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Eugène Mouton : Le Boeuf MOUTON, Eugène (Mérinos) : Le Boeuf
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (19.06.1997)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55
E-mail : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com
http://ourworld.compuserve.com/homepages/bib_lisieux/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Le Boeuf
par
Eugène Mouton

~~~~

Procumbit humi bos !

L'événement que je vais vous conter mérite, par son étrangeté merveilleuse, d'être gravé sur les tablettes de l'histoire.

Après avoir pris un premier corps sous la forme d'une de ces nuées de cancans qui s'élèvent dans les petites villes à la suite de tout incident notable, le narré s'en est définitivement fixé en un récit exact, complet et authentique, qui, après avoir plus d'une fois défrayé les conversations de tout le pays, est parvenu à mes oreilles un jour que je me trouvais de passage dans une petite ville que vous connaissez peut-être et qui s'appelle Cerceau-la-Toupie : c'est à Cerceau-la-Toupie que le fait est arrivé.

Cette histoire est féconde en enseignements et fertile en émotions tour à tour douloureuses et réjouissantes.

Mais ce n'est pas son seul mérite : sans parler de l'agrément que vous trouverez à vous instruire d'un fait que vous ne connaissez pas, elle renferme une grande leçon morale, car c'est la Providence qui l'a fait arriver.

M. L'Eclanché, maître des cérémonies des Pompes Funèbres de première classe en retraite, et qui dans sa jeunesse avait été un sous-officier distingué du corps des infirmiers militaires, occupait à Cerceau-la-Toupie, sur la place aux Oies, une maison qui faisait la joie de son propriétaire et l'ornement de la cité.

Cette maison était construite en gros blocs de rocaille, avec des encadrements de coquillages et de madrépores aux fenêtres ; ces fenêtres étaient en plein cintre, partagées par une colonne torse surmontée d'un chapiteau d'ordre toscan ; une grande porte ogivale moyen âge, ornée de niches où se dressait tout un peuple de petites statuettes, donnait accès dans cet étrange et merveilleux édifice, qu'on venait voir de dix lieues à la ronde.

M. L'Eclanché, propriétaire et inventeur de ce monument, était un de ces déclassés à rebours, oserai-je dire, que le sort se plaît à tirer tout à coup d'une condition médiocre pour les guinder inopinément à une hauteur de fortune où le vertige les étourdit complètement et les met dans l'impossibilité absolue de jouir de leur bonheur. M. L'Eclanché, au retour d'un convoi de première classe où il avait répété pour la centième fois, avec ce sourire engageant que vous savez : «Messieurs, quand il vous fera plaisir», trouva chez lui un journal où il apprit qu'il venait de gagner cent mille francs à la loterie.

Lorsqu'il se fut relevé de l'effroyable maladie que cette nouvelle lui avait causée, il prit sa retraite, vint s'établir à Cerceau-la-Toupie, son pays natal, et s'occupa de réaliser les rêves de toute sa vie : et il y en avait beaucoup.

D'abord, M. L'Eclanché, qui, en sa qualité d'ex-infirmier militaire et d'employé aux Pompes Funèbres, n'avait jamais navigué, s'était épris d'une folle passion pour la mer et pour la marine. De plus, la fréquentation des malades et des cimetières lui avait inspiré un goût très vif pour la science et pour les monuments. Enfin cette vie continuelle de représentation, en habit à la française, en culottes courtes, avec l'épée au côté et le chapeau sous le bras, dans les cérémonies funèbres, lui avait donné une pointe d'ambition : à force de se frotter à des défunts de haut parage, il en était venu à désirer passionnément d'avoir de son vivant une place dans ce grand monde dont il ne connaissait que la dernière scène.

En arrivant à Cerceau-la-Toupie il résolut donc de se poser en marin, en artiste, en savant, en homme de la haute société. À cet effet il commença par se construire l'espèce d'aquarium que vous savez en y encastrant toute espèce d'ornements architecturaux, puis il fit de son intérieur un véritable musée où il entassa tout ce qu'il put trouver de vieilleries dans le pays. Cela fait il entreprit d'installer chez lui un appareil d'éclosion pour les poissons, une magnanerie modèle, un système pour faire de la glace. Il eut dans son jardin un rocher à cascades, des jets d'eau avec de petits bonshommes qui se soutenaient au bout ; il entreprit aussi de résoudre le problème de la direction des aérostats, et enfin il lui arrivait parfois de dire : - Il faudra pourtant bien que je voie un peu à la quadrature du cercle, quand j'aurai le temps...

De tout cela il résultait que la maison de M. L'Eclanché était du haut en bas un vrai fouillis d'objets de toutes sortes et de toutes formes, où l'on ne pouvait faire un pas sans se heurter ou s'accrocher à quelque objet encombrant ou fragile.

La pièce principale, celle qu'habitait de préférence M. L'Eclanché et qu'il appelait l'atelier, était située au second, vis-à-vis d'un escalier très large dont la cage était carrée avec des paliers à tous les angles. Cet escalier, tout en pierre, ouvrait au fond du vestibule, lequel donnait sur la place par un large perron de trois marches.

Le 17 septembre 1845, à une heure et demie, «de relevée», M. L'Eclanché était dans son atelier, occupé à transvaser ou à tourmenter de petits poissons qui venaient d'éclore dans son appareil de pisciculture, lorsqu'un coup violent fut frappé à sa porte. Sans se retourner, incliné qu'il était sur ses petits poissons, il dit :
- Entrez :

Un pas extraordinairement lourd retentit ; M. L'Eclanché, croyant avoir affaire à un paysan et tout occupé de ses poissons, dit au survenant, toujours sans tourner la tête :

- Qu'est-ce que vous voulez ?
- Mmmmmhhhh!!! Un beuglement épouvantable fit trembler toute la maison, et l'infortuné M. L'Eclanché, se retournant, vit devant lui, debout, le mufle allongé jusqu'à le toucher, un boeuf !

Oui, un boeuf ! Trois cents kilogrammes de viande sur pied, avec la peau, les os, le suif, les issues, tout, et plein de vie et de santé ! Un article de boucherie, une pièce de bétail, un immeuble par destination !

Une invraisemblance, une impossibilité, un cauchemar, un épouvantement !

Et M. L'Eclanché porta la main à son front, et ses jambes se dérobèrent sous lui, et il s'affaissa sur une chaise, et ses bras tombèrent le long de son corps, et sa tête s'inclina sur sa poitrine.

Alors le boeuf, levant la tête au plafond, se remit à faire :
- Mmmmmhhhh!!!!

Puis, baissant la tête, il flaira M. L'Eclanché sous le nez.

Alors, comme si ce souffle redoutable lui eût rendu la vie, M. L'Eclanché se détendit à la manière d'un ressort et se trouva lancé le corps à moitié hors de la fenêtre, et il cria :

- Au secours !

Considérez, je vous prie, avant d'aller plus loin, combien était étrange et digne de sympathie la situation de l'honorable M. L'Eclanché. Certes la vie, comme chacun en est d'accord, est pleine de maux et de misères : et ce n'était pas un homme comme M. L'Eclanché, un homme qui avait tant de fois vu la mort de si près, qui aurait pu se faire illusion sur l'instabilité des choses humaines. Mais il y a des événements, ceux de l'ordre normal, qu'on peut prévoir et dont on peut supporter le poids : tandis qu'il y en a d'autres, ceux de l'ordre phénoménal, auxquels on ne doit pas s'attendre, et qui nous renversent infailliblement sous leur choc imprévu : l'apparition d'un boeuf vivant au beau milieu d'une chambre, au second étage, au moment où un citoyen laborieux et éclairé se livre à l'étude de la pisciculture, est évidemment et au premier chef un événement de l'ordre phénoménal.

Mais en se précipitant à la fenêtre M. L'Eclanché vit une autre scène faite pour mettre le comble à son épouvante. La place aux Oies (laquelle est très petite, comme vous savez, et dont les avenues sont fort étroites, les rues de Cerceau-la-Toupie n'ayant guère plus de deux mètres de largeur), cette place, dis-je, entièrement bourrée d'un troupeau de boeufs se bousculant, se montant les uns sur les autres et poussant d'affreux beuglements, n'offrait à l'oeil qu'une surface houleuse de croupes et d'échines hérissée de cornes et de queues, où l'on voyait surgir et plonger tour à tour la tête et les pieds de devant d'un boeuf à cheval sur la croupe d'un de ses congénères ; celui-là retombait, un autre s'élevait, et pendant ce temps une partie du troupeau, formant tête de colonne, avait envahi le perron de la maison L'Eclanché et cherchait à en forcer le passage pour pénétrer dans l'escalier à la suite du boeuf qui fait le sujet principal de cette histoire. Deux des toucheurs de boeufs étaient sur le seuil de la porte et faisaient un moulinet héroïque et désespéré pour repousser les assaillants.

À cette vue M. L'Eclanché perdit subitement la voix et les jambes, et se ployant en deux sur le bord de la fenêtre, la tête en bas et les bras pendants, il y demeura dans l'attitude misérable d'un polichinelle en disponibilité. En même temps apparurent à toutes les fenêtres de la place des créatures de sexe et d'âge variés, qui se penchaient au dehors, les bras en croix, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, comme des prédicateurs, et qui criaient à tue-tête.

Ce premier tableau dura peu. En quelques minutes tout Cerceau-la-Toupie était sur pied et se dirigeait vers la place aux Oies. On n'y pouvait pénétrer à cause des boeufs, et des colloques s'étaient engagés entre les gens des fenêtres et les survenants à l'effet de savoir comment dégager la place, lorsque le marchand de boeufs, qui s'était attardé dans un cabaret du faubourg, arriva sur le lieu du tumulte.

À l'aide de quelques personnes il ne tarda pas à débrouiller cet écheveau de cornes et de queues, et le troupeau, calmé et remis en ordre, s'écoula par la rue des Pincettes, dégageant la porte de la maison L'Eclanché.

On put alors s'occuper du sauvetage du pauvre monsieur, et de la recherche du boeuf égaré.

Pendant qu'un groupe de citoyens sans caractère officiel se livrait à ces délibérations incohérentes et tumultueuses qui sont le préliminaire obligé de toute résolution importante ; pendant qu'un choeur de femmes éplorées s'abandonnait à des lamentations entremêlées de cris aigus, les autorités, prévenues par le tambour de la ville, arrivaient de différents côtés. Le maire, le commissaire de police et le capitaine des pompiers, parurent d'abord au coin de la rue Saint-Pantaléon ; un autre groupe, composé du juge de paix, du greffier, du premier adjoint et des deux huissiers, s'avança par la rue des Calottes ; enfin, du côté du Minage, on vit déboucher la brigade de gendarmerie renforcée de deux ou trois fins chasseurs armés de leurs fusils.

Il y a quelque chose de très malheureux à Cerceau-la-Toupie : c'est que, depuis que le monde est monde, le maire et le juge de paix ont toujours été à couteaux tirés : par une conséquence de cette première donnée, le greffier est du parti du maire, et le premier adjoint, du parti du juge de paix ; les huissiers se partagent ; on s'arrache tour à tour les commissaires de police qui se succèdent, et quant aux brigadiers de gendarmerie, instruits par la disgrâce qui a frappé deux ou trois de leurs prédécesseurs, ils gardent la plus stricte neutralité.

Après en avoir conféré en aparté pendant quelques minutes, les trois groupes se rapprochèrent. Le maire, homme très faible et très craintif de caractère, opina le premier :
- Il faut tout de suite envoyer là-haut des hommes résolus, qui attacheront le boeuf et le feront redescendre.

Le commissaire de police, le greffier, l'huissier Pattenoire et le capitaine des pompiers, firent un signe d'assentiment ; le juge de paix, sans dire oui, ne dit pas non. Mais le premier adjoint, voyant qu'on allait s'accorder, se mit immédiatement en travers :
- Vous n'y pensez pas, messieurs ! Est-ce que vous croyez que ce boeuf va se laisser attacher ? Et en l'admettant, vous vous imaginez qu'on pourra lui faire descendre l'escalier ?

Cette première objection mit le feu aux poudres. Une discussion animée s'engagea, puis s'aigrit, puis s'envenima, et finalement le premier adjoint en vint à attaquer l'administration du maire, énumérant tous les actes de ce magistrat pour les ridiculiser ou les flétrir. Le pauvre maire, excellent homme, balbutia et se mit à pleurer : ce que voyant, le capitaine des pompiers, qui était un homme de six pieds avec de longues moustaches rousses, prit le maire sur son coeur et cria à l'adjoint, qui s'en allait :
- Vous êtes un polisson !

Ainsi il ne suffisait pas que l'introduction d'un boeuf dans la maison de M. L'Eclanché eût eu déjà pour effet de saccager l'intérieur et de compromettre la vie de cet homme respectable : de ce second étage, où sa présence était un défi à toutes les convenances sociales, cet animal soufflait la discorde parmi les autorités constituées de tout le canton !

Cependant le corps de M. L'Eclanché pendait, toujours inerte, en dehors de la fenêtre. Il y serait longtemps demeuré sans l'arrivée d'un nouveau personnage, M. Anastase Marcassus, receveur de l'enregistrement à Cerceau-la-Toupie.

M. Marcassus était un de ces hommes que la Providence, en ses impénétrables desseins, lâche de distance en distance au milieu des sociétés humaines pour rappeler à chacun que la vie est un combat et que l'ennemi rôde incessamment autour de nous quaerens quem devoret. Aux yeux de M. Marcassus, le genre humain tout entier n'était qu'un vil troupeau de bêtes rétives et indisciplinées «qu'il fallait faire marcher», disait-il, et dont il s'était constitué le chien. En conséquence il mordait aux jambes quiconque ne se conduisait pas à sa fantaisie, et sauf quelques bonnes ruades qu'il avait attrapées par-ci par-là, il savait, comme les chiens de bouvier, se raser à propos et laisser passer le coup de pied par-dessus la tête.

Ce méchant homme, qui de plus était un sot animal, ne vivait que d'orgueil et d'envie. Son unique soin était de rechercher avec un art infernal toutes les occasions de prendre en faute, non seulement les fonctionnaires qui avaient affaire à lui, mais surtout, et c'était alors sa joie suprême, les personnes placées en dehors de la hiérarchie officielle. Ferré à glace sur tout ce qui se rapportait à son service, il ne s'était jamais laissé prendre lui-même en faute, et il ne soulevait pas une affaire désagréable pour l'administration sans s'être cuirassé par avance d'une circulaire qui le justifiait pleinement : aussi, à la direction du chef-lieu, ses chefs ne le désignaient-ils que sous le nom de «l'exécrable receveur».

Au physique, grand, maigre, voûté, le cou démanché en avant, avec la face blême et l'air consterné d'un pierrot, M. Marcassus était vêtu d'une longue redingote noire à grandes poches, d'un pantalon noir, d'un gilet jaune et d'une cravate blanche à trois ou quatre tours, le tout surmonté d'un interminable chapeau à larges bords plats posé en arrière de la tête.

Comme beaucoup de ses pareils ce mauvais homme se posait en bienfaiteur de l'humanité : il s'occupait d'instruction primaire ; il s'occupait de sauvetage surtout, et il n'y avait pas d'incendie ou de distribution de prix où on ne le vît arriver à pas comptés comme le spectre du dévouement. Dans les distributions de prix son seul aspect suffisait à glacer toute l'assemblée ; mais dans les incendies il jetait invariablement parmi les pompiers un trouble et une irritation qui entravaient leur service et paralysaient leur bonne volonté.

En arrivant sur la place il s'arrêta, regarda tout autour de lui, et apercevant le groupe des autorités, s'en approcha.
- Que se passe-t-il donc, messieurs ? dit-il d'un air effaré.

Personne ne se souciait d'engager la conversation avec lui. Il répéta sa question ; le commissaire de police se décida enfin à lui répondre :
- Il se passe qu'il y a un boeuf là-haut.
- Là-haut ?
- Oui, là-haut, chez M. L'Eclanché.
- Vivant ?
- Oui.
- Enragé ?
- Non.
- Mais alors, que fait ce boeuf là-haut ? Pour quoi est-il là ?
- Est-ce que je sais, moi ? Il y est, voilà tout ce que je peux vous dire.
- Et M. L'Eclanché ?
- M. L'Eclanché ? Il est à sa fenêtre, tenez, vous le voyez bien.

M. Marcassus regarda :
- Mais cet homme est mort ou mourant ! Et les autorités sont là, n'agissant pas, délibérant, pendant que cet homme se meurt !

Et il courut au groupe, les deux mains en avant, plus blême encore que de coutume, et il s'écria :
- C'est une infamie ! c'est à soulever l'indignation de tous les honnêtes gens ! Messieurs, si vous ne me suivez pas, je vous rends tous responsables de la mort de M. L'Eclanché ! Ce que vous faites là est un assassinat administratif ! Il y a des moments où l'abstention est un crime ! Monsieur le commissaire de police, je vous requiers au nom de la loi de me prêter main-forte pour porter secours à un citoyen en danger de mort, et si vous vous y refusez j'irai seul ! C'est une horreur ! c'est une infamie ! Il faut être dans un pays comme celui-ci pour voir des scènes aussi honteuses pour l'humanité !

Il leur fit peur ! Tous le suivirent et leur troupe, ayant en tête l'exécrable receveur, monta l'escalier, mais moins vite qu'on n'aurait pu s'y attendre : à partir de la première marche, en effet, l'ascension se ralentit peu à peu, si bien qu'arrivé au palier du premier étage Marcassus finit par s'arrêter, et toute la colonne s'empressa de l'imiter.

Il nous faut maintenant revenir au boeuf.

Une fois entré dans la pièce où son apparition avait si justement épouvanté M. L'Eclanché, le pauvre animal se trouva tout interloqué : son affolement fit place à un sentiment d'inquiétude qui le ramena par degrés à une immobilité absolue, et il resta quelques minutes planté sur ses quatre jambes, tournant lentement la tête de ça et de là, clignant de ses larges paupières rousses, et ne comprenant plus rien à sa position.

À mesure qu'il examinait le mobilier et le matériel au milieu desquels il se trouvait jeté par la plus étrange des aventures, sa grosse tête s'y perdait, et tous ces objets de forme inquiétante ou bizarre, dont il n'avait jamais vu les analogues dans le milieu bestial de l'étable et des champs où sa vie s'était passée jusque-là, tous ces objets prenaient à ses yeux les proportions incohérentes du rêve et les perspectives fantastiques où s'égare un cerveau enfiévré. De temps en temps, comme succombant sous le poids de son incertitude, il baissait la tête et il poussait contre le plancher un long souffle :
- Fffff!!!

Puis il relevait sa tête et recommençait à la balancer en clignant des yeux.

Petit à petit cependant un sentiment confus commença de se mettre en branle dans son épaisse et lourde cervelle : le sentiment de l'intrusion, ce sentiment qui fait qu'on se sent déplacé là où on est, sentiment très vif chez les animaux domestiques en général, et dont on peut observer la manifestation énergique chez le chien qu'une série malencontreuse de démarches inconsidérées a engagé sur une partie du territoire occupé par un jeu de quilles.

On pourrait résumer l'état moral du boeuf en ce peu de mots :
- Je voudrais bien m'en aller !

La situation de notre héros avait cependant quelque chose de relativement avantageux en ce que personne n'était là pour le troubler, de sorte qu'il pouvait se livrer, dans le silence du cabinet, à tout le calme et à toute la maturité que demandait une aussi grave délibération.

Il délibérait encore lorsque M. L'Eclanché, qu'un moment d'exposition à l'air frais avait ranimé, se déplia de dessus l'appui de la fenêtre et, s'étant retourné, vit au milieu de la pièce l'honnête boeuf tellement placide, tellement bon enfant, que le courage rentra dans son coeur. Avec le courage, le croirait-on ? une bouffée d'orgueil monta à la tête de l'ancien maître des cérémonies ; le tabernacle ultime de son coeur s'ouvrit, et la croix de la Légion d'honneur, but secret de toutes ses aspirations, étoile mystérieuse vers laquelle ses yeux avaient été incessamment fixés, se mit à lui briller sous le nez et à l'aveugler de ses scintillements magnétiques.

En quelques secondes et avec la rapidité que la pensée prend dans les situations critiques, M. l'Eclanché se vit combattant le boeuf, le tuant et, pour récompense de ce trait d'héroïsme, décoré de l'ordre de la Légion d'honneur ! Il rédigea même la notice que le Journal Officiel allait lui consacrer :
«L'ECLANCHE (Bonaventure-Épaminondas), ancien sous-officier du corps des infirmiers militaires, employé supérieur de l'administration des Pompes Funèbres en retraite. A fait preuve d'un grand courage en tuant au péril de sa vie un boeuf qu'on pouvait supposer enragé ; pisciculteur ingénieux ; travaux étendus sur l'apoplexie séreuse des vers à soie ; services exceptionnels pendant le choléra. Vingt ans de services militaires et civils».

Et M. L'Eclanché résolut de tuer le boeuf de ses propres mains.

Ainsi cet homme pacifique et craintif, dans l'enivrement d'une ambition insensée, n'hésitait pas à l'idée de tremper ses mains dans le sang ! Et ce qu'il y avait de plus douloureux et de bien propre à faire ressortir la noirceur des desseins de M. L'Eclanché, c'est qu'à ce moment le boeuf n'avait pas l'ombre d'une mauvaise pensée et n'éprouvait d'autre sentiment que l'ennui d'être dans cette chambre et le désir d'en sortir.

M. L'Eclanché, saisissant une chaise, la leva tout doucement, s'en fit un bouclier et entreprit de se couler, en longeant la muraille, jusqu'à un trophée d'armes où se trouvaient deux pistolets chargés et un grand sabre de garde national à cheval.

Le boeuf le laissa faire ; M. L'Eclanché, sans perdre de vue «sa victime», comme il l'appelait déjà dans son coupable orgueil, décrocha les pistolets et les posa sur une table à portée de sa main ; puis il voulut prendre le sabre, qui lui échappa et fit en tombant un grand fracas.

À ce bruit le boeuf se ramassa sur lui-même et tourna vers M. L'Eclanché une tête menaçante. À l'aspect de ces cornes redoutables prêtes à le clouer au mur, toute l'ambition de M. L'Eclanché s'évanouit comme une vaine fumée, et renonçant subitement à ses desseins sanguinaires, il se cacha sous la table, qui heureusement était assez large et assez basse pour le garantir, pourvu toutefois que le boeuf ne vînt pas à la renverser.

Pendant ce temps la troupe des autorités, après un moment d'hésitation sur le palier du premier étage, avait repris son ascension ; seulement, par un effet proportionné au degré de faiblesse morale de chacun, la colonne s'allongeait démesurément à mesure qu'on approchait du second étage, si bien que M. Marcassus, soutenu par sa méchanceté et aussi par le brigadier de gendarmerie et le commissaire de police, dont il ne s'était pas séparé, apparut d'abord au niveau du palier, laissant loin derrière lui toutes les autres personnes.

Le boeuf, lui, avait fait d'abord un quart de tour qui l'avait placé la croupe tournée vers la porte ; achevant le demi-tour, il s'était mis la tête tournée vers le fond de la pièce ; alors, se déplaçant de côté sur la gauche, il s'était trouvé le corps parallèle à la cloison qui séparait la chambre du palier, et sa croupe touchait la porte d'entrée, qui était restée ouverte, de sorte que le battant de la porte le cachait.

Il reculait tout doucement et la porte cédait, lorsque M. Marcassus, s'avançant avec précaution et voulant, par orgueil, pénétrer le premier dans la chambre, passa la tête le long du chambranle de la porte. Il demeurat bouche béante : M. L'Eclanché n'y était pas, le boeuf n'y était pas ! Après un instant d'hésitation, il se hasarda à crier :
- M. L'Eclanché ! M. Leclan...

Il ne put achever : au bruit de sa voix, le boeuf, se reculant subitement, fit fermer la porte, qui vint pour s'appliquer sur le chambranle : mais comme l'espace nécessaire était en partie occupé par le haut du corps de M. Marcassus, ce corps fut saisi comme dans un étau, et l'exécrable receveur, presque coupé en deux, resta pris au piège comme une mauvaise bête qu'il était.

La porte était dans un coin ; le boeuf en continuant à reculer, heurta de la croupe contre le mur, et comprenant qu'il ne pouvait plus reculer, ne voulant pas avancer puisqu'il reculait, se coucha, formant de son énorme masse un obstacle définitif à l'ouverture de la porte.

Alors, n'ayant rien à faire qui pressât pour le moment, il se mit à ruminer...

Le Marcassus criait autant que pouvait le lui permettre sa position : il avait la tête et l'épaule gauche prises, et M. L'Eclanché, qui ne l'aimait pas, a dit depuis que jamais il n'avait rien vu de plus affreusement drôle que cette face blême devenue vert-pomme et ce bras décharné s'agitant convulsivement.
- Jamais, disait M. L'Eclanché, je ne l'ai trouvé aussi laid.

Le brigadier et le commissaire de police accoururent et essayèrent de le dégager, sans se rendre compte de sa situation. Ils ne réussirent, à force de peser sur le haut de la porte, qu'à lui rendre un peu de souffle. Il leur expliqua alors comment il se trouvait pris. Le commissaire fit monter plusieurs grosses bûches, dont on se servit comme de leviers pour écarter la porte ; mais si le receveur en reçut un peu de soulagement, il n'en restait pas moins serré comme dans un étau, et sa respiration de plus en plus haletante indiquait que l'asphyxie commençait à faire des progrès.
- Si on ne me dégage pas de là, disait-il d'une voix étranglée par la peur, avant cinq minutes je suis un homme mort. Messieurs !... mes bons amis !... au nom du ciel, hâtez-vous !

Le brigadier et le commissaire échangèrent un de ces regards mélodramatiques où l'on aurait pu lire clairement ces mots :
- Si nous ne le tirions pas de là, quel bon débarras pour tout le monde !

Cette pensée criminelle passa comme un éclair dans ces deux âmes honnêtes, mais il est de fait que le décès du receveur aurait suscité à Cerceau-la-Toupie des transports d'allégresse. Quoi qu'il en soit le brigadier, n'écoutant que son devoir, dit au commissaire :
- Il faut à tout prix faire lever ce boeuf !

Et il essaya de passer son épée sous la porte, mais l'intervalle ne le permit pas. Le commissaire, à son tour, donna de grands coups de pied dans la porte sans que le boeuf parût s'en soucier. Le brigadier dit alors qu'il fallait percer la porte avec une mèche, et qu'on arriverait ainsi à piquer profondément le corps du boeuf.

On alla chercher un menuisier, et l'opération eut le résultat désiré : dès qu'il sentit la pointe de l'instrument, le boeuf se leva, et se retournant pour reculer, dégagea la porte qui s'ouvrit à moitié. Le receveur après avoir fait trois ou quatre aspirations prolongées, dégringola l'escalier, s'en alla au grand galop chez lui et se mit au lit, où il tomba malade de la peur qu'il venait d'avoir.

La piqûre qu'il avait reçue ne troubla pas la sérénité naissante du boeuf. Le repas rétrospectif qu'il venait de faire en ruminant l'avait tout à fait remis dans son assiette ; il avait envoyé les réflexion au diable, et prenant son parti de s'arranger vaille que vaille de ce logement improvisé, il regarda de droite et de gauche pour voir s'il n'y avait pas par là quelque chose à se mettre sous la dent. Il se parlait à lui-même, absolument comme nous ; il se disait :
- Ma foi, je prendrais volontiers quelque chose !

Un heureux hasard avait placé, dans un coin de l'atelier, une grande manne pleine de feuilles de mûrier destinées pour la nourriture des vers à soie «modèles», et que M. L'Eclanché avait fait porter là pour les électriser.

M. L'Eclanché, dans la pénurie où il était de renseignements sur les sciences en général, avait senti l'inutilité de toute tentative pour compléter son instruction, et il s'était contenté d'acheter une machine électrique, convaincu qu'à l'aide de cet instrument il pouvait faire «des découvertes». Quelles, c'est ce qu'il laissait au hasard le soin de décider, ayant entendu dire que les plus belles découvertes ont été dues au hasard. Partant de là, il s'était attelé à la manivelle de sa machine, et il électrisait tout ce qui lui tombait sous la main, depuis ses petits poissons naissants jusqu'à des paysans adultes. Lorsque la muscardine éclata, M. L'Eclanché se persuada que l'électricité devait avoir raison de cette épidémie redoutable, et il se mit à électriser ses vers, les claies où il les élevait, la feuille qu'il leur donnait à manger.

C'est pourquoi il y avait là une manne de feuilles de mûrier.

En l'apercevant le boeuf se retourna tout à fait, comme quelqu'un qui se dit :
- Voilà mon affaire.

Et s'approchant à pas comptés de la manne, il se mit à brouter la feuille avec toute la sécurité de conscience d'un bon bourgeois qui mange tranquillement ses revenus.

Lorsqu'il fut arrivé au fond du panier, il le renversa d'un coup de tête pour voir s'il n'y oubliait rien ; puis, mis en confiance par cet agréable début, il se dit que dans une maison où on mangeait si bien on devait trouver à boire : et il chercha.

Un petit clapotement doux lui fit tourner la tête vers le coin opposé de l'atelier où, sur un échafaudage léger, se développaient les assises mignonnes d'un appareil d'éclosion. Là, dans une série d'auges en terre cuite étagées en gradins et alimentés par un filet continu d'eau fraîche, les élèves de M. L'Eclanché parcouraient le cycle complet de la vie pisciculturale, depuis la première auge, où l'oeuf reposait sur des claies de verre, jusqu'à la dernière, d'où ils sortaient aspirants surnuméraires à la dignité de fretin.

Le boeuf avait soif. Il appuya son large mufle rose sur l'auge la plus basse, et sous l'action de cette formidable machine aspirante tout le contenu de l'auge, liquide et petits poissons, disparut comme un rêve.

Le boeuf avait encore soif. Il avala de même la seconde auge, puis la troisième, puis la quatrième, puis la cinquième.

Arrivé à la sixième, son mufle toucha les claies de verre sur lesquelles reposaient les oeufs fécondés, espoir des auges inférieures : soit que ce léger obstacle l'eût contrarié, soit que le contact des oeufs lui eût chatouillé les naseaux, soit encore peut-être qu'il voulût faire comme nous faisons lorsqu'après boire nous nous livrons à quelques actes de dévastation, il donna un coup de tête dans le petit établissement, et l'échafaudage disloqué s'écroula, entraînant les auges qui se brisèrent en mille morceaux.

Le tuyau d'alimentation, dégagé de tout service obligatoire, se mit alors à couler pour son propre plaisir, et après avoir inutilement cherché un lit pour faire un ruisseau, l'eau se dispersa dans toutes les directions en formant des flaques qui s'étendaient de minute en minute.

M. L'Eclanché, de dessous sa table, assistait au saccagement de ses richesses scientifiques, le coeur déchiré par ce spectacle, mais n'osant souffler de peur d'attirer l'attention du boeuf.

À ce moment un certain bruit se fit entendre dans l'escalier, et le marchand de boeufs, muni de cordes et de bâtons et suivi de deux bouviers, monta rapidement jusqu'au second, écartant et bousculant les autorités, qui délibéraient encore au bas de l'escalier.

Ils allèrent jusqu'à la porte et ils aperçurent le boeuf debout au milieu de l'atelier, et si calme qu'ils n'hésitèrent pas à aller à lui.

En les voyant le boeuf se recula, baissa la tête et fit mine de résister, mais le marchand lui lança un noeuf coulant aux cornes, tira dessus et dit :
- Je le tiens !

Il y avait, sur la table qui servait d'abri à M. L'Eclanché, une bouteille de Leyde chargée d'une forte dose d'électricité : c'était la provision destinée pour préparer la manne de feuilles de mûrier.

Se sentant pris, le boeuf tira sur la corde, courba l'échine et leva la queue ; la queue alla toucher l'armature de la bouteille de Leyde, et une terrible secousse électrique, s'élançant de l'armature à la queue, de la queue au boeuf, du boeuf à la corde et de la corde au marchand, fit sauter le tout à deux pieds de terre !

Les deux bouviers, et à la suite le marchand, s'enfuirent par l'escalier, poussant des cris affreux et renversant toutes les autorités sur leur passage.

Quant au boeuf devenu fou de terreur et de rage, il se mit à caracoler, à ruer, à se cabrer, à donner des coups de corne, et après avoir défoncé tous les meubles, pulvérisé tout ce qui était pulvérisable, il s'élança contre la table sous laquelle était M. L'Eclanché. Celui-ci, avec le courage du désespoir, put heureusement s'élancer sur le soubassement d'une bibliothèque et de là sur la corniche de ce meuble, où il se trouva en sûreté.

Cependant la fuite du marchand de boeufs avait achevé de mettre les autorités en désarroi. Tout le monde était sorti dans la rue et on délibérait. De leur côté le marchand et ses acolytes répandaient la terreur parmi la foule en assurant que le boeuf était ensorcelé et que «jamais» il ne sortirait de la maison L'Eclanché.

Il y avait parmi les assistants un nommé Caron dit Tuboeuf, boucher de son état, homme de beaucoup de bon sens et de résolution, et de plus doué d'une force herculéenne. Il avait deux fils qui le valaient à tous égards. Il haussa les épaules, et suivi de ses deux fils qu'il appela, il monta sans rien dire à personne et alla voir ce qui se passait.

Il entra dans l'atelier, prit le bout de la corde du boeuf et alla le donner à ses deux fils. Ceux-ci passèrent la corde dans un des balustres de l'escalier, puis tirèrent jusqu'à ce que la tête du boeuf fût près de la porte. Alors le père rentra dans l'atelier, prit M. L'Eclanché comme il aurait fait d'un enfant, et le soutenant d'une main par le collet, il lui fit passer la porte tandis que de l'autre main il frappait le boeuf, qui recula sa croupe.

Ceci fait il descendit avec M. L'Eclanché, et s'approchant des autorités leur dit : - Il n'y a pas d'autre moyen que de tuer ce boeuf.
- Eh bien, dit vivement le brigadier, nous allons le tuer à coups de fusil !
- Si vous le manquez, il se jette sur vous, se précipite dans l'escalier et tue tout le monde. Si on veut me donner le boeuf pour ma peine, je me charge de tout et dans deux heures d'ici il sera coupé en morceaux.

Cette proposition, qui permettait enfin d'entrevoir un terme à cette situation inextricable, fut accueillie avec un enthousiasme unanime, et le maire, après avoir consulté du regard les assistants, lui dit :
- Eh bien, faites-en votre affaire. La commune n'aura rien à vous payer ?
- Rien du tout.
- Messieurs, dit le maire, vous êtes témoins.

Et il lui donna la paumée, signe de marché conclu.

Tuboeuf alla chercher ses outils et son tablier et monta.

Ses fils tirèrent la corde, le boeuf tendit le cou et tomba foudroyé d'un seul coup de masse.

Il était mort ! Il payait du dernier supplice un instant d'égarement suivi de quelques heures d'indiscrétion ! Et personne ne le regrettait, personne ne versait une larme en son honneur, tandis que dans la maison voisine on s'empressait, on se lamentait, autour de M. L'Eclanché, seul auteur de tous ses maux.

Car enfin je suis juste, et je ne peux pas m'empêcher de dire que s'il avait eu soin de tenir sa porte fermée rien de tout cela ne serait arrivé.

En attendant le boeuf était mort. On le saigna, on l'écorcha, on le dépeça, et moins d'une heure après, ses morceaux pantelants étaient étalés sur une table, devant la porte même de M. L'Eclanché, où Tuboeuf avait été autorisé par le maire à vendre l'animal aux enchères.

Vous croyez peut-être que l'histoire finit là ? Non, car voici ce qui arriva :

La vente à peine commencée, le marchand de boeuf fit paraître l'huissier Pattenoire, qui mit opposition à la vente.

Tuboeuf en référa au juge de paix, qui se déclara incompétent tout en maintenant provisoirement la saisie de la viande, laquelle fut vendue à vil prix, l'argent déposé à la caisse des dépôts et consignations.

Le soir, Tuboeuf et ses fils, ayant rencontré le marchand de boeufs et ses deux toucheurs, leur donnèrent une volée ; la gendarmerie les arrêta tous les six, les fit coucher au violon, verbalisa, et ils furent condamnés, pour rixe et tapage nocturne, chacun à trois jours d'emprisonnement et à 15 francs d'amende.

M. L'Eclanché se mit au lit et fit une longue et douloureuse maladie, qui faillit se terminer comme se terminent beaucoup de maladies de cette espèce.

L'adjoint fut révoqué pour avoir dit au maire les impertinences que vous savez.

M. Marcassus eut de l'avancement, le directeur de l'enregistrement ayant habilement profité de la circonstance pour s'en débarrasser en le présentant comme ayant été blessé dans un sauvetage, et ayant par-là mérité une récompense.

Quant au procès, il tomba entre les mains de deux excellents avoués, secondés par deux excellents huissiers et assistés de deux excellents avocats. Ce procès dura quatre ans et neuf mois. Tuboeuf appela le maire en garantie : le maire appela à son tour M. L'Eclanché en garantie, sous le prétexte qu'il avait eu le tort de ne pas fermer sa porte.

L'Eclanché, qui connaissait son code, répondit par une action reconventionnelle en dommages-intérêts contre le maire, comme n'ayant pas tenu la main à la police des bestiaux. En même temps il mit en cause le marchand de boeufs et ses deux garçons.

À l'audience on demanda une expertise pour estimer le dégât. Elle fut ordonnée et dura six mois.

Lorsqu'on revint à l'audience, le préfet éleva le conflit, les actes du maire dans cette circonstance ayant été faits en vertu de ses attributions administratives et échappant dès lors à la compétence de la juridiction civile.

On plaida. Le tribunal admit l'intervention du préfet et mit le maire hors de cause jusqu'à ce qu'il eût été statué sur le conflit... etc., etc.

Et ainsi de suite pendant quatre ans et neuf mois.

Au bout de ce temps, personne ne comprenant plus rien à l'affaire, un des avoués, homme très honorable et très désintéressé, proposa noblement une transaction, qui fut noblement acceptée par son confrère, homme très honorable et très désintéressé aussi. Tuboeuf, le maire, le marchand et M. Leclanché, eurent à débourser chacun une somme de 2 000 francs pour frais et honoraires, puis tout ce monde se serra cordialement la main.

Et ainsi se termina définitivement cette série de catastrophes mémorables qu'un simple boeuf a pu déchaîner sur une cité paisible, et tout cela rien qu'en montant à un second étage.

Pauvre humanité ! que nous sommes donc peu de chose ! Un pépin de raisin dans la gorge, un boeuf dans le cabinet de travail, et nous voilà sens dessus dessous !


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