Voici vingt années déjà que je bataille dans le monde littéraire. J'ai lu sur mon compte de bien extravagantes choses, j 'ai reçu au passage des potées d'injures bien imprévues. Et je me croyais bronzé, incapable d'un nouvel étonnement. Mais certains critiques out juré de me stupéfier jusqu'au bout. Je reste béant depuis quinze jours devant les quelques hommes extraordinaires qui ont déclaré immorale Pot-Bouille, la pièce que M. William Busnach a si habilement tirée de mon roman.
Pot-Bouille immorale ! Et le comble est qu'une partie du public est tombée béatement dans cette bourde. Toutes les baignoires de l'Ambigu sont louées trois jours à l'avance. Des messieurs viennent voir la pièce en éclaireurs, pour savoir s'ils peuvent décemment y amener leurs dames. On entre au théâtre aves des regards méfiants en arrière, dans la crainte d'être aperçu par son concierge. C'est un bruit qui court la ville : " Ma chère, quelle pièce affreuse ! Il paraît qu'on fait là-dedans mille horreurs. Mon mari y est allé deux fois sans prendre encore un parti ''. Et je soupçonne les maris de profiter de l'occasion pour courir des guilledous inavouables. Ah ! bon public, comme on te trompe !
Pot -Bouille immorale ! Je serre ma tête entre mes deux mains et je me demande avec angoisse ce qui peut bien être moral au théâtre. Au fond, j'ai toujours cru que la moralité et le théâtre sont deux choses, qu'il suffit à une pièce d'amuser et d'être bien faite pour avoir son utilité. La plus haute moralité d'une oeuvre est d'être un chef-d'œuvre. Restons dans la comédie : est-ce que le théâtre de Molière est moral ? dois-je prendre pour exemples de moralité George Dandin, Tartuffe, le Misanthrope? Cela me trouble, je vois là des personnages fort vilains, et souvent même les coquins y triomphent. Si je remontais à l'antiquité, si je passais aux littératures des peuples voisins, mon embarras augmenterait. Les théâtres du monde entier vivent des crimes et des vices, le talent purifie tout, comme la flamme.
Mais il est inutile, au sujet de Pot-Bouille, de nous perdre dans ces considérations tant de fois discutées. L'art pour l'art n'est pas même en question ici. Je veux admettre que toute pièce doit être une anecdote de la morale en action, j'accorde qu'un auteur a le devoir de conclure par une leçon sous peine de mal faire. Et il se trouve que Pot-Bouille est justement bâtie d'après la formule impeccable qui aurait dû faire tressaillir d'aise les moralistes vertueux de la presse.
Mon opinion est bien simple sur la pièce : elle en est bête, tant elle est morale !
Prenez-la donc avec bonne foi, examinez-la donc.
Que dit-elle ? Voilà une famille que ravage le besoin de paraître. La plaie contemporaine est là, dans cet amour de l'argent, dans les mauvais exemples donnés à ses filles par une mère, qui personnifie la bêtise et la vanité de notre époque. Et la question du mariage se pose, du mariage bâclé comme une affaire véreuse, rendant à l'avance la vie conjugale insupportable, aboutissant fatalement à l'adultère. Au dénoûment, ce ferment mauvais a désorganisé la famille, dont il ne reste rien : la mère imbécile mourra sur la paille ; des deux filles, l'une est en fuite avec un amant, l'autre a été chassée par son mari tandis que le père, l'honnête homme, meurt foudroyé par la douleur. Est-ce que cela ne vous suffit pas, quelle leçon morale vous faut-il donc ?
Ce n'est pas tout, pourtant. L'adultère, poétisé par la littérature romantique d'hier, est ici cravaché comme une bête immonde. Jamais encore on n'avait dit si énergiquement aux femmes chancelantes que la faute est misérable et vulgaire, qu'elles ont tout intérêt à être heureuses avec leur mari, même s'il est sans intelligence et sans beauté. Cet amant, aux bras duquel elles tombent, est un coureur d'aventures, qui, pour une heure de retard dans un rendez-vous, se mettra à aimer la première voisine venue. Et il y a, en outre, le choeur des bonnes, le choeur antique comme on l'a dit avec justesse, la voix d'en bas qui juge les maîtres. Chaque défaillance du salon est traînée dans les ordures de l'office. N'est-ce point assez encore, n'êtes-vous pas gorgés de morale ?
Moi , elle m'écœure, il y en a trop. Ce pauvre amour coupable, cette famille malade de luxe, sont vraiment fustigés d'une main trop rude. M. Busnach l'a si bien compris, avec son flair du théâtre, qu'il s'est gardé de tailler dans le roman le drame noir qu'on pouvait attendre. Cela aurait pris un accent de satire insupportable. Et il a tourné les choses au comique, i1 a même parfois versé dans la farce, ce qui est une preuve d'esprit. La pièce est ainsi devenue une des plus amusantes qu'on ait jouées depuis longtemps.
Dès lors, nous voilà en plein dans de la morale de belle humeur. Les vices ont presque disparu, il n'y a plus guère que des ridicules. Sans doute, sous les plaisanteries, on sent parfois la leçon amère du vrai ; mais n'est-ce pas la vieille devise du théâtre, de châtier les moeurs en faisant rire ? A la place de M. Busnach, j'enverrais ma pièce à l'Académie, je demanderais pour elle le prix Montyon, car aucune autre n'a osé attaquer si vertement aux causes qui détraquent la famille et le mariage. Remarquez qu'il ne s'agit point d'une polissonnerie aimable comme les vaudevilles qui font courir tout Paris. L'auteur est dans une généralité sociale, il n'invente pas pour chatouiller le public aux endroits sensibles, il montre simplement un coin de la laide cuisine de certains ménages en se hâtant de charger les effets, afin de faire passer la leçon. S'il n'y a pas là un moraliste, je ne sais plus ce que les mots veulent dire, je livre à la critique ma pauvre tête bouleversée et endolorie.
Il est vrai que tout le monde ne trouve pas Pot-Bouille immorale. C'est là un raffinement de mauvaise foi qui appartient seulement à des natures d'élite. D'autres, tout en voulant bien reconnaître la forte leçon contenue dans la pièce, en déplorent quelques phrases et certains personnages épisodiques. Selon eux, ce sont ces détails qui out suffi à effaroucher les âmes scrupuleuses.
Vraiment, il y a là une délicatesse rare. Je ne m'imaginais point que des personnes habituées au mauvais style des opérettes sans couplets pussent se blesser ainsi d'une langue franche et solide, appelant parfois les choses par leurs noms. Le mal sans doute est que nous ne soyons pas dans un opéra-comique et que les bonnes parlent ici comme des bonnes. Mais qu'y faire, quand on n'a pas un poëte sous la main pour traduire en langage noble le train ordinaire de la vie ?
Cette question de la langue, au théâtre, est peut-être le plus sérieux obstacle, qui, longtemps encore, y retardera le triomphe de la vérité. On peut oser toutes les situations, le répertoire est plein de gredins abominables et de crimes odieux ; et, très souvent, c'est dans les oeuvres efféminées des petits auteurs bourgeois qu'on rencontre des combinaisons radicalement ordurières. Seulement, la forme intervient, une forme pompeuse pour les tragiques, une forme douceâtre pour les galantins du succès. Dès lors, tout passe, l'expression fausse cache la vilenie du fond, les faits les plus condamnables se délayent en une bouillie incolore et insipide, que le bon public avale comme une crème. Vous les connaissez, ces pièces où pas un des personnages n'a une langue personnelle, où le même lot de phrases tièdes coule de toutes les bouches, où le faux esprit de Paris se débite par tranches coupées à l'avance, ainsi que de la galette. Et, comme il y a là une absence totale de style, la critique se hâte de trouver ça bien écrit.
Aussi comprend-on la stupeur lorsqu'un auteur s'avise de faire parler à chacun sa langue. Eh quoi ! cette servante ne parle pas comme une duchesse ? mais c'est monstreux ! Puis, voilà un mari, qui, dans une querelle terrible avec sa femme, s'avise de ne pas avoir la noblesse de Ménélas et s'emporte jusqu'à lâcher un gros mot. Fi, l'horreur ! il faut que le monsieur qui a écrit ce dialogue vive dans un singulier monde pour croire qu'on est violent quant on se fâche. Du reste, les autres personnages sont aussi répugnants : croiriez-vous qu'ils causent sur les planches comme on cause à la ville, non plus en phrases toutes faites, mais selon leur personnalité et en obéissant au train-train de leur existence ? Le grand épouvantail est là, une telle forme vraie ne peut se tolérer. On fait certainement pis dans les théâtres voisins, mais le ronron des périodes banales y endort les scrupules du public.
C'est comme les deux personnages épisodiques, qu'on a blâmés dans Pot-Bouille, un vieux coureur qui entretient une petite rouée, un jeune gaillard du meilleur monde qui s'oublie avec les bonnes : a-t-on idée de deux goujats pareils ! Cela ne s'est jamais vu, n'est-ce pas ? Je suis resté stupide devant cette explosion de dégoût, et je confesse que je ne comprends pas encore. Mais rien n'est moins neuf que ces deux figures, elles sont lasses de traîner dans les vaudevilles du Palais-Royal ! Par quelle aventure ce qui est permis aux autres oeuvres devient-il inadmissible dans Pot-Bouille? Question de forme toujours. Le vrai soulève le coeur, tandis que la fantaisie polissonne chatouille la sensualité d'une salle. Et le plus drôle est que les deux personnages, pris au roman, sont tellement atténués que je défie une femme vraiment honnête de s'en blesser. On s'indigne de confiance ; j'entendais une jeune fille s'écrier, l'autre soir, en sortant de l'Ambigu : " Mais ils sont très amusants, on les disait si affreux ! "
Justement, j 'ai relu hier la préface que Beaumarchais a écrite pour Le Mariage de Figaro, et j'ai été surpris d'une étrange coïncidence : si j'étais l'auteur de Pot-Bouille, je n'aurais qu'à copier cette préface, dont presque toutes les phrases s'appliqueraient exactement à ma pièce.
Le 27 avril prochain, il y aura juste cent ans que Le Mariage de Figaro a été représenté, après neuf ans de luttes soutenues par l'auteur, et au milieu de l'immense retentissement que l'on sait. Le succès fut énorme, la pièce fit rire tout Paris, ce qui n'empêcha pas que jamais pièce ne fut plus attaquée, plus niée, plus traînée dans la boue. Des libelles couraient, des épigrammes en vers, des pamphlets en prose. Et Beaumarchais, qui ne se laissait pas égorger sans crier, cria de la belle façon.
On lui avait reproché, comme à nous, son "indécence théâtrale", et il répondait : " A force de nous montrer délicats, fins connaisseurs, et d'affecter, comme j'ai dit autre part, l'hypocrisie de la décence auprès du relâchement des moeurs, nous devenons des êtres nuls, incapables de s'amuser et de juger de ce qui leur convient ".
On lui avait reproché, comme à nous, son mélange de valets et de maîtres, et il répondait : " J'ai pensé, je pense encore, qu'on n'obtient ni grand pathétique, ni profonde moralité, ni bon et vrai comique au théâtre, sans des situations fortes et qui naissent toujours d'une disconvenance sociale dans le sujet qu'on veut traiter "- Vous le voyez, tous les mots portent.
On lui avait reproché, comme à nous, de n'avoir mis que des coquins à la scène, et les ressemblances s'accentuent encore lorsqu'il répond : " Tous ces gens-là sont loin d'être vertueux ; l'auteur ne les donne pas pour tels : il n'est le patron d'aucun d'eux, il est le peintre de leurs vices. Et parce que le lion est féroce, le loup vorace et glouton, le renard rusé, cauteleux, la fable est-elle sans moralité ? " Plus loin, il conclut en disant : " On ne peut corriger les hommes qu'en les faisant voir tels qu'ils sont. La comédie utile et véridique n'est point un éloge menteur, un vain discours d'académie ". Ne sommes-nous pas en plein dans Pot-Bouille ?
Enfin, - car il faut se borner, - on lui avait reproché, comme à nous, de peindre des mauvaises moeurs de fantaisie. Ici, la rencontre devient vraiment singulière. Beaumarchais dit en terminant : " Le grand défaut de ma pièce serait que je ne l'ai point faite en observant le monde ; qu'elle ne peint rien de ce qui existe et ne rappelle jamais l'image de la société où l'on vit ; que ses mœurs, basses et corrompues, n'ont pas même le mérite d'être vraies ". Ah ! mes amis, laissez-moi rire : je crois lire les articles qu'on bâcle sur mon roman depuis deux années, et les feuilletons dont on a encore essayé d'écraser la pièce, il y a quinze jours. Ce sont les mêmes mots, les mêmes phrases. Beaumarchais, en écrivant sa préface, ne se doutait guère qu'elle nous défendrait, un siècle plus tard.
Maintenant, je n'ai qu'un souhait à faire : c'est que Pot-Bouille, après avoir subi les mêmes attaques, ait la même fortune que Le mariage de Figaro.
Mais je ne voudrais pas finir en passant pour un naïf. Je suis parti en campagne contre les gens qui ont déclaré l'oeuvre immorale, et je me doute un peu que la moralité, dans l'affaire, est bien le cadet de leurs soucis.
Dans la préface de Beaumarchais, dont je viens de citer des phrases, on trouve encore ce passage typique : " Il y a souvent très loin du mal que l'on dit d'un ouvrage à celui qu'on en pense. Le trait qui nous poursuit, le mot qui nous importune reste enseveli dans le coeur, pendant que la bouche se venge en blâmant presque tout le reste. De sorte qu'on peut regarder comme un point presque établi au théâtre, qu'en fait de reproche à l'auteur ce qui nous affecte le plus est ce dont on parle le moins ".
Eh bien ! je finis par croire que les gens qui se sont fâchés, loin de trouver Pot-Bouille immorale, l'ont trouvée trop morale. Peut-être ont-ils des bonnes dans leur existence, ou des mariages malpropres, ou des adultères qui saignent encore. J'imagine que certains mots sont allés écorcher leurs plaies secrètes, ce qui excuse leur cri de douleur. Comment expliquer autrement le silence qu'ils gardent sur la forte leçon de la pièce ? S'ils n'en parlent pas, comme l'analyse si finement Beaumarchais, c'est que cette leçon est le mot importun qui leur est resté en plein cœur, ainsi qu'une lame de couteau.
Oui, Pot-Bouille est trop morale, trop dure pour nos vices ; elle découvre trop brutalement l'ulcère de l'époque ; et si, malgré le grand succès de la première représentation, il y a eu des colères le lendemain, de la boue lancée aux auteurs, si l'on a tenté d'assassiner la pièce dans certains comptes rendus, comme on supprime au coin d'un bois une personne qui vous gêne ; il faut en chercher l'unique raison dans les vérités qu'elle a jetées au visage des gens. Sous le rire, on a senti le coup de fouet. On ne veut pas qu'elle soit morale, parce qu'on refuse violemment d'accepter la leçon.
L'œuvre aura sa fortune, aujourd'hui ou plus tard, et tout ceci n'est écrit que pour ajouter une ligne à l'histoire littéraire de notre temps. Mais, si j'avais quelque crédit auprès de la bourgeoisie française, je lui dirais de ne pas tenir rancune à la pièce sous le prétexte qu'elle malmène des bourgeois. Elle est sans danger pour les familles, sa franchise ne troublera aucune tête. Vous pouvez y mener votre femme et votre fille, et tant mieux si elles se révoltent un peu, entre deux éclats de rire : c'est que la morale aura porté. Je défie que la jeune fille romanesque, que l'épouse coupable, n'aient pas un frisson, en sortant de l'Ambigu. La vérité est saine, c'est dans le fumier du mensonge que poussent toutes les fautes.
Il me reste à associer au succès de Pot-Bouille M. Emile Simon, le directeur de l'Ambigu, qui a monté la pièce avec un sens très moderne du théâtre, et les artistes dont l'intelligence et la vaillance ont assuré la victoire dans cette bataille attendue.
C'est au jeu de Mme Aline Duval, si fin et si plein de belle humeur, que le rôle de Mme Josserand a dû de ne pas trop effaroucher : elle s'y est montrée grande comédienne, surtout au premier acte, par la pointe de fantaisie qu'elle a introduite dans la stricte vérité du personnage. Et il faut ajouter que Mme Kolb, dans le rôle de Berthe, l'accompagnait de toute sa science, jeune fille d'une mauvaise éducation adorable au premier acte, irrésistible chanteuse de niaiseries sentimentales au second, épouse fatalement adultère au troisième, amante querelleuse et sans plaisir au quatrième : rôle d'une difficulté énorme, contenant l'analyse d'une vie entière, très ingrat, très antipathique, et dont l'artiste s'est tirée avec une souplesse et une abondance de ressources extraordinaires. Je dois nommer aussi Mme Augustine Leriche, d'une verve, d'un éclat si amusant dans le rôle d'Adèle, dont elle a fait une figure inoubliable ; Mme Antonia Laurent, qui n'avait que deux courtes scènes et dont la Rachel restera pourtant comme une création ; Mlle Valette, une Marie Pichon délicieuse de bêtise bourgeoise, d'innocence au delà du mariage, tombant à la faute par ignorance romanesque ; Mlle Vrignault, qui a réussi à rendre charmante la désagréable Hortense ; Mmes Bévalet, Valatte, Helmont, enfin toutes celles qui ont complété le remarquable ensemble.
Du côté des hommes, l'interprétation n'a pas moins été hors ligne. M. Delannoy a, dans Josserand, résumé et couronné sa longue carrière dramatique, à la fois d'une bonhomie pénétrante et d'une émotion montant jusqu'au frisson du drame : le bonhomme résigné du premier acte, le père attendri du troisième, est mort au cinquième avec une ampleur vraiment tragique, qui a soulevé une tempête d'applaudissement. Un gros succès a été fait également à M. Courtès, dans sa querelle du troisième acte, qu'il a enlevée avec une énergie superbe ; et, pour ma part, je l'ai goûté autant, sinon plus, dans les parties comiques du second acte, où il a montré une originalité si gaie. D'autre part, on ne saurait trop louer M. Bertal de la manière dont il a composé Octave Mouret, avec la légèreté, les coups de caprice, le vif appétit de fortune, qui rendent cet amant peu scrupuleux supportable à la scène. Enfin, je me reprocherais de ne pas rendre justice au Trublot correct et fantaisiste de M. E. Petit, un des personnages qui ont le plus porté, au Bachelard canaille et ramolli de M. Blaisot, jusqu'aux bouts de rôle, que MM. Herbert, Maxnère et Dherbilly tenaient avec talent.