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ANS les montagnes de Savoye, non loin de la route de Briançon à
Modène, est une vallée solitaire, dont l’aspect inspire aux voyageurs
une douce mélancolie. Trois collines en amphithéâtre, où sont répandues
de loin en loin quelques cabanes de pasteurs, des torrens qui tombent
des montagnes, des bouquets d’arbres plantés ça et là, des pâturages
toujours verts, sont l’ornement de ce lieu champêtre.
La marquise de Fonrose retournait de France en Italie avec son époux.
L’essieu de leur voiture se rompit, et comme le jour était sur son
déclin, il fallut chercher dans cette vallée un asile où passer la
nuit. Comme ils s’avançaient vers une de[s] cabanes qu’ils avaient
aperçues, ils virent un troupeau qui en prenait la route, conduit par
une bergère dont la demarche les étonna. Ils approchent encore, et ils
entendent une voix céleste, dont les accens plaintifs et touchans
faisaient gémir les échos.
« Que le soleil couchant brille d’une douce lumière ! C’est ainsi
(disait-elle) qu’au terme d’une carrière pénible, l’âme épuisée va se
rajeunir dans la source de l’immortalité. Mais, hélas ! que le terme
est long, et que la vie est lente ! » En disant ces mots, la bergère
s’éloignait, la tête inclinée ; mais la négligence de son attitude
semblait donner encore à sa taille et à sa démarche plus de noblesse et
de majesté.
Frappés de ce qu’ils voyaient, et plus encore de ce qu’ils venaient
d’entendre, le marquis et la marquise de Fonrose doublèrent le pas pour
atteindre cette Bergère qu’ils admiraient. Mais quelle fut leur
surprise, lorsque sous la coëffure la plus simple, sous les plus
humbles vêtemens, ils virent toutes les grâces, toutes les beautés
réunies ! Ma fille, lui dit la marquise, en voyant qu’elle évitait, ne
craignez rien ; nous sommes des voyageurs qu’un accident oblige à
chercher dans ces cabanes un refuge pour attendre le jour ! Voulez-vous
bien nous servir de guide ? Je vous plains, Madame, lui dit la bergère
en baissant les yeux et rougissant, ces cabanes sont habitées par des
malheureux, et vous y serez mal logés. Vous y logez sans doute
vous-même, reprit la marquise ; et je puis bien supporter une nuit les
incommodités que vous souffrez toujours. Je suis faite pour cela, dit
la bergère avec une modestie charmante. Non certainement, dit M. de
Fonrose, qui ne put dissimuler plus long-temps l’émotion qu’elle lui
causait : non, vous n’êtes pas faite pour souffrir, et la fortune est
bien injuste ! Est-il possible, aimable personne, que tant de charmes
soient ensevelis dans ce désert, sous ces habits ? La fortune,
monsieur, reprit Adelaïde, (c’était le nom de la bergère), la fortune
n’est cruelle que lorsqu’elle nous enlève ce qu’elle nous a donné. Mon
état a ses douceurs pour qui n’en connaît pas d’autres, et l’habitude
vous fait des besoins que n’éprouvent pas les pasteurs. Cela peut être,
dit le marquis, pour ceux que le ciel a fait naître dans cette
condition obscure ; mais vous, fille étonnante, vous que j’admire, vous
qui m’enchantez, vous n’êtes pas née ce que vous êtes ; cet air, cette
démarche, cette voix, ce langage, tout vous trahit. Deux mots que vous
venez de dire, annoncent un esprit cultivé, une âme noble. Achevez,
apprenez nous quel malheur a pu vous réduire à cet étrange abaissement.
Pour un homme dans l’infortune, répondit Adelaïde, il y a mille moyens
d’en sortir ; pour une femme, vous le savez, il n’y a de ressource
honnête que dans la servitude ; et dans le choix des maîtres, on fait
bien, je crois, de préférer les bonnes gens. Vous allez voir les miens
; vous serez charmés de l’innocence de leur vie, de la candeur, de la
simplicité et de l’honnêteté de leurs moeurs.
Comme elle parlait ainsi, on arriva à la cabane. Elle était séparée par
une cloison, de l’étable où l’inconnue fit entrer ses moutons, en les
comptant avec l’attention la plus sérieuse, et sans daigner s’occuper
davantage des étrangers qui la contemplaient. Un vieillard et sa femme,
tels qu’on nous peint Philémon, et Biracis, vinrent au-devant de leurs
hôtes avec cette honnêtteté villageoise qui nous rappelle l’âge d’or.
Nous n’avons à vous offrir, dit la bonne femme, que de la paille
fraîche pour lit, du laitage, du fruit, et du pain de seigle pour
nourriture ; mais le peu que le ciel nous donne, nous le partagerons
avec vous de bon coeur. Les voyageurs, en entrant dans la cabane, furent
surpris de l’air d’arrangement que tout y respirait. La table était
d’une seule planche de noyer le mieux poli ; on se mirait dans l’émail
des vases de terre destinés au laitage. Tout présentait l’image d’une
pauvreté riante, et des premiers besoins de la nature agréablement
satisfaits. C’est notre chère fille, dit la bonne femme, qui prend soin
du ménage. Le matin, avant que son troupeau s’éloigne dans la campagne,
et tandis qu’il commence à paître autour de la maison l’herbe couverte
de rosée, elle lave, nétoie, arrange tout avec une adresse qui nous
enchante ! Quoi ! dit la marquise, cette bergère est votre fille ? Ah
madame, plût au ciel, s’écria la bonne vieille, c’est mon coeur qui la
nomme ainsi, car j’ai pour elle l’amour d’une mère ; mais je ne suis
pas assez heureuse pour l’avoir portée dans mon sein, nous ne sommes
pas dignes de l’avoir fait naître ! Qui est-elle donc, d’où vient-elle,
et quel malheur l’a réduire à la condition des bergères ?
Tout cela nous est inconnu. Il y a quatre ans qu’elle vint en habit de
paysanne s’offrir pour garder nos troupeaux ; nous l’aurions prise pour
rien tant sa bonne mine et la douceur de sa parole nous gagnaient le
coeur à l’un et à l’autre. Nous nous doutâmes qu’elle n’était pas une
villageoise, mais nos questions l’affligeaient, et nous crûmes devoir
nous en abstenir. Ce respect n’a fait qu’augmenter à mesure que nous
avons mieux connu son âme ; mais plus nous voulons nous abaisser devant
elle, plus elle s’humilie devant nous. Jamais fille n’a eu pour ses
père et mère des attentions plus soutenues, ni des empressemens plus
tendres. Elle ne peut nous obéir, car nous n’avons garde de lui
commander ; mais il semble qu’elle nous devine, et tout ce que nous
pouvons souhaiter est fait avant que nous apercevions qu’elle y pense.
C’est un ange descendu parmi nous pour consoler notre vieillesse. Et
que fait-elle actuellement dans l’étable, demanda-t-on ? Elle donne au
troupeau une litière fraîche ; elle trait le lait des brebis et des
chèvres. Il semble que ce laitage pressé de sa main, en devienne plus
délicat ; moi qui vais le vendre à la ville, je ne puis suffire au
débit ; on le trouve délicieux. Cette chère enfant s’occupe, et gardant
son troupeau, à des ouvrages de paille et d’osier que tout le monde
admire. Je voudrais que vous vissiez avec quelle adresse elle entrelace
le jonc flexible. Tout devient précieux sous ses doigts. Vous voyez,
madame, poursuivit la bonne vieille, vous voyez ici l’image d’une vie
aisée et tranquille, c’est elle qui nous la procure. Cette fille
céleste n’est occupée qu’à nous rendre heureux. Est-elle heureuse
elle-même, demanda madame de Fonrose ? Elle tâche de nous le persuader,
reprit le vieillard, mais j’ai fait souvent apercevoir à ma femme,
qu’en revenant du pâturage elle avait les yeux mouillés de larmes, et
l’air du monde le plus affligé. Dès qu’elle nous voit, elle affecte de
sourire ! mais nous voyons bien qu’elle a quelque peine qui la consume
; nous n’osons la lui demander. Ah ! madame, dit la vieille femme,
quelle pitié me fait cette enfant, lorsqu’elle s’obstine à mener paître
ses troupeaux malgré la pluie et la gelée ! Cent fois je me suis mise à
genoux pour obtenir qu’elle me laissât prendre sa place, ma prière a
été inutile. Elle s’en va au lever du soleil, et revient le soir,
transie de froid. Jugez, me dit-elle avec tendresse, si je vous
laisserai quitter votre foyer, et vous exposer à votre âge aux rigueurs
de la saison. A peine y puis-je résister moi-même. Cependant elle
apporte sous son bras le bois dont nous nous chauffons, et quand je me
plains de la fatigue qu’elle se donne : Laissez, laissez, dit-elle, ma
bonne mère, c’est par l’exercice que je me garantis du froid ; le
travail est fait pour mon âge. Enfin, madame, elle est bonne autant
qu’elle est belle ; et mon mari et moi nous n’en parlons jamais que les
larmes aux yeux. Et si on vous l’enlevait, demanda la marquise ? Nous
perdrions, interrompit le vieillard, tout ce que nous avons de plus
cher au monde ; mais si elle devait être heureuse, nous mourrions
contens avec cette consolation. Hélas ! oui, reprit la vieille en
versant des pleurs, que le Ciel lui accorde une fortune digne d’elle,
s’il est possible ! Mon espérance était que cette main si chère me
fermerait les yeux, mais je l’aime plus que ma vie. Son arrivée les
interrompit.
Elle parut avec un sceau de lait d’une main, de l’autre un pannier de
fruits ; et après les avoir salués avec une grâce charmante, elle se
mit à vaquer au soin du ménage, comme si personne ne s’occupait d’elle.
Vous vous donnez bien de la peine, ma chère enfant, lui dit la
marquise Je tâche, madame, répondit-elle, de remplir
l’intention des Maîtres, qui désirent vous recevoir de leur mieux. Vous
ferez, poursuivit-elle, en déployant sur la table un linge grossier,
mais d’une extrême blancheur, vous ferez un repas frugal et champêtre.
Ce pain n’est pas le plus beau du monde, mais il a beaucoup de saveur ;
les oeufs sont frais, le laitage est bon, et les fruits que je viens de
cueillir, sont tels que la saison les donne.
La diligence, l’attention, les grâces nobles et décentes avec
lesquelles cette bergère merveilleuse leur rendait tous les devoirs de
l’hospitalité, le respect qu’elle marquait à ses maîtres, soit qu’elle
leur adressât la parole, soit qu’elle cherchât à lire dans leurs yeux
ce qu’ils désiraient qu’elle fît, tout cela pénétrait
d’étonnement et d’admiration monsieur et madame de Fonrose.
Dès qu’ils furent couchés sur le lit de paille fraîche qu’elle avait
préparé elle-même : notre aventure tient du prodige, se dirent-ils l’un
à l’autre, il faut éclaircir ce mystère, il faut amener avec nous cette
enfant.
Au point du jour, l’un des gens qui avaient passé la nuit à faire
réparer leur voiture, vint les avertir qu’elle était en état. Madame de
Fonrose, avant de partir, fit appeler la bergère.
Sans vouloir pénétrer, lui dit-elle, le secret de votre naissance et la
cause de votre infortune, tout ce que je vois et tout ce que j’entends
m’intéresse à vous. Je vois que votre courage vous a élevé au-dessus du
malheur, et que vous vous êtes fait des sentimens conformes à votre
condition présente ; vos charmes et vos vertus la rendent respectable,
mais elle est indigne de vous. Je puis, aimable inconnue, vous faire un
meilleur sort, les intentions de mon mari s’accordent parfaitement avec
les miennes. Je tiens à Turin un état considérable : il me manque une
amie, et je croirai rapporter de ces lieux un trésor inestimable, si
vous voulez m’accompagner. Ecartez de la proposition, de la prière que
je vous fais, toute idée de servitude ; je ne vous crois pas faite pour
cet état, mais quand ma prévention me tromperait, j’aime mieux vous
élever au-dessus de votre naissance, que de vous laisser au-dessous. Je
vous le répète : c’est une amie que je veux m’attacher.
Du reste, ne soyez pas en peine du sort de ces bonnes gens, il n’est
rien que je ne fasse pour les dédommager de votre perte ; au moins
auront-ils de quoi finir doucement leur vie dans l’aisance de leur
état, et c’est de vos mains qu’ils recevront les bienfaits que je leur
destine.
Les vieillards, présens à ce discours, baisant les mains de la
marquise, et se prosternant à ses genoux, conjuraient la jeune inconnue
d’accepter ses offres généreuses ; lui représentaient, en versant des
larmes, qu’ils étaient au bord du tombeau, qu’elle n’avait d’autre
consolation que de les rendre heureux dans leur vieillesse, et qu’à
leur mort, livrée à elle-même, leur demeure deviendrait pour elle une
effrayante solitude. La bergère, en les embrassant, mêla ses larmes
avec les leurs, elle rendit grâces aux bontés de Monsieur et de Madame
de Fonrose, avec une sensibilité qui l’embellissait encore. Je ne puis,
dit-elle, accepter vos bienfaits. Le Ciel a marqué ma place, et sa
volonté s’accomplit, mais vos bontés ont gravé dans mon âme des traits
qui ne s’effaceront jamais. Le nom respectable de Fonrose sera sans
cesse présent à mon esprit. Il ne me reste qu’une grâce à vous
demander, dit-elle en rougissant et en baissant les yeux, c’est de
vouloir bien renfermer cette aventure dans un éternel silence, et
laisser à jamais ignorer au monde le sort d’une inconnue qui veut vivre
et mourir dans l’oubli. Monsieur et Madame de Fonrose, attendris et
affligés, redoublèrent mille fois leurs instances ; elle fut
inébranlable, et les vieillards, et les voyageurs et la bergère se
séparèrent les larmes aux yeux.
Pendant la route, Monsieur et Madame de Fonrose ne s’occupèrent que de
cette aventure. Ils croyaient avoir fait un songe. L’imagination
remplit de cette espèce de roman, ils arrivèrent à Turin. On se doute
bien que le silence ne fut pas gardé, et ce fut un sujet inépuisable de
réflexion et de conjecture. Le jeune Fonrose, présent à ces entretiens,
n’en perdit pas une circonstance. Il était dans l’âge où l’imagination
est la plus vive, et le coeur le plus susceptible d’attendrissement ;
mais c’était un de ces caractères dont la sensibilité ne se manifeste
point au-dehors, d’autant plus violemment agités, quand ils viennent à
l’être, que le sentiment qui les affecte ne s’affaiblit par aucune
espèce de dissipation. Tout ce que Fonrose entend raconter des charmes,
des vertus et des malheurs de la bergère de Savoye, allume dans son âme
le plus ardent désir de la voir. Il s’en fait un image qui lui est sans
cesse présent : il lui compare tout ce qu’il voit, et tout ce qu’il
voit s’efface auprès d’elle. Mais plus son impatience redouble, plus il
a soin de la dissimuler. Le séjour de Turin lui est odieux, la vallée
qui cache au monde son plus bel ornement, attire son âme tout entière.
C’est là que le bonheur l’attend. Mais si son projet est connu, il y
voit les plus grands obstacles : on ne consentira jamais au voyage
qu’il médite : c’est une folie de jeune homme dont on appréhendera les
conséquences ; la bergère elle-même effrayée de ses poursuites, ne
manquera pas de s’y dérober ; il la perd s’il est connu. D’après toutes
ces réflexions, qui l’occupaient depuis trois mois, il prend la
résolution de tout quitter pour elle, d’aller sous l’habit de pasteur
la chercher dans la solitude, et d’y mourir ou de l’en tirer.
Il disparaît et on ne le revoit point. Ses parens qui l’attendent, en
ont d’abord de l’inquiétude, leur crainte augmente chaque jour. Leur
attente trompée jette la désolation dans la famille ; l’inutilité des
recherches met le comble à leur désespoir. Une querelle, un assassinat,
tout ce qu’il y a de plus sinistre se présente à leur pensée, et ces
parens infortunés finissent par pleurer la mort de leurs fils, leur
unique espérance. Tandis que sa famille est dans le deuil, Fonrose,
sous l’habit d’un pâtre, se présente aux habitans des hameaux voisins
de la vallée qu’on ne lui avait que trop bien décrite. Son ambition est
remplie, on lui confie le soin d’un troupeau.
Les premiers jours il le laisse errer à l’aventure, uniquement attentif
à découvrir les lieux ou la bergère menoit le sien. Ménageons,
disoit-il, la timidité de cette belle solitaire : si elle est
malheureuse, son coeur a besoin de consolation ; si elle n’a que de
l’éloignement pour le monde, et que le goût d’une vie tranquille et
innocente la retienne dans ces lieux, elle y doit éprouver des momens
d’ennui, et désirer une société qui l’amuse ou qui la console :
laissons lui rechercher la mienne. Si je parviens à lui rendre
agréable, ce sera bientôt pour elle un besoin, alors je prendrai
conseil de la situation de son âme. Après tout nous voilà seuls dans
l’univers, et nous serons tous l’un pour l’autre. De la confiance à
l’amitié il n’y a pas loin, et de l’amitié à l’amour le pas est encore
plus glissant à notre âge. Et quel âge avait Fonrose quand il
raisonnait ainsi ? Fonrose avait dix-huit ans, mais trois mois de
réflexion sur le même objet, développent bien les idées ! Tandis qu’il
se livrait à ses pensées, les yeux errant dans la campagne, il entend
de loin cette voix dont on lui avait vanté les charmes. L’émotion
qu’elle lui causa fut aussi vive que si elle avait été imprévue. «
C’est ici, disait la bergère, dans ses chants plaintifs, c’est ici que
mon coeur jouit de l’unique bien qui lui reste. »
Oui, pour moi le malheur a des charmes,
Dans ces lieux où me fixe le sort,
Je sens en répandant des larmes,
Doucement avancer à la mort.
La douleur, le seul bien qui me reste,
Dans mon âme étouffe tout désir ;
Pour un coeur il n’est rien de funeste,
S’il ne sait que pleurer et gémir.
O paisible et chère solitude !
Tout ici s’attendrit avec moi,
Pleurer est une douce habitude,
Lorsqu’amour en a prescrit la loi.
Ces accens déchiraient le coeur sensible de Fonrose. Quel peut être,
disait-il, la cause du chagrin qui la consume ? Qu’il serait doux de la
consoler ! Un espoir plus doux encore osait à peine flatter ses désirs.
Il craignit d’allarmer la bergère ; s’il se livrait imprudemment à
l’impatience de la voir de près, et pour la première fois, c’était
assez de l’avoir entendue. Le lendemain il se rendit au pâturage, et
après avoir observé la route quelle avait prise, il fut se placer au
pied d’un rocher, qui le jour précédent lui répétait les sons de cette
voix touchante. J’ai oublié de dire que Fonrose, à la plus jolie figure
du monde, joignait des talens que ne néglige pas la jeune noblesse
d’Italie. Il jouait du hautbois comme *Bezuzzi*, dont il avait pris les
leçons, et qui faisait alors les plaisirs de l’Europe. Adelaïde, plus
profondément ensevelie dans ses affligeantes idées, n’avait point
encore fait entendre sa voix, et les échos gardaient le silence.
Tout-à-coup, ce silence fut interrompu par les sons plaintifs du
hautbois de Fonrose. Ces sons inconnus excitèrent dans l’âme d’Adelaïde
une surprise mêlée de trouble. Les gardiens des troupeaux errant sur
ces collines, ne lui avaient jamais fait entendre que les sons des
trompes rustiques. Immobile et attentive, elle cherche des yeux qui
peut former de si doux accords. Elle apperçoit de loin un jeune pâtre
assis dans le creux d’un rocher, au pied duquel paissait son troupeau ;
elle l’approche pour le mieux entendre.
Voyez, dit-elle, ce que le seul instinct de la nature ! L’oreille
indique à ce berger toutes les finesses de l’art. Peut-on donner des
sons plus purs ? Que de délicatesse dans les inflexions ! Quelle
variété dans les nuances ! Que l’on dise après cela, que le goût n’est
pas un don naturel.
Depuis qu’Adelaïde habitait cette solitude, c’étoit la première fois
que sa douleur, suspendue par une distraction agréable, livroit son âme
à la douce émotion du plaisir. Fonrose, qui l’avoit vue s’approcher et
s’asseoir auprès d’un saule pour l’entendre, n’avait pas fait semblant
de s’en apercevoir. Il saisit sans affectation le moment de sa
retraite, et mesura la marche de son troupeau, de manière à la
rencontrer sur la pente de la colline, où se croisaient leurs chemins.
Il ne fit que jetter un regard sur elle. Mais, que de beautés ce regard
avait parcourues ! Quels yeux ! Quelle bouche divine ! Que ces traits
si nobles et si touchans dans leur langueur, seraient plus ravissans si
l’amour les ranimait ! On voyait bien que la douleur seule avait terni
dans leur printemps les roses de ses belles joues ; mais de tant de
charmes, celui qui l’avait le plus vivement ému, était l’élégance noble
de sa taille et de sa démarche ; à la souplesse de ses mouvemens, on
croyait voir un jeune cèdre, dont la tige droite et flexible cède
mollement aux zéphirs. Cette image, que l’amour venait de graver en
traits de flamme dans sa mémoire, s’empara de tous ses esprits. Qu’ils
me l’ont peint faiblement, disait-il, cette beauté inconnue à la terre,
dont elle mérite les adorations ! Et c’est un désert qu’elle habite !
Et c’est le chaume qui la couvre ! Elle qui devrait voir les rois à ses
genoux, s’occuper du soin d’un vil troupeau ! Sous quels vêtemens
s’est-elle offerte à ma vue ! Elle embellit tout, et rien ne la dépare.
Cependant, quel genre de v poeiut un corps aussi délicat ! Des alimens
grossiers, un climat sauvage, de la paille pour lit ; grands dieux ! Et
pour qui sont faites les roses !
Le sommeil interrompit ses réflexions, mais n’effaça point cette image.
Adelaïde de son côté, sensiblement frappée de la jeunesse et de la
beauté de Fonrose, ne cessait d’admirer les caprices de la fortune. Où
la nature va-t-elle rassembler, disait-elle, tant de talent et tant de
grâces ! Mais, hélas ! Ces dons qui ne lui sont qu’inutiles, feraient
peut-être son malheur dans un état plus élevé. Quels maux la beauté ne
cause-t-elle pas dans le monde ! Malheureuse, est-ce à moi d’y attacher
quelque prix ? La réflexion désolante vint empoisonner dans son âme le
plaisir qu’elle avait goûté, elle se reprocha d’y avoir été sensible,
et résolut de s’y refuser à l’avenir. Le lendemain Fonrose crut
s’apercevoir qu’elle évitait son approche ; il tomba dans une tristesse
mortelle. Se douterait-elle de mon déguisement, disait-il ? Me
serais-je trahi moi-même ? Adelaïde n’était pas si loin, qu’elle ne pût
bien l’en-tendre, et son silence l’étonna. Elle se mit à chanter
elle-même.
De ces lieux les échos
Partagent mes alarmes,
Ces limpides ruisseaux
Semblent rouler des larmes,
Le zéphir attendri
Gémit par ce feuillage ;
L’oiseau, sous son abri,
N’a qu’un triste ramage.
Partout autour de moi
Je vois ma douleur peinte ;
Et sans avoir pourquoi,
Tout répète ma plainte.
Je chante, vous paissez ;
Brebis intéressantes ;
Je pleure : vous errez
Tristes et languissantes.
Quand je vous vois bondir
Je fuis votre présence,
Et pour mieux m’attendrir,
Je cherche le silence.
En vain de me cacher ;
Du sommet des montagnes,
Vous venez me chercher
Au milieu des campagnes.
Fonrose, attendri par ces chants, ne put s’empêcher d’y répondre.
Jamais concert ne fut plus touchant que celui de son hautbois avec la
voix d’Adelaïde. O Ciel, dit-elle, est-ce un enchantement ! Je n’ose en
croire mon oreille : ce n’est pas un berger, c’est un dieu que je viens
d’entendre. Le sentiment naturel de l’harmonie peut-il inspirer ces
accords. Comme elle parlait ainsi, une mélodie champêtre, ou plutôt
céleste fit retentir le valon. Adelaïde crut voir réaliser les prodiges
que la poésie attribue à la musique, sa brillante soeur. Apercevant le
berger, il ignore dit-elle, le charme qu’il répand autour de lui ; son
âme simple n’est pas plus vaine, il n’attend pas même les éloges que je
lui dois. Tel est le pouvoir de la musique ; c’est le seul des talens
qui jouisse de lui-même, tous les autres veulent des témoins. Ce don du
Ciel fut accordé à l’homme dans l’innocence ; c’est le plus pur de tous
les plaisirs. Hélas ! c’est le seul que je goûte encore.
Les jours suivans, Fonrose affe[c]ta de s’éloigner à son tour ;
Adelaïde en fut affligée. Le sort, dit-elle, semblait m’avoir ménagé
cette faible consolation ; je m’y suis livrée trop aisément, et pour me
punir, il m’en prive. Un jour enfin qu’ils se rencontrèrent sur le
penchant de la colline : Berger, lui dit-elle, menez-vous bien loin vos
troupeaux ? Ces premières paroles d’Adelaïde causèrent à Fonrose un
saisissement qui lui ôta presque l’usage de la voix. Je ne sais, dit-il
en hésitant, ce n’est pas moi qui conduit mon troupeau, c’est mon
troupeau qui me conduit moi-même ; ces lieux lui sont plus connus qu’à
moi ; je lui laisse le choix des meilleurs pâturages.
D’où êtes-vous donc, lui demanda la bergère ? j’ai vu le jour au-delà
des Alpes, répondit Fonrose. Êtes-vous né parmi les pasteurs,
poursuivit-elle ? Puisque je suis pasteur, dit-il en baissant les yeux,
il faut bien que je sois né pour l’être. C’est de quoi je doute, reprit
Adélaïde, en l’observant avec attention. Vos talens, votre langage,
votre air même, tout m’annonce que le sort vous avait mieux placé. Vous
êtes bien bonne, reprit Fonrose ; mais est-ce à vous de croire que la
nature refuse tout aux bergers ? Êtes-vous née pour être reine ?
Adélaïde rougit à cette réponse, et changeant de propos : l’autre jour,
dit-elle, au son du hautbois vous avez accompagné mes chants C’est
votre voix qui en est un, reprit Fonrose, dans une simple bergère. --
Mais personne ne vous a-t-il instruit ? -- Je n’ai, comme vous,
d’autres guides que mon coeur et mon oreille. Vous chantiez, j’étois
attendri ; ce que mon coeur sent, mon hautbois l’exprime ; je lui
inspire mon âme ; voilà tout mon secret, rien au monde n’est plus
facile. Cela est incroyable, dit Adélaïde. C’est ce j’ai dit en vous
écoutant, reprit Fonrose ; cependant, il l’a bien fallu croire. Que
voulez-vous ? La nature et l’amour se font un jeu quelquefois de réunir
tout ce qu’ils ont de plus précieux dans la plus humble fortune, pour
faire voir qu’il n’y a point d’état qu’il ne puisse ennoblir.
Pendant cet entretien, ils avançaient dans la vallée ; et Fonrose,
qu’un rayon d’espérance animait, se mit à faire éclater dans les airs
le son brillant que le plaisir inspire. Ah ! de grâce, dit Adelaïde,
épargnez à mon âme l’image importune d’un sentiment qu’elle ne peut
goûter. Cette solitude est consacrée à la douleur ; ici tout gémit avec
moi. J’ai de quoi m’y plaindre dit le jeune homme ; et ces mots
prononcés avec un soupir, furent suivis d’un long silence. Vous avez à
vous plaindre, reprit Adelaïde ! le Ciel nous donne à l’un et à l’autre
une consolation dans nos peines ; les miennes sont comme un poids
accablant dont mon coeur est oppressé. Qui que vous soyez, si vous
connaissez le malheur, vous devez être compatissant, et je vous crois
digne de ma confiance ; mais promettez moi qu’elle sera mutuelle. Hélas
! dit Fonrose, mes maux sont tels que je serai peut-être condamné à ne
les révéler jamais ; Ce mystère ne fit que redoubler la curiosité
d’Adelaïde. Rendez-vous demain, lui dit-elle, au pied de cette colline,
sous ce vieux chêne touffu, où vous m’avez entendu gémir. Là, je vous
apprendrai des choses qui exciteront votre pitié. Fonrose passa la nuit
dans une agitation mortelle. Son sort dépendait de ce qu’il allait
apprendre. Mille pensées effrayantes venaient tour à tour. Il
appréhendait sur-tout la confidence désespérante d’un amour malheureux
et fidèle. Si elle aime, dit-il, je suis perdu.
Il se rendit au lieu indiqué. Il vit arriver Adelaïde. Ce jour était
couvert de nuage, et la nature en deuil semblait présager la tristesse
de leur entretien. Dès qu’ils furent assis au pied du chêne, Adelaïde
parla ainsi : « Vous voyez ces pierres que l’herbe commence à couvrir,
c’est le tombeau du plus tendre et du plus vertueux des hommes, à qui
mon amour et mon imprudence ont coûté la vie. Je suis Française, d’une
famille distinguée et trop riche pour mon malheur. Le comte Dorestan
conçut pour moi l’amour le plus tendre, j’y fus sensible, je le fus à
l’excès. Mes parens s’opposèrent au penchant de nos coeurs, et ma
passion me fit consentir à un hymen. L’Italie était alors le théâtre de
la guerre. Mon époux y allait joindre le corps qu’il devait commander.
Je le suivis jusqu’à Briançon ; ma folle tendresse l’y retint deux
jours malgré lui. Ce jeune homme, plein d’honneur, n’y prolongea son
séjour qu’avec une extrême répugnance. Il me sacrifiait son devoir,
mais que ne lui avais je pas sacrifié moi-même ? En un mot, je
l’exigeai, il ne put résister à mes larmes. Il partit avec un
pressentiment dont je fus moi-même effrayée ; je l’accompagnai jusques
dans cette vallée où je reçus ses adieux ; et pour attendre de ses
nouvelles, je retournai à Briançon. Peu de jours après se répandit le
bruit d’une bataille, je doutais si Dorestan s’y était trouvé, je le
souhaitais pour sa gloire, je le craignais pour mon amour, quand je
reçus de lui une lettre que je croyais bien consolante ! je serai, tel
jour, à telle heure, me disait-il, dans la vallée et sous le chêne où
nous nous sommes séparés ; je m’y rendrai seul, je vous conjure d’aller
m’y attendre seule ; je ne vis encore que pour vous. Quel était mon
égarement ! je n’aperçus dans ce billet que l’impatience de me revoir,
et je m’applaudis de cette impatience. Je me rendis donc sous ce même
chêne. Dorestan arriva, et après le plus tendre accueil ; vous l’avez
voulu, ma chère Adelaïde, me dit-il, j’ai manqué à mon devoir dans le
moment le plus important de ma vie. Ce que je craignais est arrivé. La
bataille s’est donnée, mon régiment a chargé, il a fait des prodiges de
valeur, et je n’y étais pas…. Je suis déshonoré, perdu sans ressource.
Je ne vous reproche pas mon malheur, mais je n’ai plus qu’un sacrifice
à vous faire, et mon coeur vient le consommer.
A ce discours, pâle, tremblante et respirante à peine, je reçus mon
époux dans mes bras : je sentis mon [sang] se glacer dans mes veines,
mes genoux ployèrent sous moi, et je tombai sans connaissance. Il
profita de mon évanouissement, pour s’arracher de mon sein, et bientôt
je fus rappelée à la vie par le bruit du coup qui lui donna la mort.
Je ne vous peindrai point la situation où je me trouvai, elle est
inexprimable et les larmes que vous voyer couler, les sanglots qui
étouffent ma voix, en sont une trop faible image. Après avoir passé une
nuit entière auprès de ce corps sanglant, dans une douleur stupide, mon
premier soin fut d’ensevelir avec lui ma honte : mes mains creusèrent
son tombeau. Je ne cherche point a vous attendrir ; mais le moment où
il fallut que la terre me reparât des tristes restes de mon époux, fut
mille fois plus affreux pour moi, que ne peut l’être celui qui séparera
mon corps de mon âme. Épuisée de douleur et privée de nourriture, mes
défaillantes mains employèrent deux jours à creuser ce tombeau, avec
des peines inconcevables. Quand mes forces m’abandonnaient je me
reposais, sur le sein livide et glacé de mon époux. Enfin, je lui
rendis les devoirs de la sépulture et mon coeur lui promit d’attendre,
en ces lieux que le trépas nous réunît.
Cependant la faim cruelle commençait à déchirer mes entrailles
desséchées. Je me fis un crime de refuser à la nature les soutiens
d’une vie plus douloureuse que la mort. Je changeai mes vêtemens en un
simple habit de bergère, et j’en embrassai l’état comme mon unique
refuge. Depuis ce temps, toute ma consolation est de venir pleurer sur
ce tombeau qui sera le mien. Vous voyez, poursuivit-elle, avec quelle
sincérité je vous ouvre mon âme. Je puis avec vous désormais pleurer en
liberté ; c’est un soulagement dont j’avais besoin ; mais j’attends de
vous la même confiance. Ne croyez pas m’avoir abusée. Je vois
clairement que l’état de pasteur vous rai vos travaux, je partagerai
toutes vos peines ; et vous verrai pleurer sur cette tombe ; j’y
mêlerai mes larmes à vos pleurs. Vous ne vous repentirez point d’avoir
déposé vos ennuis dans un coeur hélas ! trop sensible. Je m’en repens
dès-à-présent, dit-elle avec confusion ; et tous les deux, les yeux
baissés, se retirèrent en silence. Adelaïde, en quittant Fonrose, crut
voir sur son visage l’empreinte d’une douleur profonde. J’ai renouvelé,
disait-elle, le sentiment de ses peines, et quelle en doit être
l’horreur, puisqu’il se croit encore plus malheureux que moi !
Dès ce jour, plus de chant, plus d’entretien suivi entre Fonrose et
Adelaïde ; ils ne se cherchaient ni ne s’évitaient l’un l’autre ; les
regards, où la consternation était peinte, faisaient presque leur
unique langage ; s’il la trouvait pleurant sur le tombeau de son époux,
le coeur saisi de pitié, de jalousie et de douleur, il la contemplait en
silence, et répondait à ses sanglots par de profonds gémissemens.
Deux mois s’étaient écoulés dans cette situation pénible, et Adelaïde
voyait la jeunesse de Fonrose se flétrir comme une fleur. Le chagrin
qui le consumait l’affligeait elle-même d’autant plus vivement que la
cause lui en était inconnue. Elle était bien éloignée de soupçonner
qu’elle en fût l’objet. Cependant, comme il est naturel que deux
sentimens que partagent une âme s’affaiblissent l’un l’autre, les
regrets d’Adelaïde sur la mort de Dorestan devenaient moins vifs chaque
jour, à mesure qu’elle se livrait davantage à la pitié que lui
inspirait Fonrose. Elle était bien sûre que cette pitié n’avait rien
que d’innocent, il ne lui vint pas même dans l’idée de s’en défendre,
et l’objet de ce sentiment généreux, sans cesse présent à sa vue, la
réveillait à chaque instant. La langueur, où était tombé ce jeune
homme, devint telle, qu’Adelaïde ne crut par devoir le laisser plus
long-temps livré à lui-même. Vous périssez, lui dit-elle, et vous
ajoutez à mes douleurs, celle de vous voir consumer d’ennuis sous mes
yeux, sans pouvoir y apporter remède. Si le récit des imprudences de ma
jeunesse ne vous a pas inspiré pour moi du mépris, si l’amitié la plus
pure et la plus tendre vous est chère, enfin, si vous ne voulez pas me
rendre plus malheureuse que je ne l’étais, avant de vous avoir connu,
confiez-moi la cause de vos peines : vous n’avez que moi dans le monde,
pour vous aider à les soutenir. Votre secret fût-il plus important que
le mien, ne craignez point que je le répende. La mort de mon époux a
mis un abyme entre le monde et moi, et la confidence que j’exige sera
bientôt ensevelie dans cette tombe, où la douleur me conduit à pas
lents. J’espère vous y précéder, dit Fonrose en fondant en larmes.
Laissez-moi finir ma déplorable vie, sans vous laisser après moi le
reproche d’en avoir abrégé le cours. -- O Ciel ! qu’entends-je ?
s’écria-t-elle éperdue. Qui ? moi ! j’aurais contribué aux maux qui
vous accablent ? Achevez, vous me percez le coeur. Qu’ai-je fait ?
Qu’ai-je dit ? Hélas ! je tremble. O Ciel ! ne m’as-tu mise au monde
que pour y faire des malheureux ? Parlez, vous dis-je, il n’est plus
temps de me cacher qui vous êtes ; vous en avez trop dit pour vous
dissimuler plus long-temps. --- Eh ! bien, je suis…. je suis Fonrose,
le fils des voyageurs que vous avez pénétrés d’admiration et de
respect. Tout ce qu’ils ont raconté de vos vertus et de vos charmes,
m’a inspiré le dessein fatal de venir vous voir sous ce déguisement.
J’ai laissé ma famille dans la désolation, croyant m’avoir perdu et
pleurant mon trépas. Je vous ai vue, je sais qui vous attache en ces
lieux, je sais que le seul espoir qui ma reste est d’y mourir en vous
adorant. Epargnez-moi des conseils inutiles et d’injustes reproches. Ma
résolution est aussi ferme, aussi inébranlable que la vôtre. Si en
trahissant mon secret, vous troubliez les derniers moments d’une vie
qui s’éteint, vous auriez inutilement un tort avec moi, qui n’en aurai
jamais avec moi.
Adelaïde, confondue, tâcha de calmer le désespoir où ce jeune homme
était plongé : rendons, dit-elle, à ses parens, le service de le
rappeler à la vie ; sauvons leur unique espérance ; le Ciel m’offre
cette occasion de reconnaître leurs bontés ; ainsi, loin de
l’effaroucher par une rigueur déplacée ; tout ce que la pitié a de plus
tendre, tout ce que l’amitié a de plus consolant, fut mis en usage pour
le calmer.
Ange du Ciel, s’écria Fonrose, je sens toute la répugnance que vous
avez à faire un malheureux : votre coeur est à celui qui repose dans ce
tombeau, je vois que rien ne peut vous en détacher, je vois combien
votre vertu est ingénieuse à me cacher mon malheur ; je le sens dans
toute son étendue, j’en suis accablé, mais je vous le pardonne. Votre
devoir est de n’aimer jamais, le mien est de vous adorer toujours.
Impatiente d’exécuter le dessein qu’elle avait conçu, Adelaïde arrive
dans la cabane. Mon père, dit-elle à son vieux maître, vous sentez-vous
la force de faire le voyage de Turin ? J’ai besoin de quelqu’un de
confiance, pour donner à Monsieur et à Madame de Fonrose l’avis le plus
intéressant. Le vieillard répondit que son zèle pour les
servir lui en inspirait le courage. Allez, reprit Adelaïde, vous les
trouverez pleurant la mort de leur fils unique ; apprenez-leur qu’il
est vivant, qu’il est en ces lieux, et que c’est moi qui veux le leur
rendre ; mais qu’il est d’une nécessité indispensable qu’ils viennent
eux-mêmes le chercher.
Il part, il arrive à Turin, il se fait annoncer pour le vieillard de la
vallée de Savoie. Ah ! s’écria Madame de Fonrose, il est peut-être
arrivé quelque malheur à notre bergère. Qu’il vienne, ajoute le
marquis, il nous annoncera peut être qu’elle consent à vivre auprès de
nous. Après la perte de mon fils, dit la marquise, c’est la seule
consolation que je puisse goûter au monde. Le vieillard est introduit.
Il se prosterne, on le relève. Vous pleurez un fils, leur dit-il, je
viens vous dire qu’il est vivant : c’est notre cher enfant qui l’a
découvert dans la vallée, elle m’envoie vous en instruire ; mais vous
seuls, dit-elle, pouvez le ramener. Comme il parlait ainsi, la surprise
et la joie avaient ôté à Madame de Fonrose l’usage de ses sens ; le
marquis éperdu, égaré, appellé au secours de sa femme, la rappelle à la
vie, embrasse le vieillard, annonce à toute sa maison que leur fils
leur est rendu. La marquise reprenant ses esprits : Que ferons-nous,
dit-elle, en saisissant les mains du vieillard, et les serrant avec
tendresse, que ferons-nous pour reconnaître un bienfait qui nous rend
la vie ?
Tout est ordonné pour le départ. Ils se mettent en voyage avec le bon
homme ; ils marchent nuit et jour, ils se rendent dans la vallée où
leur unique bien les attend La bergère était au pâturage ; la vieille
femme les y conduit ; ils approchent. Quelle est leur surprise ! leur
fils, ce fils bien-aimé est auprès d’elle sous l’habit d’un simple
pasteur, leurs coeurs plutôt que leurs yeux le reconnaissent. Ah ! cruel
enfant, s’écria la mère en se jettant dans ses bras, quel chagrin vous
nous avez donné ! Pourquoi vous dérober à notre tendresse ? Et que
veniez-vous faire ici ? Adorer, dit-il, ce que vous avez admiré
vous-même. Pardon, Madame, dit Adelaïde, tandis que Fonrose embrassait
les genoux de son père qui le relevait avec bonté, pardon de vous avoir
laissé si long-temps dans la douleur ; si je l’avais connu plutôt, vous
auriez été plutôt consolée. Après les premiers mouvemens de la nature,
Fonrose était retombé dans la plus profonde affliction. Allons, dit le
marquis, allons nous reposer dans la cabane, et oublier tous les
chagrins que nous a donnés ce jeune fou. Oui, Monsieur, je l’ai été,
dit Fonrose à son père qui le menait par la main ; il ne fallait pas
moins que l’égarement de ma raison pour suspendre dans mon coeur les
mouvemens de la nature, pour me faire oublier les devoirs les
plus sacrés, pour me détacher enfin de tout ce que j’avais de plus cher
au monde ; mais cette folie, vous l’avez fait naître, et j’en suis trop
puni. J’aime sans espoir ce qu’il y a de plus accompli sur la terre.
Vous ne voyez rien, vous ne connaissez rien de cette femme incomparable
; c’est l’honnêteté, la sensibilité, la vertu même ; je l’aime jusqu’à
l’idolâtrie ; je ne puis être heureux sans elle, et je sais qu’elle ne
peut être à moi. Vous a-t-elle confié, demanda le marquis, le secret de
sa naissance ? J’en appris assez, dit Fonrose, pour vous assurer
qu’elle ne le céde en rien à la mienne ; elle a même renoncé à une
fortune considérable, pour s’ensevelir dans ce désert. -- Et savez-vous
ce qui l’y a engagée ? -- Oui, mon père, mais c’est un secret qu’elle
seule peut vous révéler. -- Elle est mariée peut être. -- Elle est
veuve, mais son coeur n’en est par plus libre ; ses liens n’en sont que
plus forts.
Ma fille, dit le marquis, vous voyez tourner la tête à tout ce qui
s’appelle Fonrose. La passion extravagante de ce jeune homme ne peut
être justifiée que par un objet aussi précieux que vous. Tous les voeux
de ma femme se bornaient à vous avoir pour compagne et pour amie, cet
enfant ne peut plus vivre s’il ne vous obtient pour épouse ; je ne
désire pas moins de vous avoir pour fille ; voyez combien de malheureux
vous feriez avec un refus. Ah ! Monsieur, dit-elle, vos bontés me
confondent ; mais écoutez, et jugez-moi. Alors, en présence du
vieillard et de sa femme[,] Adelaïde leur fit le récit de sa déplorable
aventure. Elle y ajouta le nom de sa famille, qui n’était pas inconnu à
M. de Fonrose, et finit par le prendre à témoin de la fidélité
inviolable qu’elle devoit à son époux. A ces mots le consternation se
répandit sur tous les visages. Le jeune Fonrose, que les sanglots
étouffaient, se précipita dans un coin de la cabane pour leur donner un
libre cours. Le père attendri vola au secours de son enfant : voyez,
disait-il, ma chère Adelaïde, dans quel état vous l’avez mis. Madame de
Fonrose qui était auprès d’Aledaïde, la pressait dans ses bras en la
baignant de ses larmes. Eh ! quoi, ma fille, dit-elle, vous nous ferez
pleurer une seconde fois la mort de notre cher enfant !
Le vieillard et sa femme, les yeux remplis de pleurs et attachés sur
Adelaïde, attendaient qu’elle prît la parole. Le Ciel m’est témoin, dit
Adelaïde, en se levant, que je donnerais ma vie pour reconnaître tant
de bontés. Ce serait mettre le comble à mes malheurs, que d’avoir à me
reprocher le vôtre ; mais je veux que Fonrose lui-même soit mon juge ;
laissez-moi, de grâce, lui parler un moment. Alors se retirant seule
avec lui : écoutez, lui dit-elle, Fonrose, vous savez quels liens
sacrés me retiennent en ces lieux. Si je pouvais cesser de chérir et de
pleurer un époux qui ne m’a que trop aimée, je serais la plus misérable
des femmes. L’estime, l’amitié, la reconnaissance, sont des sentiments
que je vous dois : mais rien de tout cela ne tient lieu d’amour ; plus
vous en avez conçu pour moi, plus vous avez lieu d’en attendre ; c’est
l’impossibilité de remplir ce devoir, qui m’empêche de me l’imposer.
Cependant je vous vois dans une situation qui attendrirait le coeur le
moins sensible ; il m’est affreux d’en être la cause, il me serait plus
affreux d’entendre vos parens m’accuser de vous avoir perdu. Je veux
donc bien m’oublier dans ce moment, et vous laisser autant qu’il est en
moi, l’arbitre de notre destinée. C’est à vous de choisir celle des
deux situations qui vous paraît la moins pénible, ou de renoncer à moi,
de vous vaincre et m’oublier ; ou de posséder une femme, qui, le coeur
plein d’un autre objet, ne pourrait vous accorder que des sentimens
trop faibles pour remplir les voeux d’un amant. C’en est assez, dit
Fonrose. Je serai jaloux des pleurs que vous donnerez à la mémoire d’un
autre époux ; mais la cause de cette jalousie, en vous rendant plus
respectable, vous rendra plus chère à mes yeux.
Elle est à moi, dit-il, en venant se jetter dans les bras de ses parens
; c’est à son respect pour vous et à vos bontés que je la dois, et
c’est vous devoir une seconde vie. Dès ce moment, leurs bras bras
furent des chaînes dont Adelaïde ne put se dégager.
Ne céda-t-elle qu’à la pitié, à la reconnaissance ? je veux le croire
pour l’admirer encore ; Adelaïde le croyait elle-même. Quoi qu’il en
soit, avant de partir, elle voulut revoir ce tombeau qu’elle ne
quittait qu’à regret. O mon cher Dorestan, dit-elle, si du sein des
morts tu peux lire au fond de mon âme, ton ombre n’a point à murmurer
du sacrifice que je fais ! Je le dois aux sentimens généreux de cette
vertueuse famille, mais mon coeur te reste.
O sort cruel ! alternative affreuse !
De quels chagrins tu déchires mon coeur,
Puis-je jamais désirer être heureuse,
De mon époux quand j’ai fait le malheur !
Cher Dorestan, puis-je oublier ton zèle ;
Que ton amour a causé ton trépas ?
Puis-je cesser de te rester fidèle,
Quand ton image est toujours sur mes pas.
Mais, quels parens ! quelle tendre
famille
Vient me presser, vient m’offrir le bonheur !
Quelle amitié dans leur âme pétille !
Quelle tendresse en l’écho de leur coeur !
Ah ! ne crois pas que jamais je t’oublie,
Cher Dorestan, précieux souvenir !
Mais de leur fils dans mes mains j’ai la vie ;
Un non, un non va le faire mourir.
Tendres parens, en vains je vous résite ;
Oui, sans retour je me rends à vos voeux ;
Que pour Fonrose Adelaïde existe.
Et que mes soins puissent vous rendre heureux.
On ne l’arracha de ces lieux qu’avec une espèce de violence ; mais elle
exigea qu’on y élevât un monument à la mémoire de son époux, et que la
cabane de ses vieux maîtres, qui la suivirent à Turin, fût changée en
une maison de campagne, aussi simple que solitaire, où elle se
proposait de venir pleurer les égaremens et les malheurs de sa
jeunesse. Le temps, les soins assidus de Fonrose, les fruits de son
second hymen, ont depuis ouvert son âme aux impressions d’une nouvelle
tendresse ; et on la cite pour exemple d’une femme intéressante et
respectable.
_______________
FABLE.
LA FAUVETTE ET LE ROSSIGNOL.
LES SOUCIS
.
Sur l’air, J’ai perdu ma liberté.
CHARMANT
Rossignol, pourquoi,
Disait
une Fauvette,
Te
voit-on demeurer coi
Comme un
Anacorète ?
Et d’où vient encore, dis-moi,
Que la
voix est muette ?
N’EN vois-tu pas la raison ?
Répond
l’Oiseau qu’on raille ;
Me voici
dans la saison
Où j’ai
de la marmaille :
Crois-tu qu’ayant soin à foison,
Au passe
temps on aille.
Dès qu’on se trouve chargé
Du
fardeau d’un ménage,
De soucis
toujours rongé,
Heureux
si l’on n’enrage !
Au moins faut-il prendre congé
De joie
et de ramage.
FIN.