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P. Vinçard : Les Ouvriers de Paris – Le Carrier (1851)
VINÇARD, Pierre (1820-1882) : Les Ouvriers de Paris – Le Carrier (1851).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (27.II.2015)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux : nc) de La Liberté de penser : revue démocratique, n° 40 – mars 1851.
 
Les Ouvriers de Paris
Le Carrier

par
Pierre Vinçard

~ * ~

Intérieur d’une carrière. – Résumé historique. - Conducteurs. – Souchueurs.
 – Carrisseurs. – Trancheurs. – Hommes de peine. – Salaire. – Chômage.
– Statistique. – Célibataires. – Hommes mariés. – Parallèle du mineur et du carrier.
– Dangers, inconvéniens. – Société de secours. – Caractère.
Rapport entre les ouvriers et les patrons. – Chanson du carrier. – Dévouement mutuel.
Conclusion.



En se promenant aux environs de Paris, on aperçoit de grosses pierres brutes, à côtés desquelles se trouve une grande roue en bois qui de loin ressemble à une immense toile d’araignée. Si l’on approche, on voit au milieu des pierres un trou profond qui n’est autre qu’un puits.

C’est l’aspect extérieur d’une carrière (1).

Quoique l’impression produite par ces objets soit sévère et même triste, elle est cependant moins terrible que celle qu’on éprouve lorsque, descendant dans l’intérieur du puits, on pénètre dans la carrière. Les ouvriers y descendent au moyen d’une échelle fixée contre le mur, dont les échelons sont en fer et qui est semblable à une échelle de perroquet. Elle n’est attachée que du haut et remue au moindre choc qu’on lui imprime. Les puits sont d’ordinaire extrêmement creux. La carrière que nous avons visitée a un puits d’une profondeur de 23 mètres ; il y en a qui sont creusées jusqu’à 30 mètres au-dessous du sol. A mesure qu’on descend, la lumière du jour disparaît insensiblement et on se trouve dans l’obscurité la plus complète.

On est au milieu de longues galeries qui, quelquefois sont si basses, qu’il faut se courber pour les parcourir. Ces galeries sont formées de masses de pierre soutenues par quelques moellons ou des étais en bois.

Si la carrière est exploitée, on entrevoit au bout de ces galeries la forme des carriers qui se dessine à la lueur de petites chandelles qui servent à les éclairer. Un silence de mort règne partout, et il est peu de spectacles aussi solennels. Tout ce travail de l’homme qui veut dominer la nature inerte, qui la combat pour s’emparer de ce qui peut servir à son bien-être, cette lutte continue de la volonté humaine contre la matière, ces excavations irrégulières, désordonnées, semblables à des convulsions sauvages, ces énormes blocs arrachés des flancs de la terre, ces chemins percés en tous sens pour signifier qu’on ne laissera de repos à l’éternelle nourrice que lorsqu’elle cessera de satisfaire ceux qui la tourmentent, tout prouve que l’homme a remporté la victoire – chèrement achetée, il est vrai, – tout enfin est grave, imposant et porte à la méditation.

Ce tableau que nous avons vu et que nous ne pouvons reproduire, tant il a de grandeur et de majesté, s’efface bientôt pour être remplacé par un autre plus sombre, plus poignant encore, car ceux qui y figurent sont des créatures humaines.

Nous voulons parler de l’existence des carriers.

Jetons d’abord un coup d’œil général sur les carrières.

La pierre à bâtir, la chaux, le plâtre, la pierre meulière, la glaise, la craie, les marnes, le sable, etc., sont les principaux matériaux que l’on retire de l’exploitation des carrières. Ces pierres diverses sont par couches et placées ordinairement d’une façon horizontale, quelquefois oblique, et par hasard perpendiculaire.

Les environs de Paris sont très-riches en pierres de construction. Châtillon, Ivry, Vitry, Arcueil, Montrouge, Montmartre, etc., possèdent de nombreuses et productives carrières.

Les travaux et les outils du carrier sont à peu près les mêmes que ceux du mineur. Une fois la carrière ouverte et le puits établi, il s’agit de détacher d’énormes masses de pierres et de les couper ensuite par morceaux. Ainsi que dans la mine, on fait sauter la pierre au moyen de traînées de poudre, lorsqu’elle offre trop de résistance. Mais si les matériaux ne s’emploient qu’étant broyés, tels que la chaux, la craie, etc., l’emploi de la poudre à canon est continuel, tandis que pour la pierre dure, c’est par exception qu’on s’en sert.

Quand la pierre est placée à la superficie, ou à une profondeur peu sensible, on exploite la carrière à ciel ouvert, c’est-à-dire sans construire de puits. Dans le cas contraire, on pratique un puits, on forme des galeries semblables à celles que nous avons décrites et l’on extrait par cavage. Ce dernier travail est le plus dangereux.

Indépendamment de celles qui sont aux environs de Paris, on sait que la partie méridionale de cette ville a été bâtie sur des carrières qui ont été exploitées lorsqu’elle était renfermée dans la Cité. C’est ce qu’on nomme maintenant les Catacombes.

M. Trébuchet a donné à cet égard quelques détails que nous allons résumer.

Les monumens et les églises ont été bâtis avec des pierres provenant des carrières du faubourg Saint-Marcel et de celles qu’on ouvrit après au midi des remparts de Paris, près de l’Odéon, du Panthéon et des barrières d’Enfer et Saint-Jacques.

Ceci dura jusqu’au XIIe siècle, et lorsque Colbert fit rédiger le procès-verbal de tous les édifices anciens de la ville de Paris, les architectes recherchèrent les différentes espèces ou qualités de pierres que fournissaient les carrières des environs, afin de pouvoir déterminer ensuite celles qui avaient dû fournir les matériaux de tel ou tel édifice. Ces recherches donnèrent la preuve que ce ne fut qu’au milieu du XIIIe siècle que les carrières étant épuisées, on commença à amener à Paris des pierres venant de Saint-Leu, l’Ile-Adam, etc.

M. Héricart de Thury donne à ce sujet d’autres renseignemens : « Du moment, dit-il, que l’exploitation à découvert devint trop pénible ou trop dispendieuse, par l’effet des déblais et de l’épaisseur du recouvrement de la masse de pierre, les travaux se firent par des galeries souterraines, communiquant dans de grandes excavations le plus souvent irrégulières et soutenues sur des piliers de pierres isolés et ménagés dans la masse. Ce ne fut que plus tard que l’usage des puits s’introduisit, et probablement lorsque la pierre commença à s’épuiser sur les flancs des collines. » On évalue l’espace occupé par les carrières à un sixième de la surface de Paris.

Les détails que nous venons de donner étaient nécessaires pour que le lecteur comprit ce que nous avons à dire sur les carriers.

Nous avons besoin de répéter ici que nous nous efforçons de rester dans la vérité ; que plus les misères que nous signalons sont affligeantes et plus nous cherchons à ne rien exagérer. S’il nous était permis d’exprimer ce qui s’est passé dans notre esprit chaque fois que nous avons entrepris de pareilles études, nous dirions que nous avons comprimé les battemens de notre cœur, que nous avons voulu rester maître de nous même, afin de devenir impassible comme le médecin au chevet du moribond.

Une carrière est habituellement exploitée par cinq fractions d’ouvriers :

1° Le conduiteur, ou contre-maître, qui dirige les travaux ; il surveille les ouvriers et remplace le maître-carrier ;

2° Un ou plusieurs souchueurs, selon l’importance des travaux. On appelle ainsi ceux qui piquent la pierre et la détachent de la masse ;

3° Un ou plusieurs carrisseurs, qui, lorsque la pierre est détachée, lui donnent la forme première ;

4° Un ou plusieurs trancheurs, qui coupent la pierre par morceaux ;

5° Plusieurs hommes de peine, qui transportent la pierre et travaillent plus souvent au-dessus qu’au dedans de la carrière.

Le conduiteur gagne 3 fr. 50 c. par jour ; le souchueur, 3 fr. ; le carrisseur, 3 fr. ; le trancheur, 2 fr. 75 c., et les hommes de peine, 2 fr . 25 c. à 2 fr. 50 c.

Le chômage est indéterminé ; il dépend de l’extension que prennent les travaux de bâtiment. On peut, approximativement, le porter à trois mois, pendant lesquels les carriers ne peuvent rien faire, car ils sont incapables d’exercer un autre métier.

Pour cette profession, comme pour beaucoup d’autres, la statistique n’existe pas ; on ne saurait dire au juste quel est, dans le département de la Seine, le nombre des carriers. Ceux que nous avons questionnés nous ont répondu qu’en temps ordinaire on évaluait leur nombre à 16,000. Ce chiffre nous a d’abord paru trop élevé ; mais, après réflexion, nous avons remarqué que la carrière que nous venions de visiter portait le n° 2,001, et qu’en supposant qu’il y ait sept ou huit ouvriers dans chaque carrière, il était possible qu’ils fussent aussi nombreux. Pourtant, nous devons dire que ce numéro n’était pas le dernier, et que, d’autre part, il y a tous les jours des carrières abandonnées et de nouvelles qu’on commence à exploiter.

Les dangers des carriers n’ont de comparables que ceux des cérusiers. Ce que cette profession décime d’hommes chaque jour est incalculable.

Si les premiers travaux ont été solidement construits, si le puits est dans de bonnes conditions, les périls sont moindres ; mais il en reste encore beaucoup d’autres impossibles à prévoir et qui n’en sont pas moins terribles. Les blocs de pierre sont quelquefois soutenus par des éclats de bois insuffisans pour supporter des masses aussi pesantes.

Pendant des siècles entiers, les exploitations, n’étant pas réglementées, étaient entreprises au hasard, la routine seule servait de guide. Il résultait d’innombrables abus d’une telle incurie ; la perte de la matière, la difficulté de l’extraction, l’encombrement de la voie publique, des éboulemens, des affaissemens de terrains, quelquefois la destruction d’édifices construits avec peine, et, par-dessus tout, l’existence des ouvriers qui se trouvait compromise. Des milliers d’hommes furent ainsi engloutis sans attirer l’attention de l’autorité gouvernementale, sans qu’elle cherchât à prévenir le retour de pareilles calamités.

Ce fut à la suite d’un éboulement qui eut lieu en 1771, à la barrière d’Enfer, sur la route d’Orléans, que l’on commença à exercer sur ces travaux une sorte de surveillance. Cet éboulement avait été causé par une fouille faite au milieu du XVIe siècle ; il renversa une partie du pavé et dévasta les environs. Un architecte nommé Denis fut chargé de réparer le désastre, et descendit dans l’intérieur à une profondeur de cent pieds. Les doubles fouilles étaient littéralement les unes sur les autres ; l’étendue était de 150 toises ; les ouvriers qui travaillaient à réparer ce désastre étaient attachés par le milieu du corps, et l’un d’eux fut ainsi enterré à une profondeur de trente pieds.

Le seul bien qui résulta de cette catastrophe fut que le gouvernement s’occupa de ces travaux dangereux. Au mois de septembre 1776, un arrêt du Conseil ordonna des mesures pour lever les plans des carrières avant leur extraction. Le 4 avril 1777, un autre arrêté désigna le directeur-général des bâtimens et le lieutenant-général de police pour surveiller toutes les carrières. Depuis quelques années, et surtout depuis 1848, la surveillance de l’autorité est plus active pour protéger l’existence des carriers. On ne permet l’extraction qu’après une inspection rigoureuse. Malheureusement le travail en lui-même est si dangereux qu’il est difficile d’éviter les accidens.

Il n’est rien d’aussi saisissant que de voir le souchueur couché sur le dos ou sur le côté, – la place lui manque pour prendre une autre position, – piquer la pierre à petits coups pour lui donner du jeu et la détacher avec une pioche pointue des deux bouts. Littéralement couché dans un lit de pierre, il reste onze heures par jour dans cette position fatigante. Le bras s’engourdit tellement lorsqu’il n’est point habitué à ce genre de travail, que beaucoup de carriers ne peuvent devenir souchueurs.

Après avoir détaché la pierre on l’approche de l’ouverture du puits et on la monte à l’aide de la roue dont nous avons déjà parlé ; on la place sur le baquet, qui n’est autre qu’une grille de bois ressemblant à un plateau de balance auquel on adapte des chaînons et des crochets de fer, puis une partie des carriers restent en bas et les autres tournent la roue au-dessus de la carrière. Si la corde casse, les ouvriers sont écrasés sous le poids, qui est toujours considérable. Il y a des blocs qui pèsent jusqu’à 12,000 kil. ;  nous en avons vu un qui en pesait 10,000

Une Société mutuelle existe à Châtillon ; mais les sociétaires sont peu nombreux et les conditions d’admission sont trop difficiles à remplir pour que tous les carriers puissent en faire partie.

Elle ne compte que quatre-vingts sociétaires.

La profession de carrier ne demande pas d’apprentissage. Le courage physique et une grande prévoyance suffisent. Le meilleur carrier est celui qui a le plus d’expérience.

Les carriers mariés sont pour la plupart d’anciens militaires habitués aux souffrances de toute nature et que la crainte de la mort n’a jamais effrayés. Leur conduite est plus convenable, leurs habitudes plus douces que celles des carriers célibataires.

Ces derniers sont plus nombreux que les autres, et en voici la raison :

Les maîtres carriers sont en même temps aubergistes et logeurs, et ils n’embauchent que les ouvriers qui consentent à prendre leurs repas chez eux. Les hommes mariés préférant, par économie, se nourrir dans leur famille, sont choisis moins souvent que les jeunes gens. On ne les accepte que lorsque les travaux sont pressés et qu’il faut des ouvriers n’importe à quelle condition.

On a fréquemment comparé le carrier au mineur, sans se demander pourquoi le mineur, autant exposé aux blessures, à la mort que le carrier, aimait néanmoins son état avec passion, et l’abandonnait rarement, même dans un âge fort avancé, tandis que le carrier n’exerce le sien qu’avec répugnance et terreur, n’étant jamais aussi content que lorsqu’il quitte la carrière.

C’est qu’il y a dans ces deux métiers une grande différence.

Dans la mine, il règne un mouvement, une activité qui n’existe pas dans la carrière. Les ouvriers y sont nombreux, et la mine, malgré son aspect sinistre, a quelque chose qui plaît à certains caractères ; le bruit des détonations, les chants, la fumée, la fête patronale célébrée avec éclat, tout peut parler à l’imagination d’esprits incultes, mais souvent très-poétiques. Les hommes du peuple sont des poètes en action, et l’on ne saurait croire jusqu’à quel point ils aiment ce qui dans la nature présente un côté grandiose et majestueux. Ils ne se l’expliquent pas, ils ne sauraient s’en rendre compte, mais leurs émotions sont vives et fréquentes. A toutes les objections qu’on fera au mineur sur les dangers de sa profession, il répondra : J’aime mon état. Il y a dans ce mot toute une existence dont nous ignorons les mystères.

Nous avons déjà dit ce qu’est une carrière, et nous avons vu qu’elle ressemblait plutôt à un immense sépulcre qu’à un atelier. Il serait imprudent de rompre le silence, car il faut être attentif pour prévoir les éboulemens. La blancheur de la pierre donne à la carrière une physionomie terne et monotone. Lorsque les travaux sont en pleine activité, les carriers sont éloignés les uns des autres et ne peuvent causer. Dès qu’ils se rapprochent, c’est pour soulever à l’aide de crics des pierres énormes ; le moindre mot inutile prononcé en ce moment peut être fatal. Méfiance ! crie seulement l’un d’eux ; il y a tout un avertissement dans ce mot ; méfiance ! le plafond est crevassé, les moellons vont tomber, un éboulement va avoir lieu, méfiance ! Heureux encore si le temps ne manque pas pour le prononcer, ce mot sauveur, qui peut se comparer à celui du soldat en campagne : Sentinelles, prenez garde à vous ! Un homme dont le caractère serait jovial, et qui en ce moment ne contiendrait pas l’expression de sa gaîté, serait un homme dangereux.

Il y a des carrières tellement impraticables que les ouvriers les appellent des tue-hommes. L’existence du carrier est une appréhension continuelle, la mort est toujours présente à son esprit. S’il est blessé dans l’intérieur, qu’on juge de l’horrible supplice qu’il doit endurer pour remonter par le puits à l’aide du baquet. Les dangers qu’il court ne sont pas les seuls inconvéniens de son métier. Un grand nombre de carrières sont humides à ce point que les ouvriers travaillent dans l’eau jusqu’à mi-jambe ; les grenouilles et les rats s’y trouvent en quantité. Ces derniers sont de véritables fléaux ; ils dévorent les alimens, et comme en hiver les carriers ne remontent pas pour aller manger, il faut qu’ils aient le soin de suspendre leur nourriture dans des paniers à une hauteur assez élevée.

Ne pas voir la lumière du jour est aussi pour le pauvre carrier une souffrance qu’il faut endurer pour sentir combien elle est douloureuse. Travailler dans l’été, en pleine campagne, au milieu de tous les trésors, de tout le luxe de la végétation, savoir que le soleil brille au-dessus de soi, qu’il anime de ses rayons ce qui l’environne, ne pas ignorer que les arbres fleurissent, que la nature est joyeuse, que tout respire le bonheur, et être enterré vivant dans ce qu’on nomme une carrière pendant toute la journée ! au lieu de soleil n’avoir que la lueur de sales et puantes chandelles, être toujours entre le silence, les blessures ou la mort, n’est-ce point une condition digne d’être méditée par tous les hommes de cœur ? Nous souffrons en racontant cette agonie de plusieurs milliers d’hommes ; qu’on songe à ce qu’il y a d’affreux pour ceux qui la subissent.

Le caractère des carriers se ressent inévitablement de leur genre de travail. Mais nous devons dire que l’appréciation qui en a été faite, et qui leur est défavorable, renferme des exagérations peu conformes à la vérité. Les habitans des pays aux environs desquels sont placées les carrières font à ce sujet des récits qui ne sont pas confirmés par les faits. S’il y a eu quelque dévastation, si les haies qui bordent les vergers ont été détruites, si des fruits ont été volés, on en accuse les carriers. Leur intrépidité et leur adresse ont donné lieu à ces préjugés.

Nous avons vu les carriers au travail, nous avons causé avec eux, nous les avons interrogés, et leurs naïves et franches réponses nous ont prouvé qu’on les accusait à tort. Certes, ces hommes ont, par suite de la rudesse de leurs travaux et des dangers qui les environnent, des habitudes qui n’ont rien d’analogue avec celles des ouvriers des autres professions. La plupart ne savent pas lire, ce qui n’empêche pas que leur langage soit coloré et très-énergique. Quant à leur position infime, ils en ont conscience, et c’est toujours avec peine qu’ils descendent à la carrière. « Nous sommes bien tranquilles ici, disait l’un d’eux en prenant son repas, qui sait si ce soir nous existerons encore, ou si nous n’aurons pas un membre cassé par un éboulement. »

Les carriers s’enivrent fréquemment, et cela avec une frénésie qui pourrait bien être du désespoir. S’ils descendent travailler étant ivres, les plus grands malheurs les attendent. Ensuite, ils détestent les maîtres qui les occupent, et on ne peut leur en parler sans qu’ils expriment leur colère en termes violens. On ne s’explique cette animosité que par la modicité du gain des carriers, et par la négligence que les patrons mettent à tout ce qui regarde la vie de leurs ouvriers. Quand par hasard un maître témoigne de la bienveillance et de l’intérêt à ses carriers, ils savent lui rendre justice et sont les premiers à en parler. Cette haine des carriers pour leurs maîtres remonte à une époque très-éloignée, car nous avons sous les yeux une chanson que chantent les ouvriers depuis longtemps. Nous donnons cette pièce textuellement ; elle est une preuve à l’appui de ce que nous avons déjà dit et de ce que nous allons dire sur les carriers. Nous prions le lecteur de nous imiter en cette circonstance, c’est-à-dire de ne pas tenir compte des erreurs grammaticales et des fautes de versification qu’elle renferme. La vérité doit être acceptée partout où on la rencontre, et rien ne saurait mieux peindre l’existence du carrier que les couplets incorrects que nous allons citer. On ne peut exiger d’hommes abandonnés à eux-mêmes qu’ils aient l’instruction qu’on trouve chez les classes plus heureusement favorisées.


CHANSON DU CARRIER.


            Chers compagnons, voici le printemps arrivé ;
            Vos carriers vont être recherchés
            Pour construire tous ces beaux bâtimens,
            Dedans Paris on y voit l’ornement,
            Pour y construire tous ces beaux travaux,
            Tout ce qu’il y a de plus beau.
            Buvons un coup, chers compagnons,
            Puisque le vin nous semble bon.

            Soutenons-nous dans notre état
            Comme au beau milieu du combat.
            Faisons voir à ces Parisiens
            Ce que c’est que le devoir des carriers fins.
            Buvons un coup, etc.

            Vous autres maîtres carriers et tâcherons
            Respectez-bien vos compagnons ; (bis)
            Vos compagnons chéris
            Qui vous ont fait gagner votre vie,
            Qui vous ont mis le pain en main,
            Car vous en aviez grand besoin.
            Buvons un coup, etc.

            Maître ne soyez pas étonné
            Si nous quittons votre chantier.
            Nous ne voulons plus travailler pour vous,
            Car vous nous faites monter sur la roue.
            Gardez-ça pour vos limousins ;
            Placez ailleurs vos carriers fins.
            Buvons un coup, etc.

            Si par malheur dans notre atelier,
            Si quelqu’un se trouve blessé ;
            Nous devons lui prêter la main ;
            C’est le devoir des carriers fins.
            Buvons un coup, chers compagnons,
            Puisque le vin nous semble bon.


Une remarque que nous avons faite à propos des carriers, et qui peut s’appliquer à toutes les professions dangereuses, c’est le sentiment mutuel de fraternité qui existe entre eux. La carrière semble composée de membres d’une même famille ; un malheur, une calamité n’en trouve aucun indifférent. Dans l’intérieur de la carrière les disputes sont rares, et si un ouvrier frappe un de ses camarades, il est sévèrement réprimandé par les autres, et condamné à une amende de trois francs qu’il paie sur-le-champ. Jamais un carrier ne tiendra un mauvais propos pouvant nuire à la réputation de l’un de ses compagnons. Au contraire, il est toujours prêt à l’excuser. Lorsqu’un ouvrier arrive de province, et ce qui a lieu souvent, qu’il n’a pas de ressources, ses nouveaux camarades s’empressent de l’aider soit en répondant pour lui, afin qu’il puisse vivre, soit en lui prêtant des habits, de l’argent, etc. De tels procédés n’ont pas besoin de commentaires.

Rudes, indisciplinables, sans éducation aucune, puisque la plupart ne savent pas lire, ils sont détestés de ceux qui ne les voient que superficiellement ; leurs défauts sont tellement marqués qu’on ne s’aperçoit pas d’abord de leurs excellentes qualités ; mais, pour l’observateur qui, ne s’arrêtant pas à la superficie, pénètre au fond des choses, ces hommes sont dignes d’intérêt et d’affection. Leur candeur et leur dévoûment suffisent pour qu’on leur pardonne des fautes dont en réalité ils ne sont point coupables, puisqu’on les abandonne à leurs propres instincts, sans guide, sans conseils, et qu’on se contente de les accuser sans qu’ils puissent se défendre.

Qu’on prenne au hasard un homme dans une classe élevée de la société, qu’il soit forcé de vivre de cette vie d’isolement et de dangers perpétuels qui est l’existence du carrier ; que pour résultat d’un travail long et pénible, de blessures, d’infirmités incurables, de l’appréhension d’une mort affreuse, il ne reçoive que le salaire du carrier, il est certain que le caractère de cet homme subira de nombreuses modifications. S’il est doux, affectueux, il deviendra brusque, emporté ; si au contraire, il est irascible, méchant, ces vices prendront des proportions considérables, et il deviendra un objet de terreur et d’effroi : on le blâmera, on le condamnera sans pitié ; mais cherchera-t-on à connaître les véritables causes qui l’ont ainsi transformé ? Au lieu de le plaindre, de chercher à le rendre meilleur, on le déteste, on le méprise. Qu’en résulte-t-il ? Rien de bon, ni d’utile pour lui ou pour la société.

S’il était possible au juge de descendre dans la conscience de ceux qu’il condamne, ses sentences seraient moins sévères.

Un vieux soldat, que la nécessité avait contraint à devenir carrier, nous disait dans son langage énergique : « Voyez-vous, la carrière, c’est notre champ de bataille ; la seule différence entre nous et le soldat, c’est que si ce dernier meurt en combattant, le général à l’ordre du jour parle au moins de son régiment, au lieu que si l’un de nous reçoit une pierre sur la tête ou qu’un éboulement l’ensevelisse, il n’y a que sa femme et ses enfans qui le pleurent et le regrettent, le reste ne s’en occupe pas, ce n’est qu’un carrier de moins, et de nous autres on en trouve toujours plus qu’on n’en veut. »

Devant de telles misères, en présence de souffrances aussi navrantes, on se sent honteux d’oser se plaindre de ses douleurs individuelles. Les lamentations personnelles deviennent mesquines lorsqu’on a examiné la vie du carrier.

Pierre VINÇARD, Ouvrier.

NOTE :
(1) On désigne par ce nom une excavation pratiquée dans la terre, d’où l’on extrait, suivant les lieux, différentes sortes de pierres qui servent aux constructions et à divers objets d’art.


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