Quoique la Société d'Emulation ne soit pas une société de médecine, elle a donné assez à comprendre cependant, en faisant partager ses travaux à plusieurs médecins, qu'elle attache une haute importance à la science qui a pour but la conservation des hommes, et que tout en s'occupant principalement de l'agriculture, du commerce et de l'industrie, elle ne veut pas rester étrangère aux découvertes que l'expérience, le raisonnement et même quelquefois le hasard font au profit de cette science.
J'avais besoin, Messieurs, de me pénétrer de cette pensée pour me présenter aujourd'hui devant vous avec mes deux faits tout médicaux, fort intéressans sans doute, puisque je les ai jugés dignes de vous être communiqués ; mais peu propres, cependant, j'en conviens, à captiver l'attention des personnes qui sont étrangères à la médecine, à cause de l'ennui et du dégoût de certains détails dont il est difficile de dépouiller les faits qui font la base du grand édifice auquel je me trouve heureux d'apporter de temps en temps mon grain de sable. Les observations dont j'ai le désir de donner communication à la Société sont relatives à deux cas d'Ileus que j'ai eu le bonheur de guérir avec la glace.
Les contractions convulsives et désordonnées des intestins, avec invagination ou bien avec nouure de quelqu'une de leurs parties, causant des douleurs très-aiguës, des coliques déchirantes, des vomissemens répétés et une constipation opiniâtre, constituent les caractères principaux d'une maladie des plus graves à laquelle on a donné les noms de passion iliaque, à cause du siège des douleurs ; de coliques de miserere, à cause de la pitié qu'elles inspirent ; de volvulus, parce que les intestins se tordent et se nouent ; et enfin celui d'Ileus qui lui est conservé, à cause du nom de l'intestin qui est ordinairement le siège principal de la maladie.
Cette maladie a quelques traits qui la font ressembler à la colique nerveuse, à celle de Madrid, à celle du Poitou, et surtout à la colique des peintres ; cependant elle en diffère par ses causes, par sa marche et par sa terminaison. Ses principaux caractères se trouvent dans l'empatement du ventre et dans son gonflement bosselé, se développant le deuxième ou troisième jour, et coïncidant avec la cessation complète des évacuations alvines ; des vomissemens, des coliques aiguës, des contractions intestinales, des crampes, et bientôt dans tous ceux de l'étranglement interne.
Elle se voit rarement dans le pays de Lisieux, quoique l'humidité y soit grande, et quoique les habitans y fassent un usage abondant du cidre. Pendant quinze années je ne l'ai rencontrée que cinq ou six fois, mais depuis le printemps dernier elle s'est offerte à mon observation deux fois à quelques mois d'intervalle : la première, sur un gendarme fort, vigoureux, de taille athlétique, mais sujet à des maladies graves toujours violentes, âgé de 30 ans environ. La seconde, sur un charron de ce pays ; homme maigre, d'un tempérament nerveux, fatigué par le travail, et déjà vieux, quoique ayant à peine accompli sa 40me année.
Le premier de ces deux malades se nomme Billard. Il fut, après deux jours de malaise, subitement atteint, le 20 avril dernier, de coliques atroces autour de l'ombilic, de vomissemens de matières bilieuses, avec des efforts considérables, alternant avec des contractions d'estomac sans vomissement. La face devint pâle, grippée, la peau froide, le pouls petit, le ventre déprimé ; les urines et les selles se supprimèrent. Je conseillai un lit chaud, un julep laudanisé, des aspersions d'éther sulfurique sur le ventre, goutte à goutte et longtemps continuées. Le calme se rétablit, mais ce ne fut pas pour longtemps. Le pouls se releva, et en même temps le ventre qui avait été déprimé jusqu'alors se tuméfia par suite du développement de gaz intestinaux qui se déplaçaient avec bruit lorsque de nouvelles contractions intestinales se reproduisaient, faciles à suivre à l'oeil, accompagnées de douleurs qui arrachaient à Billard des plaintes et de temps en temps des cris aigus. Une saignée abondante, une application de sangsues aux aînes, une autre à l'anus, suivies l'une et l'autre d'une hémorragie considérable, des bains, rendirent les souffrances moins vives. Quelques petites doses d'opium, et bientôt une once d'huile de ricin achevèrent de calmer le malade, en produisant deux selles qui vinrent sans effort. La maladie était arrivée au cinquième jour, et je croyais en avoir triomphé, lorsque, pendant la nuit suivante, il se manifesta des douleurs plus aiguës encore que celles des jours précédens, coïncidant périodiquement avec elles. J'employai l'opium à plus forte dose, le sulfate de quinine lui fut associé ; j'eus recours aux bains chauds, à l'éther sulfurique sur le ventre, à des onctions narcotiques camphrées, à des cataplasmes de feuilles de Belladone ; mais tout échoua.
J'en étais là, le septième jour, déplorant, avec mon confrère, M. de Droullin, qui avait été appelé en consultation, l'insuffisance de nos ressources contre une invagination intestinale dont il nous paraissait moins difficile de déterminer le siège que d'obtenir la guérison. Nous pensâmes à l'opération qui a été conseillée en pareil cas ; mais sans nous y arrêter, tant elle nous paraissait téméraire.
Le huitième jour de la maladie, après des alternatives irrégulières de bien et de mal, les douleurs prirent une telle violence que le pauvre gendarme voulait se tuer. Il hurlait, il se tordait, il mordait sa couche, puis il restait pendant quelques momens calme, à genoux, la tête basse comme un homme endormi, et tout-à-coup il se réveillait dans le délire, avec ses atroces douleurs qui le rendaient insensé, furieux.
C'était ce huitième jour, au soir, Billard venait d'être pris d'une de ses crises les plus violentes. Mon confrère et moi nous avions été demandés précipitamment auprès de lui. Nous avions encore eu recours à l'éther sur le ventre, et nous avions bien obtenu quelque soulagement ; mais l'expérience du passé ne nous permettait pas d'espérer qu'il dût être de longue durée. J'exprimais le regret de n'avoir pas un remède plus puissant que l'éther à faire succéder à celui-ci, quant tout-à-coup il me vint à l'esprit d'employer la glace en application sur le ventre pendant plusieurs heures consécutives. Ce topique m'inspira de suite une grande confiance ; je le proposai avec chaleur à mon confrère qui applaudit à ma pensée, et nous nous y arrêtâmes.
Trouvant de la glace en grande quantité chez M. Cordier, nous en usâmes amplement et sur-le-champ. A peine fut-elle appliquée que les douleurs cessèrent, et elles cessèrent pour ne plus reparaître du tout.
La glace, contenue dans une vessie, fut entretenue ainsi pendant dix heures de suite.
Après ce remède, c'est-à-dire après la dixième heure, il ne restait plus que de la faiblesse, beaucoup de fatigue, de la courbature et de la disposition à dormir et à suer. La nuit fut bonne ; les urines revinrent, et les sueurs furent abondantes. Lorsque celles-ci eurent cessé, il me parut utile de diriger les contractions intestinales que la présence des matières fécales dans l'intestin n'allait pas manquer de provoquer. A cet effet, je donnai deux onces d'huile de ricin, par petites fractions, dans du bouillon de veau. J'obtins, par ce moyen, une selle copieuse sans coliques, et tout rentra dans l'ordre. La convalescence de Billard a duré un mois, après quoi il a retrouvé la meilleure santé qu'il conserve encore.
Après un succès aussi remarquable, ma première pensée fut de publier l'histoire de cet Ileus, et je fus engagé à le faire par les conseils bienveillans de mon confrère M. de Droullin. Il ne pouvait être mis en doute que la glace eût opéré la guérison de notre malade ; et il me paraissait d'autant plus utile de faire connaître ce fait que personne n'avait encore employé ce remède de la même manière, dans une circonstance pareille. Septal et le dernier des Hoffman, Evrard Home, le premier chirurgien du dernier Roi d'Angleterre, ont bien donné le conseil de verser de l'eau à la glace sur les jambes, ou de les y plonger, dans le cas de volvulus ; sans que rien nous apprenne s'ils en ont obtenu d'heureux effets ; mais ils ne l'ont pas appliquée sur le ventre.
Peut-être aurais-je cédé à ces considérations d'humanité et à la fois d'intérêt personnel, si je n'avais été retenu par le peu de confiance que mérite, en médecine, un fait isolé. J'ai mieux aimé attendre, et j'ai bien fait ; car le 5 octobre dernier, un nouveau cas d'Ileus s'est offert à moi sur le nommé Martin, charron, dans le quartier que j'habite.
Martin fut pris le 5 octobre de douleurs profondes dans l'abdomen, avec constipation, urines peu abondantes et très-rouges, frissons, pouls petit, langue blanche, étalée, sèche, soif vive, et avec de grandes dispositions au vomissement. Un demi-lavement émollient augmenta les coliques, des boissons émollientes et des applications mucilagineuses sur le ventre ne les calmèrent pas. Le lendemain, des vomissemens répétés de matières bilieuses et des coliques violentes s'étaient manifestés, en même temps que le ventre s'était empâté ; la pression exercée autour de l'ombilic, dans les momens de calme, occasionnait de la douleur ; elle donnait au contraire quelque soulagement pendant les crises. Celles-ci revenaient à une demi-heure d'intervalle et duraient quelques minutes. Une application de vingt sangsues à l'anus, suivie d'une longue et abondante hémorragie, apporta beaucoup de soulagement ; mais dès le lendemain, qui était le quatrième jour, les douleurs prirent subitement une grande violence, sans que rien, à notre connaissance, eût provoqué leur retour. Je parvins à les apaiser avec de l'éther répandu sur le ventre, de l'extrait d'opium donné à l'intérieur, des synapismes sur les membres abdominaux, et des cataplasmes de feuilles et de racines fraiches de Belladone sur toute l'étendue du ventre. Le cinquième jour, au matin, elles se réveillèrent encore ; mais deux onces d'huile de Palma-Christi, données par fractions, les calmèrent, en produisant trois selles abondantes.
Martin fut pendant vingt-quatre heures dans un état très-satisfaisant. Se trouvant bien le soir du sixième jour, il voulut changer de lit, il se leva. Mais bientôt de nouvelles coliques plus violentes que celles des jours précédens, réveillées sans doute par le mouvement et par le déplacement causé aux intestins par la station, le forcèrent de me faire appeler au milieu de la nuit. Je le trouvai en proie à des souffrances inouïes. Ce malheureux poussait des cris, invoquait la mort et restait dans le délire lorsque ses plus vives douleurs étaient passées ; de l'éther sur le ventre et des applications d'eau très-froide apportèrent, pour quelques heures, un soulagement tellement grand que sur lui je fondais l'espérance d'une guérison prochaine. Je n'avais pas de glace et j'avais voulu épargner à mon malade la dépense que cause la congélation d'une grande quantité d'eau par des procédés chimiques, la température de l'atmosphère étant à 7 ou 8 degrés Réaumur au-dessus de zéro. Mais, le lendemain, les douleurs et le délire ayant reparu avec une nouvelle violence, je ne balançai plus à faire préparer de la glace. M. Delarue fut chargé de ce soin. Trois heures après, le malade en avait, dans une vessie, deux livres sur le vente. Le calme fut subit ; le délire et les coliques cessèrent et ne reparurent plus. La glace, renouvelée toutes les deux heures environ selon le besoin, fut continuée pendant douze heures, après lesquelles Martin dormit d'un sommeil calme et profond. A son réveil, il trouva bien que son ventre était douloureux et comme meurtri ; mais il reconnut que sa guérison était obtenue et, en effet, il ne souffrit pas davantage. Je le vis pendant trois jours encore, et je le quittai ensuite, après lui avoir procuré trois selles à l'aide d'une once et demie d'huile de ricin. Son appétit revint bientôt ; je lui permis des bouillons, puis des alimens secs plutôt que des soupes, afin de ne pas trop dilater le canal intestinal. Le malade se trouva bien de ces précautions. Selon mon conseil il se reposa entièrement en restant au lit pendant une douzaine de jours ; il endossa ensuite une chemise de laine ; se ceignit les reins d'une ceinture de flanelle et fut en état de reprendre son travail, avec ménagement, vingt jours après ses plus grandes crises. Sa santé ne s'est pas démentie.
RÉFLEXIONS.
Non seulement ces deux observations offrent de l'intérêt, en enseignant de quel secours peut être la glace dans des circonstances pareilles, mais elles sont encore intéressantes en nous faisant voir combien il faut peu compter sur les émissions sanguines les plus abondantes dans le traitement d'une maladie qui revêt cependant les caractères extérieurs des inflammations les plus aiguës du tube digestif. Nous avons vu que les saignées générales et locales sont inhabiles à opérer la guérison de l'Ileus, et je me crois autorisé à penser que si elles étaient portées trop loin elles nuiraient à l'effet salutaire des autres moyens : elles pourraient même rendre la guérison impossible. Faites avec une sage réserve, et dans des limites qui ne peuvent être tracées ni par des chiffres ni par des paroles, mais qu'un oeil exercé reconnaîtra, elles prépareront l'effet de la glace, en produisant dans les tissus malades une détente qui lui sera favorable.
La glace n'agit pas ici comme un moyen de répercussion, ainsi que pourraient le prétendre les médecins qui pensent que l'Ileus est une inflammation de la membrane musculeuse des intestins ; elle est un sédatif puissant qui paralyse les contractions convulsives du canal intestinal en le frappant de stupeur et en suspendant son mouvement vermiculaire ; et comme les contractions convulsives sont toute la maladie, la guérison est faite aussitôt. Il n'en serait pas ainsi s'il existait un état inflammatoire.
Lorsque la sédation est obtenue, il est important de la soutenir pendant plusieurs heures de suite, afin de faire perdre aux intestins l'habitude déjà prise de contractions désordonnées qui menacent plus longtemps de se reproduire s'ils l'ont conservée davantage.
Si l'éther, qui calmait dans les premiers momens de son application, ne produisait pas un soulagement de durée assez longue pour devenir la guérison, cela tient à ce que ce moyen, producteur du froid comme la glace, n'agissant pas comme elle d'une manière uniforme et durable sur une très-grande surface, il s'opérait dans le voisinage des points arrosés et refroidis, des efforts réaction vitale auxquels les intestins participaient bientôt. Leur stupéfaction n'étant pas prolongée assez longtemps, nous voyions leurs contractions convulsives se reproduire de nouveau.
C'est parce que je redoute le retour de ces contractions convulsives, à l'occasion des efforts que le canal intestinal serait obligé de faire pour opérer la marche des matières fécales, que j'administre l'huile de ricin. Ce remède m'a paru propre à régulariser les contractions intestinales. Nous les avons vues, sous son empire, redevenir péristaltiques, après l'effet de la glace, dans les deux observations que j'ai eu l'honneur de vous lire. Dans d'autres circonstances semblables il m'avait déjà réussi. C'est dans les mêmes vues et avec un succès pareil que le docteur Huflaud administre l'huile fraîche de graine de lin par cuillerées d'heure en heure.
Ainsi, disposer les malades par des saignées générales ou locales, selon leur constitution et leurs forces, et aussi selon l'importance de la réaction inflammatoire, si elle s'est opérée, comme cela peut arriver après les premières contractions convulsives ; donner des bains chauds et faire des applications sédatives, narcotiques sur le ventre, en même temps que l'opium sera administré intérieurement à petites doses répétées ; appliquer ensuite de la glace, dans une vessie, sur le ventre pendant huit ou dix heures ; laisser le malade se reposer ensuite pendant quinze ou vingt heures et le purger doucement avec l'huile de ricin ; tel paraît être le traitement le plus propre à guérir l'Ileus à son début, c'est-à-dire lorsque l'intestin n'est pas encore sphacélé par suite de son étranglement. Tel a été du moins celui qui a réussi entre mes mains d'une manière admirable, chez deux hommes de tempérament, de constitution, d'âge et d'habitudes très-différens. L'expérience, plutôt que le raisonnement, nous apprendra si la glace seule, et employée dès le début de la maladie, peut suffire au traitement.
Lisieux, le 11 Janvier 1836.