A quoi bon la hache ? Ne t'arme que
d'épingles, si tu n'as pour objectif
qu'un ballon.
Proverbes futurs
Plusieurs, certes, en parcourant l'histoire suivante, apercevront, sous l'apparente fantaisie des épisodes, sous leur inévitable trivialité même, la figure du notoire personnage dont j'ai, peut-être, voulu parler. Et quelques-uns pourront s'étonner de me voir ainsi condescendre à plaisanter les débuts, le foyer natal et les origines d'un «grand homme» (estampillé tel, du moins, par des majorités négligeables).
Soit dit du fond de ma pensée, tout le premier j'estimerais comme d'un bien médiocre esprit de songer, dans l'espèce, à des ironies de cet aloi, si le prétendu «grand homme» eût été réellement autre chose que gros, sonore et stérile, s'il eût fondé ou détruit quelque chose, s'il eût laissé une oeuvre quelconque, - s'il eût émis une idée nouvelle, noble et redressante, que l'on osât notifier sans sourire du tonitruant hâbleur, - s'il se fût distingué, seulement, par quelque vertu militaire, - ou, même, domestique.
Mais devant le fatras de ses discours, étalés sous mes yeux, je me trouve en présence d'un tel néant que je ne puis distinguer, qu'au microscope, ce patriotique homme d'affaires puisque, malgré le volume de sa voix, je ne pourrais l'entendre qu'au microphone. En fait d'«attitude politique» on doit exiger autre chose d'un grand homme que de se tenir l'oeil au ciel, une main sur le ventre et l'autre dans la poche (dans le sac, parfois) en pérorant à tue-tête, à l'aide de poumons forains, ces sordides lieux communs dont le propre est d'escroquer toujours, et par milliers, les votes et l'enthousiasme des coeurs bas, des intelligences de cabarets, des êtres sans Dieu. Personne, jamais, même parmi ses plus caudataires fervents, n'a pris au sérieux ce chantre retors de tous les lutrins de barrière.
Tous les discours et les bronzes n'y feront rien, ni les lions à face débonnaire sous lesquels on le symbolise. L'Histoire classera ce tribun comme un hybride et mâtiné produit du vénal Danton, de l'éloquent Robert-Macaire, et du visqueux Louis Blanc.
C'est pourquoi, devant la médiocrité de cette boursouflure, n'entrevoyant, au fond de son épopée et de «l'opportunisme» louche de son apparition, que l'entité d'on ne sait quel obèse patriote «d'occasion», d'une incapacité fougueuse, j'ai cru faire acte de Français en ne voulant écrire à son sujet que cette fantaisie, aussi peu «sérieuse» que sa mémoire.
En l'an de grâce 1869, un soir d'hiver, dans une de nos sous-préfectures, dix heures étant sonnées à la mairie, M. Gambade père, vieil épicier méridional, enjoignit au nommé Pacôme, son principal garçon, de fermer et boulonner, selon la coutume, les auvents du tantôt mi-séculaire magasin de denrées coloniales et autres que ledit négociant tenait, depuis un avantageux successorat, au coin d'une rue assez importante de la localité.
Pendant que Pacôme, heureux d'obéir, exécutait avec une bruyante rapidité l'ordre du patron, celui-ci, ayant quitté son tablier à bavette et empilé ses livres de caisse, saisit la lampe, «enfila» l'escalier et pénétra au premier, dans la chambre, d'ailleurs nuptiale, où l'attendait sa femme, assise en un fauteuil, au coin de l'âtre.
Mme Gambade venait de mesurer dans la théière, le noir sou-chong ; elle surveillait la murmurante bouillote ; deux moines, à ses pieds tiédissaient.
Les rideaux à ramages étaient soigneusement tirés devant les fenêtres.
L'époux revêtit donc une robe de chambre à pois, assura sur son chef une petite calotte de soie noire à gland, étaya ses lunettes d'argent sur ses sourcils, et s'étant plongé en son voltaire, à l'autre coin, se pencha pour ajuster ses pantoufles en recourbant péniblement un index.
Après quoi, Mme Gambade, comme on allait un peu faire salon, lui offrit un bol de la chaude infusion chinoise, toute sucrée et aromatisée de Kirsch «de la Forêt-Noire». L'ayant porté des deux mains à ses lèvres, il huma le délicieux breuvage à petites gorgées ; puis reposa le bol sur la cheminée, avec une légère toux de satisfaction et un fort crachement sur le feu.
Il y avait un frais bouquet de violettes des bois auprès de la pendule.
Il en respira, pendant quelques secondes, l'âme naïve, toute trempée de rosée, sans doute pour oublier les senteurs qui montaient d'en bas, par les pores du plancher et qui, mêlées au parfum de cette pièce intime, y répandaient une odeur de petit-aigre, pareille à celle qui s'échapperait d'un wagon de nourrices.
Le tout accompli, Gambade père s'accota de biais, dans le fauteuil, le front appuyé à l'un des oreillards.
- A-t-on reçu des nouvelles de Paris ? demanda-t-il.
- Pacôme nous montera tout à l'heure le courrier et le journal, répondit simplement Mme Gambade.
Ah ! cette parole était grosse de signifiances et presque d'orages entre l'excellent couple ! Unis, en effet, depuis le printemps de la vie, les époux Gambade avaient vu le ciel bénir leur hymen : bref, l'Etre-Suprême leur avait accordé, bientôt, un gros garçon que Pacôme lui-même avait déclaré beau comme les amours.
- Eh ! c'est un dauphin !... s'était écrié l'heureux père en saluant cette apparition.
Au dessert du repas des relevailles, la nourrice, - au milieu des détonations de l'Epernay carte blanche, qui ponctuaient des citations, - avait apporté le môme prédestiné. Celui-ci, effrayé peut-être à la vue des faces patibulaires qui entouraient la nappe, s'était mis à brailler à tue-tête.
- Eh ! le gaillard est doué d'une voix de Stentor ! s'était écrié, de rechef, Gambade père.
- Il ira loin ! Tiens-toi, bien, POTIN !... avait appuyé un flatteur, auquel, pour cette parole, échut un sourire de la jeune mère, car c'était le «Tu Marcellus eris» de la circonstance - et le mot avait chatouillé les deux époux au plus secret de leurs ambitions.
- Pas de visées trop hautes ! avait toutefois remarqué M. Gambade : l'ambition, mal calculée, souvent nous perd. Messieurs, choisissons-lui plutôt un prénom.
Une vocifération générale ayant répondu, d'une manière indistincte : «Napoléon !» l'amphitryon, tout enluminé d'une fierté légitime, avait encore secoué la tête, puis, d'un air à la fois modeste et fin :
- Oh ! non point que je sois hostile à cette idée ! - avait-il déclaré ; - non, Messieurs ; toutefois, je préférerais un prénom neutre et sonore... qui éveillât bien l'idée de Napoléon, si vous voulez... mais... sans casser les vitres ! - Pantaléon, par exemple ?
Ce ne fut qu'un cri et un toast : la nourrice emporta, tout baptisé, l'héritier présomptif.
Après l'épisode attendrissant du sevrage, le jeune Pantaléon grandit vite dans la demeure paternelle. Et quel feu-follet ! Un vrai Trilby ! Tantôt essayant les sucres d'orge, les réglisses, les jujubes, tantôt humectant les fruits secs d'une rosée bienfaisante, tantôt pétrissant la «castonnade» à même le tonneau.
Le reste du temps, appendu aux tabliers des garçons ou cajolé par les cordons-bleus et les chefs. C'était l'orgueil, la joie du magasin. Ah ! l'enfant gâté !
Souvent, quand son père le surprenait se mouchant négligemment dans les papiers destinés à envelopper beurres et fromages, l'épicier disait : «Il faut bien que jeunesse se passe !» Où trouver, en effet, le courage de gourmander un si mutin espiègle ?
Ses jeux favoris consistaient, par exemple, à s'entourer d'une dizaine de grands bonhommes en pain d'épice de son choix, qu'il s'adjoignait selon leurs coupes de figure ; puis, assis au milieu d'eux, à leur parler, à leur débiter gravement de ces mille riens charmants, auxquels sa voix flexible semblait prêter une sorte de signification. En fait de jouets, il préférait les sonnettes aux tambours. A part cela, belliqueux, un vrai foudre de guerre.
Il raffolait, aussi, des petits ballons, alors très en vogue, qu'il lâchait dans les airs avec un gros cornichon dans la nacelle.
Mais son passe-temps de prédilection, c'était de dépenser une activité fiévreuse à tout bouleverser dans le magasin, de sorte qu'il fallait ensuite beaucoup de travail, pour s'y reconnaître et remettre les choses en leur place.
Car il posait alors, en évidence, dans les rayons principaux, les susdits cornichons et fruits secs, pour lesquels il manifestait un faible, et qu'il classait d'après le rassis de leur état. Puis, montrant son ouvrage à son père, il s'écriait :
- Tu verras ! tu verras, papa, quand je serai grand !
Toutefois, comme l'organe, de jour en jour plus sonore, du jeune citoyen, finissait par empêcher d'entendre les additions, ses excellents parents, d'un commun accord, le fourrèrent au lycée : primo, pour qu'il y apprît à compter, à lire et à écrire ; secundo, pour s'en débarrasser, car son tapage finissait par ahurir la clientèle.
Un fait assez grave se passa dès la première distribution des prix. Le jeune Pantaléon Gambade ayant obtenu le prix de Devoirs français, monta sur l'estrade, y fut accolé par une sommité et redescendit le front ceint d'une couronne de lauriers-sauce à faveur d'or. A cette vue, chose étrange, au lieu d'un rayon de joie éclairant la physionomie paternelle, une ombre parut tomber sur l'âme de Gambade père.
C'était un homme de grand sens, c'est-à-dire un homme dont la pensée était exclusivement bornée aux intérêts de son négoce. De là, l'estime dont il jouissait dans le commerce.
Il partait toujours de principes arrêtés en son esprit : «Tel père, tel fils» ; «l'on chasse de race», etc. Donc, se demandait-il, en un soudain émoi, comment son fils pouvait-il être doué de facultés dont il se sentait lui, l'auteur, si essentiellement dénué ? Un prix d'arithmétique, passe encore ; mais de Devoirs français !! Comment cela ?
Tout à coup, ses voisins virent se rasséréner son front, sur lequel ils avaient suivi avec anxiété le vol du nuage ; Gambade s'était rassuré par la réflexion suivante :
- Aujourd'hui, tout se fait par protection ; c'est, sans doute, quelque professeur qui, jaloux de s'ouvrir un compte chez moi, aura voulu me flatter indirectement dans ma progéniture.
Grâce à cette réflexion lumineuse, rien n'altéra plus la sérénité de Gambade père, durant le cours des humanités de son fils, malgré les prix réitérés de Pantaléon.
Un jour de vacances, par un beau soleil, comme Pantaléon s'ébattait à demi-nu, avec de jeunes amis, dans l'épicerie même, il arriva qu'au milieu de ses bonds joyeux, il tomba dans la barrique de mélasse et en sortit un peu étouffé et tout couvert de la précieuse marchandise. Tous ses petits camarades qui le connaissaient, coururent alors après lui, toutes langues dehors, dans l'espoir de recueillir ainsi quelques bribes de son inespérée confiture. Ce fut un chorus, une Union générale !... Il ne put se dérober, même par la fuite, à leurs caresses. Chacun s'en retourna chez soi, se félicitant de l'aubaine et de la générosité de Pantaléon.
Lorsque après l'adolescence, le jeune vainqueur eut franchi sans encombre les épreuves du baccalauréat ès-lettres et du barreau, - les examinateurs étant, cette fois, trop loin pour qu'il fût possible de prêter un intérêt quelconque à leur favoritisme, - la stupeur initiale rentra dans l'esprit de Gambade père et y devint rapidement énorme.
Partant, en effet, de ces principes : «Tel père, tel fils ; - on chasse de race, etc.,» un fils dont les instincts se montraient si différents des siens propres, c'est-à-dire, de ceux que son fils eût dû avoir, le déconcertait ! Pensée corrosive qui se logea dans sa quiétude comme le ver dans le fruit.
Son sommeil, d'abord, s'en agita :
- Qu'as-tu ? demandait Mme Gambade. Il répondait par un rire... sardonique, - sans rouvrir les yeux. - Que signifiait ?... pensait-elle, en se rendormant. - Parfois il montait et descendait maintenant, sans motif, - pauvre âme en peine !
Peu à peu, ses sourcils prirent l'habitude du froncement : - «Ça, son fils ??...» Parfois, distrait, et empaquetant gravement un hareng saur, il l'offrait, en clignant un oeil morne, à qui demandait une botte de carottes nouvelles (car il tenait aussi les primeurs), et c'était en tournant le dos qu'il ajoutait machinalement : - «Et avec ça ?»
Son étoile pâlissait. Lorsque la patronne, en apprenant un succès oratoire de son fils, au Palais, pleurait de joie. Gambade avait, lui, des sourires d'une ineffable amertume. Dans ses rêves, il se voyait souvent écrasé par la chute d'une idole au front d'argent et aux pieds de pain d'épice. Et des nouvelles verbales de Paris lui arrivaient. Pantaléon y passait pour la coqueluche des Bohêmes, des gens sans aveu, - de lettres, en un mot. Quant à ses moeurs, il ambitionnait la gloire. Peu de femmes : il n'aimait que les «lauriers».
Ses lettres étaient datées presque toujours d'un certain café du boulevard, que tout la gent artistique fréquentait alors ; le jeune Gambade y politiquait, les matins, en donnant de la voix au point qu'à chaque instant, M. Madrure, le limonadier, le priait ou de mettre une «sourdine» ou de «déguerpir».
Gambade père répondait en missives acerbes, lui coupant les vivres.
- Et de quelle politique s'occupait-il, le blanc-bec ? De fronder le gouvernement dans des feuilles de choux ?... Un métier à se faire casser la pipe ! Au lieu de revenir s'établir dans sa bonne épicerie paisible.
Puis, dilemme : «Tel père, tel fils ; on chasse de race, etc., etc.» Si ce n'étaient que des fredaines, pourquoi M. Pantaléon les prolongeait-il ?... S'il était sérieux, comment pouvait-ce être un Gambade ? Le pire était que ces frasques compromettaient encore la clientèle. On avait parlé de lui dans la localité même : de mauvaises langues ; - et la pratique se méfie des denrées d'un magasin dont les patrons sont des cerveaux brûlés. Certes, Gambade père était bien connu : les errements de son fils ne pouvaient l'atteindre ; mais enfin ! à la longue !...
Un procès que Pantaléon avait plaidé, à propos de bottes, et gagné même, avait fait du bruit. La belle avance ! Un Gambade n'était pas fait pour embrasser des métiers casuels où n'arrivent que des gens spéciaux ; - spéciaux ! - Que diable ! on est épicier ou on ne l'est pas.
Dans l'épicerie, un fils n'est, au fond, qu'un successeur.
- Ma carrière est solide, utile et honorable, concluait Gambade père ; il est temps qu'il rentre au bercail et qu'il devienne un homme...
- Bah ! la politique, c'est de son âge !... répondait, joyeuse, Mme Gambade. Il jette sa gourme.
Tout ce bruit, d'ailleurs, prouvait que son fils avait du «toupet», c'est-à-dire ce que les femmes prisent le plus chez un homme (surtout lorsqu'il est, avec ça, bel homme).
Les Gambade en étaient donc là ; ce fameux soir où tous deux se trouvaient en leur chambre et s'apprêtaient à se mettre au lit, pour se délasser des gros travaux de la journée.
Pacôme entra, presque aussitôt après la réponse de madame : - il apportait une lettre et un journal.
- Bon ! c'est de lui ! Voyons !... dit aigrement Gambade en faisant sauter l'enveloppe.
Il s'approcha de la lampe et, sourcils haussés, lunettes au front, tête en arrière, lut tout haut les lignes suivantes :
«Cher père, deux mots seulement. Tu dis que je déserte notre épicerie ? Je prétends, au contraire, que grâce à moi, toute la France n'en semblera bientôt plus que la succursale. Tu me traites d'ergoteur ? Soit ; le mot signifie, selon moi, celui qui a des ergots.
«Donc, nouvel Etienne Marcel, je me porte à une députation de Paris. N'ayant rien de Thomas Aniello, ni de Colas Rienzi, je serai nommé. - Per che ?... Parce que je sais, de manière à ne jamais l'oublier, que la Chambre est un endroit où l'on entre en disant : Citoyen, - et d'où l'on sort en disant : Monsieur ; - voilà tout».
- Député ! lui ! mazette, quel aplomb !... murmura Mme Gambade. - Au fait, pourquoi pas ? Lui ou un autre... pour ce qu'ils font...
- Il est fou, mais continuons ! répondit simplement Gambade.
«Apprends donc, en ce jour, bon père, quels sont mes ambitieux desseins et juge s'ils sont carrés à la base. - Soit dit pour ta gouverne, un homme jadis exista, nommé Carnot, lequel, entre autres qualités, avait celle de trouver des hommes d'attaque. - Pour me distinguer de ce Carnot, je saurai m'entourer, moi, d'hommes secondaires ou nuls. Se flanquer d'hommes supérieurs ? Bêtise, à moins d'être un Louis XIV : c'est l'astre se créant à lui-même d'inévitables éclipses. Un état-major médiocre, mais sûr, tout est là. Quant à la «Patrie», les nations riches se sauvant toujours très bien toutes seules, le premier venu suffit pour les représenter ; le nom de tout soi-disant sauveur n'étant jamais que l'étiquette du sac.
Une fois bien assis et inféodé dans la grosse place, je laisserai tout écrire ! Tout ! E che mi fa ? Toute diatribe, accusatrice ou non, n'est au fond, qu'une réclame, en bon parlementarisme. Tenant en main la grosse clef d'or toute-puissante du grand arbre de couche, au mouvement duquel s'annexent, subdivisés à l'infini, les millions de rouages dont l'ensemble s'appelle, en France, l'Administration, je serai, je le sens, le maître désiré, de l'humeur digestive duquel dépendra la fortune (c'est-à-dire la conscience) de tous. Avec cette clef-là, l'on se trouve, dans les vingt-quatre heures, déclaré, - c'est-à-dire être, - un «profond» politique. Ce rossignol-maître en poche, on peut donc laisser chanter à chacun sa chanson. On tourne la poignée administrative pendant les murmures. On syllabise, par intervalles, d'éloquents borborygmes, voilés de quelques-uns de ces demi-sourires éclairés qui suffisent, aujourd'hui, pour persuader un pays entier de la capacité d'un homme. «Ils chantent ! ils paieront !» comme disait un grand ministre. Avec mes républicains, il suffira toujours, pour être estimé comme honnête homme, de n'aimer que l'Humanité future en méprisant la présente.
«En France, j'ai remarqué que l'énergie, la valeur et le «caractère» des gens se mesuraient à leurs cris et à leurs dégâts. - Tu te demandes, en me lisant, si je suis éveillé ?... Sache qu'un jour, bientôt, les chefs de tous les partis, non seulement me laisseront faire, mais que, grâce à l'adresse avec laquelle je saurai ménager leurs défections, ces hommes s'enorgueilliront de m'avoir tenu tête une minute, - ou fait semblant, - et que le plus clair de l'estime que leurs partisans pourront leur conserver, ne proviendra que de ces protestations apparentes, sortes de pasquinades entre eux et moi, d'ailleurs, tacitement convenues. Per che ? Parce que c'est ainsi, mon cher père, que doivent se passer les choses, - à cause de la grande indifférence, vois-tu, qui coule aujourd'hui, dans toutes les veines. J'en atteste les tiennes, dont je connais le sang.
«Quant à émettre des «idées» dans mes discours... J'ai là un vieux solde (laissé au rebut, et pour compte, par d'anciennes Chambres), de mots de sept et huit syllabes : environ deux cent cinquante-sept ; par exemple, les mots : gouvernemental, constitutionnel, parlementarisme, concordataire, dans cette enceinte, etc. Enfin, DEUX CENT CINQUANTE-SEPT. J'ai mis dix-huit mois à les recueillir dans tous les discours qui ont «porté» à cause, uniquement, qu'ils étaient émaillés de ce vocable. J'affirme qu'il suffit de les écrire un à un, sans se presser, sur de petits bouts de papier, tous les deux cent cinquante-sept, puis de les jeter dans un chapeau et de les remuer ensuite, d'une main légère, pour qu'ils donnent des combinaisons de phrases à perte de vue, sans qu'il soit besoin d'aucune idée autre que celles qu'ils ont l'air de représenter par eux-mêmes, pour que l'individu qui aura le sang-froid de les articuler avec le plus léger semblant de cohésion, passe immédiatement pour l'un des plus miraculeux orateurs qui aient jamais transpiré devant un auditoire.
«Pour un aigle !» mon père, pour un aigle !... Et voici pourquoi !
Plus on émet d'idées, plus on s'émiette ! Moins donc on paraît sérieux, puisque on se livre dans ses idées, chacune d'elles semblant donner notre mesure !!! Donc, JAMAIS d'idées ! A chaque douzaine d'années de suprématie, j'espère bien pouvoir défier le pays d'en découvrir une, mais ce qui s'appelle UNE SEULE, dans tous les discours que j'aurai prononcés. Là est, aujourd'hui, le summum de l'Art, en matière de tribune ; mais si quelqu'un me le disait, JE CRIERAIS AU PARADOXE ! Avec tout le pays ! Et plus fort que la foule !! N'ayant pas le temps de discuter avec la niaiserie publique, je suis déterminé à être en paroles, toujours et quand même, de son avis, - comme un nommé Lycurgue m'en a donné l'exemple, autrefois. Le stock des mots ci-dessus indiqués suffit pour régir le bonheur des peuples et donner de soi, te dis-je, la plus haute opinion. Tu crois qu'il est besoin d'un secret pour agencer leur incohérence ? Erreur profonde !... J'ai vu, ici, un jongleur chinois qui, en agitant un éventail, maintenait, par ce souffle incessant, une foule de petits papiers dans les airs, et qui semblaient des papillons. Place mes deux cent cinquante-sept mots sur autant de petits papiers, je les maintiendrai autour de moi de la même manière et au bruit des MEMES applaudissements... que le jongleur ses papillons. Seulement, c'est une question de choix ; moi, je jonglerai avec des électeurs : lui jongle avec des boules de papier.
«Et moi, du moins, l'on ne m'accusera pas de me répéter, car j'aurai le mérite énorme de n'avoir jamais rien dit... AFIN DE NE PAS ETRE MEPRISE.
«Ah ! certes, j'aimerais mieux me vouer à de plus nobles tâches, et le coeur m'a battu peut-être plus fort qu'à bien d'autres, à l'idée d'un grand destin. Mais à la vue des fronts, des regards et des sourires qui m'entourent, j'ai décidé qu'il faudrait être un diou pour tenter quoi que ce soit de superbe avec de tels acolytes, et que le mieux serait d'attendre, fût-ce indéfiniment, des temps plus «opportuns» pour y songer.
«Demain donc, je serai député de Paris, premier degré du Capitole dont il s'agit de ne pas effaroucher les gardiens traditionnels.
«Le moule secret de mes exodes sera celui-ci : «Frères, le Roi disait : Nous voulons ; vous dites : Je veux ; je viens vous dire : Il faut !... Quoi ?... Qu'est-ce ?... Que faut-il ?... Il faut la Science !!! le Progrès !!! la Vie pour tous !! le LIBRE développement de chacun selon ses aptitudes, dans la grande famille sociale !! Il faut LA LUMIERE !! etc. etc.» Et ces paroles toutes gonflées pour moi de puissance et d'or, je les articulerai d'un ton et d'un organe qui finiront par faire croire à la France éblouie que j'ai qualité pour les définir, les nettifier et en incarner le sens dans les actes du pays. Oubliant, dans son trouble, de me demander mes définitions et mes papiers, elle ne verra plus en moi que l'INVENTEUR MÊME, l'inventeur INESPÉRÉ, le Christophe Colomb de ces vocables vermoulus, démodés avant le Déluge, et dont la vogue est de retour. Car il est des principes qui reviennent dans l'Esprit humain avec des périodicités de comète.
«Et comme chacun croit, aujourd'hui, à ces sonorités consolantes et d'un sens TOUJOURS futur, je deviendrai le porte-voix de ces idées publiques, puisque, grâce à mon organe, je les crierai plus fort que tout le monde.
«Eh bien, je prétends suivre la vogue, la diriger ! Pourquoi pas ? - D'abord, j'y crois, moi, à ces principes : seulement, il s'agit de passer pour le seul qui ait la manière utile de s'en servir. Avant peu, tu apprécieras si je sais donner, toujours d'avance, à la foule, bonne opinion de ma toujours future capacité.
«En conclusion, je saurai m'arrondir au point de ressembler à mes périodes. Et ceci est d'une haute importance aujourd'hui ! L'extérieur avant tout !... Le poids moral d'un discours bénéficie, en son impression sur les masses, du poids physique de l'orateur. Maigre, mes paroles paraîtraient moins «sérieuses». Gras, il me semble que je pourrais prétendre au trône, si mes convictions me le permettaient. Ah ! si tu pouvais savoir jusqu'à quel terrible point ce que je te dis ici est l'unique, l'absolue, l'éternelle et triste vérité !...
A laquelle, hélas ! il faut se conformer, si l'on ne veut finir pauvre, inestimé et persiflé de tout le monde. C'est le «Tue-moi ou je te tue» des temps enfin modernes.
Sur ce, «que le citoyen de l'Etre» vous tienne tous deux en sa digne garde !
«PANTALÉON»
P.-S. - Ci-joint un compte rendu de la dernière séance de la Redoute, séance que j'ai présidée ; vous y verrez quels sont les orateurs à l'influence desquels je devrai mon élection. En fait d'engagements envers eux, je ne remplirai que... mon fauteuil.
P. G.
A cette lecture, Gambade père, retenant d'une main sa robe de chambre et, de l'autre, brandissant la lettre, se mit à marcher à grands pas.
- Ceci pourrait être daté de Charenton, grommela-t-il, et, décidément, j'ai pour fils... un... Olibrius.
(Hélas, Gambade père ignorait qu'Olibrius lui-même fût, grâce à de toutes spéciales circonstances, un empereur romain, un maître de l'Orient sinon de l'Occident).
Il s'accroupit donc, à ce mot, en se saisissant les rotules dans les paumes, pour exhaler, avec plus d'aise, sa pitié, en un éclat de rire affreusement sarcastique, - et continua :
- Député ? lui !... Qui ça ? lui ?... Ton gamin ?... Ah !... qui s'imagine que les gens de la Capitale vont prendre au sérieux toutes ces fariboles !
- Dame ! répondit la mère, tu disais toi-même, l'autre jour, que l'Empereur filait un mauvais coton... Et puisque Léon se met à l'Opposition...
- De l'Opposition !... s'écria Gambade père, mais es-tu folle !... Voilà Pantaléon qui s'«oppose» à l'Empereur, maintenant ! Tiens ! laisse-moi ; cela fait compassion.
Et il haussait les épaules avec des saccades capables de lui luxer les omoplates.
- Lis donc plutôt ce qu'il y a sur le journal, répondit Mme Gambade, qui croyait surtout aux imprimés.
- Soit !... reprit, avec une dignité soudaine Gambade père.
Il revint à sa place, déplia la feuille parisienne, puis d'une voix solennelle, lut ce qui suit :
SALLE DE LA REDOUTE
Séance du 2 décembre 1869
PRÉSIDENCE DU CITOYEN GAMBADE
La salle est comble, la séance s'ouvre à une heure précise.
Le citoyen GAMBADE, président, agite sa sonnette.
- Citoyens, la séance est ouverte. La parole est au citoyen Corax.
UNE GROSSE VOIX à l'extrême gauche. - A la porte !
Le citoyen CORAX. - Citoyens, du calme. Je m'adresse à vos intelligences. Il s'agit de replanter l'arbre social, selon la Science et le Progrès, d'une manière digne, enfin, de ce grand siècle. Assez longtemps cet arbre fut planté comme il l'est malheureusement encore ! Assez longtemps ses racines se sont étiolées dans la terre, étouffées par l'Oppression et l'Obscurantisme. Il faut qu'elles bénéficient à leur tour du grand air, de l'espace libre, de LA LUMIERE, enfin. Chacun son tour ! Justice ! Assez longtemps, l'orgueil de ces vains feuillages nous a donné des fruits, à regret et comme avec dédain ! Assez longtemps ces branches fleuries se sont nourries, dans l'oisiveté, de la sève que patiemment élaboraient les racines !... Citoyens, nous sommes les racines !... A notre tour : Justice ! Progrès ! Nouveauté ! En haut les racines ! Osons planter maintenant les arbres la tête en bas ! Oui, citoyens, par les feuillages ! Biffons les vieilles routines du noir passé ! Biffons ! Marchons vers l'Avenir. Plus de barbarie ! En haut les racines, vous dis-je ! Place au soleil ! Et vous verrez quelles admirables récoltes et vendanges nous réserve alors cet Avenir ! En un mot, hommes des couches inférieures, prouvons que nous savons faire fortune aussi bien (et mieux même, au besoin), que les repus des couches supérieures. Car désormais, toute la question sociale est là. L'Humanité fera le reste. C'est le but de nos séances. J'ai dit.
LA GROSSE VOIX de l'extrême gauche. - A la porte ! (Agitation sur plusieurs bancs).
Le citoyen CORAX. - Soyons graves. Je suis loin d'être un buveur de sang, mais raisonnons ; si l'on coupait, tout d'abord, les trois cent mille têtes qui...
UNE VOIX FLUTÉE à droite. - Minute ! Ah ! mais non ! Je m'oppose. En ma qualité de président de la corporation des chapeliers, je crois devoir protester contre une mesure dommageable, à tous égards, pour mes mandants.
LA GROSSE VOIX de l'extrême gauche. - A la porte ! Je vas t'en coller, moi, des bolivars !
(Tumulte. Le citoyen Gambade, président, agite sa sonnette).
Le citoyen GAMBADE. - Le but de nos réunions ayant été clairement exposé par notre honorable collègue, le citoyen Corax, passons aux projets d'exécution.
La parole est au citoyen Bonhomet, docteur de diverses Facultés, auteur de la brochure intitulée : Capet, sa veuve, leurs crimes ; et de la thèse anti-cléricale, intitulée : De l'influence de la cantharide sur le clergé de Chandernagor.
(Le citoyen Bonhomet, un grand vieillard d'aspect vénérable, monte à la tribune).
- Vois comment on obéit à Pantaléon ! interrompit ici Mme Gambade.
Gambade, après une crispation nerveuse, continua :
Le citoyen BONHOMET. - Citoyens, je suis également l'auteur de la brochure intitulée : De la réhabilitation de saint Vincent de Paul et De la laïcisation du Souverain Pontife. Mais passons. Je viens proposer une souscription nationale pour que soit élevée dans nos murs - sur le square même où s'élève encore, aujourd'hui, ce démenti à la Révolution qu'on appelle le monument de Louis Capet - une statue de granit rouge à l'homme qui fut, réellement, le plus utile à la France depuis près de cent ans. Il est étrange, en effet, qu'on élève des statues à Pierre et à Paul et qu'on oublie...
LA GROSSE VOIX à l'extrême gauche. - A la porte !
Le citoyen BONHOMET, continuant après un moment d'émoi - ... et qu'on oublie, dis-je, le modeste artisan au rigide et incorruptible patriotisme duquel nous devons la disparition radicale de... certaine petite graine de tyrans qui eût été plus tard, pour nous, inéluctablement, le ferment et le brandon de perpétuelles guerres civiles.
Ah ! si l'humble cordonnier dont je parle, citoyens, n'eût pas été au-dessus de toute corruption, s'il se fût écrié, comme tant d'autres : «Enrichissons-nous !» si sa virile énergie n'eût pas été à la hauteur de la mission dont il se sentait investi - et qu'il avait su comprendre, comme on dit, à demi-mot, - quelles conséquences terribles ! Songez ! Tant de mères en deuil, de fiancées, de veuves ! Songez au sang qui se fût répandu !
Je viens donc, d'un coeur léger, demander une statue pour cet homme héroïque, dont le bon sens éclairé sut étouffer en soi toute la pitié qu'il devait ressentir envers ce dangereux enfant !... car son coeur était aussi sensible que le nôtre ! N'en doutez pas, citoyens ! Honorons donc celui dont le grand sens-commun sut triompher de toute tentation de compassion mal entendue ! Et qui sut mener à bien, avec vigilance et persévérance, une si pénible tâche. Grâce à ses soins mortels, le jeune tyranneau confié à ses mains humanitaires, fut, sans bruit, effacé peu à peu des vivants ! Citoyens, citoyens, je m'inscris, tout le premier, et voici les vingt-cinq centimes de mon obole !
VOIX diverses. - De qui parlez-vous donc ?
Le citoyen BONHOMET, ému, relevant la tête et avec des larmes dans la voix. - Comment ! votre coeur de Français ne l'a pas encore deviné ? Mais du cordonnier patriote, du grand Simon, de l'incorruptible gardien du petit Louis le dix-septième !
(Silence, pendant lequel le citoyen Bonhomet boit, paisiblement, le verre d'eau sucrée).
LA VOIX FLUTEE de l'extrême droite. - Tiens ! au fait, c'est une idée, cela ! Il faudrait aussi proposer l'érection de la statue de Sanson, qui, à ce point de vue-là, fut encore bien plus utile... quoique préjudiciable à ma corporation... il fut...
LA GROSSE VOIX de l'extrême gauche. - A la porte : Est-y têtu, que je dis, le bolivar !
Le citoyen GAMBADE, président, agitant la sonnette. - Citoyens, le bureau tient compte du patriotisme ardent qui ressort des paroles que vous venez d'entendre. Toutefois, la nation ne semble pas assez mûre, assez avancée, veux-je dire, pour apprécier le mâle sentiment qui les a dictées. Passons à l'ordre du jour.
Hilarité. Pendant que le bureau feuillette et compulse divers papiers, un orateur inconnu se précipite à la tribune.
L'ORATEUR INCONNU. - Ah ! c'est pas tout ça ! Des arbres, des statues ! mince alors ! As-tu fini ?... Citoyens, je vote, moi, pour que les riches viennent déposer, ici, là, sur cette table, un million... et dans les vingt-quatre heures ! Ou sinon, du tabac !... Ah ! ça ! est-ce qu'on se fiche de nous, à la fin ?
(Pendant le tumulte et les applaudissements qui accueillent ces paroles, un grand individu s'est précipité à la tribune, l'a escaladée, a tout d'abord saisi l'orateur au collet et, l'étranglant à moitié, l'a couché sur la table, en renversant, pendant la lutte, le verre d'eau et la carafe).
LE NOUVEL ORATEUR, d'une voix terrible, où l'on reconnaît, à l'instant, le timbre de celle qui criait : «A la porte !» - Ah ! canaille ! coquinace ! gredin de réactionnaire ! (Il maintient, d'un poing, la tête du préopinant contre la table, puis, se redressant, l'oeil étincelant et s'adressant à l'Assemblée, en frappant la table de son autre point étendu devant lui à la Mirabeau). Comment ! dans les vingt-quatre heures !!! C'est TOUT DE SUITE, citoyens, TOUT DE SUITE !!!! qu'il faut que les riches viennent cracher ici leur million ! - Et que ça ne traîne pas !...
LA VOIX FLUTÉE de l'extrême droite. - A la porte ! (Rires, hurlements, agitation à gauche).
Le citoyen GAMBADE, président, secouant la sonnette. - Citoyens, ceci n'est plus du parlementarisme. Qu'on fasse sortir les deux interrupteurs qui ont amené ce regrettable incident.
(On se rue à la tribune d'où l'on arrache les deux orateurs que l'on pousse hors de la salle, malgré leurs vociférations inintelligibles).
Le citoyen GAMBADE se levant. - Citoyens, voici une heure stérilement dépensée dans cette enceinte. A la prochaine réunion, l'ordre du jour. Je viendrai, personnellement, vous soumettre ma profession de foi. - La séance est levée.
(Il se couvre. Applaudissements. Profonde sensation à droite. M. Gambade, reconduit par ses assesseurs, est chaudement félicité pour sa bonne tenue au fauteuil).
- Pristi ! comme ils vont, là-bas ! murmura Mme Gambade émerveillée. Tu verras qu'il sera nommé.
Gambade jeta le journal par terre, violemment.
- Ta ! ta ! ta ! s'écria-t-il : ne comprends-tu pas pour cette chambrée de propres-à-rien et de péroreurs, qui feraient mieux d'aller cirer des bottes, il y a dans la capitale, des millions d'hommes sérieux et capables qui, en deux minutes, perceront ton gros écervelé et ne te le nommeront pas plus député que le Grand-Turc ?... Voilà bien les femmes ! - D'où diantre voudrais-tu que ton fils eût des capacités que je n'ai pas ? - Où les aurait-il prises ? En avons-nous jamais eu quelque vent ? Veux-tu que je te dise ? Eh ! bien, c'est un garçon qui va se couler, tomber à plat comme une omelette soufflée, avec toutes ces calembredaines ! Et voilà tout ! Il faut qu'il revienne ! Il le faut ! Il n'est que temps. Je vais l'en sommer dès demain et il sait que j'ai la tête près du bonnet ! Dès demain ! - Je te dis que si cette feuille était connue ici, toute la clientèle de la Maison, qui est conservatrice, irait se fournir chez les Levertumier. Voilà le grave de toutes ces escapades. Gros-Jean comme devant, qu'on rentre dans la mélasse ! C'est le positif. D'ailleurs, je me fais vieux. Et, dans le commerce, la clientèle avant tout ! Tiens, tu sais si je donne dans les mômeries ? Eh ! bien, si j'étais malade... diable m'emporte, à cause de la clientèle, je ferais venir un calotin ! - Là-dessus, prends tes moines et dormons. Demain, il fera jour !... Député !... lui !... Ah ! j'en rirai longtemps !...
Comme l'excellent homme, réellement consterné, achevait sa véhémente sortie, un brouhaha de clameurs, mélées à des piétinements de passants qui accouraient, se fit entendre sous les fenêtres, dans la rue. On distinguait les cris de : Vive le père Gambade !...
L'épicier pâlit et n'osa entr'ouvrir les rideaux.
- Est-ce que la ville tout entière, bégaya-t-il, vient nous donner un charivari, à propos des scandales politiques de Pantaléon ? O fils désastreux, ma boutique est perdue !
Mais soudain, la porte de la chambre s'ouvrit et Pacôme présenta, dans l'entrebâillement, sa face rougeaude. Il rayonnait, essouflé.
- Patron ! patron ! vous ne savez pas ? Ils disent comme ça, dans les rues, que M. Pantaléon est nommé député ! C'est affiché à la mairie. Une dépêche ! et officielle, encore ! De Paris ! venue tout à l'heure ! Et en voici une autre pour vous, avec les journaux du soir qui le disent !...
A ces paroles, Gambade recula, comme si un chat furieux lui eût sauté aux narines.
- Va-t-en ! cria-t-il d'une voix rude.
Pacôme, abasourdi de l'accueil, se retira.
Le vieil épicier était resté comme hébété, foudroyé !... - Quelque chose d'extraordinaire se passait en lui. D'un geste rapide, il rompit le télégramme qui ne contenait que ces quatre mots : - «Ça y est !... PANTALÉON» ; puis ouvrit un journal qu'il parcourut d'un coup d'oeil hagard.
Après un grand mouvement de paupières, il regarda de travers Mme Gambade, qui, oppressée par un accès de joie énorme, le regardait aussi sans pouvoir parler.
- Malheureuse !... balbutia, tout d'un coup, Gambade en bondissant sur elle : tu m'as trompée !!! avoue ! avoue-moi que - ce n'est pas mon fils !
- Monsieur Gambade ! Est-ce que tu deviens fou, toi-même, à la fin !... cria la pauvre femme : - bois un verre de rhum, ça te remettra. Eh ! bien, quoi ? Il est député : et puis, après ? Pourquoi pas ?... Aujourd'hui ?...- Moi, je trouve ça tout naturel.
Mais il arpentait la chambre.
- Député ? lui !... pour de vrai !... murmurait-il. Comment ! Lui ? lui... ? Et ce serait mon fils ? Allons donc ! Allons donc ! A d'autres !
Il se laissa tomber dans son voltaire, en s'éventant avec son mouchoir. Il contemplait les tisons :
- Il me semble que je suis comme une poule qui a couvé, par mégarde, un oeuf de canard, et qui voit ensuite, son soi-disant poussin se diriger tranquillement vers l'eau.
Mme Gambade, le trouvant plus calme, lui versa un second bol de thé.
L'épicier, perdu en des conjectures, creusait maintenant, tous ses souvenirs, pour s'expliquer le phénomène. Il cherchait à se rappeler les noms des jeunes godelureaux du monde élégant qui hantaient autrefois sa boutique et papillonnaient autour de sa femme. Infructueux efforts ! Nul indice d'infidélité. Et, cependant, ces instincts de grandeur, cette rapide fortune, cette outrecuidance, cette réussite, surtout ! (Oh ! cette réussite !...) l'étourdissaient.
- Attendons quelques marchés de l'Etat ! pensait-il. Si Pantaléon sait, alors, tirer, comme on dit, son épingle du jeu, peut-être reconnaîtrai-je mon sang.
Mais les gazettes du lendemain allaient acclamer avec des sonorités de grosses caisses, le coup de maître de son putatif rejeton ! Il fallait prendre un parti à la hâte. Et que croire ? Qu'opter ? Le digne libre-penseur, se sentant envahi par l'inconnu, ne clignait plus qu'un oeil trouble.
Son inquiétant silence eût fini par blesser réellement Mme Gambade, si l'excellente femme, le connaissant, n'eût fait la part du désarroi mental de son époux. D'ailleurs, elle était réellement saisie, elle aussi, par la puissante nouvelle, que tout le reste ne lui semblait plus que «de la camelotte».
Maintenant, Gambade père, plongé dans sa rêverie, avait donné un autre tour à ses recherches. Il passait en revue les cas médicaux de parturitions et gestations extraordinaires, envies, particularités d'atavisme, etc., qui lui revenaient à l'esprit. Il se remémorait les monstres qu'il avait vus dans les baraques foraines, aux réjouissances publiques, «et qui étaient pourtant nés de parents ordinaires et naturels». Une bonne demi-heure se passa de la sorte.
Tout à coup, se frappant le front, il poussa un cri. Sans tradition, tombant aux genoux de sa femme épouvantée cette fois, il lui embrassait les mains comme aux beaux jours de la noce et des roses d'antan. Une forte allégresse intérieure l'éclairait.
- J'y suis ! s'écria-t-il enfin ; ah ! ventre-bleu ! saperlipopette ! je comprends ! j'y suis ! Ne m'en veuille plus, ma bonne femme ! Mais, tu sais... le premier moment... dame ! Il y avait de quoi troubler un industriel ! Enfin, maintenant, j'y suis ! Oui, c'est bien mon fils ! - Au fond, j'en étais sûr... Mais je viens, seulement, tout à l'heure, de comprendre pourquoi il est comme ça.
Tous les deux se regardèrent en silence.
- Rappelle-toi, continua l'épicier, d'un ton maintenant froid et logique, rappelle-toi la mort de Levertumier père !... Nous étions amis, alors, eux et nous : - on commençait. Nous fûmes donc invités à l'enterrement, ainsi qu'au repas funèbre qui s'en suivit. Il pleuvait. Tout cela donnait des idées solennelles. De plus, au point de vue pratique, cette mort nous tombait comme une aubaine, une occasion, enfin : car les funérailles attristent la pratique. On vint chez nous - et plusieurs de ses meilleurs clients, que je fis servir d'une manière ample, nous restèrent. J'avais donné mes ordres, dès la veille, à Pacôme, là-dessus. Tu vois que j'étais aussi dans des idées diplomatiques. - Comme on avait parlé sur la tombe, j'avais la tête pleine d'idées de discours. Or, le repas se prolongea fort tard, vu la pluie, si fidèle est ma mémoire. Si bien que, ma foi ! les idées de libations se succédèrent... on était jeune !... Enfin, tu te rappelles qu'au lever de table, nous étions tous deux un peu partis, comme on dit, dans les vignes du Seigneur ; nous avions notre plumet ! Nous rentrâmes donc bras dessus, bras dessous, roucoulant comme deux tourtereaux et avec des idées de verve et d'entrain !... Il fallait voir !... Or, fais attention ! les idées, au fond, ça passe dans le sang ! - De retour ici, dans notre chambre chaude, j'ai souvenance qu'une fois le casque à mèche au front et la lampe soufflée, ma foi, dame... si fidèle est toujours ma mémoire... je te dis que le gaillard date de cette nuit-là ! Or, Henri IV, une autorité et qui s'y connaissait, l'a formellement dit : «L'homme de génie n'est tout bonnement que celui qui naît avec un verre de vin dans le cerveau !» Je partage, moi, les idées de ce monarque... sur ce point-là, du moins. Donc, j'ai découvert la seule explication scientifique possible de mon fils. - Au lieu d'être ce qu'il eût sans doute été (s'il eût daté seulement du lendemain), un épicier honnête et tranquille comme son père, Pantaléon est solennel, diplomatique, discoureur, bon buveur et plein d'un entrain triomphant ! Réfléchis maintenant. Vois-tu ? Sens-tu ? Comprends-tu, enfin, ma pensée ? «Tel père, tel fils ! on chasse de race !»
- Ah ! oui !... dit, en riant, Mme Gambade ; tu veux dire que, s'il est toujours en tête des autres, c'est qu'il a hérité de notre plumet ?
- Voilà le mot ! répliqua Gambade père en se relevant et en recommençant à marcher dans la chambre, pendant que sa femme se mettait paisiblement en devoir de remplir à nouveau d'eau bouillante les deux moines.
- Député ! j'ai fait un député ! grommelait-il à voix basse. Décidément, je pardonne de grand coeur à cette canaille de Levertumier. Ses obsèques m'ont porté bonheur ! Que Pantaléon devienne amiral, général ou évêque, à présent qu'il a mis le pied dans l'étrier, rien ne m'étonnera plus de sa part. J'ai la clef de l'énigme ! Et, au fait, puisqu'il a le plumet, il pourrait bien arriver - à TOUT !... s'écria brusquement Gambade, en s'arrêtant court, comme effrayé d'une idée soudaine qui lui avait traversé l'esprit.
- Dame !... aujourd'hui !... murmura Mme Gambade radieuse, en fourrant dans la couche les deux moines. - A moins que la France... ne se méfie de son nouveau sauveur !...
Il y eut un moment de profond silence.
- Qui sait ? conlut le père Gambade, pensif, les yeux comme perdus dans l'Avenir et d'une voix que sa femme ne lui connaissait pas.
Liber Liber 2023 -
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