière d'une masure: un trou de pierre, enfoui sous un inextricable réseau de ronces, d'orties, et de lierre. Face au soleil, sous le rebord du toit qu'on atteint à la main, une porte ronde et une meurtrière. C'est la tanière des deux petites mères  Pichon et de leur "quèniau" infirme; trois générations de goitre, de scrofule et de crétinisme alcoolique. Deux millénaires de consanguinité.
 
Tout en haut, sous un trio de marronniers, la seule ferme digne du nom; l'exploitation de Philibert -Philbè- un copain chez qui se rendait Prosper. Et voici "Philbè", accompagné de Prosper faisant de grands gestes. Philbert est un placide. Il a peut être quarante ans, mais sa croissance semble s'être arrêtée au lendemain de sa première communion. Il arrive à peine à l'épaule de Prosper, chausse du 36, et arbore sous sa casquette plate une figure de chérubin réjoui.
 
Il me salue avec déférence, et tous deux montent dans le tombereau, se servant des roues comme d'échelles. Nouveau coup de bâton sur le derrière du mulet, dont le démarrage manque de me projeter dans le fond de la caisse.
 
Nous cheminons maintenant entre deux mosaïques de "choux-vache", de seigle clairsemé, de "lisettes" empanachées de jade, alternés avec les tapis grenat du "mèricain. À gauche, une charrière s'enfonce et grimpe à flanc de coteau vers des bâtiments à demi cachés par un buisson: c'est Bois-Loudon, le palais de Prosper.
 
"Dis donc, Bèroux, je croyais que tu nous emmenais chez toi?
 
-Tai, fous-nous la paix! J'ai à fair' pr là,, ça te r'garde point…"
 
Et Prosper poursuit sa route; il reprend avec Philbert, une discussion sur le prix des seigles et l'abondance des châtaignes.
 
Nous passons entre deux bicoques. Même pignon sur route, porte au midi; même écurie au bout, même hangar.À gauche, c'est propret, fleuri: nous sommes chez la Tribouillard. À droite, c'est croulant, pelé, encombré: nous sommes chez Léon, dont l'unique rejeton, une sorte de marmouset à figure de tomate, morveux et sale, poursuit, dans la cour, un coq plus haut que lui. Il est boudiné dans un fichu, malgré la canicule, et réussit à courir, malgré une sorte de sac tombant qui lui sert de culotte et l'entrave.
 
"Eh! gars Moïse, ton pér'ést-i'là?
 
-Non.
 
-Ta mér'?

-Non.
 
-La mér' Bouilla,
 
-Non.
 
-Viens dire bonjou à ton grand'pér.
 
-Non!
 
-Bin, va donc! P'tit verrat…!"
 
Et Prosper continue. Maintenant la vue se dégage, à droite, sur la vallée du ruisseau. Un peu en retrait et en contrebas de la route, une maisonnette remise à neuf montre ses crépis trop frais et l'encadrement trop rouge de ses ouvertures: c'est le temple communiste, où l'apôtre Arthur, philosophe, cultive l'ascétisme familial  entre son champ de pommes de terre, la pomme de pin, et l'in-octavo marxiste, après avoir répudié ses grades dans le textile lillois.
 
De part et d'autre de la chaussée, sur la butte, dans la vallée, voici encore de ces petits logis dont pas mal sont en ruines. Il y a beaucoup de ruines aux Loudonneaux: mur éventré d'un "nid" abandonné, pans déchirés, veufs de leur toiture. Qui se cache sous les cubes de moellons dont sort encore un filet de fumée bleue? Un journalier, un bûcheron, un "pleux d'bèryére" accomplissant chaque jour trois lieues pour se rendre au travail.
 
Le "Berton", importé jadis de Cornouaille par des parents nomades; un taciturne qui ne prononce pas dix mots par jour. Il se rattrape le Dimanche lorsqu'il retrouve la parole au fond d'un verre.
 
Plus loin, dans les "bas" du ruisseau, la Marie au "groû-t-yeú", vivant avec sa mère et sa vache. Une pauvresse à l'œil tuméfié, énorme, saillant sous la paupière fermée par une mystérieuse fatalité congénitale?
 
Voici la "Préfecture". C'est la dernière maison à droite. Une maison comme les autres, lépreuse, allongée l'œil au Midi. La cour triangulaire est un carrefour d'où fonce, en biais, un chemin qui conduit partout et nulle part. mais, en arrière, de l'autre côté de la route, ce chemin se prolonge vers le haut des Tuffettes.
 
La Préfecture arbore sur sa façade un rosier grimpant, une inscription effacée où l'on lit à peine "café"; puis, au pignon, une tache d'un bleu lavé, c'est la boite aux lettres. Le Vendredi on y lit couramment " la première levée de Mardi est faite".
 
La Préfecture est un café. On s'y saoule le Dimanche. Derrière est un jardin; plus loin, un champ inculte avec des châtaigniers, toujours. Et là où finit le dernier châtaignier commence le premier sapin. On parcourrait désormais deux kilomètres avant de traverser  la route du Mans à Blois puis le champ de tir d'Auvours, puis trois encore avant d'atteindre la gare de Saint Mars la Brière, près du bourg.
 
C'est à la Préfecture que nous amenait Prosper. Bientôt, nous étions attablés dans la salle basse et enfumée n'ayant rien à envier aux salles des maisons d'alentour.
 
"La Préfecture? Et pourquoi la Préfecture?
 
-Tu connais donc point l'histoèr' dés Loudonniaux?
 
-Mais si, Prosper."
 
Toute nation qui se respecte s'enorgueillit d'un passé. Les Loudonneaux en ont un, et fameux, que Dieu et le Diable se sont âprement disputés sans qu'on sache encore lequel est vainqueur.
 
L'histoire de Loudon commence avec ce nom barbare de Lug-Dunum, la Butte aux Corbeaux selon les uns, la Butte du Dieu Lug, une vieille horreur, ou la Butte Brillante, selon les autres. Fiez-vous donc  aux linguistes!
 
Il y a aussi la Pierre- Bergère, là-bas, dans la Vallée du Narais, une sorte de sorcière pétrifiée célèbre pour ses exploits. Puis, sur l'autre rive, le bourbier de Gardonnière, sous lequel on entend parfois des sons de cloches évoquant la ville d'Ys, de sinistre mémoire.
 
Une foule de pratiques étranges, sur lesquelles les saints du Paradis ont parfois essayé de mettre la main. L'herbe date de la Saint Jean, cueillie à jeun, le matin de la fête du Saint, pour préserver de la foudre et de la maladie; les sorts jetés à pleins bras, malgré l'exorcisme des croix tracées à la chaux au-dessus des portes; du sel, jeté par dessus l'épaule gauche. Ces interdictions de faire la lessive certains jours; ces chouans qu'on entend la nuit geindre ou rire comme les fous de l'Enfer, et que l'on cloue au vantail des granges.
 
Au XIIIème siècle, Geoffroy, évêque du Mans, originaire de Loudon en Parigné ou de Loudun en Poitou, tenta d'apporter un peu d'ordre par là. Il profita de ce que Loudon appartenait à l'Église du Mans pour y fonder un prieuré afin de convertir les païens du lieu. Mais l'établissement périclita, et devint une simple ferme dont il ne reste que des pierrailles, sur le ruisseau à la sortie de l'étang.
 
Vers 1860, un prélat manceau voulut renouer le tradition évangélique de son prédécesseur, dans cette colonie obstinément païenne: il fit construire une petite chapelle sur le bord de la route, en plein centre du hameau. Mais le Bon Dieu n'y venait qu'une fois par an visiter ses ouailles, et il restait 364 jours par an pour l'oublier.
 
"Tu te souviens, Prosper, de la petite chapelle?
 
-Pargué! On l'l'a dèmolie à cause qu'a' croûlait."
 
La bonne femme du café, écoutant la glose, attendait patiemment la commande.
 
"Quai qu'on prend, demanda Prosper, un café?
 
-Un café, acquiesça Philbert?
 
-Va pour un café.
 
-Avec la bouteille à l'iau-bènîte." Recommanda Prosper. Puis il reprit.
 
"Mon vieux, ces raconteries-là, c'est bin savant, j'veux bin crére, mais ça nous dit point pourquè qu'la Préfecture a s' appelle la Préfecture. J'vâs tè l'dire. Mon histoèr' al'ésr bin pu vieille que ça…Y'a cent ans…"
 
Cent ans, aux Loudonneaux, c'est la limite des temps historiques.
 
"Y'a cent ans, icit', y'avait un nommé Coulon qui s'disait Préfet des Loudonniaux. I'vendait du boère et d'la goutte, bin-entendu, tout comme à c't'heúre dans c'te m*eme auberge, la mére Bidru que v'là. et mon Coulon, i'vendait itou d'la justice, et bin mieux qu'tous vos bobans à blouse et à bavettes.
 
Y'en n'avait pâ-un comme li pour régler les disputes entre bonhommes, quant l'un ou bin l'aut' rabourait eun seillon en l'champ du vouésin pour ègrandi l'sien, ou bin quant'i'n'i'avait des lapins pi des poules de volés, et tout…Il empochait l's'amendes, més faut dire qu'il faisait bin du bien dans l'carré, et qu'les amendes en quession, a'servînt bin souvent à aj'ter du pain pour les malheureux, ses pauvres, comme i'disait.
 
Mais l'pu biau, c'est quante le Coulon i'pouillait eùn' belle ch'mînse blanche pour marier eùne couple d'amoureux, car i'faisait aussit' les marièges, que çà qu'i'ètait bin pu aisé à dèmancher quant'on s'entendait point.
 
La cèrèmonie a'coûtait rè-n'en tout: l'Coulon i'faisait ajnouiller les mariâs à sés pieds d'vant toute la compagnie, i'y'eû lisait l'code des Loudonniaux, et pi pour les bèni',i yeú pissait d'sûs. après, bin sûr, y'avait eún dîner chez li  qu'fallait poèyer.
 
-Sacré Prosper, tu nous en contes de bonnes…
 
-Ça qu'i'ést aussi vrai que j'te l'dis, à preuve que mon grand'pér'il a jamais été marié autrement…
 
-C'est vrai, confirma Philbert, j'ai toujoûs entendu ça par les anciens.
 
-c'est pâs tout, reprit Prosper, ceusses-là qui voulînt point s'marier pour de bon, i'z'avaînt eùn'aut'moyen d's'assouâtrer, Coulon i'louait à des bracos et à des train-niers des p'tites loganes en bèrguiére qu'il avait bâties en l'bois. Et parmi ces gars-là, y'ènn'avait eun,l'Pecna qui faisait l'boucher d'biques, mais qui t'nait itou la Maison des Chiffes,eùne cahute oûyou qu'i'logeait d'nuit cîn-àsî fumelles point èmoèyées.Quant' eune pratique a'v'nait au piési mon Pecna i's'couait eún guérlot et les filles a'sortaînt des bussons d'alentou. Et moyennant sept à huit p'tites centimes, l'amoureux il avait l'dret d's'ègailler en l'bois avec c't'èlà qu'il avait chouâsie.
 
-Ah! sacré Prosper…Mais dis donc, légalement, ça ne comptait pas, les sacrements de ton père Coulon….
 
-Ça comptait point! Ça comptait point! s'écriait Prosper qui commençait à s'échauffer après avoir fait de sérieux emprunts à la bouteille d'eau de vie, eh!bin,il aurait fait bon dire ça en c'temps-là aux gens d'paricite! De quoi donc qu'vout'maire et vout'curé i' font d'pû, à pa d'pisser su la mariée? Du moment qu'tout l' monde était d'acco, à cause de quai qu'ça n'aurait point compté?
 
À preuve que mon grand'pér'il a pâs moins ÿû huit quèniaux. La mécanique a's'fout pâs mal de qui c'est qui la bènit, ça l'empêche point d'fonctionner.
 
-Elle fonctionnerait même sans bénédiction, hein? Philbert…"
 
Philbert, pris à témoin, souriait, ce qui excita l'autre.
 
"Philbè, comprends -tu, c'est eún bon gars, un copain à moi. Mais, n'empêche que c'ést-eún riche. I'sait signer son nom; i' possède; pis, il ést conseiller municipa. D'sorte qu'il a intérêt à filouser les "groûs" qui nous m'nant…
 
-Mais, Prosper, ton père Coulon, c'était aussi un riche qui vous imposait des obligations en vous exploitant. Pourquoi passer par son ministère?
 
-Quiens! Ç'te d'mande! Fallait bin fair'comme tertous, à cause de la considérâtion. C'ést pour la mîn-m'réson qu'n'on va à ç't'heûre trouver l'maire et l'curé. C'était la mode de chez nous; et ceux d'ailleú, i' nous avant ÿu, v'là tout!
 
Mais, au fond, on s'en fout pas mal, nous. L'pér'Coulon, i'rendait dés services malgré qu'i'les faisait poèyer. Tandiment qu' lés curés et surtout lés maires i' songeant qu'à nous emmerder. C'ést des emballes, qui veulent tout k'mander et s'engraisser à nos dépens.
 
-Allons, alons, Prosper, le Progrés, la République…
 
-Oui. Bin, n'on peut n'en parler, d' leû Rèpublique… des marchands d'balais d'bèrÿiére comme le gars Henry qui voulant jouer au groûs; des voleûs comme le Clôvis, qui n'songeant qu'à soutirer d'l'ergent au pauv' monde; des gendarmes, des percepteûx… On n'ést pûs lés maît'chez nous comme en l'temps…
 
-Au bon vieux temps des châteaux?"

En prononçant le mot, on est sûr de déchaîner l'orage…C'est que, tout de même, si l'autorité de Prosper est incontestable, il n'est pas seul maître dans son royaume. Comme un bon papa -faillible- il règne spirituellement sur son peuple, mais, comme la République d'Andorre, il doit foi et hommage à deux puissants suzerains: la République Française, qui exige la taille, et impose une autorité prétendue venir d'en bas, ce que Prosper ne peut souffrir et le Château, qui impose la corvée au titre de haute mainmise foncière, ce que Prosper abhorre.
 
Si les Loudonneaux sont sous la tutelle de la mairie de Saint Mars, Loudon est sous la dépendance de celle de Parigné, où l'on commerce volontiers, si bien qu'on peut avoir maille a partir avec deux municipalités. Quelle complication!
 
La République pourtant est bonne fille. C'est grâce à elle que la fameuse bonbonne d'eau de vie annuelle et exonérée de droits; qu'on peut déléguer un porte-parole presque illettré au Conseil Municipal, et obtenir, de temps en temps une petite faveur.
 
Mais évoquer le Château! Là-haut, des pentes Nord des Tuffettes on voit à l'horizon émerger un cube blanc: c'est le Château. Et tout, à la ronde, à quelques exceptions près, appartient au Château: Loudon, les Loudonneaux, la Buzardière, un joli manoir qu'on laisse crouler, et tous les bois d'alentour.
 
"L'châtiaû, hurle Prosper! De quoi donc que n'i'a d' diffèrence avec aut'foès? I'nous tient. I'nous tient tout comme y'a cent ans![ lisez mille], et, nous autes, 'cor' pûs qu'lés anciens, à cause que dans c'temps là, l'châtiaû il' tait loin, et qu'aux Loudonniaux, on pouvait' cor' se senti'en famille.Mais à c't'heúr'…

-Voyons, Prosper, on n'a jamais entendu dire que le Château se soit jamais rapproché…
 
-Bougre d'couillon, tu veux donc point m'comprende… En ç'temps-là les "bourgeois" du Châtiaû i'v'naint par là que de temps en temps pour courser un chevreu ou bin un marcassin. Mon grand'pére i'm'a racontéça, aut'foès…Tout ça, ça qu'i'arrivait à j'vau, lés bonn'femmes comme les bonhommes, avec eùn' venue d'chiéns, ça d'valait au travès des champs et ça berzillait tous l'z'affiements.
 
Mais à part ça, on ést si tellement perdus en nos boîs qu'on nous oubliait à peu près…À ç't'heure, més bon dieu d'bérlaud, tu vois donc point déquai? D'puis qu'i'nous avant mis des gardes, on ést pire que leû chiéns…Ç' grous pastre d'Chèniau, l'as-tu bin r'gardé? À l'voèr'comme ça, avec sa bonne grousse goule rouge et toute ronde qu'i'a l'air de toujoûs chauvi on dirait l'meilleú gars d'la terre. Eh! bin, va donc t'y fier! Ça qu'i'ést sorti d'rin, d'eun p'leû d'bèrÿèr' de Vaugautier, et pour eún peu, ça mettrait tout l' monde su' la pâille.
 
Quant i'fait fair' du boîs, i' trouve toujoû moyen d'chicaner su'l' prix, à cause que les cordes a'sont point assez serrées. Quant'i'fait chârrèyer, faut qu'il ergote su'l'chargement ou bin su'l'nombre d'tours. Mais tu peux aller vouair su'l'livre d'dépenses; les journées et les charrais i'f'zant des p'tits. On ètonnerait bin des bonhommes si on yeú disait qu'i'f'zant châcun dans les cîn à sî-cent journées par an; et les j'vaux si i' savâint lire, i's'rînt bin surpris d'savoèr qu'i'mangeant eún boussiau d'avoine par jou.
 
L'livre des  ventes, li, c'est pas pareil. Tu ÿi vois bin les vingts cordes d'sapin livrées au boulanger d'Ardenay, mais tu peux ÿi chercher les cinquante petits peupliers pris dans la pèpiniér" pour Maîte Bidault, ou bin l'cent d'bourrées vendu à la Mér' Picot. Aussit', le Chèniau il aime bin mieux lés p'tites'affair' que lés groüsses; à moins qu'ça soéye pour vend'eùn' sapiniér'sü pied au Clovis qui ÿi läche eùn' beûrrée su'l'prix fó…Quiens, tout ça, ça m'fait chier…Et dire que les bourgeois i' n'en voèyant rin. J'lés plains pas, bin sûr, i'n'avant qu'à ét' moins cons. Més n'empéche que les gardes i's'enrichissant pu'vite qu'eux. Si i' prenant leû-z-intérêt, cest come le chien à dèfunt Bouju i' prenait les lièvres au gîte: avec l'espoèr de lés croquer.
 
-Prosper, tu es un rouspéteur. Tu exagères. Tu médis. Tu calomnies. Et d'ailleurs, tu serais bien en peine de lire sur le livre de compte…En admettant, pourquoi ne refusez vous pas de travailler pour le château?
 
-Et chouâsi' entre querver d'faim ou bin aller travâiller à six lieues. Et pi, sacrée Andouille que t'es, tu sais donc pas qu'ç'est l'châtiau qui loge tout l'monde ou presque, aux Loudonniaux.
 
-Et gratuitement.
 
-C'ést cor' assez ché poèyé pour dés loganes qui n'ont ni pavés ni contrevents, et qui perdant leû' vitres et leû' tuiles… Més, dis-té bin eùn' affair, innocent, c'ést qu'toûs ceû-z-là qu’i’avant r’fusé d’travâiller pour  le châtiau, on ÿeû-z-a laissé croûler la soue su’ la goule . V’là pourquai que n’i’a tant d’ruines aux Loudonniaux…
 
-Prosper..
 
-…Dè quai cor’ ? Il ést dit que ç’fî d’putain-là i’ va prend’ la dèfense du châtiau !...
 
-Non, Prosper, non ; mais il faut être juste : combien le garde vous fait-il de procès pour braconnage dans une année ?
 
-J’te vois v’ni. On nous fait eún biau cadiau en fermant lés yeux su’eún lapin d’temps en temps :s’ment, v’là l’malheu, ç’que l’châtiau i’dure, à cause qu’il a tout d’mîn-m’ besoin d’nous, les gendarmes i’l’empéchant, pasqu’i’ n’avant rin aut’ choûse à fout’…Pourquai qu’leû lois a’ dèfendant d’dètruire le gibier ? toujoû pour la mîn-m’ réson : pour avantèger lés groûs. Més, grand boban dè qui donc qui l’nourrit, l’gibier ? Hein ?Quante n’on pique pour dix francs d’choux et pi qu’ deux joûs après tout ést mangé qui qu’ c’est qui poèye ? C’ést nous autres, pour que ces cochons-là et pi leû copains i’z’ayant l’plési d’tirer eún coup d’fusil deux ou touâs fois l’an.
 
Et tu voudrais qu’n’on s’gêne ? L’gibier il est aux pésans, et quante j’vois fair’ eún ptocès d’chasse, ça m’donne envie d’la fout’en l’ai, leû Rèpublique. »
 
Heureusement, Philbert fit diversion.
 
-À propos d’chasse et d’gendarmes, dit-il, tu f’rais bin d’te mèfier :ton gars Milien i’ va à ç’qui paraît, tous les soèrs tende des collets du coûté des Tuffèttes ; et ça fait deux fois qu’on voit les gendàrmes aller par là.
 
-Pour ç qu’i’prend, ç’grand nigaud-là, ça s’rait bin dommaige qui s’fasse chatouiller. Mais c’est point pour ça qu’ les gendarmes i’v’nant,c’est pour les poules que c’te salope de Fauchon al’aurait prises chez Pavet. »
 
Prosper souffla un peu puis, à Philbert :

« Ç’ést pâs tout ça, reprit-il, changeons d’conversâtion. Si  j’t’ai am’né là, tu penses bin qu’c’ést qu’j’avais quiouqu’choûse à t’dire. Eh !bin, v’là : la foère aux ognons du Mans, c’ést dans n’eún moîs, à peine. Et, ma foi, j’ai comme eùn’envie d’ÿ’aller fair’eún tour à quante-tè .Faut absolument qu’n’on décide nos bones femmes. On emportera n’importe pâs dè quai à vende, dés m’lons, dés poères de Giroufle, des froumoèges blancs, mîn-me eùn’couple d’poulets à l’occâsion pour poèyer nout’ voyaige…Quai qu’t’en dis ? »
 
Philbert ne savait que dire : oui. Il entra facilement dans le complot. Et après une dernière tournée notre société se dispersa.

*
* *

V. Quand Milien court à la braconne

Lorsque, de la « Préfecture », on s’engage dans le chemin creux qui escalade la Butte des Tuffettes, on passe devant une pauvre ferme flanquée de sa barge de bruyère, de son fagotier et  de son bûcher de plein air, une provision de gros bois née d’un fût saccagé, dont on voit encore la culée monstrueuse, invaincue, de l’autre côté du chemin, près du cratère d’où elle fut extraite. Ainsi meurent un à un, comme les maisons, les châtaigniers géants.
 
Quelques poules et canards. Des hurlements de mégère, des meuglements de vache, des criailleries de gosses. Un idiot béat paraissant gober les mouches dans la cour. Entre deux talus de mousse et de fougères naines, les racines tentaculaires étreignent des quartiers de roche. Le pied se fourvoie dans la triple rainure de sable mou qu’allonge la charrière. La montée s’accentue. À mi-côté, le passage s’élargit : à droite un glacis que   dominent deux maisons. À gauche, un vieux puits béant et autour des bâtiments à demi ruinés : Les Pilons.
 
Le chemin s’étrangle et se raidit, puis s’obscurcit. Derrière  une touffe d’osiers, un jardinet minuscule surgit, où les fleurs font orgie d’arc-en-ciel, se bousculent, se haussent pour attraper au vol un rayon de soleil.

Une maisonnette est derrière. Son toit émergeant de toutes ses écailles moussues. Mais si vous franchissez la claie d’entrée et dépassez le rempart de corolles, vous découvrez la façade percée d’une porte unique et d’une croisée dérisoire : là, toute poésie s’évanouit. Au bruit de pas, un étrange bonhomme apparaît sur le seuil. Sans âge précis, entre soixante et soixante-quinze ; il montre une grosse tête ridée, inquiétante, sur un corps trop long perché sur des jambes trop courtes, disproportion qu’accentue un vieux bourgeron militaire tombant sur un pantalon rapiécé. Une casquette paraissant collée par la crasse, de gros sabots cerclés de fil de fer complètent l’accoutrement. Une maritorne apparaît derrière l’homme, découpant dans l’embrasure un faciès d’ivrognesse, cheveux tirés et ramassés au sommet en un champignon luisant et ridicule.  Jouant des épaules, cette caricature de femme se faufile, se campe près de son mâle, suivie d’une ribambelle de mioches barbouillés et loqueteux. On se demande s’il est raisonnable d’attribuer à un tel couple la paternité de cette marmaille. Si l’on ose pénétrer dans la bauge de cette singulière famille, on y découvre le plus misérable mobilier. Là dedans, tout est noir, raccommodé, boiteux, dépaillé, disjoint et crasseux. Et cela pue la graisse, l’urine et l’alcool. Mais le bonhomme a doté cet ignoble intérieur d’une collection d’amusants petits lits à claire-voie qu’il a fabriqués avec des lattes de châtaignier, car le Père Fauchon est artiste…quand il est à jeun et d’humeur ouvrière. Sous un hangar voisin, où quelques lapins, dans une caisse, broutent des rutabagas conquis sur le voisinage, des paniers, des resses, soigneusement tissés avec l’osier qu’il récolte ou qu’il vole ; des brouettes dont les brancards sont empruntés sans retour aux taillis du château, et dont la caisse et la roue pleine forment des rébus à la gloire du Chocolat Menier ; enfin, de petites voitures de même style qui servent à transporter les fruits du jardin et des rapines dans les bourgs voisins ; fruits convertis aussitôt en boisson. Le soir, le couple rentre à la maison en complet état d’ivresse, et tandis qu’éclatent injures et coups, les gosses mangent ce qu’ils trouvent. En face de la maisonnette aux Fauchon s’ouvre un chemin transversal qui, par d’invraisemblables détours, arrive à flanc de coteau dans la cour de Prosper. À l’intersection des chemins, s’étend un jardin clos de haies où toutes sortes de légumes poussent avec une vigueur des plus rares aux Tuffettes. Deux grands poiriers noirs et crochus couvrent la moitié de ce potager. C’est le jardin du bonhomme, qui, s’il existe un are bonne terre aux Loudonneaux, peut se vanter d’en jouir. Toute sa consommation, tout son négoce,sont censés sortir de ce lopin. Au-delà du jardin, le chemin s’enfonce dans le bois couronnant le sommet vers la ferme des Tuffettes, isolée sur l’autre versant. C’est dans ce bois que Milien avait entrepris, un mois plus tôt, de tendre des collets. Il était apparu à la brune, les poches garnies de fil de laiton. Il avait soigneusement repéré les « coulées » par où se faufilent les lapins, et savamment préparé ses « cravates » métalliques. Il les avait disposées, le nœud coulant bien arrondi à trois doigts du sol, et solidement fixé à un piquet. Il en était à la troisième lorsqu’il avait eu l’intuition d’une présence. S’étant retourné, le jeune braconnier avait constaté qu’il était surpris, non par les gendarmes, mais par une jolie biche, une fillette en haillons qui le dévisageait en souriant. Chaque jour, au crépuscule, Florida, l’aînée des Fauchon venait au bois faire provision de branches sèches. Ce soir-là, ayant entendu froisser les bruyères, elle s’était avancée à pas de loup et avait surpris le gars.

« Tu m’as fait peur, Florida » dit-il. Le sourire de la jeune fille reflétait maintenant la maligne satisfaction d’avoir ému le fils d’une famille qui paraissait constamment distante de la sienne, et elle n’ignorait pas pourquoi. Personne, d’ailleurs, ne recherchait la société des Fauchon qui bénéficiaient d’une solide réputation de râpineurs, consacrée par des peines de prison.

Certes, d’autres aux Loudonneaux avaient connu quelques séjours à la geôle correctionnelle : le gars Traquet trop prompt à essayer ses poings sur les gendarmes ; la Boudin, qui se chauffait sans vergogne au dépens du Château et avec le bois de mine de Clovis ; même le Tatin, l’incorrigible chasseur clandestin. Mais tous ceux-là jouissaient d’un brevet de victimes qu’on ne pouvait décemment accorder aux Fauchon, obstinés à subsister au détriment du pauvre monde.

Milien et Florida se connaissaient de loin. Mais il avait fallu ce hasard pour les placer face à face dans la solitude. Et voici que Milien découvrait d’un seul coup la beauté de Florida. Car l’enfant était belle, d’une beauté attirante, insolite. D’un paquet de loques informes, qu’une coquetterie innée dissimulait de son mieux, sortaient des jambes nues, un peu grêles, mais joliment galbées, des bras minces, modérément musclés malgré les besognes, et surtout un franc visage encadré de boucles folles, et dont les yeux profonds explosaient comme des jais vivants.

Florida riait. Sa mignonne bouche avait élargi son dessin, dévoilant des dents blanches un peu pointues comme celles d’un louveteau.

« Laisse-moi ! pria le garçon.

- Te laisser ? Mais qui donc te retient ? fit-elle t’es libre ; Moi je suis ici chez moi… »

Stupide, figé, Milien restait, les bras ballants…

«  Je sais, va,  reprit-elle…Tu me méprises… »
 
Il tourna les talons, et s’en fut, comme à regret.

Il allait disparaître derrière la haie, à l’orée du bois.

« Milien ! cria-t-elle…Milien !... »

Il hésita, puis, délibérément, s’effaça derrière le feuillage.

« Idiot ! Sauvage ! » hurla la gamine étreignant son fagot et pleurant de colère.

Florida souffrait. De quoi ? De l’ambiance où elle vivait. Des injures et des coups dont elle recevait large part, bien qu’elle assumât seule l’entretien de la triste maison, et se prodiguât pour ses jeunes frères et sœurs.

Dans sa vie, Florida ne connaissait que deux moments de quiétude : celui où le ménage s’absentait en quête d’argent ou d’alcool ; et l’heure précédent le maigre dîner, quand le prétexte du combustible lui permettait de s’échapper dans le bois. Elle se hâtait alors de confectionner son fagot, et pouvait ensuite goûter le plaisir d’une flânerie sans contrainte, mais trop courte.

Florida n’avait qu’à peine la notion d’un monde extérieur à la petite communauté des Loudonneaux. Ses seize ans rêvaient d’émancipation. Son imagination entrevoyait confusément des possibilités d’évasion.

Ce soir, Florida avait connu l’espoir d’une sympathie qui lui avait été refusée  jusqu’alors, mais que sa puberté sauvage réclamait d’un coup, impérieusement. L’aspiration inconsciente de son être à l’amour venait de lui être révélée à la vue de Milien, et lui, ce grand niais n’avait pas su, n’avait pas voulu la comprendre. Partageant l’aversion qu’éprouvaient tous les rustres d’alentour pour sa famille, il la méprisait, comme si elle-même était responsable des méfaits des siens. Elle souffrait d’autant plus de cette injustice qu’il avait failli céder à sa prière muette, et qu’au dernier moment il s’était ravisé.
 
La douleur de son cœur puéril et inculte ne savait s’exprimer que par la rage. Elle se dirigea vers le dernier collet qu’avait tendu Milien, et le froissa, puis brisa le piquet. Elle fit subir le même sort aux deux autres qu’elle n’eut pas de mal à découvrir, puis elle s’en fut, calmée, mais se promettant de jouir, le lendemain,de la déconvenue du chasseur.

À ce moment, retentit au loin, sans douceur, la voix de l’ivrognesse.

Au petit jour, Milien ne put que constater la destruction de ses pièges. Sans peine, il en devina l’auteur. Il allait s’en retourner après avoir recueilli ses laitons, lorsqu’un rire provocant fusa près de lui.
           
Florida ne chercha pas à se dérober lorsqu’il lui saisit le poignet. Il serrait, le gars ; mais elle jouissait de ce contact si peu douloureux à sa chair, inexprimablement doux à son cœur. Allait-il la frapper ? Secrètement, elle le souhaitait. Mais non. Son regard venait de rencontrer les grands yeux noirs de Florida, et d’y lire, au lieu d’une méchanceté sournoise qu’il attendait, une prière muette, mais fervente.

« Pourquoi qu’t’as fait ça ? Quoi que j’t’ai fait,moi ? » Insensiblement, il desserrait son étreinte.

« J’ai fait mal, Milien, bats-moi ! »

Le bon Milien n’y songeait guère. Il contemplait cette petite main restée délicate malgré les gros travaux, et restait songeur. Florida sanglotait. Elle avait glissé à terre, et lui, sans la lâcher, l’avait suivie sur le tapis de lichen. Gauchement, il s’efforçait de la consoler.

« Voyons, Florida, pleure pas !...de quoi qu’y-a ? »

Prodige d’une phrase ! Florida, rassérénée, s’était abandonnée sur la poitrine du garçon.

Milien, lui, eût été bien embarrassé de démêler les sentiments de compassion et de désir qu’il éprouvait. Mais elle ayant levé la tête, il rencontra de nouveau les yeux noirs, et sous les chiffons, sentit la rondeur des seins. De son bras, engourdi à force de tenir le poignet, il entoura la nuque de la petite, et avec une fougue qu’on ne lui connaissait pas, il colla sa lèvre épaisse à la bouche menue qui ne se refusa pas…

« Oûyou qu’al’ést, ç’te putain d’gamine ?...Attends…j’vâ t’en fout’dés prom’nad’en l’bouâ au matin !...

 La colère de la Fauchon éclatait derrière la haie heureusement épaisse, et Milien n’eut que le temps de se jeter sous une cépée de chêne, avant qu’apparût la mégère. Florida, légère comme un écureuil, s’évanouit du côté opposé…

« Tu n’perds rin pour attend’… »

Effectivement, Florida ne perdit rien. Mais pour la première fois, elle reçut les coups sans un pleur.

Depuis, chaque soir, le fils Bèroux revint vers le bois des Tuffettes. Les poches pleines de collets dont il oubliait de faire usage, il aidait Florida dans la confection de son fagot ; puis, dissimulés au plus touffu du bois, ils se pelotonnaient au pied d’un arbre.

« Ma p’tit’Biquette, ma Rida, j’t’aime bin, disait le gars…

-Milien, mon p’tit’homme ! Si tu savais comme c’est bon d’se sentir aimée quand on est malheureuse ! je suis à plaindre, va. Tu n’peux pas savoir, toi. T’as une bonne mère, des parents qui travaillent, des frères et sœurs gentils…Les miens, à moi, sont des diables qui me font quereller toujours, malgré ce que je fais pour eux…Pas le tout petit, mon Jojo, qui a si peur quand on s’ bat chez nous. Mais pourtant, Milien, j’sens que j’s’rais en l’cas d’le quitter pour m’en sauver bien loin, dans une petite maison à nous…Tu me tiendrais comme ça, toute la journée dans tes bras… Et puis moi, j’f’rais ronron pour toi sur ton estomac, comme une petite chatte !...

-Comme tu dis bin, Florida… Moi, j’sé bête, je n’sais point… -Oh ! ça fait rien, mon grand ! puisque je dis, moi, et que tu penses, toi…Oui répète-moi qu’tu penses, Milien, puis, que tu m’aimes pour de bon, qu’tu ne me laisseras jamais, malgré tout c’qui peut arriver…

-Mais oui, Florida, j’t’aime bin, mouè, j’te jure que j’t’aime bin toujours…

-Vois-tu, disait-elle encore, ça m’fait plus rien d’être mal vue, à c’t’heure que je t’ai. J’veux bien être battue, pourvu que chaque soir je puisse venir me consoler dans ton giron, à défaut de rester ensemble. Mais je tremble, mon chéri, de penser que si nos vieux savaient…

-J’te laisserai point, Florida. AH ! j’t’aime bin…pour sûr, j’t’aime bin. » Il était sincère. Si Florida venait d’atteindre un idéal inespéré, Milien tout surpris découvrait dans la petite mendiante proscrite un esprit supérieur au sien, doublé d’une sensibilité rare. 

Et sous les haillons de Florida, il se prenait encore aux attraits d’une chair vierge et farouche, d’un sang bizarrement étranger. Enigme d’une petite fleur exotique, Florida ? Son nom, ses traits, son geste, pour le gars des Loudonniaux, tout n’était qu’un mystère, mais mystère captivant : « Ma p’tite Biquette, dit-il un jour après une longue méditation, t’as point l’air d’une pésanne, tè…Tu causes point comme nous autes, et pi, t’â dés allures de d’moselle… » Et la fillette, évoquant des souvenirs très diffus, estompés par le temps : « Peut-être bin, Milien, peut-être,…Mais qu’ça fait, puisqu’on s’aime, et qu’on s’plait bin comme ça… ?

*
* *

VI. Il est encore question de cochons


«  Ah ! çà, dit la mère Bèroux, va pourtant falloèr’ se dèfair’ de ç’cochon-là.Nout’ coche al ést fin prête à goriner, et n’on va pas fourni à nourri’ tout çà !

-Bin sûr, avait répondu Prosper, mais à qui l’vende ?Pâs au Clovis, toujoûs, ni à ç’pocra d’ Ledru. I’z’ont voulu m’avoèr avec le viau, i’ m’auront point avec le cochon.. . Si on l’gardait jusqu’à la foèr’ aux oignons du Mans ? On irait l’vend’là-bas, ça nous f’rait touâs ou quat’sous d’profit d’pûs par livre.

-Tu cré ?

-J’en sé bin sûr.

-À c’ moment-là, nout’coche a’s’ra cochonnée, rin n’empêche. N’on irait avec la cârriole. La Cendrine a’gardera bin la méson eùn’ journée. »

Prosper jubilait. Son projet ne rencontrait pas de difficulté, car la Bèroux avait autant que lui le désir de faire un tour à la ville où ils n’allaient pas une fois par an.

Le sort du cochon était encore pendant, lorsque, quelques jours plus tard, un après-midi, Clovis reparut à la ferme dans son char à pétrole.

« Ah ! le v’là qui vient pour mon cochon, ç’ti’là, s’écria le maître du logis, les cochons i’se r’cherchant entre eux !

-Point en tout, dit Clovis. J’viens t’cri pour veni’ quante moi chez la mére Chatte, à Canfouine, oûyou qu’ j’ai dés bûcherons…et tu vâs m’engueuler ; c’est bin la peine de songer aux copains.

-Quai qu’tu veux qu’j’aille fout’ à Canfouine ?

-J’ai b’soin d’tai. Pouille tés souliers, tu vâs pâs v’ni en sabots ! Monte dans ma châr’te pendant que j’vâs mett’ de l’iau dans l’radiateû. »

C’est que le radiateur de la guimbarde souffrait d’incontinence chronique. Malgré les emplâtres internes de recoupe que lui prodiguait le chauffeur pour aveugler les fuites, il fallait, avant chaque randonnée, étudier soigneusement les points d’eau de l’itinéraire pour ne pas risquer la panne en plein désert.

« Voilà, dit Clovis en revissant le bouchon. J’en remettrai au moulin des Cogé. »

Prosper était déjà monté sur un siège arrière et se réjouissait secrètement, d’effectuer sa première promenade lorsque sortit son épouse du toit à porc :

« Bin, par exemple, s’indigna-t-elle. Tu vas tout d’mîn-me pas aller verder tansiment que j’sé environ veiller nout’ gore qui ne tarde que de cochonner ! Et tout’ l’ouvrège, dis, grand fègnant, qui donc qu’c’est qui va le fair’ !

-Vous afflonez- donc point, la mére, dit Clovis, n’on fait u’d’aller et d’veni. »

Le tacot démarra dans un bruit de ferraille, et la fermiére, les deux poings sur les hanches exprimait encore son mécontentement qu’il avait déjà disparu.

« Si n’on prenait Philbé en passant ? suggéra Prosper.

-Si tu veux, consentit Clovis.

Là, il y eut encore du tirage conjugal. Mais cinq minutes plus tard les trois compères roulaient sur la route, d’abord complaisamment déclive, de Parigné.

C’est un problème, aux Loudonneaux pour se rendre d’un point à un autre par voie carrossable. De chez Prosper pour atteindre le Moulin de la Caluyère, alias « canfouine », distant d’une lieue, il fut parcourir le double ; contourner Loudon par le Sud, remonter la route d’Ardenay en franchissant le Narais à Cogé, puis prendre à droite l’une des deux routes de Challes ou de Surfonds.

Au Moulin de Cogé, Clovis refit le plein d’eau avec une boîte à conserve, ce qui exigea quatre tours à la rivière. Puis, l’auto redémarra ; mais cent mètres plus loin, en s’engageant dans la route de Challes, le conducteur prit son virage un peu court, et lorsque la manœuvre lui laissa le loisir de porter attention aux cris de Philbert, il constata que  la force centrifuge avait proprement débarqué le Bèroux.

« Merde ! s’écria-t-il  en bloquant la voiture, i’ doit êt’ tué, ç’couillon-là ! »

Un regard le rassura. Sur la berme Prosper s’en revenait clopinant avec philosophie, brossant, de son coude percé la poussière de sa casquette.

« Dis donc ! cria Clovis,la prochaine,j’t’attache avec une longe !

-Bougre d’salaud, tu veux m’câsser l’aut’patte ? Si ton tacot avait des portes ça n’arriverait point.

-T’en fais pâs, rigola Philbert, quant’tu bouét’râs dés deux gigues, ça f’ra compensâtion ! Y’a rin d’câssé ? Allez ! en route.

Le moulin de Canfouine, où se rendaient nos lurons, est désaffecté, et sis sur la Sourice, un affluent du Narais, en plein milieu d’un bois prolongeant ceux de Loudon. C’est une longueur et unique bâtisse à étage enfermant à un bout la maison, à l’autre l’ancienne meunerie. L’endroit est isolé, à plus d’un kilomètre de toute habitation, et l’on ne peut y accéder, des deux routes qui l’encadrent que par des charrières de sable mouvant.

Quittant la route, l’engin n’étant point conçu pour les fondrières, Clovis l’engagea sur les mousses, et partit à pied, suivi de ses acolytes vers une équipe d’une dizaine de bûcherons en plein travail. Il jeta un coup d’œil aux cordées de bois alignées entre des piquets, et , oubliant de saluer, interpelle le chef des travailleurs :

« Dis-donc, Perot, tu t’figures pâs que je vâs accepter des cordes comme ça ! C’ést pas dés stères, c’est des lunettes d’approche, on voit l’jour au travers… »

Le fait est que les bûches de sapin refendu étaient empilées arête sur arête,de manière à donner le maximum de volume. Au fond, cela réjouissait Clovis à condition que ce fût lui le bénéficiaire.

« Deux, quat’,six,huit…quarante cordes… v’là l’compte dit-il en sortant une liasse de billets. J’te rabats cent sous par corde, dèbrouille-tai avec les bonhommes. »

Le contremaître protesta.

« On va refaire les tas….

-J’te l’défends bin. Y’a d’l’ouvrège pu pressée. Eùn’ aut foès, vous les frez comme i’ faut du premier coup »

L’homme lui jeta un regard sournois en ronchonnant. Plus loin, les bûcherons, intéressés à la discussion, grondaient entre leurs dents. Ces fronts bas eussent volontiers descendu leur cognée sur le crâne du patron .Mais il avait toujours la précaution de s’entourer de témoins lors des règlements.

Un désappointement attendait les compères au Moulin : la maison était déserte, la porte close.

 « Ah !ça, dit Clovis, on va pas ét’venus d’si loin pour  se casser le nez su’une porte…Vous en faites pas, les gars ! »

Il chercha sur un tas d’ordures, en sortit une ferraille avec laquelle il farfouilla dans l’énorme serrure qui céda. Dans la place, il sonda le buffet, en tira une motte de beurre une douzaine d’œufs, un pain et une bouteille d’eau de vie.

« On va toujoûs câsser lacroûte. V’là la pouâl’, prospè, sais-tu fair’ eùn’ am’lett’ ?

-Ça m’connaît, donne-moè-çà ! philbai, prends la bourée dans l’coin au bois, ét pi va m’cri du persil en l’jardin !

-Pendant c’temps-là, j’vâ chercher la boiture, car i’ nous manque çà… »

Ce fut laborieux, la cave étant mieux fermée que la maison. Mais après une perquisition digne d’une brigade mobile, il finit par trouver trois litres tenus au frais dans le bief du moulin, sous les ruines de la roue.

L’omelette, débordant presque de la poêle fut vite enlevée, et copieusement arrosée. Puis, après le café et le pousse-café, les trois hommes entamèrent une partie de manille ; Prosper revenait souvent au flacon, et prenait soin de Philbert. Mais Clovis observait.

Le ton de la conversation atteignit un tel diapason qu’on n’entendit pas arriver, dans la cour, la charrette à bourri de la mère Chatte.

Ah ! l’grand cochon, s’écria la bonne femme en rentrant. J’me doutais bin qu’c’était li qu’i’avait forcé ma porte ; y’en a pâs deux pour fair’ des tours comme ça ! »

Derrière l’accorte commère à la mine florissante, et joviale, entrait un homme silencieux guêtré de cuir. C’était le mari. Car la mère Chatte était en puissance de mari, si l’on peut dire, car cest elle qui portait la culotte.

L’hôtesse, d’abord, se libéra d’une sorte de galette de crépon noir qu’elle portait en équilibre sur le crâne ; puis elle remplit la fiole d’eau de vie que Prosper venait de mettre à mal. Le père Chat était ressorti pour dételer.
 
Il n’était plus question de manille ; les joueurs maintenant marchaient autour de la table dans un tapage de foire.
 
« Oui, ç’ grand votou-là, il a forcé ma serrure ! braillait la bonne femme,
 
-Celle de vout’maison ! blaguait Prosper « bin parti ».
 
-Mais si jamais il a forcé ç’té-là que j’pense, c’est bin sûr point avec le mînm’rossignol !  renchérit Philbert presqu’aussi « atteint ».

-Voulez-vous bin vous taire,tâs d’cochons qu’vous êtes ! Vous-avez pas honte ?...Clovis,ècoute moè bin : tu m’enverrâs l’marichaû d’Surfonds pour la rac’moder ma serrure…

-Laqueue ? demanda Prosper.
 
-V’là qu’ça s’complique, ricana Philbert. Tu dois confonde avec celle de la pouâle à l’am’lette que tu t’nais tout à l’heùre, à moins qu’ça soèye avec celle d’un cochon que j’connais bin…
 
-Taisez-vous,cor’eùn’fouais, dégoûtants, dit la mère Chatte sans conviction. Vous m’faites rougi’… Tu l’z entends, hein, Clovis…
 
-M’en parlez point, la mère. V’là des gârs qu’j’amène de deux lieues loin pour ÿeú rincer la goule et v’là c’ment qu’ça s’ conduit chez le monde !...
 
-Clovis, t’és eún bon fî…Aussi vrai que j’m’appelle Bèroux j’’veux fair’ quiouqu’chouse pour tai…j’te…j’te…vends mon cochon…ça f’ra eún d’pûs’. »
 
Le maquignon cligna ses petits yeux fripés à l’adresse de l’hôtesse.
 
-Fous-moè la paix, avec ton cochon, j’sé point en train d’aj’ter.
 
-Clovis, je…je… te vends mon cochon !...
 
-Zut !... »
 
Dans la cour venait de virer une splendide torpédo qui n’avait pas dû peiner dans les sables du chemin. On en vit sortir une sorte de commère de revue dont la vision fit loucher nos lurons :
 
-Mince ! la belle bagnole.
 
-Et la chouette fumelle, donc ! »
 
La cavale entra, suitée d’un étalon fortement hybridé de porcin.
 
« Bonjour M’sieu-Dame, s’empressa la mère Chatte. Ah ! M’sieur Edouard, comme ÿ’a longtemps qu’on vous a vu ! Et eúne demi-heure plus tôt, vous ne m’auriez pas trouvée. On arrive du Breil, mon mari et moi, où on avait rendez-vous chez le notaire. »
 
Avec un sens aigu des affaires, la madrée bonne femme abandonnait le patois pour s’efforcer au beau parler en présence des »bourgeois’. C’est qu’elle tenait commerce. Nantie d’une grande licence, la mère Chatte accueillait bien quelques bûcherons altérés et quelques voisins en goguette, mais pour une clientèle plus discrète elle serrait aussi dans sa cave un stock de liqueurs fines et de champagne.Et son premier étage, auquel on accédait par un escalier extérieur était des plus accueillants. On y venait de très loin, jamais en solitaire, parfois en groupe, épancher des trop-pleins intimes dont les débordements retombaient en partie, sous forme de billets de banque dans l’escarcelle du rez-de-chaussée.
 
« On peut disposer ? demanda l’opulent visiteur.
 
-Mais oui, Mossieur Edouard, je vous suis… »
 
Le couple sorti, nullement incommodé par la présence de ces trois « croquants » inconnus, la débitante revint bientôt, chargée d’une bouteille de Moët et Chandon, chercher deux coupes de cristal dans le buffet et s’éloigna de nouveau.
 
« La belle fumelle, gémit douloureusement Prosper, comme poursuivant un rêve des Mille et Une Nuits ; et bin nippée, et peinturée…
 
-C’est point pour ta goule, mon pauv’ gars, dit Philbert.
 
-Point pour ma goule ? Et pour…pourquai donc pâs ?... C’ést-i…c’est-i point dègueulasse de voèr lés groûsses panses de …de la ville s’poèyer des belles filles comme ça a…avec l’èrgent qu…qu’nous-aut’ on a tant d’mal à gagner !...
 
-Chut ! Chut ! intimait la mère Chatte qui entrait.Tézez-vous, més gars ! Si les bourgeois i’vous-entendaient,ça m’frait du to l’s’raient bin en l’câ d’pû r’veni…
 
-Quai qu’tu veux disait Philibert qui avait la boisson philosophique, faut… faut savoèr se contenter du sien…À’d’soè, dans ton lit,quant…quant la chandelle a’va ét’èteindue, tu vas serrer la mér’Bèroux et pi t’figurer qu’tu tiens la gouine au grous…Ça t’f’ra l’mîm-m’effet pour ben moins ché.
 
-Par malheú, dit Prosper, c’te nuit, ma bonne femme a’va fair’ comme la fumelle d’en haut, a’va coucher dans la soue au cochon.
 
-Et…ç’cochon-là, ça s’ra point tai ! ricana Clovis. Le v’là qu’est jaloux d’sa gore,à ç’t’heúre ! Sacré Prosper, va…Buvez donc, voyons, vous buvez point !...
 
- T’âs raison,Prospé, reprit-il, les poules de luxe a’sont à tout l’monde.J’t’en f’rai connaît’eún’, bè-n’ av’nante, et qui t’ coût’ra point trop ché…À la voût, les gars !...
 
-Toi, Clovis t’és eún frér…je…j’te vends mon cochon.
 
-Ç’ qu’il ést gausant avec son cochon !...Écoute, si i’t’embarasse tant,j’pass’rai l’prend’ demain, c’ést d’accord ? c’ést promis. À c’t’ heúre, fous-nous la paix avec ça…Chante-nous putoût ta chanson… »
 
Prosper allait entonner le cantique de la chemise lorsque réapparut le client de l’étage, en quête de cigarettes. La mère Chatte en était dépourvue. En grommelant, l’homme alla s’installer au volant de sa voiture pour en acheter à Surfonds, tandis que Clovis, sur le pas de la porte, regardait avec un intérêt subit la voiture démarrer. Il sortit à son tour.
 
« Oûyou qu’i’va, ç’t’orfrâe-là ? i’m’demande ma chanson…pi…pi…i’fout l’camp.Ça s’trouve bin. Je n’sé point d’humeú à chanter…Dis-donc, Philbè, si qu’on irait voèr par le trou d’la serrure dè quai qu’a bouine, la fumelle ?
 
-J’vous l’défends bin, cria la débitante. P’t’êt’bin que j’vas perde la rèputâtion d’ma maison pour vout’amus’ment ! Châcun l’sien ! Quant’ vous amènerez eún’fille,j’vous laiss’rai la chambre, més en attendant, tâchez d’ét’ sèrieux !
 
-La mére Chatte al’hèberge, més a’n’fournit qu’pour la goule ! dit Philibert.
 
-A’fournit pour le reste quand n’on s’sert à mîn-me », brailla Prosper. Et vacillant sur ses jambes, il saisit la bonne femme et plaqua sa bouche puante d’alcool sur sa joue, en s’écrasant sur ses seins, ou plutôt sur les baleines qui les défendaient.
 
Sous l’impétuosité de l’attaque, la vieille, point bégueule, ne se fâcha que pour la forme, en riant très fort.
 
« J’appelle le père Chat !
 
-I’s’rait bin foutu d’ dire oui, dit Philibert
 
-Ç’ que ç’est cochon, dit-elle en se dégageant, ç que ç’est cochon, ces hommes quant’ça qu’i’a bu !...
 
-Te fâche-point, la mér’Chatte, j’vas t’raconter eún histoèr’…
 
-Tais_tai donc, babillon,tu n’peux s’ment pûs causer… »
 
À ce moment, on entendit revenir l’auto dans la cour.
 
«  J’te raconte mon histoèr’…C’ment qu’le pèr’Fournigault il a été fait cocu par le Yabe…T’en va pâs…ècoute-mè…l’pér’Fournigault c’était un bonhomme comme s’rait bin l’ pér’Chat …et…et sa garce d’bonne femme commeça s’rait bin tai…
 
-Assis-tè, Prospè, assis-tai,là…ça va mieux ?
 
-Voui.Vlà donc mon Fournigault, qu’était du j’net comme eún manche à balai,qu’était pû foutu d’contenter sa mariée…tu comprends…tu comprends bin.. a’n’pouvait jamais abouter,...tu saisis…à cause qu’i’n’iavait été j’té eun so.
 
-Eún so qu’i’avait noué l’s’aiguillettes…
 
-Justement.Et la mère Fournigault qu’ètait pu chaude qu’eúne miche qui sô du fou, et qu’était point fière de l’affér, a’s’ènnallit voèr eún r’bouteux pour se fair’ dèsensorçonner…tu comprends…Eh !bin qu’i^yidit,ad’soé,avant que d’vous musser en vos drâps,i’alle rèciter ç’te priére au yâbe,la mére,et i’aurez vout’ content,et mîn-m’eún peu d’pû si vous la dites deúx foès : « Yabolus travouilla puette-puette,semper travouilla ! »
 
-Quai qu’ça veut dire.
 
-J’en sais rin, mon gars…Més…més…l’sam’di d’après…
 
-L’jour du sabbat, dit la mér’Chatte…
 
-P’têt’bin…l’pér Fournigault il’tait en r’ta d’véillée à cause qu’i’s’ètait soûlé…en sortant d’chez l’perruquier.La mére Fournigault a’s’met à dire la priére…la priére au Yabe…bé n’entendu…
 
- Deux foès ?
 
Non mon gars…autant de foès que n’i’a d’grains à son chap’let…à…à cause que l’bonhomme i’n’arrivait toujoû point.À la fin,a’s’coulît en les drâps a’soufflît la chandelle,quant’v’la la porte qui s’ouvre,et eún bougre qui viént s’râpi à coûté d’elle…Te…Te v’là cor’saoul comme tous lés samedis qu’a’dit…Més…rin n’réponit et la bonne femme a’fut bintoût calmée, à cause que…que…la priére al’avait bin…bin rèussi…
 
-Al’avait ÿu son content… ?
 
-J’te cré. Més l’aut’i’fait mine de s’é-nnaller, « Ouyou qu’tu vâs »qu’a dit crèyant causer à son bonhomme. Et la…la v’la qui rallume la chandelle juste pour voèr eún grand démanché tout noèr de goule et d’cô, encorné comme eún bouc et enqueûté comme eun bourri…Ça… ça qu’était l’Yâbe en personne, més gens. L’Yâb’ qui s’ensauvait par la ch’minée juste comme le pére Fournigault i’rentrait…
 
- De quai qu’il a dit d’ça, l’vieux ?
 
-I’n’a rin vu, dame…i’n’a rin vu en tout… Més…Més…
 
-Més quai ? Prospè…voèyons…
 
Prosper, peu à peu, s’abandonnait à une douce somnolence, et Philbert, moins mal en point, lui tapotait dans le dos.
 
-Si c’ést pas malheureux d’se mett’ dans des ètats pareils ! moralisait la mère Chatte.
 
-Prospè…l’pér’ Fournigault…
 
-Ah !oui.. l’pér’ Fournigault…li aussi, il avait été désorsonné… alors…il a…
 
- Il a ÿu son content ?
 
-Attends…oui…non…ç’ést ça…non…ÿ’a point ÿu mèche…figurez vous donc que l’ Yâbe, il avait câssé son outil dans l’ouvrège…
 
-Mon Dieu soupirait l’hôtesse, qu’ç’est donc bête un homme saoul. Mais à propos, où donc qu’ést nout’ Clovis ?
 
-Quiens, c’est vrai,oûyou donc qu’il est ? »
 
Les deux hommes sortirent en titubant. Questionné, le père Chat, qui bricolait dans la remise, certifia qu’il ne l’avait pas vu.
 
« S’est pourtant pâs nèyé dans l’russiau ? suggéra Prosper qui redevenait lucide au grand air. »
 
On allait peut-être sonder le ruisseau, lorsqu’un autre incident retint l’attention : la fille de joie et son lourd sigisbée redescendaient de leur colombier. Le magnat, fort à l’aise, cigare au bec, pénétra dans l’auberge, régla son dû, vint rejoindre sa compagne  sur les coussins de la torpédo, et, dans la pétarade puante du démarrage, l’auto disparut dans les bruyères.
 
C’est alors que l’escalier rustique gémit sous les pas d’une sorte de ramoneur. Aux exclamations poussées par les témoins, la mère Chatte sortit juste pour voir atterrir Clovis qu’on n’attendait pas de ce côté.
 
Masqué et ganté de suie, le boucher-marchand de bois faisait triste figure, mais dans leur jubilation les deux adeptes de Bacchus retrouvaient presque leur à-plomb . La tenancière, elle, envisageait les choses moins gaiement :
 
« Dire qu’i’ pouvait m’fair’ arriver d’l’escandale, ce grand s’rin-là !
 
-C’ést l’Yâbe, hurlait Prosper, le Yâbe à la Fournigault ! »
 
Insensible aux sarcasmes, Clovis se débarbouillait dans un seau d’eau.
 
« Fallait bin que j’dise bonjou à c’te p’tite Arlette. J’pouvais pas d’viner qu’son groûs mal-appris il allait r’veni si vite de Surfonds…Tout ça, c’ést d’la faute à la mére Chatte. Quant’n’on s’mêle de louer à l’heure, on devrait au moins ramoner les ch’minées, à defaut d’portes d’derrière…
 
-Tu voès-bin, Prospè, bégayait Philbert, il avait raison Clôvis de dire que les femmes de lusque al’tant à tertous, més à condition cor’de fair’ vite, et yà des risques… Mès, dè quai donc qu’il a pu ÿi lésser ?
 
-P’têt’bin son tire-bouchon, comme le Yâbe, mon gars Philbè, més bin pu sûr’mentlés vingt pistoles qu’il a grattées à ses bûch’rons…Ça fait rin, reprit-il en s’adressant à Clovis, tai, t’és eún frér, tu penses aux copains, au moins pour la goule j’te vends mon cochon !...
 
Une demie heure plus tard, à la nuit tombée, Clovis déposait le roi des Loudonneaux et son ministre à proximité de leur domicile. Mais chacun sait, du moins ceux qui en ont fait l’expérience, combien il est difficile de terminer une « partie ». Prosper décida facilement Philbert à remonter jusqu’à Bois-Loudon, pour tâter d’un coup de cidre et d’une petite  « goutte » finale.
 
Chez Prosper, cependant, l’animation régnait. Non point tant dans la maison, car les plus jeunes étaient couchés, mais sous le toit à porcs, où la mère Boiroux ne quittait plus sa truie. Gros événement. Dans le réduit, vautrés sur la paille souillée d’excréments, deux cents kilos d’une gélatine rose et soyeuse haletaient et grognaient doucement. On distinguait une oreille flottante au cartilage crasseux, et des tétons en escouade gonflés et tremblotants
 
Assise par terre sur une bancelle très basse, à la lueur d’un falot, la fermière guettait un globe gluant, qui s’excrétait lentement, sous une queue détortillée par l’excès des efforts. Les mains placées en coupe devant l’objet, la praticienne s’apprêtait à le recevoir.
 
« Cendrine ! Cendrine…viens m’ remplacer deux minutes dans la soue… »
 
La Bèroux accourait maintenant à la maison tenant dans son tablier le précieux fardeau. Elle s’assit sur le banc près de la lampe à essence.
 
« Victo ! donne-moè les ciseaux, aveinds-moè eún torchon en la liette du buffet et tâche de t’presser ! »
 
On vit alors, sur les genoux de la fermière, s’agiter faiblement une grosse taupe en baudruche rasée, au museau chiffonné.
 
« Bon, à c’t’heúre mets-moè eún peu d’lait dans n’eùn’tâsse… »
 
Elle avait glissé l’index de sa main gauche dans la gueule du cochonnet aveugle, qui, par erreur, le tétait avec délices. Mais  d’un coup de ciseaux, elle coupait au bord des babines, une sorte de frange écumeuse, la « dentelle », comme on supprime les bavures à un objet moulé.
 
Sous le fer, le nouveau-né frétilla de douleur, sitôt apaisé par l’application, en un tour de doigt, d’un baume lacté en guise de teinture d’iode. Comme les gosses, les petits cochons ont depuis longtemps désappris à venir au monde tout seuls.
 
Un essorage au torchon compléta la toilette ; après quoi l’élève fut habilité à retourner dans la soue se vautrer dans la crotte en quête d’une mamelle.
 
« Y’en a eún aut’en route’ déclara Cendrine quand la fermière la rejoignit. J’me d’mande câmbin qu’i peut n’i-en avoèr… »
 
Le troisième goret s’annonçait lorsque Prosper et Philbert apparurent.
 
« Ah ! te v’là déjà, cria la Bèroux, et dans quel état ! Pendant c’temps-là, nous aut’on trime…Tu chouâsis bin ton moment pour t’offri’ eùn’pareille bérdancée. Et ton grand gars qu’ést cor’ pari j’sais pâs ouyou, comme tous les soèrs…Il a cor’ point soègné ni mulet ni vaches…
 
-Te fâche point, Joséphine, te fâche point…ça sêrt à rin… »
 
Les hommes installés à l’intérieur, Milien arriva enfin. Il alluma une lanterne et se dirigea vers les écuries. La mère Bèroux repartit avec Cendrine vers ses cochons ; Victor s’était couché.
 
Et c’est alors qu’éclata le drame.
 
Tout à coup, on entendit des hurlements du côté de la maison : »Hou là là ! Ouyouyouille ! Hou là là là là ! »
 
La Bèroux se précipita vers le logis et croisa une ombre qui se faufilait entre les clapiers. Dans la pièce, plus de lumière. Dans sa boîte de bois, le Tonton, réveillé, pleurait. Le grand Milien, attiré par le bruit arrivait aussi, portant son lumignon.
 
« Dè quai qu’i’y’a ? »
 
Prosper, glissé dans les draps, geignait. Philbert avait disparu.
 
« Ouyouyouille ! Hou là là
 
-Mais enfin, quai qui ÿ’a ?
 
-Foutez moè la paix !... c’ést mon affair’…Hou !là là là là… »
 
Ce fut tout ce qu’on put tirer de Prosper.

Le lendemain matin, Clovis arrivant à Bois-Loudon avec une fourragère contenant une cage de bois, trouva le maître alité.
 
« Bin voèyons, mon pauv’ gars, dè quai donc qui t’arrive ?
 
-Ça te r’garde point, dè quai qu’tu veux ?
 
-J’viens chercher ton gorin.
 
-Mon gorin ?
 
-Bin oui, ç’ti-là qu’tu m’as vendu hiè… !
 
-Ah ! c’ést trop fó… Moi ? j’t’ai vendu eun cochon hiè ?...
 
-J’te l’f’rai dire par Philbeè, pi par la mèr’ Chatte…
 
-Si c’ést vrai, Clôvis, ma parole a’vaut eún ècrit. Mès dis-donc, dè quaique tu penserais…Aïe hou là là d’un marché conclu avec des faux papiers ? Ça compterait point, bin sûr…Eh ! bin mon gars, attendu qu’tu m’âs fait soûler, ma parole al’tait fausse, à preuve que j’m’en souviens pûs…À preuve itou que l’cochon, on a conv’nu avec la maîtresse d’aller l’vende à la foèr’ aux ognons du Mans…Marché nul…Aïe ! Aïe … Mès j’me tiens pâs quitte pour ça : la s’maine qui vient, j’aurai b’soin à la mair’rie d’Saint-Mâs ; j’irai t’cri chez tai j’te payrai eùn ‘am’lètte et eun’ tournée d’jambinet chez la mér’ Papillon ;ça s’ra désintéressé…Hou là…
 
-Ça fait rin, Prospè, t’és rin salaud, quant’ mîn-me !
 
-Quai qu’tu veux, Clôvis, j’sé pâs pu salaud qu’t’és ficelle…Ouyouille ! Sans rancune Clôvis !...
 
Le maquignon éprouvait le besoin d’épancher son dépit, et la mystérieuse indisposition de Prosper l’intriguait. Il se rendit chez Philbert où la fermière le reçut.
 
C’était une femme revêche, possédant toute la grâce d’une effraye découpée dans une planche à laver.
 
« Vous v’là, vous… ? si c’ést pour dèbaucher mon homme, vous pouvez bin r’tourner d’oûyou qu’vous v’nez !
 
-Non, non, la maîtresse…juste deux mots à ÿi dire, et j’m’en vâs.
 
-Il ést là bâs, en l’champ haut environ travâiller.
 
-J’ÿi vâs. »
 
Clovis confia sa déconvenue à Philbert.
 
« Més dis-moè donc, dè quai qu’i y’ést arrivé que j’l’ai trouvé au lit ?
 
-M’en parle pas ! c’est d’ ta faute… on n’a pâs idée d’fair’ saoûler l’monde comme ça. Tu m’as fait engueuler par la mienne, et j’oûse pû aller m’frotter à la Bèroux. V’là c’qu’i’s’ést passé : on n’tait tout seû tous les deux dans la méson à Prospè, après t’avai’ quitté, quant’le v’là qui pète eún grand coup. »Bon Yeú, que j’ÿi dit, n’en v’là eún pet, ça doit-êt’ l’am’lette à Clovis ! Avec eún pet come ça, t’èteindrais la chandelle. »… »Bin sûr que dit Prospè Cambin qu’tu paries que j’souffle la chandelle en pètant d’sus… ? » Et avant qu’ j’aye eu l’temps d’dire » ouf », le v’là qui pose culotte. Fallait’y qu’n’on soye saoûls, quant’mîn-m. « Approche la lampe, qu’i’ dit, et oûte le verre ! mets lâ bè-n’en face du soupirail. »Et comme j’ai l’habitude de ÿi céder sû tout, j’approche la chandelle.
 
Eh ! bin, mon vieux, on s’imaigine point eún’ affair’ pareille. Au moment qu’i lâchait son pet, eún pet comm’on n’n’a jamais entendu d’mémoère d’homme, il a sorti eún grand’ lueú haute comme ça…C’ést l’pet qui s’avait enflammé, et qui ÿ’ avait brûlé lés fesses ! En l’entendant houâler, j’ai point attendu l’èrgent d’mon reste, et j’ai fâilli renverser la Bèroux qu’accourait.

 *
* *

VI. La foire aux oignons


Ce dernier vendredi d'août, bien avant le lever du jour, Prosper avait attelé la carriole et Milien l'aidait à hisser à l'arrière la cage de bois qui renfermait le cochon. Le mulet commençait à s'impatienter.

"Allons, la mér', es-tu prête, demanda le maître?"

Dans la maison, elle s'agitait comme aux grands jours, faisant ses dernières recommandations à Cendrine. Vêtue de sa "taille" et de sa jupe des dimanches, par dessus laquelle elle avait attaché un tablier bleu raidi par l'empois, coiffée d'une "gouline blanche", la fermière apportait maintenant deux immenses paniers à caser dans la voiture.

"Ça, c'est les provisions…ça lés œufs et l'beúrre…Faites bè-nattention d'rin câsser"

Sur la route, en bas,  on entendit tinter des grelots.

"Les v'là qui nous app'lant! És-tu prête?

-Me v'là, me v'là."

Elle enjambe le marchepied et s'installe sur la banquette, près de son époux arborant une veste de lustrine toute neuve sous la fameuse casquette du procès.

Quelques instants plus tard, la carriole de Prosper suivait celle des Philbert sur le chemin du Mans.

Lorsque trois heures après(il y a quatre lieues) les deux couples atteignirent le populeux quartier Saint Gilles, la foire battait déjà son plein. Cette manifestation annuelle, presque millénaire, est, en principe réservée au négoce des oignons, mais en fait on y vend de tout un peu.

La foire s’étend sur plus d’un kilomètre tout le long de l’avenue de Saint Gilles (alias avenue de la Libération), depuis le Pâtis Saint Lazare, jusqu’à la rue Gambetta. C’et du côté du Pâtis que commence l’animation, exclusivement utilitaire. Toute la matinée on voit s’affairer là paysans, grossistes et chevillards s’occupant des choses sérieuses. Puis, le soir, le principal de l’activité se porte vers le plaisir, à l’autre extrémité, réservée aux attractions foraines : manèges, bals, tirs.

Il n’est pas un manceau digne du nom qui ne soit allé badauder quelques heures à cette fête de fin d’été. L’après-midi, la collision de la campagne et de la ville fait qu’on se porte, littéralement, et qu’on ne voit plus rien, à peu près, sinon des toiles de tente et des têtes, et qu’on n’entend plus rien, à force de confondre les bruits de foule et d’orchestre.

Le soir, l’assistance devient plus réduite par le départ des paysans, et le tintamarre qui se poursuit dans la nuit devient exclusivement citadin.

C’est sur la petite place du Pâtis, même, que Prosper avait débarqué son cochon, qui, dans sa cage, au milieu de congénères captifs et d’autres bestiaux, se demandait bien ce qu’on lui voulait. Et voici que le « Maître » s’attendrissait sur le sort de l’animal.

« Tu sais pâs, la Mér’ Eh !bin v’là qu’ça m’soucie d’me dèfair’ de mon cochon.

- Dame n’on va l’remporter, il ést cor’temps.

- Non, bin sûr. Més tout d’mîn-m,ça m’fait quiouqu’choûse. Il a eún’façon d’me r’garder que j’ cré vend’ eún d’mes quèniaux.

- Quai qu’tu veux, faut pourtant bin qu’n’on véquisse. Tu l’emporterâs pâs quante tai en Paradis, ou putoût en Enfè, ton avèras.

 Ah !parquié non… V’là donc c’que tu vâs fair’ Josèphine. Tu vàs porter les pègniers d’mangeâille et d’beûrre aux Philbè qui sont installés là-bas, du coûté dés ognons et dés m’lons, en face de la pharmacerie : pi tu vâ r’veni’l’bidet et la chârte pour les mètt’à l’auberge.

La maîtresse Bèroux partit, un lourd panier dans chaque bras, heurtant toutes les hanches vagabondes qui se rencontraient sur son chemin. La fermière confia son bagage à la Philbert qui avait déjà étalé, à même le sol, au bout de l’avenue du Pont de Fer (alias AnatoleFrance), une collection bruyante de volatiles multicolores. Ses canards poussaient des coin-coin effarés qui lui faisaient une fameuse réclame ; et les coin-coin de la vendeuse discutant, joints à son profil aviculaire, pouvaient la faire prendre pour la mère du troupeau.

« Tâchez d’me vend’ça au mieux. Moè,j’vâ m’ner la chârte au Chapiau Rouge su’ l’Quai, et r’veni’ quante vous tout d’suite après. »

Quand elle revint près de Prosper, surprise ! le cochon était déjà vendu.

« Et bin vendu, ma vieille ! Vendu à c’groûs marchand qu’tu voès là-bâs. Mé a fallu chicaner, car i’sont bin toûs lés mîn-mes. Figure-tai donc qu’i m’a rabattu quarante sous à cause des trufïes qu’on a fait manger au gorin avant d’parti !Comme i’ dit, j’veux bè-n’aj’ter la bêt’,mès j’veux point poèyer la merde qu’al’a dans l’cô…Hein !Crè-tu ? Mal à rin, l’Clovis i’l’aurait point aj’té c’prix-là.Ça nous dèfraye bin voèyaige…Tu vâs pouvoè’ r’tourner avec la Philbai, tansiment que j’vâs aller mètt’ le j’vau à l’ècurie, comme ça, n’on s’ra libre tout l’après-midi.

Ainsi dit, ainsi fait. Mais les deux compères durent se rejoindre, et pas forcément par hasard, car à midi passé, les femmes ayant liquidé tout leur lot, , ils n’avaient pas encore reparu.

 « Ah ! i’sont bin toujoûs pareils, gémissaient les bonnes femmes,i’vont cor’ nous r’veni avec eún’ bèrdancée !! »

Ils se présentèrent à midi et demi, non pas ivres, mais fort gais,  en soufflant l’air de la chemises dans des nunus tricolores enrubannés de papier de soie. 

« Vous n’s’rez donc jamais sèrieux d’vout’ chienne de vie, soupira la Boiroux. 

-Vanquiers qu’non , renchérit la Philbert de sa voix de cana enrhumée. Aussi vrai comme j’m’ appelle Dorothée, j’vâs pâs lâcher l’mien d’la journée, comme ça j’s’rai bin sûre qui s’quiendra tranquille. Ergardez-moè çà…tout le monde i’s’dètournant sû eûx.. l’vont nous fair’ rougi’ . » 

Le fait est que nos deux lurons attiraient l’attention ? Tout en cheminant vers le plus proche café où ils comptaient déjeuner pour ne rien perdre de la fête, Prosper esquissait un pas de polka où sa patte folle mettait de l’inattendu. Sa casquette, qu’il avait ôtée, puis remise cinq ou six fois pour y emmagasiner sa chique, faisait peu à peu le tour de sa tête ; la visière lui tombait dans le cou. Et chaque fois qu’il rencontrait une bonne paysanne à l’air béat, il lui plantait brusquement sous le nez un ognon de Niort qu’il cachait dans sa poche, en disant : 

« Bise mon ognon, Marie Souillon ! » 

Philbert, pris entre l’entraînement de l’exemple et le sévère contrôle conjugal, se montrait plus discret, mais il jubilait, répétant comme un refrain : 

«  Ah !c’qu’on rigole ! Bon Dieu, qu’n’on rigole ! » 

Et, ma fois, les interpellées, après un instant de stupeur, éclataient d’un franc rire.

Pourtant, la farce faillit tourner à la bagarre lorsque Prosper s’en prit à une plantureuse marchande des Halles qu’il avait prise pour une fermière.

« Va donc ! eh ! poch’tée, ballot ! Garde-lâ ton échalote, car c’ést p’t’êt’bin la seule que t’âs à ÿ offri’, à la tienne, de Marie-Salope ! »

Prosper fit bonne contenance :

« Non, ma fille, non, à preuve que c’ést moè qui fournis dés caïeux à tous les Loudonniaux !

- Ça m’étonne point qu’t’es des Loudonniaux, avec ton air andouille !

- Més, ÿi rèponez donc point, Madame, hasarda la Bèroux.

- Dè d'quai qu'tu t'mêles, tai, la vieille pomme de jaune? Ton merlan i'n'a qu'à m'fout'la paix.Cambin qu'tu paries que j'ÿi fous mon èventail à cinq branches su la gueule!"

Et joignant le geste à la parole…elle déploya son bras. Hélas! Ce fut une paisible ménagère qu'atteignit, en arrière, le premier temps d'un mouvement bloqué net. Le mari de la victime, un cheminot mastoc, empoigna la poissonnière aux épaules, tandis qu'un terrassier, auquel il venait de marcher sur le pied, le gratifiait de bourrades dans les côtes.

Un instant, on put croire que la contagion allait gagner toute la foire. Mais le hasard, toujours favorable aux rigolos, avait, dans un remous judicieux, séparé la cause de l'effet. Et Prosper soufflait à nouveau dans son mirliton, qu'on entendait encore à vingt mètres, les vociférations des derniers protagonistes.

"Bon Dieu! Qu'n'on rigole, jubilait Philbert.

- Il y'a pourtant pâs d'quai, rugit sa femme.

- 'l's'allant bin nous attirer dés histoères avec leûs magnères, dit la Bèroux.Prospè!Écoute-moè bin…aussi vrai que j'te l'dis, je n' sortirai pû jamais avec tai, si tu m'promets pâs d'rester tranquille… 

- Voui, ma fille, voui, j'te promets." 

Ils s'assirent devant un café qui, pour la circonstance, avait installé tables et bancs sur le large trottoir, près d'un bal forain dont une affiche annonçait l'ouverture pour treize heures, sous l'entrain de l'orchestre "Panse de Couâe". 

Ils avaient à peine déballé leurs victuailles et commandé deux bouteilles de cidre bouché, que les musiciens prenaient place sur l'estrade et attaquaient les premières mesures. 

"Pressons nous d'manger, dit Prosper, que j'fasse danser un rigodon aux bonnes femmes! 

- Parÿé oui! On aurait bonne mine, à nout' âge! 

- J'm'en fous. Si vous voulez point, j'invite la p'tite bonne du bistrot…Hein, la p'tite Jean-nett' que tu veux bin danser avec moè?" 

La servante, habituée à ces familiarités, répondit sans moindre embarras. 

" D'abord,j'm'appelle point Jean-nette. Quant au reste, d'mandes au patron…j'sé gagée. 

- Quiens,quiens! Hé, l'patron… Ç'pâs? Qu'vous voulez bin que j'fasse danser la p'tite…j'poèÿe eún' bouteille de fin… 

- Moi, j'veux bin, consentit le cafetier intéressé. Mais juste une danse, et pressez-vous avant qu'i'y'ait la foule. 

- En vérité, i'va l'fair." dit la Philbert. 

Prosper le fit. Il mêla ses gros doigts noueux à ceux de l'accorte goton, au bout de son bras tendu en potence, et plaqua son autre main sur la croupe généreuse de la belle, l'entraînant dans une valse assez peu orthodoxe. 

Les deux fermières riaient jaune, d'un jaune qui prit du ton, lorsque de sa moustache imprégnée d'ail, il effleura la joue rose de sa cavalière. 

"Voilà, dit-il aux jalouses; mais, comme j'sé bon gârs, les deux prouchaines a's'ront pour vous." 

Elles ne demandaient que cela, et ne se faisaient prier que pour la forme? Tant bien que mal, en jetant de temps en temps une petite ruade archaïque soulevant la "traîne" de leur jupe, elles terminèrent respectivement une scottish et une mazurka, ou quelque chose d'approchant. 

"Et vous direz point que j'fais deûx pouâds deûx m'sures! dit-il en les embrassant à la joie de l'assistance qui se faisait plus dense. 

À ton tou'!Philbè!" 

Philbert, qui ne savait qu'obéir, s'exécuta. Prosper en profita pour commander une autre bouteille qu'il mit à mal. 

"Voèyons, dit la Bèroux encore toute essoufflée, on voudrait pourtant bin voèr' eún peu la ville… 

-Et pi la cathèdrale, ajouta la Philbert, i' paraît qu'ça qu'i ést si biau!" 

Après avoir réglé les consommations, ils se remirent en route. Mais, trop d'attractions brillantes sollicitaient leur attention. Et le courant contraire, venant de la ville, ralentissait leur marche. 

"Si on f'sait eún tour de j'vaux d'bouâs? proposa Prosper en passant devant un manège. 

- Cést eún'idée, dit Philbert, justement, n'y'a eún p'tit cochon qui r'semble au tién, tu vâs pouvoèr' monter d'sûs. 

- Ç'ést ma foè vrai qu'i ÿi r'semble…Pourtant l'mién, i'n'a jamais tant chauvi. Més faut dire que ç'ti'la il ést au plaisi' toute l'année,tansiment que l'mién il'tait enfermé toujoû dans sa soue. Et qu'en fin d'compte,l'd'vait bin savoè' dè quai qui l'attendait… Ergerde-le, Philbè, c'petit gorin, avec sés yeux en trou de balle, ses bouettes du nez au vent, et sa belle goule rose, on jur'rait qu'c'ést ton frère. Quant à moè, monter d'sus, ça m'f'rait deuil…J'vâs putoût chouâsi l' groûs j'vau pommelé et mirodé qui monte et qui descend. 

- Eh! bin moè, dit Philbert, j'emmène les bonnes femmes dans l'tourniquet! 

- P't'êt' bin qu'oui! dit la Bèroux. On dirait bin,an'hui qu'iz-avant juré d'nous fair' affoler! 

- Allez, allez!" commanda Prosper en les poussant sur le plateau du manège qui venait de s'immobiliser. Avec un air gauche et honteux, elles se laissèrent installer dans une sorte de grosse toupie, tandis que Philbert, assis à côté d'elles, passait sa jambe gauche par l'ouverture d'entrée, et piétinait le plancher pour imprimer le mouvement circulaire à l'appareil… 

Le manège se mit en marche, au son d'un orgue mécanique doré qui crottait du carton à trous. Sur son cheval sauteur, Prosper ressemblait à Don Quichotte, l'armure en moins. À chaque bond du coursier, ses deux longues jambes battaient le plancher, tandis que les bonnes femmes effrayées par la double giration de la toupie et du manège poussaient selon l'expression de Prosper, des hurlements de"chatte en ruaude". 

La foule se tordait, et gratuitement; sur les foires, ce sont les clients qui font l'attraction principale. 

Au bout de trois minutes, ce furent deux pauvres chiffes que les bonhommes cueillirent dans le tourniquet. 

" Mon Dieu! que j'sé malade gémissait la Philbert. 

- C'est comme si j'ètais saoûle pleurnichait sa compagne. 

- Ah! les cochons,i'nous ^yi r'prendrons pas…foutons l'camp. Et tâchez d'nous suiv' vous-aut'. 

- Mon dèjun-ner i'm' tourne su l'coéu': fau'rait que j'rende… 

- Moè, ma mèr' Bèroux, ça m'ramionne dans l'ventre, fau'rait que j'fasse!" 

Les deux couples, maintenant longeaient les quais de la Sarthe en direction de la Cathédrale, qui, sur l'autre rive, domine tout le Vieux Mans de sa carrure massive. 

" Fau'rait que j'rende! 

- Fau'rait que j'fasse! 

Seule, pendant longtemps, cette lamentation  sporadique tint lieu d'entretien. Derrière, les hommes se donnaient du coude en clignant de l'œil. Le groupe arriva ainsi en vue du Tunnel, cette gigantesque percée qui réunit deux parties de la ville par-dessus la colline de l'antique cité. 

" Fau'rait que j'rende! 

- Fau'rait que j'fasse! 

- Si c'ést d'la monnaie qu' vous parlez, y'a moins d'risque à en rend' qu'à en fair'. 

- Nous agoussez point! Vous pouvez bin ét' fiers de vout' ouvraig', grands s'rins. Et dire que faut cor' monter tous ces escaliers-là pour aveind' la Cathèdrale… 

- M'en parle point, Josèphine, pour eún peu, je r'noncerais…" 

Les cents et quelques marches qui s'étagent en paliers successifs de chaque côté de la voûte du Tunnel firent pourtant l'effet d'un bon révulsif. La sollicitude municipale a couronné chacun des deux accès d'une accueillante tôle dentelée, un peu trop courte par en-bas. Les deux femmes s'y précipitèrent, en dépit de la destination strictement masculine des édicules. 

" Ça va mieux! triompha la Philbert. 

- C'est bin moins pir', convint la Bèroux. 

- Faut pas vous gêner, Madame, dit soudain une grosse voix près de la première qui tressauta. Quoi? Ce n'étaient donc pas leurs maris qui montaient directement derrière elles? 

- Dè quai qu'i's'mêle, ç'ui-là, rétorqua la grincheuse… Occupez-vous donc de ç'qui vous r'garde… 

- C'est vrai, ça ne me regarde plus, mais à l'instant, ça me regardait, la mère, et j'vous jure, ça ne me regardait pas blanc!" Le passant partit d'un éclat de rire. 

Du vert de sa colique, l'interpellée passa au cramoisi de la honte, et toutes deux épanchèrent leur reste de bile sur la tête des époux. Par la tortueuse rue des Chanoines tous quatre atteignirent le Parvis Saint Michel, serré entre la nef puissante de la Basilique dédiée à Saint Julien et une série de logis Renaissance à bonnets pointus. 

" Fî d'garce! Qu' c'ést grand et haut ç't'èglise! constata Prosperl'Pér'Daguin, l'maçon d'Saint-Mâs, i'n'n'a jamais fait autant! 

-Y'aurait bin sûr fallu d'l'aide, admit Philbert. 

- Et toutes cés mirodures-là …c'est-i' biau! L'Bon Yieu il ést bin pu grand'ment logé en ville que chez nous, c'ést pâs étonnnant qu'n'on l'voit pâs souvent… 

- Par oûyou donc qu'n'on rentre? s'inquiéta la Bèroux. 

Après une cérémonie, le portail du bas de la nef était encore ouvert. 

" V'là! C'ést par là! Vous les hommes, tâchez d'vous t'ni' comme i' faut. 

- Nous? On rentre point. On voit-i pas bin d'icite… 

- En tous les cas, attendez-nous. On n'n'a pour eún quart d'heúr' on vous r'prendra là à la sortie." 

Les femmes entrèrent craintivement, effrayées du bruit de leurs galoches résonnant sous les voûtes. Béant devant les colonnes géantes et les ogives aériennes, admirant les vitraux à l'étrange et mélancolique harmonie dont l'ampleur les sidérait, étonnées par toutes ces petites églises alignées dans l'église autour du chœur, elles consacrèrent une bonne demi-heure à la visite; elles sortirent à la fois conquises par tant de merveilles, et outrées de tant de luxe. 

Une surprise bien désagréable les attendait sur le parvis. Prosper et son acolyte avaient disparu. Elles auraient dû s'y attendre..; Elles patientèrent un quart d'heure, une demi-heure, une heure; puis tempêtant, elles regagnèrent l'auberge des quais où étaient remisés leurs attelages, espérant encore, bien en vain, y retrouver les fugitifs. 

" On va pourtant pas s'mètt' dans la nuit? 

- Moè, ma mér'Bèroux, j'attèlle et j'm'en vâs. 

- Eh!bin, moè itou, arrive que pourra! 

- I'r'viéndront d'pied si i'voulant, més jamais, au grand jamais j'ne r'foutrai lés pattes en ç'te salop'rie d'ville, et i' l'emporteront pâs en paradis, nos voyous

*
* *
VIII. Les Pans de Gorron


Où l'on apprend par quelle triste fatalité Prosper et Philbert avaient prolongé la foire 

Tandis que les fermières visitaient la cathédrale, Prosper et Philbert avaient d’abord bien sagement attendu, assis sur les marches du perron d’accès. Mais au bout de cinq minutes, l’inaction leur pesa. Avec le besoin de se dégourdir les jambes, ils éprouvèrent une soif impérieuse, tyrannique ; or, qu’on le veuille ou non, c’est à l’autorité religieuse, coupable naguère d’avoir acquis, aux fins de suppression, l’unique débit de boissons de la place Saint Michel, qu’incombe la responsabilité de l’horrible méprise dont ils devaient être victimes.

Après un regard circulaire autour du parvis, nos deux compères durent se rendre à l’évidence : le forum des célestes phalanges était sec, désespérément sec, comme le bois des Tuffettes.

À proximité du perron de la nef, entre deux hôtels Renaissance dont l’un est l’Évêché, s’ouvre un étroit escalier public, dévalant à flanc de coteau vers la rivière. C’est l’escalier dit des Pans de Gorron.

« Et par là, risqua Prosper, oûyou qu’ça mène ?

- Si on allait voèr ? »

Ils avaient déjà descendu trente marches, et dépassé une maisonnette moyenâgeuse accrochée à la pente, sous de hauts murs de grès, lorsqu’ils s’entendirent interpeller.

Derrière eux, une fort gentille petite bonne en tablier blanc venait d’apparaître sur le seuil.

«  Eh !mes p’tits pères…vous ne venez pas prendre un verre chez  nous ?

- Quante j’te l’disais, Philbè, que n’y avait à bouèr par là…J’sentais ça…C’ést vrai qu’la d’vanture a’poèye point d’mine, et qu’faut d’viner qu’c’ést un café. »

Ils entrèrent, guidés par la fée, dans un étroit vestibule à vitrages coloriés.

«  Salon, ou estaminet, mes jolis, » demanda-t-elle.

Les deux hommes se consultèrent du regard, assez embarrassés.

« Heu ! Salon, risqua Prosper à tout hasard.

‘ Par ici, mes mignons. »

Elle les introduisit dans une pièce basse, assez sombre.

«  Quelques minutes, dit-elle, je vais prévenir Madame pour le choix ». Puis elle sortit, guillerette…

« T’as compris, tai, demanda Prosper,ç’qu’al’a voulu dire avec son « reste à minet » ?À tout risque j’ai dit « Salon »…M’ést avis qu’c’ést eùn bistrot pour lés soûlauds riches qui v’nant s’cacher là pour siroter…Tu t’rends compte ? Ça qu’i’ést biau, là d’dans ! des mirodures dorées partout lés meús, dés fauteûx de viou, ç’t’èspèce de commode avec deux paires de chandèyers, dés miroués, des tapis su’l’plancher. Avec ça qu’la p’tit’bonne a la point l’air farouche en tout…Nos bonnes femmes a’ vont bin sûr point vouair mieux à la cathédrale.

- Et la Dame avec son chouâx ? Vanquiers qu’la patronne a’va s’am’ner avec tout eún fourniment d’bouteilles pour noud d’mander dè quai qu’on veut bouère. L’malhéu, c’est qu’tout ça c’est bin long, et qu’ça va cor’ nous attirer d’la chicane avec nos mariées…

- Oua !

- Bin oui, tai, tu t’en fous, la Bèroux a l’ést point trop rifoège, més la mienne ! Et pi, dis-donc, Prospè, as-tu songé l’prix qu’ça va coûter ?...Écoute, j’me sens point trop à l’aise, là d’dans…Si j’oûsais, et si je’connaissais l’chemin,j’m’èn’n’irais !

- Non, mon gars ; faudrait tout d’mîn-m’pas qu’on passe pour des pâstres ou bin pour des couillons. N’on va d’mander lés prix et prende ç’que n’y’a d’moins ché. Pour eùn’foès, on n’en mourra point. »

On entendit une dégringolade en escaliers, des glapissements, des rires étouffés, et, brusquement, la porte s’ouvrit.

Bon Dieu d’Bon dieu ! Quelle histoire… ! Nos deux lurons n’en croyaient pas leurs yeux !

Elles étaient six, sous des soies diverses, mais outrageusement révélatrices. Elles étaient six paires de fesses, et autant de nichons, sans compter le reste. Derrière suivait  sorte de tourie vivante, en peignoir, au faciès de bouledogue :

« Voici nos jolies femmes, Messieurs, choisissez… voyez voir… ! »

Il faut bien convenir que nos malins faisaient meilleure contenance, le tantôt au bal de Saint-Gilles, que maintenant en face des six beautés publiques effrontément alignées devant eux.

Le choix était varié, depuis l’écoperche jusqu’au pot à tabac, depuis le blond filasse jusqu’au noir absolu.

Philbert le potelé détaillait plus spécialement l’écoperche qui se cru choisie et s’avança, tandis que Prosper, se tenant dans l’honnête moyenne fixait un visage qu’il croyait reconnaître.

Le bouledogue frappa dans ses mains, telle une maîtresse de pensionnat rassemblant ses élèves. À ce commandement, le surplus du cheptel s’écoula.

«  Que faudra-t-il servir à ces messieurs ? »

Ces messieurs encore sous le coup de l’émotion, semblaient bien avoir perdu l’usage de la parole, et l’aisance avec laquelle les deux filles étaient venues se frotter à eux, sur le canapé, n’était pas de nature à les remettre.

«  Champagne ! Champagne ! » dirent simultanément les favorites à la matronne qui sortit.

Ça sentait bon, pourtant ! Et tout de m^me, c’était plus bichonné que  les « de n’uit » de la mére Bèroux et de la maîtresse Philbert.. ; Bon Dieu de Bon Dieu ! quelle histoire !

«  Voyons, mon chou, t’as l’air tout cornichon, dis-nous quèqu’chose…

-Et toi, l’bébé à la flan, qui ne sait dire « papa-maman », veux-tu que je te fase téter ? »

Peu entraînée aux subtilités de la puériculture, la nourrice, renversant les rôles, s’installait sur les genoux du nourrisson. Et lui, fort embarrassé de ses mains, ne pouvait pourtant pas les mettre dans ses poches.

«  Alors mon cornichon d’amour, à quoi tu penses ? »

Prosper, ainsi interpellé fut le premier à retrouver ses esprits

«  J’pense que, point dèvot, j’vâs ét’obligé d’crére au Yâbe..

- Qu’és’tu nous racontes ? »

La soubrette venait d’apporter quatre coupes et deux bouteilles de mousseux qu’elle posa sur un guéridon ;.

« Ça fait cambin ? demanda Prosper d’un ton faussement dégagé.

- Cinquante chaque, et cinquante pour le salon : cent cinquante, Monsieur

- C’ést pâs donné, fifille… Quiens, compte… V’la dix sous pour tai… Et, s’enhardissant : oui, j’ disais donc..

- Tu disais ?

-Cambin qu’tu cré qu’i’n’i’a d’putains au Mans, ma p’tit’ Arlette ?

- Ah ! dis-donc ! Tu charries…Et voilà qu’il sait mon nom !

-Ç’que j’sais, moi ?

-Mettons deux cents… cent, si tu veux. Eh bin,y’a aut’ choûse que du hâza là d’dans. Hiè, j’n’en connaissais qu’eùn’, ni pû ni moins, et anhui, c’est juste su’ celle-là que j’tombe, sans fair’ à l’exprès.

- Elle est bonne !Au fait, c’est vrai, j’ai vu ta gueugueule quelque part.

- Cherche pâs…c’était l’aut’semaine à canfouine, chez la mér’Chatte. Tu comprends, j’ai mis eún peu d’temps à te r’mett’, à cause que l’habillement, ça change la goule. Més faut r’connaît’que ç’ti-là d’anhui il ést à ton avantaig.. ;

- Tiens, tiens, mon Chéri, tu es un peu moins gourde que j’croyais…

- S’ment,Arlette, la filange rouge qui t’sê d’chemise a’n’laise pû rin à déniger, et c’ést bib dommoèg’. Quant aux lacets qui t’ballicotant autour des fesses, j’ai grand’peû d’m’empétrer d’dans ! »

Philbert, à son tour, reprenait pied dans la réalité :

« Prospè, Prospè, buvons ça, pi partons ! Misér’ de misér’, quelle enguelade qui nous attend !

- Non, mais dis, Arlette, s’indigna l’autre nymphe, tu vois pâs ç’navet-là qui voudrait nous plaquer comme ça ! D’abord, ça s’fait pas… Tu t’figures, mon vieux, que j’vâs t’laissé caleter sans t’offrir ta tournée, et qu’tu vas dèflorer mes nénés sans solder les dégats ?

- Ah ! ta gueule, toi Carmen ; parles-en, d’la fleur de tes nénés. Pour une fois qu’tu lèves un miché, tu vas pas commencer par l’emmerder…j’ai jamais vu une garce aussi peu sentimentale !...

- Prospè.. allons nous-en !

- T’en fais donc pas Philbè. Nos vieilles a’ vont nous attend’à l’auberge, faut bin qu’on cause un peu…

- Prosper, fais-moi des papouilles mon Loulou…S’pas, qu’il ne veut pas s’en aller, ton copain ? Philbert…Philbert, un beau p’tit nom… mais je préfère encore Prosper, dit-elle en lui plaquant un baiser derrière l’oreille…

- J’vâs t’dire, Arlette, c’est que…

- À la vôtre, les potes, on va pas laisser tiédir.. ; Il fait une chaleur, maquerelle ! de c’temps-là les rideaux collent aux fenêtres, dit Arlette en secouant ses franges. Hein, Carmen, j’plains les pète-en-drap ! puis à Prosper : Allons mon chéri, bois… encore un peu…c’est bon, ça s’pas ?

- Pour dire vrai, c’ést trop doucereux, ça me r’monte au nez, et ça m’tourne su’ l’coeu’. I doit en falloè point mal de c’te boisson d’femme, pour se soûler…

- Hé ! Hé ! pas sûr… r’garde-donc ton Philbert.

- Ma parole, il a déjà l’z’yeúx bet’lés…I’tient point l’litre, c’t’animau-là…Moè, j’pren’rais bin eùn’ petite goutte…

- Pros…Prospè..j’…j’pay’eùn goutte… finissons…pi allons nous-en…

- Ah ! ç’ui-là ! E’t’bouffera pas, ta régulière ! Quand on est aussi cruchon, on vient pas au bordel. J’sonne la bonne, t’avale ta gniôle, et j’t’expédie. Non, c’est trop bête, ma crotte, on va pâs s’fâcher… Encore un quart d’heure… Ah ! Voilà Angèle…Qu’est-ce que c’est ? un cognac ?

- Va pour un cognac…

- Angèle, quatre cognac bien tassés, heinC’est Philbert qui paye.. ; Voui, mon Zozo, fais dodo, pleure-pas, on va t’l’entonner, ta goutte….Ah ! l’cochon, zieûte un peu son froc, Arlette, on dirait l’Cirque Pinder, et ça parle de se dégonfler !

- Tu t’en chargeras ! »

La bonne avait posé les verres sur la table.

« Là…hum ! fameux…comme i’siffle ça ! Mais il est schlass..dis donc,Angèle, attends ton fric…Ton porte-monnaie ? Oui, mon Chien-chien, on va te donner un coup de main…tiens,Angèle, v’là deux cents balles, paye-toi et garde la monnaie ça ira pout les dix sous de tout à l’heure…

Prosper, lui, était en verve. La « boisson de femme », revue et corrigée par le cognac l’avait d’un coup, en pleine lucidité, porté aux sommets de l’inspiration. Il trouvait les gestes idoines, les poses sublimes, les mots héroïques…

« Ah ! le vicieux !minaudait Arlette, qui aurait cru ça de cette coloquinte…Finis, Prosper, on est au salon, c’est pas convenable ! Quel cochon !

- Me parle point d’cochon. Ça m’fait penser à ç’ti-là que j’viens d’vend’à la foèr. Après tout j’aime cor’ mieux l’boèr’ icite avec vous que d’le manger su’ l’gril ;

-T’es un homme de cœur Prosper, et un beau gosse…

- J’sé pourtant bin maigre, et ç’miroué, là-bas,i’m’fait eùn’ drôle de goule.

- Les bons coqs ne sont jamais gras. Moi, j’ai un faible pour le maigre, et c’est aujourd’hui vendredi.

- En c’cas, tu d’vais pâs ét’ à ton aise, l’aut’jou’, chez la mèr’ Chatte avec ton groûs boèyu.

- Qu’es’tu veux, mon chéri, on a sa garce de vie ou plutôt sa vie de garce à gagner : il faut parfois savoir se contrarier.

- Quiens, ç’ést comme moé, quand j’vends eùn viau, si j’allais dire qu’i vaut rin…Mais dis-donc..et l’Clôvis ?

- L’Clôvis ?

- Allons, fais pâs la bète…nout’copain qu’i’a monté te r’trouver tansiment que l’groûs il’tait parti cri du tabac à Surfonds ?

- Ah ! Tu sais ?

- Ç’teblague ! Quant’ vous avez été partis, i’ nous ést r’venu noèr comme eùn ramona… T’â  ÿu chaud, hein, et li aussi !

- M’en parle pas. J’ai juste eu le temps de le fourrer dans le foyer et de remettre le paravent… j’avais une trouille qu’il éternue !..Ah j’te jure que pendant qu’ cette andouille-là fumait dans la cheminée, le gros ja    mbon n’a pas eu l’temps de moisir dans mon saloir !   On monte… tu viens, mon Loup ?

- Mais, l’Clôvis ?

- La ferme ! avec ton Clôvis… Puis tiens, tu veux savoir ? Je vends la mèche : un beau salaud, ton Clôvis ;;; le dernier des mufles. Tu piges, mon Cho, c’était mon jour de sortie. Et, ces jours-là, s’pas, on essaye de faire quelques petits extras en beauté, dans la nature, le cent à l’heure, les fleurs et les petits oiseaux. Eh ! ben, c’dégueulasse là, il a profité de ce que, vu l’urgence, j’avais oublié d’exiger mon petit cadeau d’avance pour dérouiler à l’œil.T’entends, à l’œil ! Ah ! que je le repoisse, celui-là…Allons Prosper, finis mon cognac..on monte se pageoter, pas ? mon Chéri .

- Ma fille, ècoute-moé bin…Tout çà, c’est pas juste. V’là e0n richa comme le Clôvis qui vat’péniller grâtis, tansiment qu’moè, pauv’bougre faudrait que j’poèye ? J’te jure que j’sé pâs chién, et que j’poéy’rais dès tournées jusqu’à la fin d’mon ergent. Més,n’y a eùn’quession d’honneú. J’me trouve aussi grand que l’Clôvis, et j’y’ai déjà fait voèr pu d’eùn’foè.À tout bin pren-r, chez nous, d’vache à tauriau, d’étalon à jument, c’est ç ti-là qui r’çoit qui poèye. Au pire aller, donnant-donnant. T’es belle fille, mâtin ! et t’es bin plaisante à pétasser. Més c’ést point pasque la Bèroux al’ést fiâtrie à force d’fair dés quèniaux et d’se pend’au cul des vaches, que fau’rait la fair’ cocu eùn jour de foèr aux ognons…Allez ! Philbè ta cassiètte, on s’en va…

- Ben merde, alors ! Tu parles d’un œuf,çui’là ! Pour les mômes, très peu. Mais pour c’ qu’ est de se pendre au cul des vaches, on sait c’que c’est ! Et ta rombière, elle est comme nous :si elle y pourrit sa bidoche, c’est qu’ele y trouve son profit. Dites-nous, fils de garce que vous êtes, qu’est-ce que vous venez foutre au claque ?

- Te fâche point, te fâche point…On savait pas. On cherchait eùn bistrot… ta bonne a’nous invite à renter pren’r’eún verre, on pouvait pâs d’viner.

- Fallait l’dire tout d’suite au lieu d’nous faire perdre notre temps et notre jeunesse…Et ça s’offre l’salon, s.v.p. !

- C’ést cor’point d’nout’faute. On avait a chouâsi’ entre l’salon et l’reste à minet…alors on a biau point ét’fiers..

- Bon Dieu ! qu’c’ést con, ces pequenots…Les restes à minet, tu crachais pas d’sus, tot à l’heure que tu pelotais mes fesses, hé, enflé. Et dire qu’on a encore pitié de ça ! Essence de gourde, qu’és-tu vas en faire  de ton frangin d’mes deux ?R’garde le donc ! On n’a qu’à le lâcher dans l’escalier des Pans pour qu’il s’casse la gueule sur les marches, et l’premier flic qui passe le colle au bloc avec une contredanse qui lui coûtera plus cher que nos quéquettes…. Sans compter qu’il risque de lâcher une fusée sur le canapé, et qu’si la patronne le voit au salon dans cet état-là, c’est nous qui va paumer… Foi d’putain, j’aime mieux raquer la passe, ou même la nuit..Allez, Carmen, embarque-moi ces paquets en douce dans nos piaules, j’passe à la caisse, on tâchera de se défrayer. »

Il faut rendre cette justice à nos héros. Carmen éprouva une certaine difficulté à entraîner Prosper et Philbert sur la pente encaustiquée de la suprême débauche. Ici, cette rampe était ascendante, et si Prosper offrait une résistance morale indéniable, la force d’inertie opposée par l’ivresse de Philbert s’accommodait mal de l’ascension vers le septième ciel. 

En dépit des obstacles, les trois personnages étaient parvenus dans le laboratoire de Carmen lorsqu’Arlette les rejoignit. De tous, c’était le pauvre Philbert qui faisait la plus triste figure. Étalé sur le lit divan, après qu’on lui eût retiré ses chaussures, il avait conservé juste assez de lucidité pour se rendre compte de son incapacité motrice et de l’horreur de la situation.

« Prosper, amène ta viande dans ma tôle, enjoignit Arlette.

- Me laisse point Prospè, supplia Philbert avec la voix d’un moribond arrivant à la salle d’opération.

- C’ést-i qu’il veut faire une partouze ? ricana Carmen. Pleure pas, mon Andouille adorée, tu le r’verras, ton frère.

- Ça m’ferait du bien de te foutre ma main à travers la gueule », déclara, en guise de préambule, Arlette à son compagnon, lorsqu’ils furent seuls dans l’autre chambre.

Mais l’aménité professionnelle reprenant le dessus, elle n’en fit rien, bien au contraire.

Quoique moins trapu que ses châtaigniers, Bèroux était comme eux sec, assoiffé, noueux, fier et têtu. Mais comme eux, il présentait une faiblesse que les bûcherons connaissent bien : celle d’être vulnérable au fourchet. Présentement, la Bûcheronne de Vénus s’y attaquait à pleins coins.

« Hein ! mon gosse, on est bien, comme ça…l’fait chaud, mets-toi à l’aise mon Zamour…On va s’pageoter tous eux…ce sera bon… et tu seras gentil, s’pas ? Tu seras chic, très chic pour la petite Arlette. » 

Insidieusement, les mains coulaient dans les poches, où la dextre rencontrait un peu de tout, mais  surtout le porte-monnaie dodu, tout engraissé encore du sacrifice du cochon.

«  Pour un purotin, mon Chouchou, t’en as des fafiots ! sois gentil Prosper, fais-moi voir ça…combien qu’t’en as des fafiots ?

- Bas les pattes ! Écoute-moè bin…j’sé eùn peu chaud, més point soûl. Et même soûl, j’sé l’ meilleu’gars du monde ; j’f’rais point d’mau à eùn’ mouche, à pu forte raison à eùn’ femme. Més aussi vrai comme j’te l’dis, si tu touches à més sous, j’te fous eùn’ fouâillée comme jamais garce n’en a ‘r’çu eùn’. Couche-tai si tu d’sir’ dormi’, va-t-en si tu préfér’, c’mand’ eùn’ tournée à mes frais si t’âs seú, pétase-moi tout ç que tu voudras, més mon èrgent, t’entends bin, l’èrgent de c’cochon qu’la mée’ Bèroux al’ a mis au monde, i’servira jamais à solder l’dû d’la fesse ! tiens-tai le pour dit, j’^yi mets mon point d’honneú .

- Tiens Prosper, t’es moche comme un cul, t’es pingre, t’es emballe, t’as la gueule qui pique etqui pue, mais vrai, t’es un mec, un mâle…pas une lopette comme ton idiot d’Philbert .Et moi, j’aime ça, pasqu’on rencontre pas souvent des michés de c’te trempe-là…Fais-moi des bises, mon Coco, même des bleus si tu veux…Une’tite trempette au permanganate, à cause du règlement,(c’est pas du luxe,dis-donc) et puis…tu me promets de ne pas le dire ? Tu ne le diras pas…Je vais te le faire à l’œil.. »

Toute la nuit, Prosper s’était vautré dans l’orgiaque volupté, comme un cancrelat dans un chou à la crème. Il dormait encore , au petit matin, lorsque la porte tourna doucement sur ses gonds. Au léger grincement, il s’éveilla juste pour voir entrer Carmen, poussant devant elle Philbert, un pauvre Philbert encore somnolent, bannière au vent, tenant à pleins bras et en vrac le surplus de son vestiaire. Arlette, déjà debout et pomponnée, comme Carmen, pour les clients du jour se tordait de rire avec sa compagne.

« Adieu, mes mignons à la prochaine… Rhabillez-vous bien sagement, descendez l’escalier et suivez le couloir tout droit, la sortie est au bout. »

 Et les deux filles, dans la chambrée e Carmen, tombèrent dans les bras l’une de l’autre, se prodiguant mille chatteries

« Alors, ma p’tite Arlette, est-ce que ça a rendu ?

- Des nèfles ! mais tu parles d’un zèbre.. quand tu penses qu’il a réussi à m’faire illuminer !

- Sans blague ! T’as envie de me rendre jalouse, ou de me faire dégueuler ?J’te jure,lolote, je saurais ça, j’t’arracherais les mirettes…Mais,pour ce qui est du fric, ma pauvre Arlette,tu seras toujours aussi cruche. Moi, j’ai mieux travaillé : mais mince de couillon : sitôt dans l’ pieu avec moi, il s’est mis à pioncer,et sans lâcher son portefeuille ! Au bout de deux heures, il s’est réveillé un peu moins soûl. J’en ai profité pour l’allumer, espérant m’en tirer au mieux…j’te lui ai fait tout le hors d’œuvre du jour..Eh ! bien, ma chère, à chaque truc il beuglait comme ça :Bon Dieu qu’ça va m’coûter ché !Ç’que j’vâs m’fair qu’reller ! Mais automatiquement, il me lâchait ses cent balles. J’en avais honte, ma mère m’a dressée à gagner honnêtement ma croûte…Or, crois-moi si tu veux, chaque fois que j’ai voulu lui présenter le plat du chef, il s’est débattu comme un diable dans un bénitier en pleurnichant « j’veux point fair’de tort à Dorothée » Ah ! je saurais qu’elle l’engueulerait au retour, celle-là, je regretterais toute ma vie de ne pas l’avoir violé son croquant !

Allons Arlette, il ne sera pas dit que je suis vache, même si tu m’as cocufiée avec ton grand tarin. En somme, on a travaillé ensemble, j’te file la moitié du pèze… »

*
* *

IX. Les lendemains de la gloire


Prosper et Philibert remontaient les dernières marches des Pans de Gorron lorsque la cloche de Saint-Julien se mit à sonner la «levée», un angélus qui leur parut un bruyant reproche, le glas de leur vertu. Dans leur honte, ils n’avaient encore rien trouvé à se dire, mais envisageaient avec une appréhension grandissante les conséquences de leur fugue, et se creusaient la tête pour tâcher d’y parer.

« Quai qu’on fait ? hasarda Philbert.

- J’en sait rin, dit Prosper. Faurait câsser eùn’ croûte, j’sé quèrvé d’faim. Pi, va fallè s’mètt’ d’acco’ su’ ç’qu’on va raconter aux bonnes femmes. À savoèr si a’ nous avant attendu depuis hièr-au-soè à l’auberge.

- Ça m’étonnerait bin !

- Moè aussi. »

À l’autre bout de la place St Michel , un escalier à double volée encadre une fontaine donnant, en contrebas, sur la place des Jacobins. Au pied de l’escalier, un café ouvrait juste ses portes. Un honnête café, celui-ci, offrant terrasse au grand jour. Ils s’y installèrent, et Prosper commanda des casse-croûtes.

«  Dis-donc Prospè, faut pâs cor s’emballer… Combin qu’i’t’reste d’èrgent ?

- Bin , tout l’ prix d’mon cochon et des bricoles, moins, bin sûr, les quinze pistoles qu’à m’avant coûté ces garces-là. Et tai ?

-Ah, mon gars…moè,i’m’reste dix-huit sous su’les touâs-cents écus d’més volâilles, d’mon beúrre, d’mès pouères de Giroufle et de ç’que j’ai touché au syndicat pour mon seigle… Bon Dieu d’bon sang ! Quelle histoère !

- Mon pauv’ Philbè, j’te crèyais tout d’mîn-m’pas si couillon ! C’èst pas ça qui va arranger nos affair’ . »

Ils mangèrent et burent en silence. Prosper ( et pour cause) solda la note.

« Philbè, tout compte fait, c’ést eùn’ chance qui n’te reste pû rin…

- Bin ,merde alors !

- Més oui ! V’là : Tu t’és aperçu qu’t’âs perdu ton portefeuille, ou bin qu’i’-t’a été volé su’ la foère… Tu saisis ? Tout d’ suite on a fait l’chemin en sens inverse pour tâcher d’le r’trouver, et on a cherché toute la nuit…

- Hum ! si les bonnes femmes a’sont parties hièr au soè, ça peut cor’ passer. Mès sans çà ?

- N’on va s’en assurer. À l’occâsion, on dira à l’aubergiste qu’i’dise que n’on ést v’nu hièr au soè après qu’les femmes al’taient renr’tournées. »

 Au Chapeau Rouge, ils apprirent avec soulagement que les fermières étaient parties la veille vers dix huit heures. L’hôtelier promit tout ca qu’on voulut.

« Si on allait à la gâre pour se renseigner d’l’heûre des trains, suggéra ¨hilbert.

- Cambin qu’oa va cor’coûter ? demanda Prosper. J’ai cor’ jamais été là d’dans, èt pi on loge à eùne lieue èt d’mie d’la gâre, on risque d’trouver l’camp fermé(Le champ de tir d’Auvours que traverse la route) J’aime autant m’ènnaller à pattes…Quat’lieues, c’ést pas l’¨ÿâbe.. N’on s’ra là bàs pour midi. »

 Certes, la route ne fut pas gaie. À la première lieue seulement, Philbert rompit le silence.

 « Pûs rin, tout d’mîn-m’ Ç’que j’vâs m’fair’ engueuler !

- Bin oui, mon pauv’gars. Consol’té, en songeant qu’ta perte al’ést nout’ seule éscuse…Mès dis-donc, va fallai t’dèfair’de ton portefeuille, vu qu’c’ést difficile de perdre lès billets sans pèrd’itou l’portefeuille. »

 Après le bourg d’Yvré, du pont sur l’Huisne, Philibert lança son portefeuille dans la rivière.         Et, vers le terme de la seconde lieue, Prosper prit la parole :

- Dis-donc, Philbè, ça m’ennuie bin d’avoèr fait des frasques à c’te bonne Josèphine ; més c’ést eùn sacrifice qui m’laisse bin glorieux d’pouvoèr’ fait’ la nique au Clôvis.

- C’ést eùn’ gloèr qui m’coût’chè, Prospè, pour ç’ qu’ést du sacrifice, èst-tu bin sûr que t’aurais point plési’ à le r’c’mencer ?En tout câs, mîn-m’ à quinz’pistoles, c’ést bin coûteux pour le temps qu’ça dure…

- Tais-tai, Philbè, tais-tai…Dis donc ? L’Arlette a’m’a donné un mot d’écrit pour le Clôvis…j’voudrais bin savoèr dè quai qu’a’ÿ veut. Tant pire, j’déchire l’env’loppe, tai qui sait lire, tu vas m’dire c’que n’ÿ’a là d’sus.

- Bin v’là : Meussieur Clovisse, si vous m’envoyé pas un manda de cent bals, pour me ramboursé du tord que vous m’avet fait l’autre jour Canfouine, je vous prévient que je ferais du squandal à votre femme, ça vous aprandra à profité des occasions de vou moqué d’une pauvre fille en maison qui a sa vie a gagné. Arlette,4 rue des Pans de Gorron Le Mans.

- Faut dire qui n’avait guère ÿû l’temps d’gui fair’ des cadeaux. Mès il avait l’air de bin la connaît : i’n’devait point ignorer d’ouyou qu’ à restait. N’importe pas, rin qu’le plaisi’ d’ÿi donner ç’papier là, çà m’dèdommaige bin d’tout ça…

- J’te r’mercie bin, Prospè, mès ça va point m’éviter la comédie en arrivant. »

L’inquiétude du malheureux croissait à l’approche de l’instant fatal. Et lorsqu’ apparut le décor familier des châtaigniers, ce fut avec des accents émouvants qu’il supplia Prosper de l’assister en la douloureuse épreuve de l’accueil conjugal.

En matière de hargne, Dorothée possédait du génie. Dès qu’elle les aperçut montant le chemin de la ferme, elle se composa un visage hermétique où son grand nez osseux semblait fermer au cadenas sa bouche en cul de poule.

Elle ne répondit ni à leur bonjour, ni aux avances par lesquelles ils espéraient provoquer une demande de justification. Des seaux, des balais furent maltraités. La Biquette, promenant dans la cour son faciès de vieux médaillé de Malakoff, reçut un coup de sabot sur son maigre derrière, ce qui déclencha une avalanche de pastilles noires.

À tous ces indices, Philbert se rendit compte que, que, décidément, l’orage n’éclaterait qu’à l’heure des intimités. Et Prosper n’avait pas atteint la route que la tempête se déchaînait :

« D’oû you qu’tu sô ? train-nier !

- Ah ! Dorothée, i’ m’a arrivé eùn malheu !

- Eun malheu ? t’és point mô, pisque te v’là su’tés deux pattes.

- Faut point m’qu’ereller, c’ést point d’ma faute…

- Tu t’és soûlé ?

- Ç’ést bin pir’… mon érgent…

- Eh !bin,…nout’érgent ?

- J’l’ai perdu, ou bin putoût, a’m’a été volée su’ ç’te fouèr, n’i’avait tant d’monde ! »

Dorothée avait le souffle coupé. Pas pour longtemps.

« Ah ! par exemple ! J’me s’rai échanée pendant six mouâs à soigner des pirotes, j’aurai tiré dés vaches, ècrèmé, baraté pendant dès s’maines au long , j’aurai nourri eùn’ journée enquièr’ tous les bònhommes de la batt’rie, et avalé d’la poussière de seigle pendant dix grandes heures d’hórloge, tout ça , pour que tu gaspilles les sous comme ça, en-n’eú rin d’temps, sans proufit pour personne que pour tai, sagouin, ét pi pour ton prop’à rin d’Prospè…car tu l’l’âs bue, nout’ èrgent, tu l’l’as bue avec li avoue le donc ! Dépensier, coureux, feignant, homme de rin…A-t-i fallu qu’j’aye du malheu d’te recontrer et d’avai ÿu l’idée d’m’assouâtrer avec tai ! pour eùn peu, j’te câsserais mon balai su’ l’reintier ! »

Toute la rigueur pittoresque du folklore déferla pendant un quart-d’heure sur l’infortuné.

Lorsqu’enfin elle se rendit compte qu’il est difficile, même à deux, de « boire » une pareille somme au café, il ne tarda pas à mesurer l’étendue d’un péril auquel il échappa  de justesse.

« À cause de quai donc, demanda Dorothée qu’on vous a point r’trouvés en sortant d’la Cathèdrale ?

-  N’on v’nait d’s’aviser d’la perte d’mon èrgent, et vous n’en définissiez point de r’veni’, alors on a r’tourné tout d’suite partout oûyou qu’on avait passé. On aurait dû s’rencontrer, mès dans c’te foule. On a passé à six heires èt demie au Chapiau Roug, mès vous ètiez parties..On a r’commencé à chercher toute la nuit su’ç’te foère…

-  Toute la nuit ? Vous avez pourtant bin dû dormi ? »

Fallait-il dire oui ou non ?

 « Bin oui, en eun’auberge en ville, on n’a point r’tourné cor’eùn foés au Chapiau Rouge.

-  Et vous avez dormi ensemble, Prospé et tai ?

-  Bin oui.

-  J’ m’en doute bin, inocent : ç’est à cause d quai qu’t’as pouillé eun’ chaussette grise à tai dans ta patte drète, et eùn’ beige à Prospè dans ta patte de gauche.. ;Écoute-moè bin…à doter d’anhui, c’est moè qui tiendra la queue d’la pouâle… J’te donn’rai dix francs tous les samedis pour la râserie, ton boèr et ton tabac… Allez, file, à l’ouvraige !!

À peu près à cet instant, Prosper arrivait à Bois Loudon.

« Ah mon pauv’gars…soupira la mère Bèroux en l’accueillant, tu m’en auras donné du tourment dans nout’existence… Vous vous êtes cor’ soûlés, comme de juste ?

-  On a bu eùn peu, bin sûr, mès c’ést point là qu’est l’malheu… philbé il aperdu son portefeuille. On s’èn n’ést aperçu tansiment qu’ vous ètiez à l’èglise. Alors, on a cherché partout éyou qu’on avait pâssé… On a cherché toute la nuit.

- Toute la nuit ?

- Toute la nuit.

- Sans dormi ?

- Sans dormi.

-Ça fait déjà bin des mystères dans nout’ ménaig’ Prospè. Ça n’en f’ra eùn d’pûs. Car je n’comprendrai jamais, si t’as point dormi avec Philbè, pourquoi qu’t’as en la patte drète eùn’ chausse beige que j’ai tricotée, et dans celle de gauche eùn’ chausse grise à Philbè… Rapportes-tu l’érgent, au moins ?

- La v’là…moins la dépense qu’n’on a été obligés d’fair’, eùn’ centaine d’écus…

-Qu’tu m’coûtes chè, Prospè. Tout compte fait, on aurait cor ÿu proufit à vend’ le cochon à Clôvis, qui nous aurait pâs volé d’quinze pistoles. Va, mon Prospè , l’ouvraige a’t’attend, tu risques pâs d’travâiller pour rattrapper ça ! »

Le surlendemain de ce mémorable retour, les deux inséparables roulaient en direction de Saint-Mars dans la carriole de Philbert, appelé à une séance municipale. Prosper profitait de l’occasion pour une liquidation primordiale ou jugée telle, dans son amour-propre : Rendre à Clovis sa politesse bachique et voir sa tête au reçu de l’ultimatum d’Arlette.

En cours de route, le Roi des Loudonneaux donnait à son plénipotentiaire souterrain les dernières instructions pour le plus grand bien de son peuple et pour le sien.

« Faut absolument fair’diminuer l’s’impôts. Avec la sécheresse, èt pi la gâle qu’i’a pâssé su’ lès truffles, on peut pûs ÿ’arriver. Y’a la route qu’i’a cor’besoin d’ét’ rempierrée .

Pi faut inscrire aux indigents mon biau-père, le Rêche, qui peut pû groller et le mère Picot, qu’i’ést paralésie. Pi les Pichonnes, que leur quéniau il a l’s équerouelles… » 

Et Philbert  promettait, effrayé de ses responsabilités, convaincu qu’il ne ferait jamais avaler une telle grenouillère à des pairs qu’il était bien près de considérer comme des supérieurs.

Aux Loudonneaux, la « revalorisation » des pommes de pin, des châtaignes, des cèpes et des églantiers porte-greffe n’empêchait point la Marie Groû-t-yeù, et maint bricoleur aux dix gosses, de croupir dans une gueuserie perpétuelle. Et la «  reconsidération » du minimum vital n’arrivait point à soustraire le petit Pichon à l’emprise de ses humeurs froides,  à cause que le médecin et le pharmacien avaient aussi «  reconsidéré » leur tarif.

Quant au « conseil », il traînait comme un boulet ce parent pauvre de hameau qui avait le tort d’être trop lointain, trop dispersé, trop sableux, et dont la population avait une tendance fâcheuse à commercer avec une opulente commune équidistante.

Cet état de chose plaçait le pauvre Philbert dans une situation édilitaire qui n’avait rien d’enviable, et dont il eût, de bon cœur, passé les honneurs à un autre. Mais , les Loudonneaux ne possédant aucun citoyen capable de le remplacer, Prosper ne l’eût sans doute pas permis ; et Philbert devait se résigner au constant rôle de tampon entre une camaraderie doucement autoritaire, et une résistance un peu hautaine d’élus qui le portaient en queue de liste.

Cependant, Prosper avait réussi à joindre un Clovis que le soin de ses affaires éloignait des subtilités du gouvernement. Il s’intéressait pourtant aux Loudonneaux, à cause du bois ; et la pénurie de bûcherons et de charretiers lui faisait ménager Prosper qu’il eût volontiers voué au Diâble.

« Qu’ai qu’tu m’veux ?

 - J’viéns  t’offri’ ma tournée. Ét pis, ajoute Bèroux en sourdine, j’ai eùn’ commission à t’fair’.

 - Eùn’ commission ? »

Ils entrèrent dans la salle basse de la veuve Papillon, sur la Place de l’Église, Prosper commanda le casse-croûte qui lui tenait à cœur, avec deux bonnes bouteilles pour escorte.

 «  Eùn’ commission qu’m’a donnée eùn’ dame qu’on connaît bin, et qu’j’ai rencontrée par le pus grand hâza à la foèr’ aux ognons… C’est eùn’lettre que v’là. Sacré Clôvis ! tu n’n’âs d’la veine que les belles filles a’t’écrivant comm’ça…

- Elle aurait bin pu fair’ la dépense d’eùn’env’loppe. Mais dis donc…

- Me questionne point… On m’a donné eùne commission, j’te la fait…j’te demande point d’me lire ç’que n’i’a su’l’papier ; moè je n’sait point lire… À la tienne ! Vieux coureux d’cotillons ! »

Il mangea, il but, il paya et s’en fut rejoindre Philbert à la sortie du Conseil. Il le morigénait sur son peu de succès municipal lorsqu’il aperçut Clovis se dirigeant vers la poste.

« Philbè, dit-il, va m’aj’ter eùn timbre, tu m’diras c’que Clovis i’va fair’à la poste… »

Cinq minutes plus tard Philbert revenait, souriant.

«  J’l’ai vu envoyer un mandat d’cent francs. J’ai pas pu lire le nom, mais su’ l’adresse ÿ àvait : 4 escalier…le Mans.

-  Quel plat-cul, dit Prosper. »

Aux Loudonneaux, chez les Philbert, la mère Bèroux venait procéder à un échange de chaussettes.

« A bin fallu qu’i coûchant dans la mîn-m’ chambre pour mélanger leûs chausses ? disait-elle.

-  C’ést ç’que l’mien i’m’a dit, mé i’ connaît si peu la ville, il a pâs été foutu d’me dire oûyou.

-  Bin, l’mién il ést pâs en l’cas d’se souv’ni’. I’d’vînt cor’ét’ dans n’eùn bel état !

-  N’ayez crainte, i’r’commeç’ront point d’si toût. »

Pour une fois ; ils revinrent de Saint Mars en excellent état.

*
* *

X. Les surprises

Sur les conséquences du braconnage de Milien et de la Foire aux Oignons du Mans

Doucement, l’automne avait succédé à l’été, puis l’hiver à l’automne. On avait rentré les récoltes de pommes de terre, de « lisettes », de citrouilles, ébogué les châtaignes à pleins paniers. Tous les besogneux de la forêt avaient cueilli et vendu au loin cèpes et giroles. Et dès le premier pincement des frimes, des hommes étaient partis, la cognée sur l’épaule, pour de nouvelles coupes.

Vers la mi-décembre, Prosper, à qui la gelée laissait des loisirs agricoles, charroyait du bois pour Clovis. Plusieurs fois par jour, il grimpait avec son attelage vers le bois des Tuffettes, chargeait des poteaux de mine qu’il déposait en bas, sur la route, près de la « Préfecture ».

Ce matin-là, il montait à vide pour effectuer un troisième tour. Debout dans la charrette, emmitouflé dans trois vestons superposés, cravaté d’un cache-nez de laine sous une casquette de peluche enfoncée jusqu’aux oreilles, il se laissait bercer par son mulet fumant, peinant sur ce chemin.

Il songeait. À quoi ? À des choses pas compliquées, bien sûr. À sa récolte de marrons. À la vente obligée de six cochons de ses cochons de lait qu’il était incapable de nourrir.

Il venait de dépasser le taudis des Fauchon, où la mère, ivre sans doute, menait grand tapage, lorsque l’attelage s’arrêta brusquement.

« Mouton ! Hue ! »

Mouton ne bougea pas, malgré le coup de gourdin tombé sur son derrière.

Fait unique dans les annales de Bois-Loudon, Mouton refusait obéissance à Prosper. Et celui-ci, déjà, regrettait son coup de trique : il venait d’apercevoir, allongée au talus, une forme humaine débordant largement sur l’ornière, à trois pas devant le mulet.

Prosper sauta, s’avança et reconnut Florida, à peine vêtue, malgré le froid intense, sanglotant, la tête dans ses bras.

« Voèyons, ma fille, dè quai qu’i’y’a ? Un peu d’pûs, j’ècrâsais. Pleure-pâs comme ça… »

À grand peine, il réussit à desserrer les coudes obstinés, et vit qu’une longue balafre saignante coupait la joue de l’enfant.

« La garce ! a’t’a battue ? Attends, j’vâs voèr à ça !

- Non ! non », supplia la petite, effrayée à la pensée des représailles.

Prosper passa outre. Déjà il avait poussé la claie du jardinet, où la foison de fleurs avait fait place à un amas de tiges roussies couvertes de givre. Dans l’antre, qu’éclairait un grand feu de brindilles, la maritorne cessa de gueuler en entendant marcher sur la terre gelée. Et, voyant entrer Bèroux, elle resta stupide, les bras ballants. Mais son émoi fut court :

« Quiens ! vous n’avez point peû que l’plancher i’ vous chèye su’ la tét’ ?

- Prends-garde qu’i’n’t’y chèÿ point oût’ choûse, à yoi, su’ la goule…oûyou qu’ést l’pèr’ Fauchon ? »

D’une sorte de trou béant au fond de la pièce, on vit sortir le vieux, hirsute, tandis que des moutards apeurés, retranchés dans les coins se mettaient à hurler.

« Bon !vous êtes là tous lés deux. À nous touàs ! Dè quai qu’ c’est que c’te façon d’arranger lés quèniaux ? Vous avez pâs honte de mettr’ vos gosses en sang ?

- C’ést mon affair’, dit la mère. Quant à corriger ma fille, ça r’garde qu’ moè !

- Mès, quant à la voèr assommer et j’ter déhô en plein hivè à moèquié nue, ça r’garde tous lés honnét’ gens !

- A’r’fout’ra pourtant pâs lés pâttes icit, c’te p’tit’ putain-là…j’lâ tuerais putoût… Ça ÿ apprendra à nous ram’ner eùn’ gironnée…car elle est pleine… pleine ! comme eùn’ petite vache qu’elle est ! Et tu devrais ét’le premier à l’savoèr, grand con !

- D’abó, faudrait ét’polie …Pi après, m’dire à cause de quai que j’devrais savoèr le premier. Si c ést vrai, c’ést en tout câs, point mon fait.

- Mès c’ést ç’ti-là d’ton gars !

- Hein ? »

La stupeur cloua Prosper, et la mégère put jouir de don désarroi trop visible.

«  Hi ! ricanait le vieux maraudeur, vaut’ mépris pour lés Fauchon i’ va point jusqu’à vous dégoûter d’ÿ’eû fair’ des èfants.. »

Prosper n’en entendit pas davantage. Il sortit, rejoignit Florida, qui, sur son talus, était maintenat secouée de grands frissons malgré qu’il l’eût enveloppée dans un de ses vestons et dans un grand cache-nez. Il l’installa dans la charrette, fit reculer le mulet jusqu’à l’entrée de la charrière de Bois- Loudon, et, en tête de l’attelage s’achemina vers son logis.

La surprise de la mère Bèroux fut grande, et elle réprima difficilement un mouvement d’indignation lorsqu’elle vit quelle créature Prosper introduisait chez eux. Mais son instinct de bonne mère reprit le dessus en découvrant dans quel état pitoyable apparaissait l’aînée des Fauchon.

Elle fit asseoir Florida près du foyer qu’elle ranima. Elle lava et pansa les plaies, puis elle coucha l’enfant dans son propre-lit, comme elle l’eût fait pour l’un des siens. Ce ne fut que lorsqu’elle lui eût préparé, puis fait boire une tasse de tisane, qu’elle s’avisa de l’étrangeté de l’aventure.

Du regard, elle interrogea son époux, fort songeur, qui s’était assis devant une tasse de cidre. Il se leva, et se dirigeant vers la porte :

« Viéns-donc avec moè, la Mèr, dit-il. »

Il l’entraîna dans la buanderie où, près d’une vaste chaudière, Cendrine préparait la nourriture du bétail.

«  Va dételer le mulet, » dit Prosper à Cendrine. Et lorsqu’elle fut sortie :

«  Ma Josèphine, mauvaise affaire.. ; T’as vu dans quel état qu’elle l’a mise ?

- Mès qui ?

- Sa salope de mér, parguié !

- Quelle pitié ! Et t’âs pâs tout vu, Prospè,al’a l’s’èpaules et l’dos noèrs comme de l’encre.

- J’l’ai ramâssée en l’chemin, aprè avoèr’ fâilli l’écrabouiller. I’l’avînt foutue à la porte, disant qu’i’n’en voulant pû.

- Misèr’  Et à cause de quai ?

- Rapport qu’a’s’rait enceinte.

   - Je n’n’avais comme eùn’ idée en la mettant au lit ? Ça c’mence à matquer. T’âs bin fait, d’la ram’ner, mon Prospè. On peut tout d’mîn-m’ pas lésser mouri’ l’monde. Voès-tu, mon homme, tu m’occasionne dés foès bin du souci, més j’te pardonne bè-n’ésément pasque t’as bon fond.

- P’t’êt’bin, ma Joséphine… Mès tu sais pâs cor’tout…Ah ! si’i’n’n’ont menti, çes vaurins- là, j’te jure qu’on en r’caus’ra… Mès si par malheui’s’avant dit vrai, j’me sesn bè-n’en l’cas de n’n’assommer eún qui t’tiént bè-n’a coeú !

- Dè quai ? Prospè… Dé quai qu’tu m’dis-là… C’ést pas Milien, mon homme, dis ? C’ést pâs mon Milien qu’a fait ça ? » La pauvre mère Bèroux était toute retournée.

« J’vâs ÿi d’mander tout à l’heûr, quant’i’va rentrer.

- Et comme il ést point capable d’menti’, si c’ést li, tu vas l’fouailler !

Non, non Prospè  t’âs toujoûs fait preuv’ de justice, malgré tes p’tits défauts. Et Milien, malgré lés siéns, i’ s’est toujoûs conduit comme eùn bon fî avec nous tertous. Qu’relle-le eùn peu si tu veux, Prospè, mès j’te défends d’le batt’ ; j’me mettrais putoûs entre vous deux pour èrcevoèr lés coups à sa place, et j’n’en mourrais. Prospè, mon homme, rappelle-tai quant’n’on était jeunes. Nous itou, on avait fauté. Ç’ést si facile l’f’sait eùn biau soulé d’printemps, tu savais pû quai m’dire, et tu m’ chérigaudais, et tu n’te sentais pû… et moè, j’étais bè-n’èse et la tét’ me tournait, que j’nous vis point choèr en l’foin, dans le hanga’ au pèr’Rêche. Ah malheu !On-n-tait bin fous, ma foès, més point coupables, bin sûr. Souviens-tai, Prospè, ça s’ètait fait tout seú, ma parole. Et quant’n’on s’en avisa, il’tait dèjà pûs temps..

- Bin sûr, bin sûr, més sonfe-donc… les Fauchon, ces salop’ries.

- J’sais bin, mon gars, ta fierté a’s’arrange mal d’un accoûtrement  avec c’te famille-là… t’és grand d’caractère, Prospè, et t’as des fois rèson, més, à dire vrai, c’ést point les vieux qu’Milien il èpous’rait, et j’cré bin qu’la p’tite a’vaut mieux qu’eux. Tu sais pâs ? Bin, tout à l’heúre, après que j’l’ai ÿue soignée et bordée dans nout’lit, su’sa pau’p’tit’goule toute emponnée dans mes chiffes blanches, j’au vu couler deux grousses larmes…Pi, a’ m’ a pris par le cou, a’m’a embrassée su les deux joues, et m’a dit qu’eùn mot, rin qu’eùn mot, mès je n’n’aurais bin crié itou : « Maman » Rin qu’à la façon qu’a m’a dit ça en me r’gardant, et après c’que tu m’apprends, j’en jurerais, c’ést Milien qu’ést l’pére.

- C’ést du, quant’même. Si cor’ le gars, il avait été mett’ça dans eùn’ bonne maison, même point riche.. ;mès chez les fauchon ! Ah Bon Dieu de Bon Dieu

Ton Père, Joséphine, il’tait bin gueux, il l’ést cor’, més il a toujoûs été honnéte, et considéré.

- Bin sûr, prospè, Mès l’hâsa ést grand. Et l’cô ést si faible qu’i choâsit pâs toujoûs oûyou prend’son plési. Écoute mon homme, j’te jure que c’est pâs pour te diminuer, ni pour te fair’ de r’proche, més rappell’tai quiouqu’chouse qu’est point si vieux … C’te nuit d’la foèr aux ognons

- Eh ! Bin !?

- Ah ! Prospè ! Dans la pouchette de ta veste, j’avais trouv » eùn p’tit carton blanc qui sentait l’bâsèli, et que j’me sé fait lire : J’le sais par coeu : « Au Chat Noèr, 4 Escalier des Pans de Gorron Le Mans, Mam’zelle Arlette, », que n’i’avait d’sus. Et j’me sé fait éspliquer. J’ai gardé ça pour moè, mon Prospé. Et si j’te l’dis, c’est pour que tu soyes aussi indulgent qu’moè. Car, j’ai point fini, moè itou, j’ai quiouqu’choûse à t’apprendre. »

Prosper faisait un nez. Cendrine ayant remisé la voiture, rangé le harnais, et mené le mulet à l’écurie, revenait à ses chaudrons. Elle leva vers son père un regard singulièrement inquiet.

«  Laiss’ nous cor’ eún peu, ma Cendrine, dit la Bèroux, on n’a point fini d’causer. Va jusqu’à la méson voèr si Florida al’a besoin, et pi tâche de la consoler…

Oui, Prospè, reprit-elle, ç’tr journée d’foère aux ognons, ça qu’i’aura été tout au long eù,’ journ ée d’malheú. J’me r’pentirai tout’ ma vie d’avoèr cèdé à c’r’ envie de verder au Mans. Nout’place, à nous aut’ pésans misèreux, c’ést chez nous, à garder nos gosses et nos bétes.

- Allons, vâs-tu en défini’ ?

- Oui, mès jure-moè d’point t’ fâcher, Prospè. C’est proumis. Bon…Eh ! Bin, v’là : Cendrine, nout’ Cendrine qui n’a cor’point dix-sept ans, elle aussi, al’ést enceinte,… de touâs et demi.

- Bin, merde !C’ést bin vrai, on n’avait point b’soin d’aller jusqu’au Mans pour assister à la Foère aux ognons ! Et après tout, j’aurais mauvaise grâce à m’m fâcher pour eùn’ affair’ qu’est passée d’pi bin longtemps dans l’z habitudes. Savoèr’ cor’ de qui ? Si n’on sait oûyou qu’va nout’ graine, on aim’rait bin connaît’ dè qui nous envoèye la sienne…

- Cherche-point. Cendrine a s’ést confiée… C’ést l’Maurice, le grand gars au Clôvis, qu’al’a connu au bal de Saint-Mâs.

    - J’sais pâs si j’dois m’en plaind’ ou bin m’en rèjoui. Ma grandéu’ d’caractèr’, comm’ tu dis, a’ pourrait r’trouver d’eùn coûté c’qu’a’ perd de l’aut’ à condition cor’ que l’Clôvis i’s’ lésse fair’. Més, vingt dieux ! come biaux-pères de més gosses, et fripouille pour fripouille, j’cré bin que j’ prèfèr’cor le pèr’ Fauchon…. Allons ! Joséphine, ces quèniaux-là i’ m’ avant déjà donné bin du tintouin pour lés èl’ver ; me v’là à ç’t’ heùr’ bin du tracas pour finir dans l’bon sens ç’qui’z’avant c’mencé dans l’ foin ! »

Tout à leurs confidences, les parents n’avaient pas vu passer Milien, qui entrait à la maison juste comme ils quittaient la buanderie. Quand Prosper parvint sur le seuil, son fils était penché sur le lit, là-bas, au fond de la pièce. Et sans se soucier de l’entourage, ni de ses réactions, il se lamentait tout haut.

«  Ma p’tit’ Rida ! i’t’ont battue, le ssalauds ! C’ést rin, dis ? C’ést pas grave, ma p’tit’Biquette ? » Et il la couvrait de baisers malgré le mouchoir qui lui envellpait une bonne moitié de la figure. Le père s’éloigna :

«  Quiens, j’fous l’camp, j’me sens mîn-m pas en l’câs d’l’engueuler. »

Et sous couleur de bricoler dans l’écurie, il alla s’enfermer avec son mulet, et se prit à réfléchir sur la situation, envisageant les mesures qui s’imposaient.

Au bout d’une demi-heure, il appela Milien, lui fit descendre du grenier un vieux et grand lit de fer. Puis il lui commanda de l’installer dans le cagibi au harnais, sorte de réduit coincé entre l’écurie et la maison, et assez bien protégé du froid. Enfin, il pria la mère d’emplir une « ensouillure » de paillasse et de sortir une paire de draps.

- Ça m’vexe d’la mett’ à coucher là-dedans, dit la fermière. On va avoèr eùn peu l’air de la mett’ à la porte d’chez nous.

- Ç’est bin vrai, dit Milien.

- Ç’est bin vrai, dit Prosper. Eh ! bin, ajouta-t-il, pour i fair’voèr que c’ast point nout’intention d’la dèpiter, t’aurâs, grand boban, qu’à monter la garde, la nuit, à coûté d’elle. Vous n’avez tant fait qu’vous n’risquez pûs rin.

-    Heûhlâ ! » soupira la Bèroux scandalisée !
  
*
* *

XI. Fiançailles
 

Contre toute attente, ce fut le projet d’alliance Cendrine-Maurice qui devait présenter le moins d’obstacles, et qui fut résolu dans le minimum de temps.

Quand, l’après-midi même du jour des révélations, Prosper joignit Clovis pour lui soumettre ce cas épineux, le maquignon fit une belle colère. Il gratifia le responsable, son aîné, d’une mémorable raclée, la dernière sans doute, mais dont le bénéficiaire devait se souvenir longtemps.

Clovis, qui ne considérait le mariage, comme le reste, qu’en fonction de l’intérêt direct, estima d’abord que le destin avait travaillé au plus mal. Avec son esprit retors ; il avait même songé un instant à engager son fils à esquiver ses responsabilités. Mais cet homme si violent avec ses proches, capable de toutes les friponneries et de toutes les platitudes, avait une terreur innée du scandale. Or, Prosper était détenteur de quelques-uns de ses redoutables secrets. Et pour comble de malheur, le cadet de Clovis avait publié des précisions savoureuses sur les expéditions de son aîné,  qu’il espionnait pour satisfaire quelque vengeance.

Clovis fit contre mauvaise fortune bon cœur. À la réflexion, il s’avisa qu’il pourrait exploiter les qualités de bonne fermière de Cendrine dans un herbage qui lui causait du souci, tandis que Maurice continuerait à surveiller des exploitations forestières.

Comme l’urgence s’imposait, il fut convenu qu’on se réunirait chez Prosper trois jours plus tard, à la veillée de Noël, pour arrêter les derniers détails de la cérémonie.

Du côté des Fauchon, les choses allaient moins vite. Après la façon dont les drôles avaient arrangé leur fille, après l’accueil qu’ils avaient réservé à Prosper et après ce que celui-ci avait jugé devoir faire pour secourir Florida, le roi des Loudonneaux estimait contraire à sa dignité de prendre l’initiative d’une démarche. Il se doutait bien que cette démarche-là , les fauchon ne la feraient pas non plus ; mais il s’attendait de leur part à quelque vilain tour, sans en imaginer la nature.

À Noël, la sinistre famille n’avait pas encore donné de ses nouvelles. Les blessures de Florida, heureusement bénignes, étaient cicatrisées et sa robuste constitution, l’entraînement à la misère, lui avaient épargné toute mauvaise conséquence du froid auquel on l’avait dangereusement exposée.

Dès le surlendemain de l’aventure, elle avait voulu vaquer aux occupations de la ferme, et, devant ses preuves d’affection, la mère Bèroux voyait fondre tout reste de prévention à son égard.

En cette veille de Noël, Bois-Loudon avec ses toits en coton, ressemblait aux petites crèches en carton que la Guideau, l’épicière du bourg, mettait en montre parmi les surprises à cinq sous et les petites trompettes en fer blanc colorié.

Car c’était un vrai Noël, avec de la neige. Oh ! de la neige un peu épaisse,mais quand même un Noël comme on n’en voit guère chez nous, où il pleut plus souvent qu’il ne gèle.

La cour n’était plus qu’un blanc tapis d’ouate, sillonné juste de quelques petites « rotes » noires conduisant de la maison à l’écurie, de l’écurie au fumier, et de la maison au bout du chemin. Les corbeaux avaient l’air tout ébaubi de découvrir tant de blanc à la fois ; les pies, un peu moins, accoutumées qu’elles sont à s’en voir sur les ailes. N’empêche que tout cela était plus effronté que jamais, et venait jusque devant la porte voler la mangeaille aux poules et aux canards, tandis que les moineaux, près de puits, essemillaient un monceau de crottin à Mouton.

Sitôt que la mère Bèroux se montrait, ou l’un de ses rejetons, tous ces oiseaux s’égaillaient en criant et s’en sauvaient se percher alentour, les moineaux sur les toits, les corbeaux et les pies dans les « térouésses ».

La maîtresse était bien affairée. Il faisait presque nuit, elle avait encore ses bêtes à panser, ses vaches à « tirer », sans compter le détail. Et elle devait être prête pour le dîner qu’elle avait baptisé « réveillon » : le dîner de fiançailles rétrospectives de Cendrine et de Maurice.

Secondée par Florida, Cendrine s’occupait à la cuisine où l’ouvrage ne manquait pas, puis qu’on comptait, y compris la maisonnée sur une bonne vingtaine de convives. À mesure que le dehors devenait silencieux sous son double manteau de neige et de nuit, l’intérieur s 'agitait davantage. Milien, poussant la brouette,avait dû aller chercher une table et des chaises chez les Philbert qu’on n’avait pu se dispenser d’inviter. Et vers sept heures, Prosper rentra de Parigné où il était  allé faire des emplettes. Il en avait profiter pour se faire raser et pommader et, naturellement, pour boire un petit coup. La Bèroux s’en était aperçue.

«  Tu peux pâs aller dans n’eún bourg sans r’veni’en boèsson. Tu boèturailles pourtant déjà bè-n-assez comm’çà à la méson ! Tu m’f’râs mouri’, mon pauv’gars. Pi, à quai qu’ça r’semble,  eùn jour comme anhui qu’on a du monde à souper ? Quelle bêtise que tu vas cor’ nous inventer ? Allons, tâche de t’teni’ pour eùn’foès ! »

Ce furent les Philbert qui arrivèrent les premiers, suivis par la Tribouillard, grande bonne femme jaune comme un coucou, qui portait encore, sous un étroit fichu, une "galette" à fond brodé et à "bridoué" qui lui fleurissait sous le menton comme un grand papillon blanc au bout d'une galoche.

Ils décrottèrent leurs sabots sur le seuil.

« Entrez, mes gens, dit Joséphine, en avançant des chaises au coin du feu. Chauffez-vous... Vous, lés quèniaux, foutez-moè l'camp là-bas au fond; sú'l'banc... Més, ça r'c'mence donc à tomber, qu'vous v'là tout guènés ?

- Oui, dit Philbert en secouant son cache-nez, la Bonne Vierge a'r'c'mence à plumer sés ouâes, més la couette qui va n'en rèsulter a'n's'ra  guér' chaude...»

Ils étaient à peine installés qu'arrivait le "reste de l'écu" : le Désiré, un lourdaud massif;  son épouse, sorte de flûte maigre à biser une bique entre les cornes; et leurs deux mioches, deux gros poufs béats et effarés.  Puis  le Léon, tenant son rejeton sur le bras, et sa femme, grasse et rose comme un cochon de lait, arborant fièrement une belle robe bleu canard sous un manteau rouille. D'autres encore...

On entendit le teuf-teuf de la De Dion de Clovis, lequel, après avoir rangé son véhicule sous le hangar et protégé son moteur sous une peau de mouton, fit son entrée, remorquant le dadais de fiancé.

«  Vous avez donc point am'né vout' bourgeouâse? demanda Joséphine.

-  Bin par exemple! A'l'ést-i' pâs trop bête pour que j'la sorte. A'n' convient qu'à la méson aves sés cass'roles.  D' âilleú, j'ai coutume d'arranger mes affair' tout seú.»

La mère Bèroux était outrée mais elle s'efforça de ne pas le faire voir.

« Tenez,més gens, cria-t-elle, approuchez-donc d'la table, la soupe al'est servie, eún' bonn' soupe grässe...Après ça, ÿ' a d'la tét' de viau à la vinaigrette, eùn' am'lètt' au là, des mârrons, d'la millèe, et pi eùn fouace que Prospè il a rapportée d'Parigné, car j'ai point ÿu l'temps d'boulanger c'te s'maine... Tirez donc. À vous l'honneu » ajouta-t-elle en tournant la queue de la louche du côté de Clovis.

Une bonne heure durant on n'entendit guère que des bruits d'assiettes et de mâchoires. Mais après la galette les langues se dégourdirent. La question de la noce, prétexte de la réunion, fut réglée en un tourne  main. Il fut convenu que la noce aurait lieu le plus simplement, le quinze janvier, sitôt après la publication des bans. Puis on se mit à parler un peu de tout : des gelées précoces qui n'avaient point arrangés les blés semés; du prix du beurre, fort augmenté en raison du peu d'herbe; du procès à la Pavé, surprise à mettre un tantinet d'eau dans son lait.

Au café, Prosper fort éméché, avait réservé une surprise. Il disposa au milieu de la table, en guise de flacon d'eau de vie, rien moins qu'une bonbonne de dix litres.

«  Faut-i'boèr' tout ça? demanda Clovis.

- V'là qu'ça c'mence, grinça la Philbert toujours revêche.

- J'comprends, reprit Clovis. Sacré Prospè! Jamais d'sa vie i' consentira  d 'avoèr' le d'ssous!  T'es content, ça fait eùn' foès de p'pûs qu'tu m'possèdes.»

Les invités examinaient curieusement à travers le verre coloré quelque chose de globuleux, flottant dans l'eau de vie.
 
 « Ça fait la pige à ta poère, hein! Clovis? Figurez-vous qu'l'année dèrgnèr', il avait chez li eún bouteillon d'iau-d'vie qu'i'a ÿu son p'tit succès rapport que d'dans i' nageait eùn' bell' poèr' de giroufle quat'foès pu grousse que l'goulot. Moè, j'ai fait mieux: j'ai mussé eún cantaloup dans ma bonbonne. Ça qu'i'a donné eún bouquet à la goutte que vous m'en donner des nouvelles!

- C'ment qu'il a pu fair'? demanda Philbert

- J'ai toujoûs songé qu'il fait eún peu sorcier, avança la Tribouillard.

- Tous deux, hein Clovis, tous deux, qu'on ést eún peu sorciers!

- Més, enfin, c'ment qu'il a pu fair'?

- J'sé bin, moè, dit Cendrine : l'z'avant coulé l'frit par le goulot quant' ça qu'i'était p'tit, sans abîmer la queue, et ça qu'ia groûssi d'dans!

-Tu voès bin, Clovis, dit Prospern noûs quèniaux il' tant itou eún peu sorciers. Et c'est d'nature, on a point b'soin d'ÿeû montrer c'ment s'y prend'é.

- Prospè! intima Joséphine » Et pour détourner l'attention, elle enchaîna tandis que son époux, triomphant, remplaçait la bonbonne par des flacons plus maniables.

« En fait d'sorciers, dit-elle, tous lés p'tits cochons à la Papin i'z'avant quervé la mîn-m'nuit. A' cré bin qu'i'y'a été j'té eún so.

- Vous m'fait'bin rigoler avec vos sôs, dit Clovis. L'hongreû i'ÿ'a dit qu'si al'avait point donné dés colliers d'betteraves à sés gorins, i's'rînt cor'en vie.

-  Allez donc ÿi dire çà, vous!

-  N'empêche que n'i'a dés drôl d'affair'. Rin que l'pèr' Morillon qu'i' était pris dés douleûs, et qui pouvait pû groler, i'va bin mieux de d'puis qu'il a été s'fair' toucher par la bonne femme de Bouloèr...

- Ça, c'est eùn'aut'histoère, dit la Tribouillard. Figurez-vous donc qu'quant'il a arrivé chez la toucheuse al'tait partie au mèd'cin!

- Entre r' bouteux, faut bin s'frèquenter, dit Prosper.

- Més voèyez-donc c'te Pirotte qu'ést possèdée, à c'que tout l'monde dit.

- La Pirotte? demanda Clovis.

- Bin oui, celle qui reste dans lés bas, au bout du ch'min d'la Préfecture, et qui va fair' des journées d'couture... N'on dit qu'al' est possèdée de d'pi la mort de son homme, à cause qu'al'a point voulu s'marier avec un gars du Pont d'Gennes qui l'aurait ensorçonnée par dépit. D'pi ç'temps-là, a'voit toujoûs des bonhomm' qui s' prom'nant d'nuit en ch'mise dans sa méson, al' entend cogner dans lés portes et les ârmouèr', et dans l'jou' a'n'dit pas dix paroles, més a' pense on sait pâs dè quai... Figurez-vous qu'l'aut' vendèrdi, al'tait en journée chez la Papin à la Cassine, environr r' mètt' dés fonds aux culottes dés bonhommes. Et, tout l'temps, a's'pâssait la main d'vant l'z' yeux comme si al'avait voulu écarter dés mouches ou bin dés belluettes. Et a' crachotait a' crachotait..

« Dé quoi donc qu'vous avez ma mère Pirotte? que d'mandit la Papin.

-J'n'en veux pû, j'n'en veux pû, je n'veùx pû licher toutes ces pichettes-là.

- Heûhlâ,"» qu's'èqueria la Papin qui n'savait pû quai dire.. Pour qui changer l's'idées, a'y'adonné dés tabliers à r'coud' les pouches.»
 
Tout l'monde partit à rire.

« Ah! j'sé bin de d'quai qu'al ést possèdée, moè, vout' Pirotte, dit Clovis.

- En ç'câs, rétorqua Prosper, à c'theûr' que tu sois oûyou qu'a'reste, tu pourrais üi fair' la charité d'la r'bouter.»

Il finit de vider les fioles dans les tasses.

« Bin, et c'te Pierre Bérgére qui tourne quant'la messe de ménuit a' sonne, reprit la Bèroux, crèyez-vous à ça, vous aut'?

- Moè, dit Prosper qui commençait à être sérieusement saoul, j'en connais bin, eùn' pierre qui tourne...Personne peut dire le contrair'.

- Ah ?

- Ma meule à affûter.

-  T'es fou! dit Philbert qui, lui aussi donnait des signes évidents d'ébriété. N'empêche  que les vieux i' l'avant toujoûs affirmé.

- Mès personne ÿ'a jamais été voèr, nargua Clovis, vous m'faites suer, avec vout' sorcell'rie...si on parlait d'oût'choûse?»

La Tribouillard annonça qu'une messe de minuit solennelle devait avoir lieu à Saint-Mars. Dans l'église une belle crèche avait été édifiée, et les Demoiselles Boutry devaient chanter en musique.

« Et dire qu'on verra jamais çà, déplore Joséphine.

- Montez dans ma châr'te j'vous emmène, il ést cor' temps, dit Clovis qui songeait au départ.

- Vous m'voyez point r'veni' tout'seule su' la route.

- Pas toute seule bin sûr. La Philbai, la Florida, la Cendrine ou bin d'aut'a'pouvant v'ni quante vous. En s'serrant eún  peu dans l'fond, on peut ÿi mett' touâs bonn'femmes... Après la mèsse, j'vous ramène jusqu'à la route de Saint-Câlais.

- Allez si vous voulez, vous autes, dit la Tribouillard, moè j'vâs en mon lit ». 

Les autres s'interrogeaient, plus tentées encore par l'attrait d'un premier voyage en automobile que par les fastes de la Messe de Minuit à Saint Mars.

« Mès, oûyou donc qu'sont pâssés Prospè et mon homme?, demanda la Philbert. Ah!ça ÿ'ést! Ça y'ést bin! L's'avant cor' entèrpris  quiouqu' choûse, lès cochons! Non, Josèphine, allons nous coucher. Décidément, fau'ra r'noncer à toutes les sorties, et lés avoèr à l'yeú la journée et la nuit au long.»

Sur les instances de la compagnie, elles consentirent à patienter. On attendit vainement les fugitifs jusqu'à passé minuit et demie, puis chacun regagna ses pénates, la Philbert en fulminant tous les époux de la terre.
 
Lorsqu'il avait été question de la Pierre Bergère, Prosper, à force de boire, avait ressenti le besoin de sortir. Et Philbert, soit par même nécessité, soit par une contagion connue de l'espèce canine, l'avait suivi. Et tous deux entortillés dans leur cache-nez, avaient arrosé copieusement le clapier.

« Sacré couillon, dit Prosper, tu cré à ça, tai, aux pierres qui tournat?

- Ben sûr. Lés vieux i'l'disînt...il'l'avant point inventé.

- Més personn' ÿ'a'jamaî été voèr' cor'eùn' foès.

- Réson d'pûs pour point dir' que ça qu'i'ést faux.

- Ou bin pour point dire que c'ést vrai... Philbè, cambin qu'tu paries qu'eùn'pierre qui pèse p't'êt' bin sés touâs mille livres avecc'qu'i'peut y'avoèr d'encruché dans l'sable, a'peut pâs groler toute seule ÿ'aurait-i' cinquante ÿâb' à l'vouloèr...J'te parie ma bouteille de goutte...

- La grousse?

- Non, la p'tite, contre la tienne...mettons eún lît.

- Et pour nous départaiger?

- N'on va y' aller voèr, tout bonnement. C'ést l' moment ou jamais.

- Eh! bin, chiche!» 

Ils se mirent en route dans la campagne lugubre. Mais d'un lugubre grandiose, où tout s'estompait, la nuit et le silence, dans les reflets de neige, l'absence de lune, et les craquements de brindilles.

La neige avait cessé de tomber. Les deux compagnons ponctuaient de chapelets zigzagants  le tapis vierge du chemin. Ils parlaient peu. Le froid, mêlé aux vapeurs d'alcool les plongeaient dans une euphorie dangereuse, mais agréable à des dévots de l'alambic.

- Y'a d'la lumiér' à la Cassine, dit Philbert.

- On va ÿeú dir' bonjou en passant, dit Prosper.

À la Cassine comme à Bois-Loudon, il y avait festin. L'arrivée des compères fut une surprise, et le but du voyage excita la joie de l'assemblée.

« Magnére comm' eùn' aut' de féter Noël , dit l'un.

- Pél'rinaige de couraigeux! Eùn' lieue aller, autant à r'veni, de c'temps-la!

- Assisez-vous donc, dit la maîtresse Papin.

- Non, non, faut qu'n'on soèye là-bas quant' la quiòche va sonner à ménuit à St Mâ. Il est onze heur'ét-d'mie, on n'a qu' juste l'temps...

- Vous pren'rez bin eùn' petit'goutte sù l'pouce...ét pi, en r'passant, vous nous direz l'rèsultat...»

La petite goutte de la Cassine était décidément de trop. Quand nos deux lurons pénètrèrent dans l'allée du bois, ils étainet encore moins solides sur les jambes, et le paysage déjà fort confus lui même semblait prendre un malin plaisir à les confondre.

« Bon dieu! Y'a pourtant pâs èpais d'neige... et n'on...n'on dirait qu'n'on...qu'non marche su' eùn'couette...Dés arbr'à...à gauche, dés arbr'à drèt...au mitan! Prospè   au mitan!

- Voui... més la deuxième... châ...chârriér à drèt.

- Deuxième à drèt...eùn'...deux.

- Eùn...deux...deuxième à drèt', Philbè. J'ai jamais vu d'la neige aussi nère.

- Et aussi molle... Pour...Pour eún soèr de Nouèl, l'Bon ÿeu il'aurait bin pu ac...accrocher son lampion.

- Ça tourne, Philbè.

- Quai? la pierre, ou... ou bin ta tét'?

- Non, l'...l'chemin... la chârrÿér', ça tourne à gauche. Après, n'i'a eùn grand sapin qu'...qu'lés branch'a'nous èrussant la goule en ...en pâssant.

- Merde!

- Dè quai?

- J'viéns d'me cogner la gueule... dans ..dans les branches. J'ai...j'ai d'la frime plein l'cou!

- V'là la route d'Ardenay. On s'est point trompé, tu vois bin qu'on est point soûls.

-Dis-donc, Prospè...Ça ça l'l'ést.

- Dè quai?

- La Pierre... j'ai peû' érgade-là a l'a mis sa gouline.

- C'est vrai. J'...J'avais cor'point vue comme ça...n'on dirait la ..la Pichon accouvée environ gâter d'l'iau.

- C'est à cause que tu la voès point du mîn-m' coûté qu' d'habitude. Écoute..ça sonne à Saint Mâs...

- J'entends à c'que j'cré.....l'vent ést haut...ça s'rait putoût à Ardenay.

- Dis donc... a'r'mue.

- J'oûsais point t'en parler, mès j'cré bin qu'a' grolait dèjà d'vant qu'ça sonne.

- Prospè, a'tourne.

- Voui..Philbè.

- Prospè, j'ai peû' ...j'guèrdine... j'ai frè...allons nous en..

- Moè itou.. j'ai fré.

- Pourvu qu'on s'perde point en l'bouas!

- Non...ÿ'a qu'à suiv' le pointillé comme dit l'facteû d'la poste.

- C'ést vrai...dis donc, Prospè, j'ai... j'ai biau essayer d'mett' lés pattes dans mes trains, j'...j'peux pâs y'arriver... c'ést tou...toujoûs trop à drèt' ou bin trop...trop à gauche.

- C'est pâs ètonnant si...si ta mariée a's'plaint.

- On n'ést pourtant pas pu soûls qu'en v'nant...al'a tourné, hein?

- Oui, j'cré....

- Nous v'là à la Cassine...n'on rentre?

-Alors, c'te pierre? Eùn' petit' goutte?

- Su'l'pouce...AL'a tourné, aussi vrai comme nous v'là...hein Prospè?

- J'ai bin cru la voèr' tourner... Merci... Allons, à r'oèr', la campagnie.

- Prospè, n'on dirait marcher su'd'z'èlastiques...

- Ou bin su' eùn' motte de beûrre...

- N'on va-t-i' arriver jusqu'à place?

- fau'rait bin n'on va essayer..;Més Bon  Dieu qu'ça mont' pour abouter.

- Nous y v'là..Éd'moè donc à chercher la clé derrière le contrevent. Dis, la pierre, Prospè, al'a tourné? j'ai j'ai gangné!

- Philbè, pûs.. pûs j'ÿi' réflèchis, pûs j'cré qu'al'a point tourné...

- Çà, c'est trop fô..;Tu ..;tu vâs t'dédire, à ..à c't'heûre!

- Te fâch'point, Philbè, més pû j'pû j'ÿi reflèchis, pùs j'me rappelle que les sapins i' tournînt avec... Tu.;;tu sésis... Ét pis, quiens, Philbè, c'tè-là, c'te pierre qu'est en ta cou, r'garde-lâ, a tourn'itou, malgré qu' lès quiòch' a'sonnant pûs..;pi l'hanga, qui tourne, pi l'puits, pi la mue aux poules, pi...

- Pi l'trou d'la serrure..;que j'peux point musser la clé d'dans...T'as p't'êt' bin raison, Prospè. Ah! la v'là tout d'mînme ouverte, c'te porte.

- T'as perdu, Philbai, poèy'nous la goutte!

- Non, mon gars..;d'main faut étr' raisonnable...Moè, j'me coule au lit.

- Bin et moè, Philbè, dé quai que j'deviens.J'sé pâs...pâs en l'câs d'me  renr'tourner tout seù... Mal à rin! tant pir'..;Je me couche à quante tai.»   

À Bois-Loudon, tous les invités étaient partis depuis longtemps. La Bèroux était couchée depuis une heure au chaud entre ses draps; lorsqu'on heurta à la porte.

- C'ést tai, Prospè?

- Non, c'est moè, la Philbè.

- De quai que n'i'a cor? interrogea Joséphine, anxieuse.

- M'en parlez point! J'les ai trouvés tous lés deux couchés dans mon lit à cuver leû boisson. Vout'grand's'rin, il a rin trouvé d'mieux que d'prend' ma place et de' pouiller ma gouline.J'viens coucher quante vous. Ça n'fait rin, j'ai tout d'mînm' pris l'temps d'ÿeú fout' eùn' calotte à chacun, et eùn' fameuse!« Joséphine, qu'a dit Prospè, j't'avais défendu d'pend'le jambon au-d'sûs du lit: le v'là qui vient d'me chuter su' la goule.» «Dorothée que houâlait Philbè,l'chat vient d'me sauter su'la joe, i'm'a griffé l'nez»

Eh! bin, à c't'heúr, j'sais c'ment qu'i' faisant l'échange des chaussettes!

            - Oui, répondit la Bèroux, ça doit vanquiers ét' comm'çà!»

*
* *

XII. Mariage ou pas ?
Où l'on voit s'empêtrer l'amour dans les traquenards du Monde

La Noël, dans les deux fermes, au sortir de cette nouvelle aventure ne se passa point sans une certaine mélancolie grimaude. Et pourtant, à Bois-Loudon les deux jeunes gens  s'en donnaient à coeur-joie dans le réduit où un vieux lit de fer servait d'écrin à un hyménée sans façons.

Hélàs ! Le lendemain même de cette date solennelle  réservait à tant de félicité une surprise aussi désagréable qu'imprévue. Vers deux heures, l'après-midi, deux gendarmes de Saint-Mars dont le brigadier, firent leur apparition dans la cour de Prosper, et demandèrent à parler au maître.

 
« Hum ! commença le gradé, vous hébergez chez vous une enfant Fauchon, Florida, âgée de seize ans ?»

Tout de suite, Prosper devina d'où venait le coup, mais avec la finesse qui se cachait sous sa simplicité apparente, il "laissa venir".

« Alors ?» demanda-t-il. Mais , d'abord, entrez donc. On s'ra mieux à la maison pour causer.  

 « Vous, les gosses, dit-il en pénétrant dans la pièce, foutez-moè l'camp vous amuser dans la cour ! »

Joséphine, clouée par la crainte, s'affairait machinalement aux soins de son dernier-né.

 
« Sale affaire, Maître Bèroux, et qui nous étonne, venant d'un homme honorablement connu, malgré ses petits travers...deux plaintes...

- Deux ? demanda Prosper.

- Plutôt deux chefs d'accusation, venant de la même source.

 

- Ah ! bon. Et d'gens honorablement connus itou, sans doute ?»

Le brigadier sourit.

« Ça, Maître Bèroux, c'est une paire de manches... Pour l'instant, nous n'avons pas à y voir. On vous reproche donc deux choses : primo, enlèvement de mineure. Les Fauchon prétendent que vous détenez chez vous, contre leur gré, leur fille Florida...

- Bon. Là-dessus, c'est elle qui va vous rèpond'.»

Il se dirigea vers la " porte coupée", en ouvrit le battant supérieur.

« Ernest ! cria-t-il, dis à Florida qu'a' vienne à la méson... tout de'suite !»

La fillette entra bientôt, les mains encore gluantes de la "chaudronnée".

« Voilà, dit le brigadier, vos parents vous réclament... Approchez... Approche, ma petite, n'aie pas peur, explique-nous dans quelles conditions tu as quitté tes parents.»

Pour toute réponse, Florida fondit en larmes, saisit à deux mains le bas de son gros tablier et s'en torchonna les yeux, oubliant qu'elle livrait ainsi aux gendarmes, à travers la robe trop légère, la preuve naissante d'un péché généreux.

La bonne mère Bèroux, pleine de compassion indignée allait prendre la parole. Comme elle se tenait à l'écart, ce fut dans les bras de Prosper que se réfugia la pauvrette. Et Frottant son front pâli à la barbe de deux jours du patriarche, elle ne trouva qu'un mot, un cri de détresse "Papa!" qu'elle lança comme elle avait crié "Maman" une semaine plus tôt en étreignant Joséphine.

Prosper ne se rappelait pas, dans sa vie, avoir éprouvé semblable émotion. Et les pandores eux-mêmes, voués à l'impassibilité, se défendraient mal contre un mouvement de pitié.

« Àc't'heûr, dit le fermier, si la loi a'veut que j'la r'mette à moiquié nue à nouèl dans l'chemin oûyou que j'l'ai ramâssée, ou bin que j'la rende au châtiau des coups d'trique, faut me l'dire.Mès j'vous prèviens tout d'suite que j'aime mieux pâsser en justice...et si on m'demandait lès preuves, c'ést bè-nésé d'en fourni'.»

Il dégagea le col de l'enfant. On vit, sur l'épaule et sur le dos, de larges marbrures dont l'une s'allongeait jusqu'à la naissance du sein.

« Et la balafre à la joue? demanda le gendarme.

- Eùn assiette câssée qu'al'ar'çue à la tét'... Va ma fille, va à ton ouvraig' et rassur'tai...on va arranger ça...

- Secundo, dit le brigadier lorsqu'elle fut sortie, les Fauchon vous accusent, vis à vis de leur enfant, d'excitation de mineure à la débauche.

- Si c'était point triste, ça s'rait rud'ment drôle, s'indigna Prosper. Y'a six joûs anhui que j'sé au courant. C'est entendu, mon gars il a manqué, tout l'monde en convient, même li...Mès j'garantis bin que n'i'a ÿu besoin d'exciter personne, et qu'si faut ét' deux pour ce genre d'ouvraig', cès deux-là ÿ avant bin suffi.
 
 -Hum ! Hum ! bien sûr... Se'ulement, le vieux Fauchon, qui semble bien renseigné, prétend que, depuis que la petite demeure chez vous, vous facilitez certain rapprochement, certaine cohabitation ; même, qui n'est pas très conforme... mettons à l'usage, ni même à la Loi ?

- C'est que, quant'i' s'agit d'loger dix personn' en deûx pièces... Mès, j'sé bin ç'que voua allez m' dir': j'acais qu'à fair' coucher la fille en la chambre avec les quèniaux et envoyer l' Milien dans l' cagibi...Ah! brigaÿier, quiens, léss'-moè rigoler. En maquiér' d'amoureux, ta Loi, et pi la mienne, à s'valant! On l'z empéch'ra d'coucher ensemble la nuit dans la loge, i's'iront l'jou'fair' ça dans la grange... Autant mett' eùn' pancarte au cou des lapins pour ÿeû défend' de p'titer, d'coûd' la ponnoèr aux poules pour les empécher d'couver, ou bin résonner lés potirons pour lés dècider à point potironner... L'mal ést fait, i' n'est pû à fair...Quant à interdire au père du prouchain quèniau d'voèr la mère, ou bin à la mére de chéri' l'pére, ÿ'a bin eùn' moéyin en effet, c'est d'la r'mèner là-bas pour fini d' la fair' assommer : À deux vous vous en chargerez si vous pouvez, au nom d'la Loi... moè pas!

-Allons, allons, Prosper Bèroux, cette loi, qui vous heurte tellement, et dont, pourtant, vous ne vous éloignez guère, d'ordinaire cette loi vous laisse encore une porte de sortie, une solution raisonnable qui arrangerait tout en moins d'un mois. Mariez-les. On préfère laisser au maire le soin d'un contrat que prendre l'initiative d'un proçès-verbal...

- Voilà! Et les deux vieux bandits i's'avant gangné leû procès... Car c'est là qu'i' voulînt en v'ni'.Sans qu' vous vous en doutiez, c'ést d'eùn' demand'en mariaig' qu'i'vous avant chargés. Sans lés avoèr jamais fréquentés  cès salauds-là, j'ai point véqui ving-cinq ans à leû porte sans lés connaît' à fond. Et j' voès d'là leù discussion après qu' j'ai ÿû emm'né la p'tite. J'entends l' vieux finaud engueuler sa catin pour m'avoèr mal reçu, vu tout l'avantaig' qu'n'on pouvait tirer d'la situâtion... Songez-donc! eùn' alliance avec lés Bèroux : c'que ça peut grandi' dès râpiniers qu' personn' dans l' cârré n'peut pû souffri'! Et lés p'tits proufits qu'n'on peut attend' d'eùn' parenté point rich' bin sûr, mès travâilleuse... L' pér' Bèroux il édrait sés quèniaux, et Florida, point rancunière, a'r'pens'rait quiouqu'foès à sés frèr' et soeù...mînm' à ses parents,...et si par hasa' on chipait deûx ou touâs livres d'truffes dans l'champ haut à Prospè, i'n'oûs'rait rin dire... à cause de Florida. 

Eh!bin messieurs les gendarmes, malgré qu'il en coûte au père, on a fauté, on n'demand' qu'à rèparer, épouser Florida. J'vous permets d'le dire. Mès, pour point env'limer lés affair', vaut mieux point fair'ètat de ç'que j'vâs rajouter : c'est qu'on n'épouse point la crapule de là-bâs, et qu'à pa l'jou' d'la noce qui s'f'ra aîlleû qu' chez moè, je n'veux connaît'ça ni d'près ni d'loin... J'veûx pâs qu'i foutînt lés pattes su la terre de Bois-Loudon.Ma bru al'ira voèr' sés parents si a' veut, c'ést son drèt. Més si éun jou' j'établis cés èfants-là, et que j'trouve lés Fauchon eùn' seul' foès chez mon gars, faura pâs jamais qu'il espèr r'veni'icit. 

On ést bin d'acco? Oui? Eh!bin à c't'heùr' j'ai l'drét, moè, d'vous offri' eùn' goutte sans qu'on puisse dire que j'vous ai aj'tés... Joséphine, amène la fiole avec touâs tasses.» 

Les gendarmes burent la goutte, en diplomates consciencieux. Prosper les reconduisit cordialement jusqu'à l'entrée du chemin menant chez les Fauchon. Au moment de les quitter il lui vint un scrupule.

« Vous savez que j' marie  ma fille le mouâ prouchain au grand gars à Clôvis?

- Première nouvelle, dit l' brigadier.

- Eh! bin, vaut'loi, al'ést cause que j'ai eùn r'proch' à m' fair' à propos des Fauchon. L'Clôvis, pâs, c'ést un honnête homme, il a jamais été condamné. Et pourtant, en bonne justice, j'devrais, en donnant ma fille à son gars qui l'a enceintée, le fout'aussi à la porte d'chez moè; car i' n'n'a bin volé cent foès pûs qu'eux, avec bin moins d'escuses.»

« En vérité, dit le gendarme à son supérieur lorsqu'ils furent un peu plus loin, il est extraordinaire, ce paysan-là, et aussi juste que la justice...

- Mon vieux Durand, dit le brigadier, souvenez-vous que nous sommes des uniformes qui ne doivent ni apprécier, ni interpréter mais penser comme la Loi, et agir selon le Règlement.

- Bin sûr, Brigadier, mais tout d'même... nous nipper en militaire pour nous faire faire des commissions comme ça!»

C'était toujours avec une certaine émotion que les Fauchon voyaient poindre les képis bleus au dessus de leur barrière. Cette fois ils se rengorgèrent, en songeant que, fait inoui, l'autorité se mettrait à leur service. Il leur fallu bientôt déchanter.

« Vous vous plaignez qu'on ait enlevé votre fille. Pour notre enquête, nous voudrions quelques précisions sur ce rapt .

-Moè, j'sé hors de cause, dit le vieux, vu qu'c'est point ma fille. Arrangez-vous avec la mère.

- Ça, c'est nouveau, reprit le brigadier. Pourtant, vous l'avez reconnue? donc, pour nous elle est vôtre. Et c'est vous-même qui êtes passé avant-hier à la gendarmerie. Vous dites qu'on l'a saisie dans le chemin, à une vingtaine de mètres de votre barrière. Vous étiez là tous deux ?

- Moè, dit la mère, le pèr'il'tait dans l'fond, là.

-Vous l'avez entendue crier, appeler?

-Non ma foè... Du moins, i'semble point...

- Il paraît donc jusqu'à preuve du contraire qu'elle aurait volontairement suivi son ravisseur. Nous l'avons vue chez Maître Bèroux qu' effectivement vous accusez. Nous avons constaté qu'elle porte une large cicatrice à la figure, des traces de coups violents sur le dos, sur les épaules et la poitrine, pouvez-vous nous renseigner sur ces coups?

- Ah!dame, on sait point... Depuis huit joû, quai qui s'ést pâssé? On sait pâs.

- Huit jours? non, six. N'importe, vous avez bien tardé à déposer  la plainte.

- C'est qu'on va point souvent en l'bourg. On a nos occupâtions. Pi, faut dire qu'on espérait qu'la gosse a'r'viendrait...
 
- Elle n'a pas l'air d'y mettre  d'empressement..; Revenos aux coups. Vous n'avez aucune idée sur l'auteur des violences?

- L' pér' Bèroux, p't't'bin, fâché qu'il est d'l'affair' car son gars i'la frèquentait.

- Et qui l'aurait emmenée pour la battre en toute sécurité... Eh! bien, femme Fauchon, on ne sait si l'on doit vous plaindre de posséder une fille assez ingrate pour quitter ainsi de bons parents, ou vous féliciter d'avoir donné le jour à une enfant tellement douce et soumise qu'elle accepte de vivre au foyer de son tortionnaire, et qu'elle lui saute au cou en pleurant lorsqu'on parle de vous la ramener... Il faudra trouver une autre explication.

 - N'empêch' que l' Bèroux i' livre ma fille à son gars.

- Le mot est peut-être un peu gros! mais si le grief est en partie justifié, il faut tenir compte d'un fait antérieur. Vous saviez que votre fille était enceinte?

- On v'nait d's'en apercevoèr et d'ÿi fair' avouer de qui, quant' le Prospè l'a enlevée.

- Le ménage n'est pas fait souvent chez vous...Vous veniez aussi de la battre, et de lui jeter à la figure une assiette cassée que mon gendarme vient de ramasser sous le banc; puis de la jeter dehors à peine vêtue par six degré de froid, en lui interdisant de revenir chez vous...Allez, tristes parents, estimez-vous heureux d'avoir affaire à d'honnêtes gens. Que Bèroux eût laissé votre fille dans le chemin où il l(a trouvée, que son fils eût nié ses relations avec elle, vous risquiez  d'abord de graves poursuites pour violences à enfant, la déchéance paternelle; ensuite de faire de votre fille une mère célibataire. Rassurez-vous, Prosper et son fils acceptent spontanément de "régulariser". Mais si vous croyez devoir maintenir votre plainte, le tribunal vous départagera.»

Un sourire de satisfaction se fit jour sur les hideux visages.

« Si lés Bèroux voulant bin du mariaige, ÿ'a pûs rin à dire, déclara la Fauchon.

- ÿ'a pûs rin à dire, confirma l'époux. Mès, pour s'entend'su'la date?

- Ça, dit le brigadier en tournant les talons, ce n'est pas notre affaire.Mais, tâchez de mener ça rondement, hein! ajouta-t-il en poussant la barrière.

 
- Rondement, c'est le mot» dit le gendarme dans le chemin.

Dès le lendemain, Prosper se mit en règle en faisant les démarches à la mairie et au presbytère. Clovis tiqua lorsqu'il fut question de célébrer les deux cérémonies en même temps, bien qu'il dût reconnaître qu'il était difficile de procéder autrement. Mais la suite des évènements allait éviter aux deux familles le contact de l'indésirable tribu. À la mi-janvier, les noces de Cendrine eurent lieu au bourg, subventionnées par Clovis, avec toute la pompe campagnarde. Florida et Milien n'y assistèrent qu'en invités, car par un inexplicable revirement, Florida avait déclaré tout net à sa famille adoptive qu'elle n'était plus décidée à se marier; et, contre toute attente, les Fauchon, pressentis pour la date, n'avaient pas bougé.Que s'était-il passé?

Flora ne voulait plus épouser Milien. C'est-à-dire qu'elle prétendait seulement ne point rendre officielle l'union que Prosper avait imprudemment consacrée avant la lettre. Car, en fait, l'amour  florissait dans le cagibi aux harnais comme jamais, peut-être, amour rural n'avait fleuri. La passion naïve et sans  phrases de Florida et de Milien n'était point de celle qu'on attribue trop volontiers aux êtres primitifs, et qui s'éteignent avec l'assouvissement du désir. Le gars, tout surpris, découvrait en lui des trésors de douces pensées que sa parole refusait d'exprimer. C'était alors à des prévenances , des caresses pleines de gaucherie qu'il demandait de traduire la puissance et la vérité de son sentiment. Dans la journée, chaque fois qu'il le pouvait, il allégeait le travail de sa petite amante, et le soir, après les dures obligations de la journée, après l'ultime agitation de la tablée vespérale, ils se hâtaient vers leur humble réduit qu'embellissait leur amour.
 
Milien avait jadis, aussi peu que possible, suivi le catéchisme; et le Bon Dieu, indulgent pour une clientèle instable, lui avait même permis de faire sa communion. Mais jamais l'adepte n'avait rien saisi de ces histoires compliquées. Passe encore pour les femmes de croire à ce qu'on ne comprend pas. Lui s'était heurté sans espoir à ces bonhommes barbus, trop vieux de leurs trois mille ans, à cette Dame trop distinguée, mère d'un seul Dieu en trois personnes. Il avait entendu sans enthousiasme ces jargons ténébreux, hurlés lugubrement  par  le curé et le père "Quérémus" le vieux chantre boiteux.

Et d'un seul coup, dans sa forêt natale, lui était apparue la magie d'une adoration perpétuelle, d'un grand feu qui vous prend de la moelle aux entrailles, et ne semble devoir jamais s'éteindre.

Lorsque allongés sur la paillasse, leurs corps neufs se fondaient en baisers, la seule perversion de Milien était d'envelopper d'une caresse très douce le ventre alourdi de sa Florida, en exprimant sa joie et sa fierté de bientôt être père.

Florida, plus païenne encore, n'avait jamais approché que les sermons et bénédictions sans charité du taudis familial. L'amour lui était venu par l'inconscient besoin d'une tendresse qu'elle  n'avait jamais connue que de très loin, par ouï-dire. Et cette tendresse, cette ineffable  protection dont elle avait rêvé, elle la trouvait si complètement dans les bras du jeune athlète paysan, et subsidiairement chez les Bèroux, qu'elle en était comme hébétée de joie.

À l'Enfer de sa jeunesse, avaient succédé les trois mois de purgatoire où les caresses de Milien alternaient avec les violences des Fauchon. Et voilà que maintenant, dans le Paradis d'une passion si pure à ses yeux, sinon à ceux d'une société sur ses gardes, il lui manquait presque les souffrances journalières qu'elle avait naguère dédiées de si bon cœur à sa farouche passion.

Ne souffrant plus pour Milien, elle eût presque, maintenant, aimé souffrir un peu par lui, qui apportait, dans ses étreintes, tant d'attention à ne point froisser son cher espoir de vie. Dans son désir de sacrifice, elle se faisait un bonheur de l'angoisse d'enfanter.

Cette religion innée, que le jeune rustaud avait redécouverte, Florida la haussait jusqu'au fanatisme. Cherchant l'amitié, rencontrant l'amour, elle avait du même coup appris le sentiment. Un sentiment incultivé chez les Fauchon, hérité d'ailleurs, sans doute, qu'elle nourrissait en germe, et qui avait poussé d'un jet comme une vrille des bois et lancé ses tortilles autour du tronc d'un solide baliveau?

Ce fut ce sentiment, spontané et vivace qu'atteignit la flèche empoisonnée du mépris public. Florida espérait la blessure de sa chair: ce fut celle de l'âme qui vint la première, par cette petite vipère de Mélie, enfant gâtée des Bèroux.

« P'tit' garce! avait lancé celle-ci dans un coin, au passage de la "promise" de Milien.

- Hein? tu dis?
 
-P'tit' garce! Tu l'as bin trouvé l'moyen d'te fair' èpouser...Grand pér'Rêche i'l'a dit, la Bouilla a'l'a dit, l'Dèsiré i'l'a dit..; Pi, tertous à Loudon, pi tertous à Saint Mâs...»

Florida s'en alla s'effondrer sur son lit. Pendant une heure elle pleura et lorsque, les yeux rouges encore, mais secs, elle quitta le réduit, sa fierté révoltée avait pris, et bien pris une résolution: jamais elle ne serait l'épouse de Milien.

Elle joignit Joséphine dans la laiterie, et , lui jetant les bras autour du cou lui fit part de sa détermination. La mère Bèroux fut suffoquée.

« Dè quai? Dè quai ma pauv'fille...Songe-donc dè quai qu'le monde i'dirînt.

-Justement!» cria la fillette.

La fermière avait d'autant mieux compris que pendant une semaine entière elle avait essuyé les allusions de la famille.

« Pleure point, ma quiote, ça s'arrang'ra. Fès point voèr que t'âs crié pour point donner du tourment à nos hommes.

Ça ne s'était point arrangé, pourtant; car, dans l'intervalle, un incident avait modifié le dessein des Fauchon. Pourquoi et comment?

*
* *

XIII. Où l'on voit le Ciel envoyer un message plénipotentiaire aux Loudonneaux

Le printemps était revenu. Ce dimanche de mai il y avait foule à la grand-messe de Saint-Mars. Il faisait déjà si chaud que les fidèles  étaient heureux de venir se mettre au frais chez le Bon Dieu.

Au moment du prône, le bon curé Poitevin monta en chaire, et , suant et soufflant, s'essuya la figure de son mouchoir rouge à carreaux qui sentait la prise. Après avoir installé sa bedaine et ses deux mains grassouillettes sue le rebord capitonné il se délivra diligemment de son sermon.

Il faut dire, à la décharge du brave pasteur, que ses paroissiens étaient si convaincus, que tout ce qu'il pouvait leur raconter n'eût rien ajouter à leur conviction.

 «Mes chers frères, conclut-il, je suis appelé tantôt pour une mission urgente; aussi n'y aura-t-il point de vêpres tantôt. Nous dirons le Salut de Saint Sacrement »

Les ouailles n'avaient point coutume de peser les décisions de leur recteur; pourtant, on y regardant de près, on eût pu voir deux ou trois vieilles "biguenotes" se pincer les lèvres de dépit d'être privée de leur passe-temps dominical, et les petits gars du catéchisme se taper le derrière de contentement sur leur banc de chêne ciré.

Onze heures n'avaient pas encore sonné, que la petite charrette anglaise au curé sortait du presbytère, le minuscule poney et le volumineux conducteur chacun à un bout des guides. Et les voilà partis sur la route d'Ardenay.

Le curé Poitevin n'avait point tellement l'âme en paix. Car, en conscience, la mission un peu tardive qu'il avait invoquée pour esquiver l'office du soir ressemblait trop à un prétexte, et le chemin des Loudonneaux n'a jamais passé par Ardenay. Le grand motif, c'est qu'il allait donner le coup de main à son confrère de cette paroisse pour le démembrement d'une oie que la Mélanie, la gouvernante de l 'hôte, engraissait depuis six mois à cette occasion.

Que voulez-vous? pour être plus près du Ciel, les curés n'en ont pas moins un tube digestif; et le Diable, qui a tant de peine à les prendre en défaut, arrive généralement à les tenir par là.

Le petit cheval trottait ferme. Le soleil, plus doré que l'ostensoir, envoyait des hosties blondes au travers des fouteaux; dans les taillis de la Roberdrie, des oiseaux "couistaient" à qui mieux mieux, comme les petites filles du lutrin. Bientôt se profilèrent les grands pins de Saint Denis, fleurant la myrrhe des gueux, coulant dans de petits pots accrochés aux écorces.

Au carrefour, entre une maison solitaire et le poteau indicateur déteint, le curé prit à droite, projeta une seconde  sa silhouette dans les vitres d'un café désert, effaroucha deux poules près de la maison du garde, et s'enfonça dans les bruyères du champ de tir d'Auvours. À Saint Étienne, auquel est consacré un autre hôtel bachique, l'attelage rejoignit la route de Saint-Calais, par laquelle le poney eut bientôt fini de couvrir la grande lieue et demie qui sépare Saint-Mars d'Ardenay.

Lorsque l'excellent homme vit la volaille les cuisses en l'air, toute fumante dans un grand plat ovale, veillée par une généreuse bolée de sauce grasse, trois bouteilles poussiéreuses, et une honorable société, il s'accorda presque l'absolution pour la tricherie de la messe. C'est incroyable, tout le contentement que peut offrir une oie grasse, et toutes les bonnes et saines histoires qui peuvent sourdre d'une bouteille de Vouvray.

Sur les trois heures et quart de relevée, à l'heure où les vêpres d'Ardenay se poursuivaient, et ou celles de Saint-Mars auraient dû être commencées, le curé remontait en voiture.

Il s'agissait maintenant de remplir la mission, une démarche bien délicate exigeant un long crochet par les Loudonneaux. Il fallait pour abréger le chemin, traverser les Bois de Loudon, où tous les esprits et les fées se donnaient rendez-vous : quelle imprudence pour un abbé repu!

Dans le chemin de sable qui coupe les taillis de la Pierre Bergère à Loudon, le poulain peinait dur, et dans les ornières mouvantes, la charrette oscillait sans retenue. Les grillons et les mouches des bois menaient un concert assourdissant, le soleil dardait dur.

Avisant un talus moussu au dessous d'une énorme "bouillée" de châtaignier, le curé ne put résister à l'envie de s'y reposer quelques instants. Il attacha son cheval à une branche et s'adossa aux grosses racines pour jouir pleinement de l'ombre douce et parfumée qui régnait en ces lieux. Mais le Malin, qui veillait, distillant les sons, les nards du sous-bois, les ors du soleil pour en composer un philtre qui finit d'enivrer le pasteur, lequel, au bout de deux minutes ronflait comme l'orgue de Saint Julien du Mans.

Quand le dormeur crut s'éveiller, la nuit était tombée. Se frottant les yeux, il découvrait devant lui, nippé dans une longue blouse blanche qui rappelait, sauf le respect qu'on doit aux gens du Bon Dieu, le "de nuit" de la Lise Derouineau, la bonne du presbytère.

Le vénérable portait sur la tête, en place de "gouline" une sorte de grand plat en cuivre jaune, comme celui qui pend à la porte du gars Gay le perruquier. Le curé avait tout de suite reconnu Saint Pierre, à cause de la grande clé  qu'il portait au côté. 

« Mòssieù l'Curé, dit le Saint, un saint terriblement paysan, s'exprimant dans le vieux patois local, Mòssieù l'Curé, j'avez fét eùn' groûss' ment'rie à matin à la messe, et eùn groûs poèché tantoût, à savoè vout' lippée çez l'pastuû' d'Ardenay. Poècheû non r'penti, v'là l'ordre du Seigneú: j'allez tout d'suite èrtourner à Saint-Mâs, fair' sonner la groûss' quioche, chanter anhui-mîn-m' lés vépres qu'j'avez volés d'mèriannée au Bon ÿeu, et fair' en chèr vout' confession. Faot' de quai, jamés l'Cié i'n'se ramical'ra à vous, et j'irez tout dret en Enfè.Amen»

Tout déviré, le pauvre curé sautait dans sa charrette, et lui qui n'eut pas donné une chiquenaude à un guibaud, envoya un grand coup de guide sur le train du poney qui partit quatre fers à la fois.

Ah! cela filait raide! Et pourtant, le chemin semblait long. Un vrai chemin de croix au cours duquel l'amour- propre du bon recteur  trébucha bien douze fois sous les sarcasmes d'une foule invisible.

« Hi!Hi!Hi!Hi! criaient les "guersillons" de leurs petites voix de picrâs, l'curé de Saint-Mâs,i'va s'fair'fout'de li.
 
- Quoi?Quoi?Quoi? questionnait une r'nâsellze dans l'étang.V'là les curés qui s'mettent à pêcher? Quoi quoi quoi quoi quoi quoi reprenaient en choeur ses compagnes.


- Hou!Hou!Hou!Ho!Ho!Ho! s'égosillaient les chouettes, l'Bon ÿeu, i' clouera l'curé d' Saint-Mâs à la porte d' l'Enfè', oui!oui!oui!ho!ho!ho.»

Pourtant le coupable entrevit des anges semer des étoiles dans le ciel. Et bientôt, sur l'azur sombre constellé d'argent, il perçut la silhouette rassurante de son clocher. Hélas, la tour, elle-même, prenait des airs mauvais sous son bonnet pointu et ses deux oreilles d'âne. De toutes ses "boètes" à claire-voie elle semblait rijauner, puis se mit à gronder:

«Dong,Dong,Dong...Onze heúres de r'levée, Monsieur le Curé. Ça va faire douze heures que vous portez vout' pèché. Si vous voulez dire vos vêpres anhui il est temps d'vous presser.»

Imaginez l'émoi du père Quérémus, lorsqu'il sut qu'on devait sonner les cloches en pleine nuit. Pressé d'obéir, il partit, marchand à son habitude en écartant les jambes comme s'il eut chevauché un tonneau, et se pendit au bourdon.

Trois minutes plus tard, tout le bourg était sur pied, le maire et les  pompiers en tête, qui croyaient au tocsin. Il fallut expliquer qu'il s'agissait d'un office nocturne. Et pour ne point s'être dérangée pour rien, la foule entra dans l'église.

Le curé ne voyait rien, n'entendait rien. Il entonna ses vêpres comme on avale une médecine, et n'attendait pas que le chantre eût fini le répons pour accrocher le verset d'après.

Au bout d'un moment, il s'avisa pourtant que le père Quérémus avait emprunté une drôle de tête: figure noire avec grandes oreilles pointues, amorces de cornes et barbiche étrange. 

Petit à petit, il distinguait mieux ses fidèles. Dans les stalles, les cinq ou six bonhommes avaient perdu leur menton, et leur nez aplati, plus jaune que safran, leur conférait des allures de jars. Toutes les vieilles bigotes ressemblaient, à s'y méprendre, à défunt l'oie au curé d'Ardenay. Jusqu'au banc des demoiselles Boutry, personnes bien comme il faut et très pieuses, qui était occupé par trois grandes dindes dignes de figurer à un réveillon mondain.

Malgré ses anomalies, le curé, en pleine contrition, continuait bravement l'office. Mais il se rendait compte, maintenant, que le chantre sabotait les répons.

« Confiteor tibi, Domine, chantait l'officiant

-l'punira les menteux, rétorquait le servant

-Justum est dignum est! hurlait l'assistance .

- Sanctum et terribile nomen ejus

-l'permettra aux oies d'se r'venger des ogres

-Amen » concluait la foule.

Il fallait en finir. Le malheureux pénitent se dirigea vers la tribune pour faire amende honorable. Mais le Diable, qui s'était logé dans la peau de Quérémus, l'ayant rattrapé sur la dernière marche, l'envoya, d'une poussée, par-dessus l'appuie-main.

Ce n'était qu'un rêve...mais quel rêve! Le curé Poitevin s'éveilla en sursaut, cette fois pour de bon : il avait roulé en bas du talus, et le petit cheval, impatienté, avait cassé sa longe et broutait des ramilles. Le soleil descendait.

Dieu! Que le guide spirituel était maintenant dans un curieux état d'âme pour entreprendre sa mission. Plus que jamais pourtant, il désirait la mener à bien, afin de se racheter; il craignait seulement de n'en être plus digne. 

Il était plus de six heures, lorsque l'attelage entra dans la cour de Bois-Loudon. Sous un poirier, au coin d'un champ, Prosper, guêtré, ganté de peaux de lapin, coiffé d'un scaphandre formé d'une cloche à fromage en toile métallique et d'un sac ficelé sur la nuque frappait à grands coups de louche sur un vieil arrosoir.

« Assis! Assis!Assis! mes petites... Assis! Assis!Assis!»

Une grappe bourdonnante, peu amène, suspendue à une branche, s'étirait et s'arrondissait alternativement au-dessus d'un cône d'osier enduit de bouse de vache séchée, et renversé dans un baquet.

 « Assis! Assis!Assis!Bang!Bang!Bang! Assis! Assis!Assis! Approch' pâsMossieù l'curé, Assis! Assis!Assis!Mets ton j'vau sous l'hanga. Assis! Assis!Assis!»

Les abeilles ne semblaient charmées ni par le concert, ni par le "siège" que leur offrait le patriarche, un logis abondamment enduit intérieurement d'une épaisse et odorante couche de miel.

En désespoir de persuasion, Prosper souleva la ruche, et s'en servant comme d'un cueille-fruit, emboîta dedans l'essaim tout entier.
 
Quand la colonie prisonnière fut installée sur une bancelle au bas du jardin, le maître quitta son étrange accoutrement, puis s'en vint retrouver le curé qui attendait patiemment dans la cour.
 
« Bonjou, Mossieur l'Curé. Faut m'escuser, més t'aurais pu t'fair' piquer, sans compter qu' lés mouch' a' pouvînt dèpiter et filer en lés bouâs...N'y'a donc personne, là-d'dans? ajouta-t-il en précédent le prêtre vers la maison.

- Ma foi, dit ce dernier, je crois bien qu'à défaut des mouches, j'ai réussi à faire dèpiter tes gosses, mon cher Prosper. Ils se sont sauvés à mon approche comme les fouquets dans le taillis de la Cassine.

- Quai qu'tu veux? Ni l'z'eùns ni l'z'aut' i'sont acouteùmés à voèr dés soutanes aux Loudonniaux...Entre donc...N'on boèra bin eùn' coup d'cîd' boûché, de ç'temps-là...

Volontiers, Prosper; le fait est qu'il fait chaud» dit le curé en s'épongeant.

Il s'était assis à la table en face de son interlocuteur, fort intrigué par cette visite.

« Alors, Mossieur l'Curé, dè quai qu'in'i'a pour ton service?

- Hé! Je faisais un petit tour aux Loudonneaux...On n'oublie pas ses paroissiens...Hum! nous aussi nous sommes des cultivateurs... les cultivateurs du Bon Dieu.

- Oui, Mossieur l'Curé, més l'Bon ÿeu, il ést comme nous-aut'...il a pâs grand choûse à Glaner su' d' la térr' aussi moègre.

- Erreur, Prosper, grave erreur. Dans la culture spirituelle, toute terre, même la plus ingrate peut rapporter de belles moissons sitôt que des âmes s'y cherchent... Oh! je sais ce que tu vas me dire...le champ est loin de la ferme, et le laboureur, surchargé de besogne ... (hum!) ... n'y parait pas souvent pour le sarclage...Mais, mon Cher, il faut convenir que ce champ, à qui, tout de même Dieu a donné des jambes, ne met guère d'empressement à s'approcher de la Sainte-Semaille...
 
- Allons, allons, Mossieur l'Curé, faut rè-n'èxagèrer. Aux Loudènniaux, ÿ'è'n'n'a point qu'tu n'baptises. T'n maries bin la moèquié. Ét pi' tu lz'enterre tertous!

- Une triste récolte, Prosper, un épi à chaque borne..; et quel épi, Bonté!Je vous baptise en pleine innocence, je vous marie quand vous l'avez depuis longtemps perdue, et je vous porte en terre farcis dans vos péchés; à tel point que je me demande si je n'aurait pas à en rendre compte moi-même, de ces péchés rentrés...

- Ouat'... Tant qu'n'on n'a ni tué ni volé... avec eùn'peu d'iau bénîte...Mès, dis-donc, Mossieur l'Curé,ça t'és-ti jamais arrivé, d'poècher?»

Le pauvre Curé eut rougi jusqu'aux oreilles s'il n'avait été cramoisi d'avance. D'autant plus que, par une coïncidence fatale, une oie superbe, plus blanche qu'une communiante, venait d'apparaître sur le seuil.

« Mea culpa, dit le prêtre. Nous péchons parfois, Prosper, mais nous nous repentons dans l'apostolat. Nous aussi armés de la louche, nous frappons à tour de bras sur le chaudron en criant " assis,assis" mais de moins en moins, hélas, les abeilles viennent au panier.

- C'ést qu'tu mets point assez d'miel en la ruche, ou bin qu'lés mouch' a' voulant garder l'léu'... Eùn' petite goutte?...»

Prosper versa une rasade que le curé huma en connaisseur.

« Allons, mon vieux Bèroux, parlons sérieusement...Je te sais la réputation de ne pas faire les choses à moitié...Or...

- Oui. J'ai marié ma fille juste à temps, et j'parle point d' marier mon gârs, malgré qui n'soèÿ que trop ta...Dans ç'câs-là, c'ést point moè qu'aurait fallu voèr, més putoût lés parents d'la fille. Moè, j'ai fait d'mon mieux. Rappell'tai, Mossieur l'Curé, de ma visite à la mair'rie et au présbytèr'...

- Bien sûr, Prosper; tout au plus pourrait-on te reprocher un peu de mollesse et beaucoup de complaisance, mais on peut parler avec toi, tandis qu'avec eux...»

Le curé esquissa un geste vague et désespéré.

« Eux, dit Prosper, i'z'endurant lés gendarmes, més i'fout'rînt l'curé à la porte... J'peux-t-i donc d'viner à cause de quai qu'i'z'avant changé d'idée, moè, et lés réforcer à donner leû' consent'ment?

Ah! Prosper, si tu savais comme ces pauvres curés, que tu méprises un peu, n'est-ce pas? ont parfois la tâche lourde, pour satisfaire aux antagonismes de leur sacerdoce.Excuse-moi, mon ami, je parle un langage qui n'est pas le tien...Voilà...je m'explique...»

 La mère Bèroux entrait, fort surprise de trouver le desservant de Saint-Mars en tête à tête avec son époux. Elle le salua, pleine de déférence et reçut son bonjour.

« Et ton pèr', c'ment qu'ça va? interrogea le fermier.

- point en tout, répondit Joséphine. J'ai envoyé Milien qu'ri' l' Mèdecin d' Pärigné. J'ai léssé Florida et Victo avec li. J'crains bin qu'ça soèye la fin...

- Voès bin, Mossieur l'Curé, ajouta Prosper, à défaut d'un mariaig' tu vâs fair' eùn' entér'ment...

- T'és-tai donc! intima Joséphine. Tant que n'i'a d'la vie ÿ'a d'l'espoèr.  Mossieur

- l'Curé, reprit-elle, mieux vaut envisaiger nos deux baptémes...

- Certes, Maîtresse Bèroux. Et pour l'un tout ira très bien. Mais pour l'autre... Miséricorde! un baptème hors mariage,...encore un! et dans une famille faisant autorité ici... Ah! si vous saviez tout le mauvais sang que s'est fait pour vous votre curé depuis quatre grands mois!

- Allons, allons, Mossieur l'Curé, i'n'y paraît point trop...

- Ne raille point, Prosper. Un seul mot pourrait me permettre de sauver à la fois l'intérêt spirituel et l'intérêt matériel de Florida et de l'enfant qui va naître... Et ce mot-là, il m'est interdit de le prononcer...Crois-moi! Agis sur les Fauchon, par n'importe quel moyen. Insiste, mets en branle le Maire, les gendarmes encore, s'il le faut. Et que Dieu me pardonne, si pour son triomphe, j'ose parler d'intérêt matériel. Un jour, Prosper, tu me remercieras. Et ce jour-là, n'est-pas, vous prouverez votre reconnaissance au Ciel en ne vous contentant pas d'un mariage civil.
 
- C'est que, risqua Joséphine, la petite non pû, n'ést pas dècidée.

- Les vieux aurînt-i point réussi à l'entortiller, risqua Prosper.

 - Non. point en tout.

- Alors?

 - Dame, mon gars, al'ést grandiôse...Et al'a'ÿu vent des proupos. On l''l'a tant accusée d'avoèr sèduit ton fî pour l'èrgent.»

Le Curé eut un geste las.

« Suivez mon conseil, dit-il. Je serais bien surpris si vous ne la voyiez modifier aussitôt sa décision.»

Florida venait d'encadrer sa grossesse dans le clair de la porte. À la vue du prêtre, elle eut un mouvement de recul.

« Approche ma mignonne, dit-il, n'aie pas peur.

- Mossieur l'Curé i't'veut  point d'mal, ma Florida, au contrére, affirma la Bèroux... Et là-bas? demanda-t-elle inquiète...

- L'mèd'cin ÿ'ést. J'venais vous chercher.

- Allons-ÿi tout d'suite...
 
- Je vous suivrai, si vous permettez... une minute encore... dit le curé...Florida, ma petite, ce n'est pas vrai que tu refuserais de te marier, dans la position où tu te trouves? Que tu refuserais au Bon Dieu le sacrifice d'un peu d'orgueil, alors que la consécration légitime et divine de ton amour t'obtiendrait si facilement la rémission du péché?»

Et comme Florida baissait la tête, muette et butée, il crut devoir insister.

« Pourquoi t'obstiner, ma chère enfant, pourquoi? »

Elle releva le front, planta ses diamants noirs dans les prunelles bleu clair du prêtre, considéra une seconde le triple menton étalé sur le rabat démodé. Et lorsque son regard eût descendu la rangée de petits boutons jalonnant la bedaine, elle le souffleta de cette réponse. 

« Pasque châcun ést libre d'son ventre! » 

Elle s'échappa. 

« Miserere nobis, Domine, soupira le prêtre en se signant.

- Voulez que j'ÿi fasse dit Prosper, en haussant les épaules.
 
- Escusez-là, Mossieur l'Curé, supplia Joséphine. 

- Je ne l'excuse pas, Maîtresse Bèroux... Je lui pardonne, au Nom du Bon Dieu.»
 
"J'ose parler d'intérêt" Le roi des Loudonneaux, en proie à l'insomnie, ressassait tous les arguments  du curé.

« Eùn bin brave homme, se disait-il, le curé d' Saint-Mâs, qui, faute de m'rac'moder avec la bondieus'rie, s'rait bin foutu d'me rac'moder avec la curot'rie...Sûr'ment, i'sait quiouq'choûse, et si i' n' dit rin, c'ést qu'i' peut rin dire, faut qu'i' garde le s'gret...

- Ah!ça! âs-tu bintoût fini d'mouver... Vâs-tu m'lésser dormi... tu sais bin qu'à deux heures, faut qu'j'âle remplacer lés quèniaux à vèiller l'grand'pére.»

Prosper passa la nuit blanche. Intérêt...Intérêt..;qui consulter sur les choses d'intérêt, sinon un notaire?

Au petit jour, il attela Mouton, et surprit le tabellion au saut du lit. Maître Bernier, l'affable notaire de Parigné, l'écouta tout au long. Puis, après avoir réfléchi longuement:
 
« La première hypothèse qui me vient à l'esprit, dit-il, c'est que la petite aurait fait un héritage dont les parents prétendraient profiter, dans la mesure des possibilités que leur laisserait la forme de donation. Légalement, ils auraient droit au revenu du legs jusqu'à la majorité de l'enfant ou jusqu'à son émancipation. Voilà qui serait de nature, évidemment, à éloigner les parents d'un projet de mariage. Simple hypothèse, je le répète.

 - Hypothèse, dè quai qu'ça veut dire?

- Supposition.

- Ah! bon. 

- Un tel calcul des parents serait un peu puéril, naïf, si tu préfères. S'il s'agissait d'immeubles situés dans la région, si le liquidateur était un notaire du voisinage, il serait difficile que l'affaire ne parvienne à la connaissance de l'intéressée principale, ou que sa situation spéciale n'arrive aux oreilles de son notaire. Et l'attitude des parents ne plaiderait pas en leur faveur.

Mais si l'héritage consistait en biens mobiliers lointains, le danger serait plus grand.

- Quant'mîn-m, Mossieu Bernier, i's'rait possible à dés parents d'dèpouiller leú quèniau?
 
 - Dans certaines conditions, et avec de l'astuce, oui, au moins en partie.

- Et c'ést la loi qui permet ça? La Loi d'leû rèpublique, celle qui s'mèle de fair' la l'çon au monde! 

-La Loi, Maître Bèroux, ne peut malheureusement pas voir à tout. Son code admet parfois que les pires bandits sont de bons parents...jusqu'à preuve du contraire. 

- Eh! bin, Mossieu Bernier, la Loi des Loudonniaux, elle,a'n'le permetterait point, car j'ÿ'eû câss'rais putoût la gueule, aux Fauchon!

- Non, Maître Bèroux, car c'est vous qui auriez tort. À l'astuce, il faut opposer l'astuce, celle des honnêtes gens, s'entend. Car il est aussi certains artistes hors cadre...
 
- Des artistes pour qui que j'sue en mon guèret et à qui qu'j'ai mîn-m' pâs l'dret d'dire "merde". Eh!bin! Jusqu'à hiè', j'savais pâs qui qui me r'butait l'pûs des curés ou bin du gouvernement, anhui, l'curé qui m'a mis la puce à l'oureille, tout en vendant point la mèche, i'r'gangne en mon estime ç que leû rèpublique a' ÿi pê...
 
-Il faut voir, s'informer. Je vous promets de m'y employer..»

Et sur cette assurance, Prosper revint à Bois-Loudon.

« Ah! Joséphine, dit-il à son épouse, on ÿi tiént, pourtant, à ç't'èrgent-là qu'on n'voèt guér' et qu'on a tant d'misére à gangner... Bin ma parole, pour eùn peu, a finirait d'me dégoûter, tell'ment qu'à 'peut puer quand qu'al'a pâssé en dés mains crassouses.»

*
* *

XIV. La famille s'agrandit
Où l'on constate que le code des Loudonneaux est expéditif, en matière de succession

Depuis plusieurs mois , le père Rêche, beau-père de Prosper était " pris par les jambes" ; et ces derniers temps, il avait fallu lui donner des coups de main pour entretenir son "fait". Enfin, le bonhomme avait dû s'aliter, faisant connaissance presque simultanément avec le médecin et la mort. De l'avis de tous, c'était le mieux.

Après quatre-vingts ans d'activité, vous ne voudriez pas qu'on passe des jours et des jours à se lamenter sur une paillasse ; à encombrer, sans aucun profit pour personne, ceux qui ont besoin de toute leur journée pour élever les gosses.

Le vieux Rêche avait été raisonnable. Il avait "passé" quatre jours après s'être alité, trois après la visite du curé, et un seulement avant la mort de Médor, le chien des Bèroux.

Une amie venait d'arriver chez Prosper, où Joséphine s'affairait.

"Dè qu ai donc qu'i'y'a pris comme ça, ma pauv' fille?

- J'en sais rin... Hié' il est rentré tout crotté, la queue entre les pattes; et i' couistait, i' couaudait, il èqueùmait! I's'est mussé sous mon bas d' buffet ,et pi il a quervé là-d'ssous tout seù, en moins d'eùn' demi-heùre, pauv' Mèdó...

-  Més l' grand'pèr'?

- Ah! l'grand'pèr'? Hélâh... c'est la vieillerie...I' s'est èteindu comme eùn' chandelle, çez li, jeúndi au soè...Les touâs ou quat' dèrgnères heúres, il a ramonié eùn peu, et j'sentais bin qu'il avait d'pu en pu d'mal à prend' son rèspi'. C'ést moè qui l'veillait, pauv'pèr'...J'avais mis de l'iau à bouilli dans la marmite, et quant'j'ai ÿu fini d'fair du bruit avec le couvercle, j'me sé aperçue qu'i soufflait pûs. Allez donc l'voèr... le menuisier d'Saint-Mâs i'n'vient l'mètt' en bière que de d'vers lés dix-heures..."

La visiteuse partit vers la demeure mortuaire accrochée à la pente, à quelques dizaines de mètres.

" Florida, dit la fermière, va dans ma bouét à couture, dans la chambre, tu vâs trouver eùn' pièce de ruban noèr', tu vâs n'en couper six p'tits morciaux longs comme le doigt pour mett' aux ruches à miel.

Après, tu vâs aller m'attraper le p'tit có jaune, la poulette grise èt pi la p'tite blanche. La famille a'n' tarde qu' d'arriver pour l'entér'ment, et j'ai tout juste le temps de' pieùmer, d'vider, et d'cuire tout ça... "

Des hurlements venaient d'éclater. C'était le "Gars R'nest" qui protestait.

" Heûlah! Ma p'tite poule blanche! J'veux point qu'tu tûges ma p'tit' poule blanche! Al' ést à moè, c'est Papa qui m'l'a donnée...Hi!hi!hi!

- Ah! tai gars R'nest, tu vâs nous fout' la paix. Lès poules, ça qu'i'ést fait pour êt'mangé.

- Hi!hi!hi Ma p'tit' poul' blanche!

Ah! Bon Dieu d' quèniau! J'ai point l'temps d't'écouter pigner. Fous-moè l'camp dans la chambre éder tés frér' ét soeû à s'habiller en Dimanche et que j't'entend'pûs."

Cinq minutes plus tard, alors que dans la cour venaient de retentir les cris d'agonie de la volaille, le R'nest chantait à tue-tête dans la chambre où la Bèroux fit irruption.

- T'as pâs honte de chanter comme ça l'jou' qu'n'on enterre le grand-pèr'?

- Pisque les poules ça qu'i'ést fait pour êt'mangé, lés grand'pèr ça qu'iést fait pour querçi!"

Une claque magistrale mit le point final à cette opinion, et le chant redevint conforme aux circonstances.

Cependant un bruit de grelots retentissait dans le chemin. C'était Prosper ramenant dans la charrette le menuisier, son apprenti et un grand coffre en sapin du pays, veiné de bleu humide, plaqué de nœuds bruns larges comme la main et suintant de résine.

" Florida, surveille la soupe et les quèniaux" dit la mère Bèroux."

Et elle se précipita sur les traces de l'attelage qui s'enfonçait entre les talus, vers le logis de défunt l'père Rêche.

Là-bas, Milien veillait avec Cendrine. Sur le lit à fleurettes, le vieux bâillait sa mort dans une barbe de huit jours. Sur une sorte de pilon couronné d'une planchette et servant de table de nuit, une bougie se consumait, près d'une assiette d'eau bénite où baignait un brin de buis. L'horloge comtoise, immobilisée à l'heure du dernier soupir, s'entêtait dans un silence de sarcophage. Et, par-dessus la tête de Milien, à travers un cœur découpé dans le volet, le soleil illuminait la maternité imminente de Cendrine, assise au pied du lit. Des voisins entraient et sortaient éclusant de la lumière, se composant un masque chagrin, puis, gauchement, égouttaient le buis au bord du drap.

On entendit les grelots dans la cour. Le menuisier parut, jeta un regard expert dans la pièce exigüe. Il fit signe à l'apprenti. Tous deux sortirent la table. Puis ils disposèrent deux chaises dépaillées à une distance calculée, et calèrent dessus le cercueil béant.

L'artisan tira le couvre-pied fleuri, enveloppa le défunt dans son linceul comme on ramasse la pomme dans la pâte d'un chausson, et , aidé de son jeune auxiliaire, le déposa dans sa boîte.

Joséphine vint soulever un coin du drap pour un ultime adieu.

" Pauv'père, on l'verra pûs..."

Elle retourna vers ses marmites, pleurant dans son tablier, tandis qu'à grands coups de marteau les ouvriers clouaient la planche.

" Fais donc attention, gamin, t'enfonces les pointes à coûté du bouâs."

Prosper remontait de la cave une bouteille de cidre bouché. Les derniers visiteurs étaient partis.

" Vous boèrez bè-n n'eùn coup, les gars ? "

Il atteignit quatre tasses, cherchant un point d'appui, hésita, puis résolument posa les récipients sur le cercueil. Il servit largement et répandit de même...

" Approche, Milien, à la santé d'tertous les gars!

- À la voût, le Maît!"

Vers midi, Prosper, Milien et Cendrine redescendirent à Bois Loudon, escortant la carriole portant le cercueil. On détela le mulet après que la voiture, reculée sous le hangar, eût été mise en équilibre sur ses chambrières.

La ferme entière retentissait déjà du bruit des invités. Dans la maison, des hommes trinquaient, des enfants pleurnichaient. Dans la cour, des chevaux piétinaient près de leur carriole, un âne osait braire. Des femmes en coiffe et endimanchées, furtivement, s'esquivaient et "s'accouvaient" derrière le fagotier pour " gâter d'l'iau" .

On se mit à table, vingt et plus.

" Oûyou donc qu'est Cendrine? demanda Prosper à l'heure du café.

- A' s'ést trouvée gênée; j'l'ai envoèyée s'allonger su' l' lit à Florida. Et v'là à c't'heúr' florida qui s'plaint d'souffri du ventre...

- Manquait pûs qu'ça...Écoute, ma femme, tu f'rais mieux d'rester là tantoût, et Milien aussit'. Et je vâs d'mander à la Philbè d'rester à quante vous, on sait jamais.

- Ah! Prospè...dire que j'vâs mîn-m' pâs pouvoèr m'ner l'pér' Rêche en terre!

- Quai qu'tu veux, Joséphine, lés vivants i'z'avant pu b'soin d'tai qu' lés môts..."

Et Joséphine resta. Elle regarda s'éloigner la carriole funèbre qui disparut au son des grelots, suivie d'un cortège de charrettes variées. Essuyant une dernière larme, elle tourna le dos à la mort, et refit front à la vie.

Prosper ne revint qu'à la nuit, un peu "chaud". On ne peut se dispenser de traiter des gens qui se dérangent pour prendre part à votre deuil.

En rentrant à Bois Loudon, avec Philbert, le roi des Loudonniaux trouva sa descendance augmentée de deux unités. Par un synchronisme dont l'origine remontait à la foire aux oignons, et auquel les émotions du jour n'étaient pas étrangères, Cendrine et Florida avaient presque simultanément donné le jour l'une à un gros garçon, l'autre à une toute petite fille.  La mère Bèroux en avait oublié son chagrin.

À peine le bruit des voitures s'était-il effacé, l'après-midi, qu'il avait fallu envoyer Milien quérir le médecin, et prier un voisin de prévenir le mari de Cendrine.

Pour Florida, qui avait cédé son refuge, Josèphine, en toute hâte, avait aménagé la masure au vieux Rêche. Elle avait retourné la paillasse, changé le drap "survivant" et remplacé celui qui était parti, enlevé l'eau bénite, remis l'horloge en marche et rempli des marmites.

Et sitôt revenu de Parigné, Milien avait conduit Florida dans leur nouvelle demeure, tandis que la mère disposait des ballières dans deux "rèsses" d'osier et sortait des armoires les petites brassières héréditaires. Il était temps. Le Docteur n'eût pas à se déranger deux fois, et quand Prosper pénétra dans les aîtres, tout était en ordre.

" Ça fait rin, dit-il, on peut compter les journées comme celle-là, dans sa vie. Faut-i' s'en plaind' ou bin s'en rèjoui', mon vieux Philbai ?

- Pour eùn foès, dit sa femme qui avait montré ce jour-là plus de bon cœur que de mauvais caractère, nous plaignons point trop d'vous, mais n'nous réjouissons qu'juste c' qu'il' faut.
 
Le surlendemain, dans la matinée, une limousine, conduite par un chauffeur en livrée, virait dans la cour de Prosper.

" On avait vu lés gendarmes; on avait vu l'curé; j'aurais parié qu'on allait voèr le châtiau" dit Bèroux à sa femme.

Un monsieur tiré à quatre épingles s'avancait suivi du garde.

" Bonjour, Prosper! dit celui-ci

- Bonjou, Chéniau!

- Bonjour! dit le châtelain

- Salut! lança Prosper

- Voilà, expliqua le garde, pourrais-tu enlever assez rapidement le mobilier au père Rêche; nous avons un journalier à loger dans la maison.

- C'est que, dit le fermier, il ést bin ta...

- Bien tard? C'est avant-hier que vous avez enterré le père.

- Bin oui. Mès n'i'a déja eùn nouviau locataire...

- Hein ? d'où sort-il celui-là?

- Sans doute du pays oûyou qu'ést rendu l'vieux Rêche... On peut toujoûs aller l'voèr, m'étonn'rait bin qu'i' nous r'çoive mal."

 Le châtelain et le garde, intrigués, suivirent Prosper sur le chemin de la masure. Riant sous cape Bèroux les entendait chuchoter dans son dos.

Du seuil ouvert, les arrivants surprirent un touchant spectacle, Florida un peu pâlie, adossée à l'oreiller, donnait le sein à son bébé. Milien, assis au chevet, un peu benêt, décontenancé par tant de bonheur, enfermait dans sa large patte la main de la jeune mère posée sur le maillot.

Le bruit proche rompit le charme. Milien se leva, effarouché. Florida, distraite une seconde, fit un geste qui ravit la tétine aux lèvres du bébé. Et la menue friponne, privée de ses délices, aussitôt protesta.

Le châtelain haussa les épaules, puis:

" Alors Bèroux, c'st donc vrai...comme çà...sans mariage...comme des chiens ?

- Oui, comme des chiens, releva Prosper. On accorde nout'vie avec la nige, la chaine et la pitance.."

Ayant dit, il entra, vint frotter sa moustache piquante sur la frimousse aveugle tandis que les autres s'en allaient.

" Je crois bien, dit le garde à son maitre, qu'on vient encore, à notre insu de signer un bail à vie.

- Et ils m'en voudront quand même, répondit le châtelain.

*
* *

XV. Notaire de Parigné et Caserne Cavaignac du Mans
Où l'on constate que la procédure de Marianne est moins expéditive que celle des Loudonneaux et que, parfois, la nuit, la Patrie rêve des ses enfants pauvres.

Il nous faut maintenant revenir chez les Fauchon.  Dix-huit ans plus tôt, lors d'une scène déjà courante chez le ménage, la femme avait rompu les chaines conjugales, et délaissant l'époux quadragénaire, s'était placée au Mans, chez un veuf bien pourvu, originaire de Saint-Mars. 

À cette époque, elle était encore bien tournée, sinon aguichante. Sans peine, elle avait accepté de tout faire, chez le maitre. Quelques années plus tard, elle avait cédé aux instances de l'époux qui la réclamait, et qui consentait à lui pardonner une infidélité dont elle rapportait la preuve bien vivante. 

Fauchon avait fermé les yeux. Et, en cette fin de décembre mil neuf cent trente-huit, pour ses étrennes, il allait recevoir sa récompense. 

Qu'on le veuille ou non, et qu'on l'appelle comme on voudra, le hasard joue un rôle dans la vie. Ce matin-là, qui suivait de peu la visite des gendarmes, le bonhomme avait chaussé ses gros souliers à clous et pris son bâton pour aller accomplir à Saint-Mars les formalités matrimoniales auxquelles Prosper avait satisfait la veille. 

À sa barrière, il se heurta au facteur qui lui remit une convocation urgente émanant de l'étude notariale du Breil. Ce fut donc vers ce bourg assez lointain qu'il orienta ses pas, suivi de son ivrognesse.

Dans l'après-midi, ils se présentèrent chez le tabellion pour apprendre qu'un monsieur Daubé, le veuf en question, était décédé, laissant une part importante de succession, nette de frais, à la mineure Florida Fauchon. Une aubaine! 

Le testataire avait sagement immobilisé le capital dans une bonne petite ferme. Mais, par une imprudente négligence de sa part, la rente restait accessible aux tuteurs naturels, qui, bien entendu, ne parlèrent plus mariage. 

Pendant plusieurs mois, la subtilité de Prosper demeura en échec devant ce revirement, que la mère Bèroux attribuait à Florida seule. Milien, dérouté par ce contretemps, questionnait en vain sa promise qui évitait l'explication. 

" Quai qu'çà peut fair', mon Milien, pisqu'on s'aime bin comme ça..." 

Après tout, pourquoi chercher et ne pas se contenter de son bonheur? 

Le placide Milien n'alla pas plus avant. 

Prosper ayant, par ses démarches officielles, mis sa responsabilité à couvert songea à d'autres choses. Et Joséphine, dérangée par le départ de Cendrine, fut trop heureuse de lui avoir trouvé une remplaçante pour se formaliser longtemps.
 
Quant à la Loi, dès que les délits se muent en histoires de famille...
 
Quelqu'un pourtant veillait au grain. Mollement, certes, avec toutes les hésitations et les angoisses nées d'un scrupule excessif, d'un tempérament apathique. Ce quelqu'un était le bon curé Poitevin, confident in extremis du testateur. Le curé de Saint-Mars, dont la conscience candide et intacte s'indignait d'une union profane et s'épouvantait à la seule idée d'une violation du secret confessionnel. 

Depuis plus de quatre mois, le prêtre constatait que le mariage trainait, et, réalisant soudain la cause de retard, vivait sur des charbons ardents. Il avait successivement envisagé de consulter son évêque, qu'il craignait plus que Dieu; de sermonner les Fauchon, qu'il craignait comme le Diâble; de parler au notaire, dont il redoutait les questions subtiles. Finalement, il avait décidé d'aborder Prosper, le sympathique mécréant, et de lui mettre bien gentiment la puce à l'oreille, en excitant son amour-propre, par l'intérêt et pour la gloire de l'Église, le succès du Droit. 

La petite insinuation du curé avait germé, et parcouru son bonhomme de chemin. Le notaire de Parigné avait fini par découvrir le liquidateur de la succession qui fut stupéfié d'apprendre une situation que les Fauchon lui avaient soigneusement cachée. 

Il n'en fallut pas moins du temps, des semonces, même des menaces pour décider les parents à cesser leur obstruction au mariage; mariage qui se ferait sans faste, avec un tantinet de scandale. 

N'importe, Milien, et surtout la mère Bèroux, plus soucieuse des usages, se réjouissaient de l'heureuse solution. Prosper, lui, se flattait seulement d'une régularisation qui confirmerait sa réputation de "malin". Réputation surfaite, puisqu'il avait déclaré au notaire qu'à Bois-Loudon on ne mangeait pas de ce pain là et que, Milien se marierait sous le régime de la communauté réduite aux acquêts.
 
Comme l'avait prévu le curé, Florida, presque riche, avait cessé toute opposition. Sa fierté sauvage qui s'était cabrée devant certaines imputations, et s'était plue à braver l'opinion, se flattait maintenant d'une supériorité matérielle qui ferait des envieux. Et sa petite tête, inconsciemment libertaire, se glorifiait de ce que ces mêmes gens - sauf le défunt Rêche- qui l'avaient accusée d'intriguer, vantaient maintenant par dessus les toits la " chance de ç' gars Milien". 

Tout seul, là dedans avec les Fauchon, Dieu ne trouvait point tout à fait son compte, malgré qu'on eût poussé le souci de la forme jusqu'a renvoyer le baptême au lendemain du mariage. 

En cette fin d'août, tout était fin prêt. Florida devait entrer en possession de son bien en devenant l'épouse , le père de son enfant...Hélas! la nuit du 29 août allait infliger un brusque détour au destin.

On dormait depuis longtemps à Bois-Loudon, lorsque des coups dans la porte réveillèrent en sursaut toute la maisonnée. Prosper sauta du lit, passa son pantalon et alla ouvrir, pensant à quelque accident. Quelle ne fut pas sa stupeur de se trouver en présence des gendarmes de Saint-Mars. 

" N'ayez crainte, dit le brigadier, on ne vient arrêter personne... Il s'agit d'une convocation. 

- À eùn heúr pareille! pût articuler, de son lit, Joséphine dont le cœur battait à se rompre. 

- Que voulez-vous? On suit nos instructions. On a déjà fait plus de dix maisons cette nuit... On vient de chez votre gars Désiré, et maintenant, on a besoin de Maximilien pour lui remettre son ordre de route. 

- Mon Dieu! gémit la pauvre mère, mon Milien! C'ést donc vrai,c'que n'on disait, qu'n'on va avoèr la guerre? Mon Milien qui d'vait s'marier la s'main' prouchaine, et l'Dèsiré avec ses quèniaux... 

- Tranquillisez-vous un peu, Maîtresse Bèroux, dit le gendarme que cette scène, dix fois rééditée depuis deux heures émouvait encore. La mobilisation n'est pas la guerre... Rappelez-vous, l'année dernière... 

- C'est que , Milien n'habit' pûs là, dit Prosper. J'pâss' ma veste et j'vous y mène... C'est à deux pâs... Quant'ç'est qu'ipa'? 

- Au premier train, à Saint-Mars...il doit, comme tous, rejoindre la Caserne Cavaignac, au Mans, et embarquer à midi pour une destination inconnue. Il faut se munir de vêtements et de deux jours de vivres." 

Ce fut Prosper qui sonna le branle-bas chez Milien. À l'appel de son père, Milien vint jusqu'à la porte, et du seuil, le brigadier lui remit la convocation, fournissant à mi-voix, avant de s'éloigner, quelques explications. 

Florida mal éveillée, dressée sur son séant dans une chemise de nuit rose à dentelles qui jurait étrangement dans ce logis de suie, n'avait encore pas compris le sens de cette visite nocturne. Mais à la lueur de la lampe, elle avait vu le képi de la maréchaussée, et s'effrayait. 

" Quai ? Qe quai qu'i'y'a, Milien... qe quai qu't'âs fait ? 

- I' n'a rin fait pour ça, ma fille... Florida va falloèr ét'bin résonnable, bin crâne...Milien, il est mobilisé à la Caserne Cavaignac du Mans.. Tu sé bin...d'pi l'Conseil, il'tait en sursis...Et nous aûtes, s'pâs, n'on s'figurait qu'ça dur'rait toujoûs... 

- Et c'ést à une heúr' du matin qu'on vient l'chercher ? Mais, alors, si ça presse tant, c'est donc qu'y'a la guerre? Milien! mon p'tit homme! " 

Florida hagarde croyant vivre un cauchemar, s'était précipitée. Ses fins pieds nus battaient le carreau froid. Elle s'accrochait comme une chatte en fureur aux épaules de Milien, agrippant le col de sa chemise, enfonçant ses ongles dans sa chair. 

" Milien! mon homme! Ç'ést pâs vrai! tu partirâs pâs!...J'veux pâs qu'tu partes! Ah! les salauds! les vaches!..." 

Elle s'abandonnait à une crise de rage et de larmes où le vocable des Fauchon reprenait le dessus. Et le grand gars, plus apte aux héroïsmes de la glèbe qu'à celui des armes, se laissait gagner au désespoir. 

" Habille-tai, ma fille, dit Prosper. Tai, Milien, pâss'ta veste... Et tous les deux, calmez-vous més quèniaux... L' Dèsiré itou, i' pa et sans doute les biaux-frèr' et bin d'aut'." 

Prosper apaisait, Prosper conseillait, Prosper encourageait, mais dans son for intérieur, il maudissait, lui aussi les " salauds" et les "vaches" qui ravissent le paysan à sa terre, l'époux à sa femme, le père à son enfant pour le plaisir de conquérir et de dominer. 

" Et qui? Mais qui? Les Boches? Y'a donc pas d'paysans, pas d'époux, pas de pères, pas d'mères, pas d'enfants, dans leur pays, mais seulement des machines à canons? C'était donc pour recommencer vingt ans plus tard qu'on avait fait casser la gueule aux deux frangins en quatorze. 

Pour ça, qu'en dix-sept, on avait fusillé le gars Pitois d'Champagné? Çà, tout le monde le savait, malgré qu'on l'eût porté "mort pour la France"...On vous reconnait si bien le droit d'avoir la trouille, qu'en vous exécutant, pour s'innocenter, on vous sacre "héros". 

Les vaches? Il devait bien y en avoir quelques-unes qui se tendaient la patte, par dessus la frontière. Mais nous, Bon Dieu qu'est-ç'ça peut bien nous foutre? 

Et si on partait pas? Ah! oui...l'sort du gars Pitois: douze trous dans la piau, et les Boches à Loudon dans un mois!!!! 

- Lés vaches?

- Florida, j'ai deux bonnes bét' en mo'n'écurie, la Rousse et la Noèraude, qui nourrissant dix quéniaux, ç'ést guèr' d'honneù qu'tu ÿ'eu fait, ma fille. C'ést comme çà, c'est comme çà! Faut qu'tous les Miliens et les d'siré d'leû république i'z'allînt rèparer l'mal qu'ést fait. On ést dès bin p'tits rouâs, dans nout bérÿièr, vingt-dieux! V'nez, més quèniaux. Couvrez-bin vout' petite, et descendez à Bois-Loudon. La mér' va vous prèparer quiauqu'choûse de chaud et fair' le baluchon au gars. Pendant c'temps-là, j'vâs aller qu'ri l'gars D'siré."
Jamais on avait tant pleuré à Bois-Loudon, même dans les grands deuils. La mère Bèroux bénissait d'une larme chaque objet qu'elle serrait dans les valises et les musettes. À chacun de ses fils, en toute équité, elle destinait le même vestiaire : trois chemises toutes neuves, bien chaudes, un bon chandail de laine épaisse, une couverture, une demi-douzaine de mouchoirs, pour un peu, elle y eût coulé toute son armoire. Des vivres pour trois jours, la même ration : un grand pot de rillettes, un saucisson entier que Prosper venait de décrocher des solives; un verre de confitures, douze belles poires de Giroufle du Champ-Haut, un grand quartier de pain boulangé de ses mains. Et, dans un coin, en grand secret, une même boite de carton contenant deux billets de cent francs, toutes ses économies clandestines.

Les gosses s'étaient levés. Déroutés par ces préparatifs, gagnés par la contagion, tous pleuraient, les grands silencieusement, les petits avec des cris. Le Désiré et sa femme, déjà vieux époux, allaient et venaient, les yeux rouges, mouchant un marmot, relevant une bûche, pour se donner une contenance. Prosper jurait à propos de rien pour cacher son émoi.

Dans un coin, près du lit, Milien et Florida, abîmés dans un chagrin qu'ils ne cherchaient point à dissimuler, ne cessaient de s'étreindre que pour se pencher sur cette petite chose endormie sur la couche des Bèroux et qui serait tout ce qui resterait de Milien, si Milien ne revenait pas...

De son visage impassible, la vieille horloge contemplait ce désarroi, en coulnt goutte à goutte les minutes de l'adieu.

"... Pû qu'eùn' heur' avant l'train, mon Milien!"

On se quittait, dans les baisers mouillés. Florida accompagnerait  à pied Milien jusqu'au quai de départs. Désiré attendrait jusqu'au dernier moment et les rejoindrait à bicyclette. Longtemps, Joséphine les regarda s'éloigner dans le jour naissant, rapetisser, puis disparaitre derrière une touffe d'épines.

Restait Désiré, pour une demi-heure encore. Lorsqu'elle l'eût à son tour perdu de vue, elle s'effondra sur une chaise, près du feu, comme une bête blessée dont on vient de tuer les petits.

"Ma pauv'mér', dit Prosper, v'là pourquai qu'n'on èlèv' dés quèniaux."

*
* *

XVI. La ritournelle du salpêtre.

Il n’est guère de génération qui n’entende ce refrain périodique chanté par la mort et rythmé par la poudre. Prosper, et pas mal de ses contemporains auront eu deux fois au moins ce privilège peu envié. Mais ses enfants en faisaient l’apprentissage.

Quand la lanterne rouge du dernier wagon eût disparu à ses yeux, Florida crût que son âme, vide, allait éclater comme une bulle de savon. Stupide, les yeux embués, elle se retrouve appuyée à la barrière de la station en possession d’un vélo d’homme : celui de Désiré.

Un rayon d’espérance vint la visiter : c’est cela, dès le lendemain, avec la permission de Prosper, elle sauterait au Mans, et tâcherait de voir son homme, ne serait-ce que quelques minutes, à travers les grilles de la caserne.

Le père Lemaroni qui présidait depuis des lustres aux destinées de la petite gare la vit ainsi prostrée.

- ʺ Ce n’est qu’à midi quarante ʺ dit-il.

- ʺ Comment ? monsieur ʺ

- ʺ Je croyais que vous attendiez le train pour voir repasser votre soldat. ʺ

- ʺ Hein ? Quoi qu’vous dites ?

- ʺ Oui, il parait que les requis de cette nuit se regroupent au Mans pour gagner une destination inconnue vers Paris, par un train spécial qui nous est annoncé pour midi quarante…

Il n’eut que le temps de la recevoir dans ses bras, avant d’avoir pu regretter ses paroles… Maintenant, Florida, assise dans l’étroite salle à manger du compatissant chef de gare, sentait couler entre ses lèvres un cordial que lui faisait boire Madame Lemaroni. Soudain, dans sa demi-inconscience le sentiment d’un devoir impérieux s’imposait à son instinct de mère :

- ʺ Milienne !

Elle s’échappa, sauta sur le vélo dont le cadre trop haut embarrassait sa jupe. Vingt minutes plus tard la petite bouche gourmande était suspendue à son sein.

- ʺ Pourquoi qu’vous m’l’avez pas dit, qu’Milien resterait pas au Mans ?

- ʺ N’on voulait t’ l’apprend’ tout doucement, dit Prosper.

Personne ne put l’empêcher, vers midi, de renfourcher la bécane d’homme en direction de Saint Mars. Maintenant, à la station, un vétéran déguenillé, dans un uniforme déteint, montait la garde près des signaux. Florida était à peine arrivée qu’un train était annoncé. Il passa, d’ailleurs assez lentement. Dans des wagons à bestiaux – hommes 40, chevaux en long 8. Désinfecter à l’arrivée – des grappes de militaires silencieux s’encadraient dans les ouvertures, quelques uns assis sur les marche-pieds, au risque de se faire tuer avant l’heure. Deux ou trois chantaient une ineptie qui restait sans écho. Un petit drapeau tricolore, un seul, flottait à un porte-lanterne.

Haletante, Florida guettait les physionomies fugitives… Un cri : Rida ! un visage entre deux, une main qui s’agite… Et ce fut tout… Milien était passé.

Le vieux territorial, gouailleur, criait au chef de gare :

- ʺ En quatorze, y’avait pu d’entrain qu’çà.

En trois mois, Milien écrivit huit fois, de sa grosse écriture hésitante ; la dernière, pour annoncer son arrivée probable à Noël : dix jours de permission dont on profiterait pour se marier. Il ʺétait bienʺ, suivait ses classes accélérées, et ne ʺs’en faisait pasʺ, sauf, bien entendu, qu’il voudrait être quitte ; et puis qu’il avait un peu froid, à cause que l’intendance avait oublié de prévoir capotes et couvertures.

Il avait perdu de vue Désiré, mais l’gars Ravaud de Montmorillon, était là, dans la même chambrée, secteur postal 235, pas le droit d’en dire plus. Mais trois fois de suite, Milien avait fait allusion au vieux Bry, qu’il connaissait à peine : la ferme au pére Bry, l’endrét aux Bry, la butte au pére Bry…

- ʺ Quoi qu’ça veut dire ? demandait la Bèroux. Enfin, quoi qu’c’est que ç’Bry ?

- ʺ Bah ! l’vieux Bry d’Verdun, là-bàs à Champagné, dit Prosper.

- ʺ Verdun ! dégourdi. Ton gârs, il est pu fin qu’tai ! Tu d’vines pâs qu’il ést à Verdun, oûyou qu’mon frér’ il avait été blessé en quatorze !

On chercha Verdun sur la géographie à Mélie, et on trouva cent lieues, depuis Bois-Loudon… Cent lieues !...

Les lettres à Florida étaient plus riches de confidences intimes que de précisions topographiques et vestimentaires. La petite n’en livrait, oralement, que les généralités, gardant jalousement pour elle seule les quelques phrases gauches exprimant les immensités d’un amour conjugal et paternel. Et les vieux, attendris et indulgents, respectaient les secrets du cœur.

Heureusement, cette ʺdrôle de guerreʺ semblait bien peu meurtrière. Mais quelques escarmouches s’étaient produites à la frontière, lorsqu’au début de Décembre parvint une carte postale postée à Metz, affranchie comme correspondance civile, et représentant un petit village de la frontière.

- ʺ Tout va bien. Baisers à Florida et Milienne ʺ disait la carte.

L’inquiétude grandit à Bois-Loudon. Rassuré sur le compte de Désiré, en garnison dans une ville du centre, et sur le sort des gendres, requis dans des usines d’armement, on comprenait que Milien se rapprochait dangereusement de l’ennemi. Un malin vint affirmer qu’il eût dû être affecté à l’intérieur, au titre des familles nombreuses. Le tourment fut à son comble, lorsqu’on vit arriver Noël sans avoir reçu, depuis plus de trois semaines la moindre nouvelle.

Ce fut le gars Ravaud, le 26 Décembre qui vînt donner le mot de l’énigme : après deux mois d’une instruction militaire accélérée, il avait suivi Milien à la frontière Lorraine, où, entre les défenses allemandes et françaises, ils participaient désormais à d’étranges hostilités. Des villages abandonnés la veille par l’ennemi étaient occupés par nos troupes. Le lendemain, sans cause apparente, parfois après quelques coups de fusil, on abandonnait la place à l’Allemand.

Ce jour-là, 6 Décembre, une vingtaine d’hommes avaient reçu l’ordre d’occuper un hameau que les Boches venaient d’évacuer. Les premiers arrivants, ouvrant les portes des habitations et des étables firent exploser des grenades que l’ennemi avait hypocritement reliées aux loquets par des fils de fer. Les suivants se précipitèrent au secours de leurs camarades blessés, lorsqu’un retour offensif de l’adversaire accourant en force fit, parmi les français, plusieurs prisonniers. Milien était du nombre.

Milien prisonnier ! L’écroulement des projets matrimoniaux. Une longue séparation qui, peut-être mettrait le gars à l’abri des mauvais coups de la bataille, mais le condamnerait à la captivité sans douceur derrières les barbelés… Florida retombait, en fait, sous la tutelle légale des Fauchon, sans droit à la ʺlocationʺ militaire, et sans autre ressource pour élever sa fille que ce que les uns ou les autres voudraient bien lui laisser.

Un avis officiel confirma la nouvelle. Puis, vers la Chandeleur, le facteur apporta une simple carte avec quelques mots de Milien au milieu de lignes imprimées incompréhensibles. Enfin, on se mit périodiquement à confectionner des colis, où, sous forme de comestibles, on témoignait encore tout son amour.

Pendant des jours, Florida pleura dans le giron de Joséphine qui, tout aussi triste, s’efforçait sans succès de la consoler. Relancée par sa famille naturelle, qui visait l’intérêt futur, protégée par sa famille adoptive qui lui assurait le travail, lui offrait le gîte et l’affection, la petite, fermement, avait refusé d’abandonner le nid que Milien avait imprégné de sa présence. Chaque matin au petit jour, elle descendait à Bois Loudon, son bébé sur le bras. Et chaque soir, exténuée, chargée de son précieux fardeau, elle réintégrait la maison de feu Rêche.

Dans la journée, le labeur absorbait sa pensée. Mais la nuit, dans la solitude d’un quasi-veuvage, les larmes reprenaient leurs droits Florida, penchée sur le berceau de Milienne qu’elle couvrait de baisers, retrouvait sur le cher visage quelques uns des traits de Milien. Se glissant dans les draps tout moites de l’humidité de la masure, elle cherchait le grand corps chaud qui manquait à l’appel de l’amour. Longtemps, longtemps, elle évoquait les caresses perdues. Etreignant l’oreiller, elle agaçait sa chair aux plis de toile rugueuse, et s’endormait enfin, brisée autant de fatigue que de désir insatisfait.

Le noir hiver passa. Le soleil renaquit. Les premiers gazouillis d’oiseaux coïncidèrent avec les premiers balbutiements de Milienne.

Le temps et l’habitude, ces deux pionniers de l’oubli, rendirent la vie plus supportable. Le prisonnier, pourtant, n’était point négligé. Chaque fois qu’arrivait d’Allemagne, avec la carte périodique, l’étiquette réglementaire, on s’empressait de travailler au colis. Sur l’atlas de Mélie, on avait réussi à découvrir l’emplacement du ʺstalagʺ dans la région de Berlin.

Deux fois déjà, le Désiré était venu en permission. Et l’aviation anglaise du Mans prenait possession d’une vaste étendue de bois incendiés, près de Saint-Etienne, pour y installer un aérodrome, lorsque cette guerre, qui semblait vouée à l’inaction, prit une tournure tragique.

En Mai, les échos de la débâcle hollandaise parvinrent aux Loudonneaux. Puis, ceux du second Sedan, et de la ruée allemande vers Paris et Evreux.

La défaite, l’exode,…. Ce furent ceux de Belgique et de Picardie, puis, bientôt, ceux de la Normandie fuyant vers la Bretagne et la Gascogne. Sous le brûlant soleil de Juin, on vit défiler sur la route de Paris, et bientôt même sur celle de Blois, de longues théories de véhicules divers, mélangés aux convois militaires : des fourragères, des autos, des vélos surchargés, des piétons harassés, suivaient comme ils pouvaient, harcelés par les tirs d’avions, décimés par les bombes. Il y eût des scènes atroces, des bébés perdus, des enfants morts dans les bras des parents ; des hachis, des bouillies d’humanité.

L’envahissement de la Normandie fit se rabattre vers le Sud une grande partie des fuyards. Les petites routes moins exposées, furent à leur tour empruntées. Les bourgs, les fermes furent assaillis de quémandeurs en quête du vivre et du gîte. Des pauvres mirent leur misère au service des réfugiés. Quelques riches firent payer des litres d’eau.

Puis, ce furent nos dernières troupes, minables, éparpillées. Un char d’assaut, isolé. Trois ou quatre fantassins dans une carriole, fuyant la captivité.

De tout cela, les Loudonneaux eurent leur petite part, proportionnée à leur isolement. On eût grand peur, quand une bombe perdue éclata dans les bois, du côté de l’étang. Et le soir du 18 Juin, on sut qu’à midi, les Allemands étaient entrés au Mans.

Dès le lendemain, des motocyclistes en vert-de-gris, macabres sous leur casque foncé, passèrent en flèche sur la route de Prosper, suivis de petits détachements. Les jours suivants, on sût que le camp d’Auvours, hâtivement clos de fils de fer barbelés, allait recevoir nos malheureux soldats rejoints dans la campagne.

Peu à peu, pourtant, la vie reprit son cours normal : le Désiré, démobilisé en ʺzône libreʺ vint reprendre sa place au foyer, de même que les beaux-frères.

Les ʺBochesʺ… ? on avait dit qu’ils ramassaient tout le monde, qu’ils volaient, qu’ils pillaient… Allons donc ! là-bas, sur la route de Blois, ils circulaient gentiment, sans inquiéter personne. A maintes reprises, ils avaient fourni des vivres et de l’essence à des réfugiés qui, maintenant refluaient séparément, lentement, vers leur lieu d’origine. Et voilà que le Maréchal Pétain – quelqu’un, tout de même – venait, au travers des barrières raciales, et par dessus celles de la petite gare de Montoire, à douze lieues de Loudon, de tendre la main au Chancelier Hitler.

Certes, des gars, en masse, étaient retenus prisonniers, mais c’était le fait de la guerre. Au moins, on en avait laissé la plupart en France. Au chef-lieu on en connaissait qui se promenaient presque librement ; à la campagne, d’autres travaillaient chez eux. Maît’ Berthault, de la Cohennière, retenu à Pont de Gennes, obtenait de temps en temps la permission de faire un tour à sa ferme.

Les ʺBochesʺ, dire qu’on les aimait, non. Des intrus,… Mais dans les maisons où ils apparaissaient parfois en quête de victuailles – eux aussi ! – on croyait reconnaître que, malgré leur charabia, c’était ʺdu monde comme d’autreʺ. Et ils payaient bien, savez-vous ? rubis sur l’ongle. La petite Chose, d’Ardenay, qui les servait au Mans, touchait un salaire de père de famille. Clovis, qui leur vendait du bois, était en train d’arrondir sa fortune, et son gars, requis civil dans ses chantiers doublait ses commissions.

Le gros Flessing, ce belge de l’autre guerre fixé dans le pays, parlant bien l’allemand, servait aux officiers des repas pantagruéliques.

- ʺ Les cons !... gueulait Prosper. Et les salauds !... l’ z’avant pâs honte, tous ces liche-culs, d’fair’ bonn’ mine à des bandits qui nous – avant foutu la fouâillée !... Et i’ s’rendant pâs compte que çés sous qu’i’ touchant à pognée, c’est nout’èrgent, à nous, changée en monnaie d’singe !

- ʺ Ballot, toi-même, lui souffla Arthur, l’anachorète communiste, tu ne les connais pas encore, les Boches… Moi, je les ai parfaitement éprouvés, à ʺl’autreʺ dans le Nord… As-tu envie de te faire poisser ?.. Agir.. et se taire… ʺ

- ʺ Bé, dis-donc, à propos, rétorqua le roi des Loudonneaux, et tes Russes, qu’i’ètant d’mèche avec eux ?

- ʺ On verra, on verra, dit Arthur.

Ce qu’on vit, ce fut d’abord l’amenuisement de la ration alimentaire : ʺ I’ z’allant nous fair’ quèrver d’faim.ʺ Puis, les réquisitions massives : ʺ I’ nous prenant tout, i’ nous léssant rin ʺ… Mais ils payaient. Et parfois le Flessing ou consorts, dans une auto allemande, apparaissait à telle ou telle étable, et enlevait au prix fort, un cochon ou un veau pour le menu de ces messieurs.

On commençait à détester les Boches, mais on continuait à vénérer leur mark, vainqueur de notre franc, sans se préoccuper du résultat final.

Ce qu’on vit, ce fut encore ce petit cordonnier, qui travaillait pour eux, fusillé au pseudo-camp d’aviation de Saint Etienne, pour avoir, dit-on tendu des cordes la nuit devant leurs voitures. Des avions, venus du Mans, s’exerçant à bombarder un grand panneau de bois au moyen de bombes factices en verre ! Arthur faillit en recevoir une sur la tête.

Un jour, une vingtaine d’appareils furent amenés sur l’aire : bombardiers et chasseurs, peints en gris foncé, décorés de la croix noire et blanche. Des pancartes, en allemand et en français, promettaient la mort à qui les examinerait de trop près. Un vieux ʺFritzʺ ermite, logé dans une cabane à une lieue de ses compatriotes fut promu à la garde de ce camp, qu’il traversa chaque matin pour aller tirer dix litres d’eau du Narais dans un seau d’émail bleu.

Quand on osa se baisser près des avions, on s’aperçut qu’ils étaient en calicot sur lattis de plâtrier… Alors, ils s’en allèrent par petits morceaux.

Ce qu’on vit, ce fut le gros de l’armée d’occupation courant faire face à la Russie ; les prisonniers emmenés en Prusse, y compris Maître Berthault ; les rafles de vélos ; les rafles de travailleurs pour les usines d’armement du ʺReichʺ. Et ce peuple d’abord trop soumis au fer et à l’argent, se surprit à grogner. Car le peuple admet qu’on l’assassine, mais pas qu’on le spolie, ni de son vélo, ni de sa liberté.

Pourtant, pourtant, on commençait à chuchoter que des gars…… Chuuutt… ce sont ce que les Boches appellent ʺles terroristesʺ. Ce ne sera que beaucoup plus tard, quand les ʺterroristesʺ auront changé de nom, qu’on saura que les Allemands, après une dénonciation, en avaient fait une râfle monstre dans les bois, près du Moulin de Cogé.

Le 29 Juillet 1942, le commandement fut sec comme un coup de foudre. En quarante huit heures, toute la zône forestière et agraire bordant le polygone d’Auvours, entre la route d’Ardenay à Parigné et la Buzardière, d’une part, et du champ de tir à l’Etang de Loudon d’autre part, devait être évacué par la population. La Butte d’Ardenay, Saint-Etienne, Rossay. Les Loudonneaux, à l’exception de Loudon et de sa ferme de la Cassine étaient touchés par cet ordre qui jetait à la rue plus de six cent  personnes des plus pauvres.

Les municipalités voisines se mirent en quête de logements. Sur les routes, défilèrent bestiaux et charrettes. Le dernier convoi n’avait pas franchi les limites imposées que les obus s’entrecroisaient et explosaient dans cette extension du champ de tir.

Désormais, pendant près de deux ans, les paysans firent trois lieues pour cultiver leur terre entre les exercices. Souvent, vers trois heures du matin, les cantonniers étaient réveillés pour barrer les chemins, et les tirs n’avaient pas lieu ; d’autres fois, les usagers étaient surpris en plein travail par les éclatements ou par les artilleurs qui leur infligeaient deux cents francs d’amende somme énorme pour ces pauvres gens. L’un trouvait son étable éventrée, l’autre son toit béant ou ses clôtures écrasées par les chars blindés.

Parfois cyniques, les pointeurs installés hors de la zône envoyaient leurs obus à Parigné, à Surfonds, et même au Breil. Plusieurs incendies ravagèrent la forêt ; les riverains, affolés couraient à la gendarmerie, et le commandant allemand, prévenu répondait avec bonne humeur au bout du fil ʺ Ça brûle...? eh ! bien laissez brûler… ʺ

Vint le début de 1944. Les Allemands qui s’essoufflaient tout autour de l’Europe, réduisaient sans cesse leurs effectifs dans l’Ouest. Les tirs d’exercice n’étaient plus que jeux : on lâchait deux ou trois obus foireux et on s’en allait. Mais les ʺforteresses volantesʺ américaines, presque journellement, passaient en bancs de sardines aériens, brillant de tout leur aluminium.

Subrepticement, les habitants de la ʺzôneʺ réintégraient leur foyer. Mais, beaucoup manquaient à l’appel. Les petites vieilles Pichon étaient mortes, et défunt leur ʺquéniauʺ. Disparue la Pecnard. Philbert avait loué sur Changé, et ne reviendrait pas. Le Berton, décoiffé de ses tuiles, cherchait un nouveau feu. La Marie-Groû-t-yeύ, obligée de vendre sa vache, était gagée en Ardenay pour nourrir sa vieille mère infirme. Et les Fauchon, dont le ban s’allongeait jusqu’en Ruaudin, préféraient, on le conçoit, ne pas revenir aux Loudonneaux.

En exil, Florida avait accompagné ses pseudo-beaux-parents dans un petit bordage vacant près du Sanatorium de Parigné. Elle les avait suivis lors du retour, quand Prosper, l’un des premiers avait rejoint ses états bien-aimés. Pour éviter que le château ne mit la main sur la masure du vieux Rêche, on y avait rétabli le mobilier du défunt. Et Florida, toujours jalouse de son indépendance, et toujours attachée aux souvenirs qu’évoquait pour elle ce misérable terrier, avait voulu s’y réinstaller.

La vie de jadis reprit, toujours troublée pourtant par les incidences d’une guerre et d’une occupation qui n’en finissaient pas : l’absence s’éternisant, les lueurs et les échos des bombardements anglo-américains qui dévastaient maintenant la zône industrielle du Mans. Mais l’espoir renaissait, apporté sous forme de tracts jetés à profusion par l’aviation anglaise, le ʺCourrier de l’Airʺ qu’on se faisait lire le soir, malgré l’interdiction.

*
* *

XVII. Quand Prosper rend la justice sous un chêne.

- ʺ Ti l’as-ti des oufs ? Ti l’as-ti un poulet ? Ti l’as-ti un lapin ? Beaucoup faim, pas beaucoup di z’argent ʺ

Koumo s’était planté devant Prosper, assis sous le grand chêne de la cour en train de raccommoder la roue de la brouette avec un fil de fer.
- ʺ Poulet, macache ; lapin, macache ; des oufs, demande à Florida,ʺ répondit le roi des Loudonneaux qui commençait à se familiariser avec le sabir de Dakar.

Koumo tourna les talons, suivant les purs principes de l’instruction militaire gamélinesque, et s’en fut porter son calot biscornu, son rire et ses yeux blancs à l’autre bout de la cour, où vaquait Florida.

Que faisait Koumo Khabou dans la cour de Prosper à quelque douze cent lieues de la case paternelle ? C’est très simple. Koumo le fantassin noir, trahi par ses jambes, par sa couleur, et surtout par son uniforme, avait été cueilli en 40 avec pas mal de ses confrères africains par les troupes allemandes.

Et ces bons Fridolins, au cœur sensible, qui interdisaient aux paysans manceaux de pendre les poulets par les pattes, mais qui envoyaient nos patriotes dans la chambre à gaz, avaient jugé que le climat de l’Allemagne était trop rigoureux pour nos troupes coloniales. De cela, au moins, nous ne les blâmerons pas !

Koumo, et quelques dizaines de ses semblables, jouissaient, au Camp d’Auvours, d’une liberté relative en échange de beaucoup de résignation. En semaine, on en occupait une équipe au Mans, où ils étaient conduits chaque jour à pleins camions. D’autres cultivaient autour du camp quelques terrains défrichés. Quelques Peuhls gigantesques et secs, au visage tailladé gardaient des moutons.

Le Dimanche, tous avaient campo. Ceux qui bénéficiaient de l’attention d’une famille mancelle étaient autorisés à se rendre en ville par leurs propres moyens. Les autres se répandaient dans la campagne environnante, et se présentaient dans les fermes en quête de provision, l’ordinaire du camp ayant une solide réputation d’insuffisance.

La première fois qu’on vit paraître aux Loudonneaux ces bonshommes plus noirs que des charbons, l’inquiétude fit fermer quelques portes. Mais, devant la douceur et la correction constantes des visiteurs, l’hospitalité, vertu des pauvres gens, reprit vite le dessus. On fraternisa même, et beaucoup de foyers adoptèrent un noir.

Depuis trois ans, à Bois-Loudon ou en exil, Koumo honorait les Bèroux de ses galons de caporal. Depuis trois ans, chaque Dimanche, il emportait des ʺoufsʺ, une andouille, un lapin, une musette pleine de fruits.

Ce dimanche-là, tandis que Florida dénichait pour lui des œufs dans le poulailler, Prosper accueillait sous son chêne deux nouveaux visiteurs. Ils vinrent d’un pas traînant, le gilet grand ouvert, la casquette sur l’oreille.

- ʺ Salut, Prospè. ʺ

- ʺ Bonjou Bèroux ʺ

- ʺ Bonjou, lés gârs !... Quai d’neu ? ʺ

- ʺ Pas grand’ choûse, ma foè… ʺ

- ʺ Vanquiers qu’ non… Et ton fî ?

- ʺ Oui, ton fî ?

- ʺ Ça va. On a ÿu des nouvelles avant-z-hiè… I’ s’plaint pâs d’trop… Més dè quai qu’vous avez, vous paraissez tout couillons. ʺ

- ʺ V’là,… on v’nait t’trouver rappó qu’on est point d’accó, et qu’t’és d’bon conseil. ʺ

- ʺ  Ça m’ flatte. Contez moi ça ! ʺ

- ʺ Tu sais bin qu’nos deux champs i’s’bordant. Et tu connais bin l’petit guignier qu’i’ést à j’vau su la hâe (1) qui nous sépar ʺ… ?

- ʺ J’vois ça, eύn p’tit arbre chéti’ tout couché, qu’i’a l’pied dans l’champ du bout et la branche en l’champ bâs. ʺ

- ʺ Justement, et v’là ç’qui fait l’malheύ. Eh ! bin, c’sacré sicot, qui n’a pas donné eùn’ guigne de d’pi vingt ans qu’n’on l’connaît, il ést fin plein à craquer c’t’année : dés guines grousses comme dés noèx, et meύr’ avant huit joûs….. A qui qu’ést la rècolte ? ʺ

- ʺ L’est à moè, l’ést sû moè… ʺ

- ʺ L’ést à moè. C’est l’pied qui la nourrit et l’piéd il est sû moè ! ʺ

- ʺ Vous allez tout d’mîn-m’ pâs vous fâcher pour dix livres d’guines ! ʺ

- ʺ Vingt livres pour le moins ; à châcun l’sién. ʺ

- ʺ A châcun l’sién, mon gârs… A huit joûs, montez donc enl’guignier tous lés deux, sèrrez lés guines, et ni vu ni connu, dix livres au nourricier, dix livres à l’hèbergeûx… ʺ

- ʺ Sont à moè, sont sû moè. ʺ

- ʺ Sont à moè. C’ést moè qui l’z’engréss’ de mon fumier. ʺ

- ʺ J’avez tous les deux réson. Ç’qui prouve, sauf vout’ rèspèct, cambin qu’i’peut entrer d’esprit dans deux tétes de cochon. C’est l’guignier qu’i’a tà…. Si i’t’nait absolument à pousser en l’champ haut, i’n’avait qu’à ÿi loger ses branches. Si i’ voulait à toute force porter sés frits en l’champ bâs, i’ n’avait qu’à pousser eùn’ ou deux touâs’ en d’sour (2). Més, d’eùn’ vir’comm’ de l’aut’, si i’ d’sirait grandi d’travês au lieu d’monter tout drét, rin n’ l’empéchait d’ pencher su’ son terrain.

Mes gârs, me v’là dans l’embarras. L’procès i’ d’mande rèflexion, et comme lés guines a’ s’ront pâs meúres avant huit joûs, j’vous rèclâme huit joûs. Dimanche, de mèriannée (3), r’venez m’voèr’. Ç’ést bin l’ ÿâb’ si d’ici là j’ai point trouvé eùn’ solution. En attendant, allons boèr’ eún café avec le nègrot, et estimez-vous hèureux d’avoèr’ affair’ à ma justice, car cell’ du Mans a’ n’a jamais poèyé à boèr aux plaideux.

Les trois hommes vinrent s’installer autour de l’éternelle bouilloire à la mère Bèroux, à laquelle déjà, Kouma faisait honneur, assailli par les gosses. Après une dernière ʺ jîlée ʺ de goutte dans les tasses, les voisins prirent congé.

- ʺ Eh ! Koumo, y’a bon dés-oufs ? ʺ demande Prosper.

- ʺ Oh ! oui, Moussié, y’ a bon dozaine. Merci, Moussié. ʺ

Il élargit son rire, dilata ses narines, et, cordial, reconnaissant, songeait au départ.

- ʺ Koumo, Dimanche matin, am’ner Koumo, am’ner Saloum, am’ner Banghi : Y’a bon guignes… beaucoup guignes… compris ?

- ʺ Oui, y’a bon guignes, Dimanche matin… à roua, Moussié… ʺ

Le dimanche suivant dès midi, lestés d’un bon casse-croûte et de chacun cinq kilos de guignes, Koumo et ses deux camarades repartaient vers le camp.

Vers trois heures, les plaideurs apparurent. Très animés, braillant, gesticulant, ils semblaient maudir[e] un ennemi commun.

- ʺ Alors, les gars demanda le maître de Bois-Loudon. ʺ

- ʺ Si on l’tenait, i’ pâss’rait eún mauvais quart d’heúr’ ʺ

- ʺ Qui ?’

- ʺ Bin, nout’ volêu’, parguié ! Nout’ volêu d’guines. Hièr au soè’, al’ tînt cor’ toutes en l’arbre, et à matin, pû rin… pû eùn’ seule… ça, çà qu’i’ést còr’ eún coup dés Boches ʺ

- ʺ Ou bin des sansonnets… Vous v’là d’accord. Allez faut jamais s’ fâcher entre vouésins, à c’t’heúr moins qu’jamais, et si les Boch’ i’ n’avînt fait que d’vous rapprocher, faudrait point trop éu-z-en vouloèr’ ʺ

- ʺ Més l’guigné qu’i’ést sèyé, sèyé par la moiqué ! ʺ

- ʺ Çà, c’ést d’un bon jug’ment, que l’coupable, i’quèrçisse. Vos quin’ a’ sont au camp, çà j’peux vous l’garanti’ ; més c’ést point ceux qu’vous crèyez qui lés mang’ront. Quant à moè, j’ai en mon jèrdrin deux biaux p’tits sauvaigeons greffés d’l’année dèrgnér’, deux biaux p’tits scions bin drets et bin poussants. Vous les mettrez en place au printemps, châcun à touâs mèt’ de la hâe… et ÿ’aura pû d’histoères… Allons donc boèr’ eún coup ! ʺ

- ʺ Bougre d’salaud, c’ést donc tè qu’i’ a fait ça ? ʺ

- ʺ Allons boèr’ eún coup d’cîd’ ! ʺ

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NOTES :
(1) A cheval sur la haie.
(2) Une ou deux toises en dessous.
(3) n’apparaît pas en bas de page


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XVIII. Où l’on voit les événements se précipiter parmi de singuliers avatars ethniques.


Le 6 Juin 1944, au matin, la journée promettait d’être exactement semblable aux précédentes ; le vent était plein nord, le soleil, lentement, montait à l’horizon.

Vers neuf heures du matin, l’attention de Prosper fut attirée par des coups sourds et lointains (1). Bombardement aérien ? Non ; les explosions étaient trop isolées, et persistaient depuis trop longtemps. Exercice de tir dans un camp inconnu ? Depuis beau jour, l’occupant ne gaspillait plus les munitions.

Ce fut le ʺ piéton ʺ de la Poste, un piéton à bicyclette, qui donna, en sourdine, le mot de l’énigme. ʺ Ils ont débarqué ʺ

Les Anglo-Américains, en dépit du trop fameux ʺ mur ʺ fortifié, venaient de prendre pied en Normandie.

Du coup, Les Loudonneaux furent en effervescence. On s’interpellait ; les riverains de la route, en quête de nouvelles, accrochaient les rares passants. Le Désiré, détenteur de lourds secrets, s’en alla auprès de Canfouine, où un moulin perdu, en amont, jouait un rôle occulte dans cette guerre (2). Là, une roue hydraulique installée par le locataire faisait mouvoir à la fois un petit concasseur à blé et une dynamo alimentant un poste radio. Ces installations avaient eu le bonheur d’échapper aux rafles, et au sort des résistants qu’elles ravitaillaient et informaient. Ce jour-là, une voix tonitruante ou défaillante, suivant les fantaisies du flot, annonçait le succès et la poursuite de l’effarante entreprise.

A l’heure du déjeuner, des avions géants, isolés, commencèrent à survoler la région. Ils rasaient les pins, montrant le dessous de leurs plans bariolés de blanc et de rouge. L’un déploya même un drapeau tricolore. Mais, bientôt, tout le long de la voie ferrée de Paris, ce furent des chutes répétées de bombes aériennes.

Vers Champagné, vers Saint Mars, des colonnes de fumée s’élevaient. A six heures, le soir, une terrible détonation ébranla les tuiles et fit sortir la poussière des greniers. On se crut mort : un wagon de mélinite venait de sauter à la gare de Pont de Gennes, à deux lieues. Un immense feu d’artifice, en direction de Connerré indiquait que, par là sautait un train de munitions.

Les jours suivants furent plus calmes, mais il ne faisait pas bon sur les routes, où tous les convois convergeaient en direction du calvados, sous les balles explosives des avions libérateurs.

Quelques semaines passèrent encore, dans la fièvre d’une espérance à la fois impatiente et craintive. Puis, brusquement, on apprit la coupure anglo-américaine de la base du Cotentin, et bientôt celle de la péninsule armoricaine. Le Mans, désormais, était directement concerné.

Les Allemands avaient cessé de se concentrer vers le Nord. Avec une secrète joie, les habitants les voyaient défiler vers l’Est, avec tous les moyens de locomotion dont ils disposaient, y compris, malheureusement des charrettes réquisitionnées, sur les routes de Paris et de Blois. Çà et là, une mitrailleuse venue du ciel coupait court à leur fuite.

Cette hâte à partir laissait espérer que la région serait délivrée sans coup férir. Il n’en fut pas tout à fait ainsi, bien qu’une grande bataille fut épargnée au Maine. Mais, la veille même de la libération, tant attendue, une tragédie allait endeuiller les rives du Narais.

C’était le Dimanche 6 Août. Avec une insouciance coupable, malgré les recommandations réitérées, une centaine de baigneurs de Parigné et d’alentour s’ébattaient au Moulin de Bégaud. Un peu en aval, au Gué de l’Aune, dans la ferme, ancien relai[s] de Poste de l’antique route de Saint Calais, la fermière recevait. Il y avait là, avec ses enfants et familiers quelques visiteurs, dont l’un avait arrêté sa voiture dans la cour, en tout seize personnes.

Notons que rarissimes, à cette époque, étaient les voitures particulières, toutes réquisitionnées  ou immobilisées. Vint à passer un avion allié en quête d’objectif. Cette foule de baigneurs ? de la troupe en détente, sûrement. Cette ferme où stationnait l’auto ? un quartier général : douze bombes pulvérisêrent le logis, d’où ne sortirent que huit vivants.

La consternation fut grande à Loudon, où des familles étaient touchées. Et l’on n’était pas remis de cette terrible émotion le Lundi à la nuit, qu’on voyait rougeoyer le ciel au dessus du Mans et du Camp d’Auvours. Le départ de ces messieurs ne serait pas gratuit : ils faisaient sauter les ponts et incendiaient les installations militaires, ou prétendues telles.

Dès le Mardi, au petit jour, des colonnes motorisées américaines contournaient le Mans par le Sud et se répandaient sur les routes de Paris, de Blois, et de Parigné. Des chars d’assaut, ponctuant leur avance de coups de canon, se trouvaient parfois en présence de fuyards attardés. Au Bois-Martin de Changé, où des autos blindées débouchaient du Château de la Paillerie, ce fut un beau carnage. A Yvré, par où les Américains remontaient vers Parence pour encercler le Mans, on se battit jusqu’au soir, au grand dam des façades, du clocher, et surtout de la mairie.

Sur la route de Blois, non loin du carrefour de celle des Loudonneaux, un conducteur de camion allemand gisait carbonisé, parmi les débris de son chargement de boîtes de conserves. Au Chou, près de Loudon, à l’autre extrémité de la route des Loudonneaux, une auto gisait au fossé ; et le lendemain, les gars du voisinage, improvisés fossoyeurs plantèrent cinq petites croix au bord de la route sur la tombe de cinq cadavres raidis.

Les adolescents de Parigné, tassés dans une camionnette où flottait un drapeau, brandissant des fusils dont ils ne savaient trop que faire, parcouraient la campagne avec l’espoir de ramasser quelque Fritz hagard, terré comme un lapin. Cette chasse n’était pas sans danger.

Par petits groupes les habitants se risquaient parfois jusqu’à la grande route où se suivaient maintenant sans interruption les convois américains, monstrueux canons, chars blindés, gros camions conduits par des nègres – toujours des nègres – et pleins de soldats kaki, baragouinant, lançant à la volée victuailles, chocolat et cigarettes dont on était privé depuis si longtemps.

Enfin, on respirait. Mais on songeait avec amertume que la guerre n’était pas finie pour autant ; que là-bas, dans les camps d’Outre Rhin, des milliers et des milliers de gars s’entassaient derrière les barbelés ; que quelques-uns du voisinage, qu’on citait, avaient été ramassés par la Gestapo et n’avaient jamais donné de leurs nouvelles.

- ʺ C’ment qu’ça finira, tout ça, soupirait Joséphine. Mon Milien, j’le r’verrait-i’ s’ment… ʺ

- ʺ T’és folle, la mér’, disait Prosper. C’est au moment qu’tout l’monde i’ r’prend couraig’, que tu vâs c’mencer à désèspèrer.

Pourtant, la marche victorieuse des armées Américaines, à laquelle la petite armée française apportait l’appui de son héroïsme, devait buter encore sur le Rhin. Et un long hiver devait encore s’écouler avant l’écrasement définitif de l’Allemagne. Pendant des mois, on ne reçut plus aucune nouvelle de Milien.

Florida n’avait pas partagé l’enthousiasme, rapidement mitigé, de la libération. Depuis, elle semblait même plus déprimée que pendant toute l’occupation ennemie. Un dimanche, la maman Bèroux lui en fit la remarque :

- ʺ D’pi quiouqu’temps, t’âs l’air tout drôle, ma fille… Tu manges pû. Tu pâlis. L’Dimanche tu fais pûs d’toilette, dè quai qu’i’ya ? D’puis qu’tés majeure, tés vieux i’z’avant été bè-n’óbligés d’te r’donner ton bién et tes rentes ; te v’là quasiment riche. T’as eùn’ petite mignonne comme eun-amour, et faut bè-n-èspèrer que l’Milién i’va bintoût r’veni’… Allons quitte-moè c’groûs tambanier (3) et mets ta p’tit’ ròb’ de coton à fleûs qui t’va si bin. Les bét’ al’ tant pansées, tu vâs v’ni quante nous chez les Philbè avec ta fille, ça va t’prom’ner et t’changer l’z’idées. ʺ

Joignant le geste à la parole, Joséphine avait déjà dénoué les cordons du tablier. Mais Florida, singulièrement obstinée, saisissait le bord de la grosse toile qu’elle maintenait autour de sa ceinture. C’est alors que la fermière perçut l’ampleur de la taille et qu’un affreux soupçon l’effleura :

- ʺ Florida, tout d’mîn-m’, ça s’rait pâs possible ? ʺ

Florida s’effondra dans les larmes de l’aveu.

- ʺ Ah ! Malheú’ d’ malheú’, t’âs oûsé fair’ çà à mon gars ! se lamentait la Bèroux. Fau’rait donc qu’tu vâilles pâs mieux qu’ta salop’rie d’famille ! Moè qui t’estimais tant, qui t’chèrissais comme més quèniaux !...ʺ

Un flot de rancune lui montait au cœur. Elle cherchait des mots cruels, des mots empoisonnés, à la mesure de son ressentiment. Peut-être s’apprêtait-elle à prononcer la phrase irrémédiable, celle qui sépare à jamais, lorsque parut Prosper.

Du premier coup d’œil, le maître devina un drame.

- ʺ De quai ? ʺ demanda-t-il simplement.

Reprise par sa bonté naturelle, Joséphine, maintenant, s’effrayait de la révélation… Et puis, subitement elle venait de penser à Milienne…

- ʺ Léss’nous, l’pére, j’te dirai tout à l’heúre. ʺ

Il s’avança, avec un air faussement menaçant que Josephine prit au sérieux. Elle se trahit, sottement.

- ʺ Qu’celui qu’i’ a point fauté jette éun premier câillou ! Moè, j’te dèfends d’toucher à la mér’ de Milienne, et moè, j’peux parler haut !

- ʺ Ah ! Bon Ÿeu ! cor’ le cul… car c’ést d’ça qu’i’ s’agit ?.. L’ést enceinte ? Ah ! putain ! ʺ

Mais sa colère tombait, au souvenir de ses fredaines, dont, pour la seconde fois son épouse venait de se faire un bouclier. Il ouvrit le buffet, se versa une demi-tasse d’alcool, l’engloutit et sortit.

Curieux, les gamins qui jouaient dans la cour s’approchaient.

- ʺ Foutez  l’camp, galopins, ordonna la Bèroux. Et, tendre malgré elle, se laissant tomber sur une chaise, elle attira Florida sur son sein.

- ʺ Ma p’tit’.. ! Dire que t’as pu fair’ çà. C’ést point biau, Florida. Més dis-moè qu’t’és point la pu coupable… qu’i’ n’i’ a eún cochon qui t’a sèduite… voèyons, dis-moè,… à moè toute seule… j’garderai l’ sècret,… qui, l’homme ?

Florida ne s’excusa ni n’accusa. Son mutisme têtu, ses larmes, exprimèrent seuls sa honte et sa contrition. La fermière prêcha le faux :

- ʺ Ça s’rait eún homme marié ?..... Ou quiouqu’un d’la famille ? ʺ

Il lui fallut renoncer. Lentement, elle se leva, tira un large mouchoir à carreaux, et s’essuyant les yeux :

- ʺ Ah ! mon gars, quel retour qu’il aura… ! ʺ

De la soirée, Prosper ne reparut ; mais, tard dans la nuit, il revint au bercail, maussade, sans un soupçon d’ivresse apparente.

- ʺ Bon Ÿeu d’Bon Ÿeu, ceûx-z-là qui n’avant point d’quéniaux il’tant à plaind’, més ceûss’ qui n’navant i’ l’ l’ètant bin itou !

- ʺ Ah ! mon Prospè, la vie a’ n’ést point faite que d’jouâes, on s’è-n-n’aperçoit d’pi plusieurs années. Més, vous autes, les hommes, vous ètes cor’ point les pu mal partaigés. ʺ

- ʺ Plains-tè. Et surtout, plains-lâ, c’te p’tit’ garce qu’i’ ’a si bin su tromper son monde… ʺ

- ʺ Prospé, faut ét’ juste… Dans nout’ misére, dè quai qu’on a d’ plési ?... nout’ lit et noû-z-èfants… L’agrément d’fair’ dés gnâs (4), et c’ti-là délés chèri ! Quant aux emmerdements, on a ceû-z-là d’lés èl’ver et d’lés voèr’ parti. Vous les hommes, vous avez eùn’ ressource : pâsser vout’ chégrin à l’auberge. ʺ

- ʺ Et s’fair’ casser la gueul’ quant’i’ prend l’envie à cîn ou sî grands salauds d’installer eùn bouch’rie à monde. Ou bin, si n’en n’on rèchappe, d’mijoter pendant six-ans derriér’ des fil-de-fèr-ronce pour n’en sorti’ cocu…. J’èxagèr’ ? veux-tu des noms ? ʺ

Dans son désir d’apaisement, la mère Bèroux se faisait partiale. La solide argumentation de Prosper lui ôtant de l’efficacité, elle combattit :

- ʺ An ! mon homme, j’vou’rais point déminuer l’mèrit’ dè noûs pauv’ prisonniers. Més, quant’ la femme a l’sang chaud, et pu fό qu’la réson, t’rends-tu compte, malgré tout c’que n’on peut dire, cambin qu’ça peut ét’ difficile de résister à eύn gars qui vous atticoche (5). C’est-i’ naturel de sèparer dés amoureux pendant des années ? Ÿ’en a-t-i’ point qu’i’ avant pu d’mèrite à rèsister pendant eún mouâs, qu’d’aut’ pendant dix ans ? Et on a déjà tant d’mal à savoèr dèquai qu’on a dans la tét’, que n’on n’saurait, en vèrité, d’viner c’qui s’pâsse en celle dés aut’. ʺ

Moè-mîn’ m’, Prospè, si l’malheú l’avait voulu qu’n’on soèy’ sèparés l’un d’l’aut’ pendant dés mouâs, au temps d’noûs-engouements, qui dit qu’j’aurais point dèfâilli… Tout l’mal est fait, Prospè… ʺ

- ʺ Tout l’mal ést fait, Joèsphine. Là-d’sus, on est d’accό. Reste à savoèr c’ment qu’Milien y pren’ra çà… Faut ét’ juste, qu’tu dis. Sèyons justes : l’gars, i’ jugera.ʺ

Florida, triste et blême, alourdie du fardeau de sa maternité, continua en silence le service journalier. L’hiver vint engourdissant la terre, et faisant taire les canons. Au début de février, la Bèroux, dans la masure d’en-haut vint s’asseoir au chevet de Florida, résignée à l’échéance. Le docteur officia, mais quand la ʺmaîtresseʺ de Bois-Loudon eût jeté les yeux sur le nouveau-né, il n’eύt que le temps de la recevoir : elle s’évanouissait.

XIX. Un cas de conscience.

Le scandale fut énorme. Non point qu’il se révelât exceptionnel en son genre, mais on ne pût empêcher les familiers et voisins d’en publier une particularité qui en aggravait la portée. Les commères en frémirent. Les hommes, se considérant lésés dans leur dignité, prirent le parti d’en blaguer, tandis que les jeunes en rigolaient ouvertement. Prosper vit son prestige pâlir. Son orgueil en souffrit.

Les échos de l’affreux parjure parvinrent jusqu’au presbytère de Saint-Mars, précisément la veille du jour où Joséphine vint demander au curé de fixer une date pour le baptème, du mioche. Un baptème à la sauvette, sans bourdons ni fla-fla.

Le bon abbé Poitevin, épouvanté de l’imprévu, s’exagérant sa responsabilité fit appel à son sang-froid pour s’informer avec le maximum de charité, et dissimuler sa réprobation sous le manteau de l’indulgence. Mais il retarda de deux jours la cérémonie demandée, et dès le lendemain courut solliciter une audience à l’évêché.

Monseigneur, prélat des plus érudits, très disert et courtois mais tenant fort en main son clergé, entendit avec la plus grande attention l’histoire de Florida.

- ʺ Monsieur le Curé, commençât-il lorsque le prêtre eût fini, nous comprenons parfaitement votre scrupule devant un scandale dont la nouveauté à Saint-Mars déroute un peu votre saint ministère.

Tout en vous félicitant de votre filiale confiance, en déplorant la misère matérielle et spirituelle de certaines de nos campagnes, par trop déshéritées, nous nous demandons si, malgré la ferveur reconnue de votre apostolat, nous ne devons point vous adresser un léger blâme.

Etes-vous bien sûr, Monsieur le Curé, que, tout en célébrant consciencieusement vos offices, en instruisant correctement vos catéchumènes, vous avez fait réellement œuvre de pionnier divin ? Ne vous êtes-vous point trop limité aux facilités ? Ne vous êtes-vous point contenté de prêcher des convertis, oubliant quelquefois votre rôle de missionnaire – rôle ingrat, nous le savons – près des mécréants des colonies solitaires de votre paroisse ?

Et nous, murmura Monseigneur en levant les yeux, comme se parlant à lui-même, en nous efforçant de porter si haut le flambeau de l’Eglise, en travaillant si ardemment à la gloire de Dieu, en nous rapprochant tellement des sphères célestes, n’aurions nous point perdu pied parfois sur le plan humain.

Plongé dans cet examen de conscience, Monseigneur resta quelques instants silencieux, laissant machinalement sa main droite jouer avec la croix pectorale. Puis, se remémorant la présence de son subordonné :

- ʺ Voyez-vous, Monsieur le Curé, tous, nous apportons nos soins au foyer spirituel de la Création. Mais, dans notre empressement à tant faire, n’oublions-nous jamais de nous pencher sur les angles obscurs ? N’omettons-nous point, aussi, ceux où nous avons déjà, mais depuis trop longtemps, porté notre attention ?... Allez, Monsieur le Curé, après que nous aurons fait acte de contrition et de résolution, allez recoloniser vos broussailles. Payez de votre personne, privez, s’il le faut, vos fidèles d’un pâtenôtre ou d’un salut, mais amenez au bercail les brebis restées ou redevenues sauvages.

Baptisez sans amertume ce nouveau-venu. Vous laverez un péché originel que Dieu a voulu le même, strictement, que celui du reste de la grande famille humaine ; vous imiterez ainsi le geste de nos missionnaires lointains, qui, au prix de leur tranquillité, de leur santé, parfois de leur vie, gagnent l’âme d’un négrillon au Saint Culte de Dieu. Que nous importe, O ! Volonté Suprême, que ce petit noir soit né à Bois-Loudon…. Ite cher fils, notre bénédiction vous accompagne… ʺ

ʺ Privez s’il le faut vos fidèles d’un Pater ou d’un salut ʺ voilà qui ôtait un scrupule au bon curé.

- ʺ Mais il parle bien, Monseigneur, murmurait il en sortant, ramener ces sauvages là vers Dieu ? Je voudrais bien l’y voir ! ʺ

*
* *

XX. Comment ça c’était fait

Ça s’était fait tout seul… La première fois que Florida vit apparaître Koumo et ses amis dans la cour de Bois-Loudon, elle frissonna de peur. Peu à peu, comme tout le voisinage, elle s’était accoutumée à ces singuliers bonshommes noirs auxquels un préjugé de couleur avait presque, d’abord, fait refuser la qualité d’humains.

Le prestige de l’uniforme aidant, leur situation de prisonniers leur avait mérité la pitié ; leur verve bon enfant, la sympathie. Bois-Loudon avait plus spécialement adopté Koumo dont les galons de laine en imposaient. Et l’autorité dont Prosper jouissait aux Loudonneaux en avait imposé au caporal Sénégalais.

Koumo s’était tout de suite plu aux Loudonneaux, et non seulement pour le bénéfice alimentaire qu’il en retirait. Dans sa bonne grosse tête prognathe, une psychologie encore enfantine avait établi un étrange rapport entre la forêt mancelle et sa sylve natale. Comme par une transposition cinématographique, une image lointaine, mais vivace se substituait graduellement dans son concept, à celle que lui livraient ses yeux, et prenait force de réalité. Certes les palmiers bleus de Loudon ne s’apparentent que de loin à ceux du Cap Vert, et leurs noix à claire-voie ne sont guère généreuses. Le soleil du Maine, dans ses plus grandes manifestations, n’est qu’un pâle reflet de celui de Dakar. Mais dans chaque chaumine de Loudon battent quelques cœurs simplets, qui, aux rythme[s] de calebasses imaginaires, peuvent réaliser de parfaits unissons avec les idéals de l’Afrique francisée.

Sous un pigment clair, dans un langage accessible, avec lesquels il était depuis longtemps familiarisé, Koumo retrouvait dans les marmailles locales les expansions du clan originel. Son âme rééditait l’apparition d’autres petites fesses pointues, d’autres petits ventres trop ronds, offerts aux quatre vents.

Les vieilles femmes ridées et guenilleuses, lavant ou barattant évoquaient pour lui le faciès d’antiques souillons triturant le couscous. Et le sourire compatissant des jeunes, ne pouvait qu’éveiller les désirs étouffés, revigorer le souvenir de possessions perdues.

Chez les naturels de Loudon, où des esprits austères n’exigeaient qu’un écran de vertu, Koumo, pris au piège de la guerre, aspirait simplement aux normes de la vie.

A plusieurs reprises, trouvant porte close chez Prosper, il était monte jusqu’au terrier de Florida et l’avait rencontrée seule avec sa fillette, occupée au ménage. Sans appréhension, cordialement, la jeune femme lui avait tendu la main, et peu à peu s’était familiarisée avec le noir.

Malgré son teint, elle convenait de sa beauté. S’il avait les traits épais de sa race, son profil était d’une régularité agréable. A travers son regard, que rendait expressif l’opposition, Florida croyait retrouver la douceur et la candeur de Milien.

Lorsque Koumo, engourdi par les brumes glaciales de l’hiver, s’asseyant devant le feu, enveloppé dans sa capote kaki, Florida dans son dos, imaginait le retour de Milien : Milien, prisonnier, retrouvant son foyer.

Milien ?... Reviendrait il seulement ?

A vingt ans, Florida pouvait se flatter d’avoir terminé l’apprentissage de l’adversité. A peine sortie de l’enfance elle n’avait trouvé de joie que dans quelques mois d’un amour aussitôt ravagé. Mais, dans la constante attention vouée à une maternité moquée, elle avait cultivé d’infinies consolations.

La Nature avait voulu que Milienne résumât la robustesse de Milien, et la grâce rustique de Florida. L’enfant poussait comme une fleur vivace. De l’avis unanime, elle était charmante, et plus d’une mère en était secrètement jalouse. Quelques commères, plus dévotes que chrétiennes, reprochaient même au Ciel de permettre qu’une fillette naturelle fût plus favorisée que les leurs. Elles s’en consolaient en alléguant dans un ricanement, qu’elle était fille du Diable.

Longtemps, la mignonne avait suffi, avec le dur labeur journalier et le souvenir de l’absent, à retenir toute l’attention de la mère. Longtemps, les exigence[s] d’une petite bouche gloutonne, avaient suffi à remplir les loisirs d’une chair harassée. Longtemps encore, les progrès, suivis au jour le jour, d’un cerveau qui s’éveille à la vie, avaient suffi à capter un esprit trop souvent livré à lui-même, dans la solitude des longs soirs d’hiver.

Mais, cette même Nature, aux exigences créatrices, n’estime point que la tâche est finie quand, de deux êtres, elle a tiré la substance d’un troisième appelé aux suppléances. Elle exige de ses servants, de ceux, du moins, qu’une spiritualité excessive et stérile ne lui a point ravis, le devoir impérieux de se multiplier. Car, qu’on le veuille ou non, si l’esprit naît de la chair, la chair meurt de l’esprit. Dans la grande édification des races, cette substance ardente et fruste, qui vient d’en-bas, s’élevant d’abord aux facilités et aux basses jouissances matérielles, qui l’avilissent et la tuent, n’atteint que parfois aux joies purement spirituelles et morales qui l’anémient et l’annihilent en trois générations. Rançon de l’affinement !

Initiateur de la famille, l’homme se donne en aveugle. Placée entre lui et l’enfant, la femme, née femelle avant tout, même si elle refuse le rôle, ne reçoit que pour transmettre.

Florida, une fois, avait transmis l’existence. Cette menue vie, qu’elle avait su tant choyer, réclamait encore des soins et de la tendresse qu’elle ne lui marchandait pas ; mais, à cinq années du tarissement de la source virile, la fonction s’imposait, impérieuse sous la dictature de la jeunesse et le rappel de l’avant-goût.

Cinq ans ! qu’elles étaient loin, les caresses de Milien. Des traits de l’amant, même, elle n’était plus très sûre. Dans le brouillard des mois, dans l’impatience des nuits, l’empreinte des baisers perdus prenait des formes anonymes et suspectes qu’adoptait le désir, menaçant commensal. Florida, sur sa couche, invoquant un visage, ne rencontrait que dix regards, affrontés le jour même : loucheries d’adolescents, avances de crétins, ou de gâteux lubriques.

Arrivait une carte de Milien. Le gars se portait bien…. Travaillait dans une ferme….. Mangeait à sa faim…. Mais que c’était long !.... Sa petite Rida ne l’oubliait pas ?... Et Milienne, comme elle devait grandir !... Et des projets, des projets au compte goutte… sur trois lignes pointillées.

Les ombres louches s’évanouissaient, mais chaque fois, la carte périodique perdait un peu de ses vertus sédatives.

Cinq ans ! Le quart d’une vie, pour dire…

Un des premiers soucis de Prosper, en réintégrant sa ferme, avait été de reconstituer son cheptel.

- ʺ Florida, ma Fille, tu vâs m’ner la Rousse au tauriau, à la Cohennière. ʺ

Elle partit. A pas comptés, la Rousse semblait mesurer la lieue qui conduisait à l’hyménée. Sa grosse tête baveuse oscillait en cadence, colletée d’un chanvre où pendait le pieu traînant qui battait son poitrail.

Florida suivait, tenant d’une main ses sabots, de l’autre un bâton, imprimant ses orteils, dans l’ocre poussiéreux du chemin.

A la Cohennière, ce fut le commis qui accueillit la corvée. Il immobilisa la Rousse entre les branches d’un travail formé de trois piquets et de traverses. Puis, il amena le ʺCailleauʺ.

Avec indifférence, la tonne de viande se laissa rapprocher d’un flanc maigre et crotté. Le mufle méprisant, errant aux émonctoires, renifla sans passion des appâts sans attrait.

Florida, suspendue d’une main à la queue retroussée de la Rousse, flattait, de l’autre, l’encolure de la bête ; et, secrètement inquiète, elle comparait les fronts bas et étroits du monstre et du valet. Les gros yeux du premier semblaient exiger mieux ; ceux du second, sournois, convoitaient la vachère.

Visiblement, le Cailleau n’éprouvait que répugnance pour la débile Hathor de Bois-Loudon. Mais la patiente lui ayant témoigné son mépris par un sceau large et flasque, le sultan se fâcha. D’un coup, on le vit se dresser comme un iguanodon, puis abattre sa masse sur les reins efflanqués. Ses sabots terreux résonnèrent sur le cuir, tandis que l’arme aveugle exaspérait sa recherche.

-  ʺ La garce ! cria l’homme. A’ va-t-i’ donc s’raidi’ pour le dèpiter ! ʺ Et il allongea un coup de pied dans le ventre de la vache, Florida protesta :

- ʺ J’te dèfends d’batt’ la Rousse ! intima-t-elle. ʺ

Le Cailleau avait trouvé ses voies, mais le rustre cherchait encore des mots :

- ʺ Tu f’zais moins d’magnéres que ta vache, quand l’Milien t’approchait ʺ.

Elle le défiait. Il s’était rapproché. Fléchi sur les jarrets, grimaçant comme un faune et tendu comme un arc, il lui prit les poignets.

- ʺ Lâche-moi, ou j’gueule ! ʺ

- ʺ Si tu veux ! ÿ’a personne ! ʺ

D’un tourne-main, il venait de la renverser sur des pailles éparses au pied d’une meule. De tout le poids de son thorax, il pesait sur son sein, lui fermant la bouche de sa goule édentée, tandis qu’une patte énorme errait sous le jupon. Alors, d’un élan rageur de femelle outragée, elle lui planta ses incisives dans le nez.

Il hurla de douleur, se levant d’un coup de rein, et resta là, stupide, insatisfait, saignant, la brague aux courants d’air.

Elle reprit sa vache, et s’en revint, l’âme en désarroi. Sa tête avait dit ʺNon !ʺ Non à l’homme, ou à sa laideur ? Ce qu’elle avait vaincu, surtout, c’était son propre sang – celui de la Fauchon – qui, lui, avait crié ʺOui !ʺ

C’était la veille du débarquement allié en Normandie, peu de temps après l’agression dont la jeune femme avait été l’objet de la part du bouvier. Un chaud soleil distillait l’odeur des résines. Partout, les feuillaisons vert pâle trahissaient l’éveil de la sève au bord des halliers. Des corbeaux saouls d’air et de lumière traversaient le ciel clair, et les cailloux eux-même[s], en reflétant des ors, chantaient la joie de vivre.

Dans la masure du Haut Bois-Loudon, endormie dans sa petite caisse de bois, Milienne rêvait d’oiseaux et de fleurs. Sur le seuil, sa mère songeait, l’esprit noyé dans une demi-veille d’espoir et de regret, d’attente et d’impatience, d’amour et de reproche.

De reproche ? Oui. Parmi tous les sentiments contradictoires qui l’assaillaient, l’instinct de haine, insidieusement, prenait le haut pavé. Florida condamnait la Société qui lui imposait le plus irritant des veuvages. Elle maudissait la Nature, qui osait jouir sans elle. Enfin, hélas, elle méprisait Milien, ce niais, qui, à l’inverse de tant d’autres, n’avait su ni se soustraire à la mobilisation, ni échapper à l’internement, ni s’en faire libérer.

Aussitôt, sa conscience innocentait l’époux, et le reproche se retournait contre elle. Sous un voile de larmes, elle appelait l’absent, dont la silhouette, là-bas, à l’ombre des ʺtèrouéssesʺ (6) semblait lui revenir sous la tenue kaki et le calot pointu…

- ʺ Rida ! il avait dit ʺRidaʺ parmi des mots quelconques….

Un vertige l’aveugla. Une étreinte de deux bras combla l’attente où se confondaient l’âme et le corps. Elle serra ses paupières, et s’abandonna……

- ʺ Rida ! ʺ… Elle ouvrit les yeux, sur un masque noir, entre deux lés épais, des émaux blancs brillaient…

- ʺ Koumo ! Salaud ! va-t’en ! Oh ! va-t’en !..

- ʺ Ah ! Y’en a pas salaud… Y’en a pas fait exprès…

- ʺ Va-t’en !

Une expression d’immense chagrin traversa le visage du caporal qui s’éloigna.

Florida, en proie au remords, pesait l’horreur du parjure.

ʺUn noirʺ ! La nuit succédait à l’apothéose… Un noir. De toute sa force, la répulsion raciale, un peu tard, s’imposait. Dans un frisson de dégoût, l’esprit réalisait l’ignoble accouplement avec un diable… une bête…

Milienne, éveillée maintenant, pleurait son rêve éteint. Florida se précipita pour embrasser l’enfant qui, déjà, s’apaisait à sa vue. Mais, au moment de l’étreindre, il lui sembla qu’elle allait apposer sur cette peau innocente le sceau de sa souïllure. Elle s’essuya la bouche.

Elle vécut désormais des heures atroces, prise entre sa faute et l’amour maternel. Sans l’attachement qu’elle portait à sa fillette, elle se fut peut-être tuée. Quelquefois la passion, reprenant le dessus, imposait le silence au scrupule. Que se reprochait-elle ? Son union avec Milien n’étant point légitimée, n’était-elle pas libre de son corps, sinon de son cœur ? Et la Société l’eût-elle consacrée, cette union, que la rendait-elle caduque par une séparation dépassant les possibilités ?

Les décrets sociaux… Duperie. Sa haine de tout remontait comme écume fumante, quand la vision du nègre la replongeait au désespoir.

Chassé, Koumo n’avait pas reparu. Bientôt, d’ailleurs, les armées victorieuses allaient absorber les prisonniers africains… et mettre à leur place des milliers d’allemands. Dans l’enthousiasme de la libération, Florida retrouvait de nouveaux sujets d’amertume : les conducteurs de couleur de l’Armée américaine lui rappelaient un cuisant et trop récent souvenir ; et, de Milien, elle n’avait plus de nouvelles.

Cependant, les quelques cellules organiques auxquelles Koumo avait donné récréation, prospéraient selon les lois de la biologie qui font les philosophes et les primaires, les excellences et les culs-terreux, les spadassins et leurs victimes. L’angoisse de Florida fut à son comble lorsque lui vint l’intuition que son écart allait se concréter en un être nouveau.

Jamais elle n’avait songé à dissimuler sa faute à Milien. Mais la preuve matérielle de son infidélité lui faisait peur. Puis, tout s’adoucit. De l’excès de tourment naquit une lassitude indifférente. Bois-Loudon sut. Mais par un reste de pudeur craintive elle ne livra pas le fond de son secret ; aussi la naissance de l’intrus apporta-t-elle une seconde révélation. La mère Bèroux crut en mourir ; Prosper n’en dessaoula pas de huit jours ; et leurs enfants, des plus vieux aux plus jeunes, sans réserve, exprimèrent leur dégoût.

L’accouchée, sitôt que la douleur lui avait accordé quelque répit, s’était penchée sur le brimborion brun qui glapissait aux anges.

ʺUn gars. Son gars !ʺ Non, ils ne l’auraient pas, celui-là. Gendarmes, curés, tous pouvaient venir… elle le tuerait, plutôt que de le leur livrer. Et pour bien le prouver, elle décora le négrillon d’un joli nom païen, celui d’un ami de Koumo, Saloum, que Prosper, résigné, eût toutes les peines du monde à faire accepter à l’Etat-civil.

Comme on sait, Joséphine avait fait au presbytère la seule démarche qu’elle croyait de nature à blanchir le paria aux yeux de l’opinion. Dès son retour de l’Evêché, le curé vint au lit de douleur, escorté de la Bèroux. En vain. Florida, inflexible, évinça le prêtre et consentit à l’opprobre. Le pauvre abbé, honni, partit, découragé. Là-bas, sous son hangar, Prosper qui le vit fuir en haussa les épaules.

Avec une patience et une bonté dignes d’admiration, les Bèroux gardèrent leur affection à Florida, dont, d’autre part, ils n’avaient qu’à se louer. D’un ton sans réplique, le patriarche enjoignit à sa progéniture de bannir toute allusion, tout geste désobligeant envers la coupable.

- ʺ Le gars jugera ʺ décréta-t-il une seconde fois. Puis, il se tourna vers ses cultures.

Quant à Florida, elle apporta le même cœur, la même foi sauvage, à lancer le nouveau-né dans la vie. Pour elle désormais tout l’univers se réduisait à sa triple passion : Milien, Milienne, Saloum.

Le travail saisonnier reprenait tous ses droits. Florida devait aider ses parents adoptifs dont elle ne méconnaissait ni l’affection ni l’indulgence. Ce fut à la faveur de cette obligation que Milienne, innocente et douce enfant déclancha le nouveau drame.

Comme chaque jour, dès le petit matin, Florida était descendue avec ses deux enfants à Bois-Loudon. Le bébé dormait, couché dans le coffre où s’étaient incubés tant de Bèroux. Le petit crâne, fortement racé, recouvert déjà d’un duvet crépu, reposait sur l’oreiller blanc qui en accusait le caractère. Milienne jouait alentour.

La jeune mère, dans la laiterie adjacente, écrémait la traite du matin, lorsque, dominant le bruit de l’écrèmeuse, un choc violent, suivi de cris, la fit tressaillir. Elle accourut. Milienne, juchée sur une motte de tourbe, tenait encore à deux mains un rondin de pin dont elle venait d’asséner un coup sur le berceau. Heureusement, le bord de bois, très haut avait protégé la tête de l’enfant.

De Florida, le sang n’avait fait qu’un tour, mais dans un éclat, son réflexe s’était bloqué : corriger l’enfant, c’était fortifier une haine naissante.

Elle retira la bûche des mains de Milienne, et s’effondra sur un siège, oubliant le marmot, qui, réveillé en sursaut pleurait à s’étouffer.

- ʺ Oh ! Milienne, tai !... tuer ton petit frère ! ʺ

- ʺ Il est lait… il est sale… et tout noèr… ʺ

- ʺ Milienne ! Milienne ! ma toute petite !... Oh ! quel chagrin qu’tu m’fais… ʺ

- ʺ Maman ! Maman ! je r’commenc’rai pú… j’te jure ! ʺ

Florida garda pour elle cet incident dont elle resta bouleversée. Ainsi donc, l’antagonisme universel des couleurs, que la maternité avait effacé en son cœur, lui revenait par la chair de sa chair. Ainsi donc, ce Dieu qu’on lui offrait, qui permettait qu’un rapprochement de races portât son fruit, y posait du même coup un stigmate de haine !

Elle se révoltait à la pensée qu’une rivalité, pour un tel motif, puisse naître de deux êtres si proches par le sang, et par son fait, à elle, sans qu’elle se sentit tellement coupable.

Deux hommes : un blanc, un noir. Tous deux pouvant prétendre au titre de mari : l’un, si loin dans le temps, si loin dans l’espace ; l’autre, si près, sans doute encore, mais si distant par l’âme. Et, dans la réprobation générale, elle était seule, oui, seule à s’accorder l’absolution… seule ? voire…

Elle envisagea la fuite. Vivre dans un fourré, comme une louve, en se donnant entière au soin de ses petits.. Folie ! elle revivait l’instant où Prosper la ramenait, un jour d’hiver enveloppée dans un vieux paletot. Elle revoyait la mère Bèroux l’embrassant en pleurant  près d’un pot de tisane. Et un grand gars très doux qui l’enfermait dans ses bras, en lui disant, câlin :

- ʺ Rida ! ma p’tit’ biquette !

Elle ravala le restant de ses larmes. Elle étreignit sa fille, et cajola son fils. Puis, regardant au loin, entre les trognes centenaires du chemin par où il reviendrait :  ̶  ʺLe gars jugera.ʺ dit-elle.


______
NOTES :
(1) Rigoureusement exact, entendus aux Foulerets (R.V.).
(2) Le Moulin du Frêne, à Surfonds. Tout le récit de guerre est historique.
(3) Tablier grossier.
(4) Enfants. syn. éfants
(5) Provoque avec insistance.
(6)  ?


*
* *

XXI. Le Retour.

Le six Juillet mil neuf cent quarante cinq, un peu avant minuit des coups retentirent dans la porte de Bois-Loudon.

- ʺ Qu’ést-là ? demanda Prosper.

- ʺ Ç’ést-moè, Milien.

- ʺ Ah ! mon Dieu ! gémit de joie Joséphine.

Tremblante, dans sa longue chemise, elle profita de ce que Prosper enfilait son pantalon pour se précipiter à l’huis. Et, la première, elle reçut dans ses bras le revenant bien-aimé. Elle le pressait sur son cœur, le palpait, comme pour s’assurer que ses yeux ne la trompaient pas. Avant que le gars eût songé à se baisser, elle l’embrassait dans le cou, aussi haut que sa taille le lui permettait.

Elle riait et pleurait tout à la fois, faisant les demandes et les réponses, oubliant que l’époux avait droit à son tour :

- ʺ Maman, Maman ! ʺ

- ʺ Mon fî ! ʺ

Ah ! elle l’aurait reconnu entre mille. Et, pourtant, il était changé, et pas beau, le gars. D’une vareuse sale et déguenillée sortait une tête hirsute et amaigrie, où brillaient des yeux fiévreux.

Le premier moment d’émoi passé, la mère Bèroux mit le feu à un fagot pour préparer une boisson chaude, et Prosper pu enfin approcher de son fils. Malgré qu’il eût toujours soutenu que rien n’est plus bête au monde que deux hommes qui s’embrassent, il mêla sa barbe raide à celle du prisonnier. Et pour la première fois de sa vie, une larme coula sur sa joue.

Un à un, les enfants sortaient de la chambre voisine. Tandis que les plus grands s’efforçaient de reconnaître leur frère, les plus jeunes contemplaient curieusement cet étranger auquel la maison faisait fête. Et Milien, débarrassé de sa musette, affalé dans le fauteuil familial, tout étonné lui-même de tant de changement dans un cadre intact, Milien osait enfin poser la question qui lui brûlait les lèvres.

-   Et Rida ?... Et Milienne ? ʺ

- ʺ A’ sont chez elles, mon gars. Quiens, approch’ donc d’la table… v’là l’pain, v’là lés rîles,… un café… ʺ

Mais lui insistait.

- ʺ Alors, ça va, là-haut ? ʺ

- ʺ Bin sûr, mon p’tit gârs, ça va… ʺ

Sous l’affirmation, il décelait la réticence.

- ʺ C’ést bin vrai ?... Al’tant point malades… A’v’nant toujoûs icit’ ? ʺ

- ʺ Més oui, mon Milien, à s’portant bin, a’v’nant icit’ toûs lés joûs… ʺ

Et Joséphine, silencieusement, se remit à pleurer.

- ʺ D’âilleû, j’ÿi vâs tout d’suite. Pourquoi qu’tu cries, maman ? ʺ

- ʺ Quai qu’tu veux, mon gars… c’ést d’content’ment, sans doute.

Milien avala sa bouchée, but son café ; puis, d’un pas lourd, dans la nuit tiède et constellée, il se hissa vers sa demeure.

- ʺ On ést lâches ! On ést lâches, dit Prosper à Joséphine. On aurait dû le prév’ni’.

Lorsque Milien s’annonça dans la lòge d’en haut, Florida ne quitta le sommeil que pour l’épouvante. Ce fut une pauvre chiffe grelottante que l’arrivant serra dans ses bras.

Dans la pénombre où la veilleuse à essence tenait la pièce unique, Milien ne distinguait encore que la silhouette chérie qu’il étreignait. Mais, dans la joie du retour, il se sentait baigné d’un indéfinissable malaise. Et ce fut presque sans conviction qu’il prononça les mots qu’il s’était répétés tant de fois depuis six ans :

- ʺ Florida ! ma p’tit’ biquette !

La phrase que Florida redoutait. Elle s’arracha aux étreintes et s’en fut, sanglotant, enfouir son visage dans le couvre-pieds à fleurs.

- ʺ Quai ? Quai, ma Rida ?... Milienne ? ʺ  Quai qu’i’ÿ’a ?

L’inquiétude prenait corps. Milien s’avisa seulement que deux petits lits occupaient l’angle laissé par le grand. Il s’avança et se pencha sur le plus proche, sa fille y dormait d’un sommeil d’ange, et cette vision, qu’il n’osa troubler d’une caresse, retint un long instant son esprit tout entier.

Florida s’était glissée entre lui et le second berceau.

- ʺ T’âs pris eún nourrisson ? demanda-t-il inquiet.

- ʺ Milien ! Bats moi ! Tue-moi ! Mais lui, ne le touche pas !

Voilà donc ! Il eut un vertige. Chancelant, il voulut passer outre, pour voir… Tombée à ses genoux, elle ceintura ses cuisses. Il avait aperçu, au creux de l’oreiller, la petite boule noire.

Il alla s’affaisser sur un siège, le front dans la paume, auprès de l’âtre éteint.

Elle parlait, elle parlait, alignant les mots de repentir. Mais, lui n’entendait pas. Plongé dans son chagrin, son cerveau meurtri superposait à cette vision, celle d’une ferme de Prusse, d’une petite goton grasse, aux tresses blonde, et aux yeux si bleus, si bleus…

- ʺ Et qui ? ʺ demanda-t-il.

- ʺ Koumo, un prisonnier du camp… Oh ! Milien, rien qu’une fois, une seule, je le jure !

Il se laissa dégrafer sa vareuse, et enlever ses chaussures, ôta son pantalon ; puis il tomba sur la paillasse de seigle et s’endormit aussitôt, comme un ivrogne.

Florida vécut la plus terrible de ses nuits. Près de son Milien retrouvé qui semblait l’ignorer, dans l’angoisse, elle espérait son pardon.

A travers la découpure du volet, un rais de jour glissa. Milien s’étira, le cœur de Florida battit jusqu’à la syncope. Milien s’approcha, et colla sa bouche à la sienne. Puis il desserra son étreinte. Sans mot dire, il se vêtit, avec les gestes lents et mesurés de jadis, se rasa ; et après avoir serré sur son cœur Milienne, réveillée, qui se dérobait aux caresses de ce chemineau, il sortit.

Lors le gars parvint dans la cour de Bois-Loudon, sa mère préparait la chaudronnée. Dès qu’elle le vit, elle essuya ses mains à son tablier, et vint à sa devance.

- ʺ Eh ! bin ?  mon pau’ p’tit gars…

- ʺ Ah ! maman ! » Il l’étreignit en hoquetant, comme un gosse. Elle, pour le consoler, comme au temps où il marchait à peine, l’entraîna vers le clapier voir les lapins.

Dans le clos grillagé, une grosse mère toute blanche, aux yeux roses, veillait sur douze petits. Dans la case voisine, un albinos énorme, séparé de sa famille par un large treillis, broutait un pissenlit, le nez dans une maille. De l’autre côté, lui faisant vis-à-vis, un lapereau gris, le seul de la niché, grignotait le même brin. Quand leurs nez se touchèrent le gros lapin blanc lécha le petit museau gris.

- ʺ Eh ! bin ! dit Joséphine, sans malice, quai qu’t’en dis, d’més lapins ? ʺ

- ʺ J’dis, Maman, qu’i’ savant, bin mieux qu’nous, prend’ la vie du bon coûté. ʺ

Il entra dans la maison, déjeûna avec ses frères, et repartit vers sa demeure. Une demi-heure plus tard, dans ses vêtements d’autrefois, il redescendait, accompagné de Florida. De sa main droite, il conduisait Milienne, et sur son bras gauche se trémoussait Saloum, dont le crâne ingénu s’appuyait sur sa joue.

- ʺ Bonjou’, Papa ʺ dit-il à Prosper sortant d’on ne sait où.

- ʺ Bonjou’, mon Fî…. ça s’arrange, à c’que j’voès… ʺ

- ʺ Oui Papa, ça s’arrange. Mieux vaut qu’mill’ fous i’ rigolent, que d’voèr’ souffri’ quat’ malheureux. ʺ


Les Tourelles Gazonfier.
          Le Mans. Décembre 1946.

Prosper Bèroux (fin)


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