~*~
L
A Normandie a l’avantage d’user d’une boisson en quelque sorte
nationale, dont la consommation, loin de diminuer, s’est répandue de
nos jours au-delà des frontières de cette grande région. Le cidre est
non-seulement le breuvage usuel dans une partie de la Picardie
& de la Bretagne, mais il commence à pénétrer dans Paris. Les
plants de pommiers apparaissent sur plusieurs points de la Beauce
& de l’Ile-de-France. Les derniers vignobles qui subsistent
encore sur le sol normand sont ceux des coteaux de Vernon, &
dans la vallée d’Eure, ceux de Ménilles, de la Croix-Saint-Leufroy, de
Bueil & d’Ézy. Or, chaque boisson donne lieu à des vases
spéciaux pour la contenir. La tonnellerie normande fabrique des fûts
différents de ceux employés soit pour la bière, soit pour le vin : il
en est dont la forme remonte fort loin dans le passé. Si les Gaulois
ont inventé les vaisseaux de bois cerclés pour conserver les liquides,
nos ancêtres, dès le temps où fut brodée la célèbre tapisserie de
Bayeux, employaient pour le transport ces longs barils portatifs encore
usités dans la vallée d’Auge. M. de Caumont a fait graver dans sa
Statistique monumentale du Calvados, tome IV, page 23, un fragment de
la Tapisserie représentant un de ces petits tonneaux allongés, que les
soldats de Guillaume portèrent à bord des navires destinés à la
conquête d’Angleterre. Était-ce du cidre que nos aïeux embarquèrent
ainsi à l’aide de ces barils si semblables à ceux usités de nos jours
aux environs de Lisieux, & que l’on peut charger soit sur
l’épaule d’un homme, soit à dos de cheval ?
Mais les tonneliers ne se bornent pas à construire des cuves, des
tonnes & des barriques, pour la fabrication & la
conservation des boissons : ce sont eux aussi qui font ces gros
vaisseaux portatifs en douves reliées de fer, avec une anse, une panse
fort large & un col assez étroit, qui servent pour aller tirer
à la cave le vin, le cidre ou la bière. L’usage de ces cruches de bois
est fort répandu en Normandie : c’est avec de grands Brocs plutôt
qu’avec des seaux que les femmes de Rouen & de Lisieux vont
chercher l’eau aux fontaines publiques, & dans nos fermes le
cidre est apporté sur la table dans un broc aux cercles luisants,
plutôt que dans une cruche de terre ou une bouteille fragile. Aux
environs de Pont-Audemer, l’emploi de ces ustensiles est si répandu,
qu’il y a des tonneliers nommés
Broctiers, parce qu’ils ne fabriquent
que des brocs, & dans le langage local on a même forgé le mot
Brocterie pour désigner l’atelier d’un
Broctier. Ces deux
expressions, que je n’ai trouvées recueillies dans aucun de nos
Glossaires du patois normand, doivent être anciennes, car
Brottier
est un nom de famille répandu dans le comté d’Évreux.
Il ne faut pas croire cependant que le
Broc, malgré l’apparence
septentrionale du mot, soit un ustensile usité seulement dans les pays
à cidre. Les pays vignobles en font emploi, & le mot
Brocca,
dans la langue italienne, signifie une cruche de table. Furetière,
& après lui les auteurs du
Dictionnaire de Trévoux,
définissent le Broc,
amphora, un « gros vaisseau portatif dont les
Taverniers se servent pour aller tirer du vin à la cave, & le
distribuer en haut en plusieurs petites portions, selon qu’on les leur
demande. » Et Furetière ajoute : « On a aussi chez les grands des
brocs d’argent où on met du vin ou de l’eau, quand on en doit servir
quantité sur les tables. »
Le Broc (on prononce
bro), qui a disparu de nos jours dans les
maisons élégantes pour faire place aux caraffes, aux bouteilles
& à des cruches de fantaisie, avait déjà chez nos pères des
ustensiles rivaux, dans les pots, cruches, cruchons, cannes, cannettes
& pichets de diverses figures & contenances, en terre,
en grès & en verre. L’antique pichet, ou
channe, congénère du
pitcher anglais, en terre jaune ou grise, se montre encore sur les
tables villageoises avec la même forme qu’il avait au moyen-âge, ce
qu’attestent les fragments découverts dans les fouilles de nos
antiquaires. L’usage de plus en plus fréquent du verre, &
surtout l’invention assez récente, dit-on, des bouchons de liége, a
causé une révolution dans l’emploi de ces vases, & a amené la
prédominance des bouteilles & flacons d’espèces diverses.
Savary des Brûlons, dans son
Dictionnaire de Commerce, au mot
Bouchon, signale comme un usage alors nouveau à Paris, la coutume de
« tirer presque tous les vins en bouteilles de gros verre, où
l’expérience a appris qu’ils se conservoient mieux que dans les
futailles même. » Réduits à n’employer que des bouchons de métal ou de
bois enveloppé de filasse, il n’est pas étonnant que nos pères n’aient
usé qu’assez rarement des bouteilles comme ustensiles de table,
& qu’ils n’aient guères eu d’autres vases bouchés & à
goulot étroit que les gourdes, bidons, ou bouteilles de voyage.
Les vases destinés à contenir des liquides peuvent se classer suivant
le mode de leur fermeture. L’absence d’un couvercle caractérise
d’ordinaire les vases destinés à renfermer des liquides d’un usage
ordinaire & que l’on garde peu de temps, tels sont les
aiguières, buires, pots à l’eau & cruches communes. Un
couvercle de matière semblable à celle du vase s’applique sur l’orifice
des cafetières & des urnes qui les ont précédées. Une large
bonde ou rondelle de bois ou de liége sert de caractère commun à toute
la famille des bocaux, & à quelques cruches à grande
embouchure. Mais un système de fermeture fort en vogue pour les brocs,
c’est un couvercle d’étain, d’argent ou de fer, attaché au col du vase
par une charnière. Cet opercule inséparable convient surtout aux vases
dont l’embouchure n’est point ronde & est garnie d’un canal ou
rigole pour diriger le liquide en versant. Un appendice saillant du
côté de la charnière & se projetant sur l’anse permet de
soulever le couvercle par la seule pression du pouce de la même main
qui saisit l’anse. Les ouvriers qui fabriquent de notre temps des
cafetières & des bouilloires font un emploi continuel de cet
appareil, adapté aussi à quelques burettes d’église & à
certains pots à tabac.
Nous avons cru ces définitions nécessaires pour parler avec quelque
précision des vases de faïence qui font l’objet de ces recherches. En
ce moment où la céramique des XVIe, XVIIe & XVIIIe siècles
excite si fort l’engouement des curieux, il nous a semblé bon de faire
sur les noms de nos vases quelque chose d’analogue à ce qui a été fait
sur les amphores, les canthares, les præfericula, les
kotyle et les
divers vases à boire des anciens. Les érudits connaissent les
Recherches sur les Noms des Vases grecs de M. Panofka, & les
doctes
Observations de M. Letronne sur le même sujet ; M. Ussing a
publié en 1844, avec figures, une dissertation
De Nominibus Vasorum
Gæcorum ; pourquoi n’aurions-nous pas écrit quelques lignes, moins
savantes sans doute, sur les vases en usage chez nous ?
II.
C
ES Brocs d’argent qui figuraient sur la table des grands seigneurs du
XVIIe siècle, au témoignage de Furetière, ont donné sans doute l’idée
aux faïenciers rouennais de fabriquer les Brocs au
sujet desquels nous dissertons. On sait, en effet,
par les Mémoires de Saint-Simon que cette faïencerie dut son brillant
essor à la prohibition de la vaisselle d’argent dans les dernières
années du règne de Louis XIV. Mais nous ne pensons pas que les hautes
classes de la société aient jamais adopté l’usage de ces Brocs en
faïence. Car s’il existe un bon nombre d’aiguières, d’assiettes
& d’autres pièces de vaisselle décorées d’armoiries ou de
chiffres & exécutées pour les personnages les plus éminents,
nous ne connaissons pas une seule de ces cruches qui soit marquée d’un
blason, même de famille bourgeoise. Tandis que les écussons de
Montmorency-Luxembourg, du duc de Saint-Simon, l’auteur des
Mémoires,
de La Vrillière, de Bigot, de Durfort-Lorges-Duras & d’autres
maisons illustres ornent fastueusement les grands plats circulaires
& les plateaux carrés de faïence de Rouen, nous n’avons
rencontré sur ces brocs que des images de patrons ou des scènes
populaires.
Voilà pourquoi nous les qualifions ici de Brocs à Cidre, comme on le
fait volontiers à Rouen ; cette dénomination nous semblant plus exacte
& moins vague que celle de cruche, qu’on leur donne encore
généralement. Le mot cruche peut en effet comprendre, comme celui
d’amphore, toutes sortes de vases à anse & à large goulot. Les
objets dont nous parlons affectent au contraire la forme des brocs en
bois, tels que les fabriquent les tonneliers normands, sauf l’évidement
du pied qui existe quelquefois dans ces faïences & que la
tonnellerie ne peut exécuter, mais qui se retrouve souvent dans les
brocs en étain. Nous les appelons enfin
Brocs à Cidre, parce qu’ils
sont une production spéciale des faïenciers des pays à cidre. Les Brocs
à vin fabriqués à Nevers ont bien comme les Brocs rouennais des
devises, des dates & des inscriptions, mais leur forme n’est
pas la même. Ce sont plutôt des flacons ou des gourdes, des bouteilles
plates, que des cruches ou des pichets. La fabrique de Nevers a
conservé encore de ce côté les traditions de son origine italienne :
les Italiens appellent
siasca une grande bouteille plate : la
siaschetta de moindre dimension est une gourde aplatie &
portative. En visitant, en 1866, le musée céramique de Nevers, nous
n’avons pas aperçu une seule pièce dont la forme nous rappelât le type
des Brocs rouennais, & l’examen du musée de Sèvres montre bien
le caractère distinct des deux fabriques. Le Broc à vin nivernais
appartient à la classe des vases appelés
siasco &
siasca en
Italie ; le Broc normand est une variété de la cruche, nous n’osons
dire de l’amphore.
Une preuve de plus que le cidre est bien la liqueur pour laquelle ces
vases peints ont été faits, c’est que des Brocs semblables pour la
forme aux Brocs de fabrique rouennaise ont été produits à Sinceny, près
de Chauny en Picardie, contrée où la boisson normande est en honneur.
Cette destination est d’ailleurs généralement reconnue. Un de ces vases
de la collection Le Véel, aujourd’hui au musée de l’hôtel de Cluny, a
été publié dans le journal
L’Art pour Tous, 3e année, n° 90, sous le
nom de
Pot à Cidre. Mais décidément l’expression de Broc à Cidre,
employée dans la nomenclature du musée de Sèvres, nous paraît
préférable, & c’est pour en faire voir l’exactitude que nous
sommes entrés en matière par une digression sur le cidre, & sur
les vaisseaux divers fabriqués par les tonneliers.
III.
C
E qui distingue les vases qui nous occupent des ustensiles vulgaires
destinés aux usages de la vie commune, ce qui les fait rechercher des
curieux & placer avec honneur parmi les pièces rares des
collections, ce sont non-seulement les peintures qui les décorent, mais
avant tout les inscriptions & les dates qu’on y lit &
qui en font de véritables monuments pour l’histoire de la céramique. Le
soin que l’on prit de les dater & d’y écrire des noms de la
façon la plus apparente, montre qu’à l’époque même de la fabrication de
ces pièces, on y attachait une importance spéciale & qu’on les
considérait comme des objets hors ligne, tout-à-fait en dehors de la
fabrication courante de la vaisselle usuelle, livrée par milliers au
commerce & à la consommation journalière. La belle conservation
de la plupart de ces vases montre aussi que leurs possesseurs n’en
faisaient point un usage fréquent, & qu’on les a conservés dans
les familles & transmis héréditairement comme des objets
auxquels on attache du prix & que l’on garde avec soin. La
beauté de leur vernis, la bonne exécution de leurs décors en font aussi
des échantillons d’élite & on peut les considérer en quelque
sorte, comme des chefs-d’oeuvre du métier, sortis des mains des
meilleurs ouvriers, qui y mirent une attention refusée aux ouvrages
fabriqués à la tâche & à la douzaine. Les noms inscrits
& les dates montrent que c’étaient des objets faits exprès pour
une personne désignée, sur une commande particulière & destinés
à être offerts en présent, comme souvenir d’un événement marquant dans
la vie du donataire.
Il y a cinq ou six ans, la plupart des marchands & des curieux
supposaient encore que les noms inscrits d’une façon si apparente
étaient la signature des ouvriers ou des peintres sur faïence. Un de
nos amateurs de céramique les plus instruits, M. Eugène de Beaurepaire,
disait en 1861, à propos de la splendide exposition de Rouen : « Les
plats sont très-rarement signés & datés, mais il en est
autrement des buires & des cruches ; presque toujours elles
indiquent avec le nom du potier l’année de la fabrication. Ce sont là
des éléments authentiques d’appréciation dont il est inutile de faire
ressortir ici l’importance (1). »
M. Alfred Darcel, dans une brochure sur la même exposition, avait dit
de son côté, en parlant de la faïence de Rouen : « On en fit surtout
des cruches, pièces généralement datées &
signées, &
fort intéressantes à cause de ces dates pour l’histoire de la faïence
(2). »
Nous-même, en rendant compte de l’exposition organisée à Elbeuf en
1862, à l’occasion du trentième congrès de l’Association normande, nous
disions encore : « Une cruche en faïence de Rouen, à Madame Quesné, est
couverte d’une peinture facétieuse avec légende & signée
L
OUIS M
ARETTE 1721 (3). »
Cependant les éléments de comparaison fournis par l’abondante série de
ces cruches ou pots à cidre que l’on remarquait à cette intéressante
exposition d’Elbeuf, devaient faire pressentir que le mot de signature
devenait inexact. En effet, parmi les noms de famille peints en grandes
lettres, au bas de la panse de ces brocs, on ne retrouvait le nom
d’aucun des fabricants de faïence de Rouen, & il était
difficile d’admettre que ces noms, si bien moulés au beau milieu de la
pièce, fussent ceux d’ouvriers ou de peintres inconnus & qui
n’auraient signé ainsi qu’une seule pièce. Les artistes d’ailleurs
n’ont-ils pas l’habitude de signer leurs noms dans les coins peu
apparents de leur ouvrage & en caractères abrégés ou cursifs ?
Ces légendes, soigneusement tracées, à l’endroit où l’usage de nos
pères aurait fait figurer des armoiries ou une devise, sont donc au
contraire des noms de dédicace ou des marques de propriété : elles
n’ont rien de commun avec les monogrammes ou les paraphes tracés au
revers des pièces comme marque de l’ouvrier.
Ce fut dès lors un point considéré comme indubitable par le savant M.
André Pottier : il n’en continua pas moins à noter avec grand soin pour
son
Histoire de la faïence de Rouen, qui n’a été mise sous presse
qu’après sa mort, tous les
Brocs inscrits & datés qui
parurent, en 1863, à l’exposition normande de Bernay, & en
1864, à l’exposition régionale d’Évreux. Les peintures & les
noms sont en effet curieux pour l’histoire de la vie privée, mais les
dates lui fournissaient sûrement des renseignements pour établir la
chronologie des motifs décoratifs, des couleurs & des procédés
de fabrication pendant tout le cours du XVIIIe siècle, c’est-à-dire
depuis l’époque la plus brillante de la faïence de Rouen jusqu’aux
dernières années de sa décadence. Tel est donc l’intérêt des dates qui
sont le caractère ordinaire de ces pièces de collection.
IV.
R
ECHERCHONS maintenant dans quelles circonstances elles ont été
décorées, de quels événements elles ont été le
memento, quel rôle, en
un mot, elles ont joué dans la vie & les habitudes de nos
pères. Fabriquées exprès pour une ou deux personnes désignées, à une
date précise, ce n’étaient pas évidemment de ces objets de luxe que
l’on choisit tout faits, suivant son goût ou sa fantaisie, dans
l’assortiment d’un marchand, pour l’ornement de son habitation ou la
décoration d’une table somptueuse. Pièces isolées & tout-à-fait
personnelles, elles ne faisaient point partie des riches services de
vaisselle armoriée destinés aux nombreux convives d’un festin
d’apparat. Elles se distinguent, en effet, au milieu des autres objets
de vaisselle, à peu près comme une médaille commémorative d’un
événement se distingue au milieu de simples monnaies. L’image du saint
patron du destinataire, fréquemment peinte sur la panse de ces
monuments de céramique, leur donne un caractère de solennité, qui
s’allie d’une façon originale avec le rôle naturellement jovial d’un
vase à boire. La comparaison d’un bon nombre de ces
Brocs inscrits
& datés laisse voir que beaucoup d’entre eux ont été fabriqués
pour servir de cadeaux de noces, & que d’autres plus rares ont
dû être offerts comme gages d’amitié ou de reconnaissance pour quelque
service rendu. Mais lorsque deux noms se trouvent sur un même vase, on
peut dire hardiment que ce sont ceux de deux jeunes époux, &
que la date au-dessous est celle de leur mariage.
La coutume d’un pareil emploi de la céramique remonte à la plus haute
antiquité. Visconti, dans un mémoire inséré dans l’ouvrage de M.
Panofka sur les
Antiques du Cabinet Pourtalès, a publié les peintures
d’un beau vase grec trouvé en 1801 dans un tombeau de Nola. Suivant
Visconti, ce vase, vendu 10,000 fr. en 1865, lors de la dispersion de
la collection Pourtalès, était un présent nuptial où se trouvaient
réunies les figures des époux Politès & Phylonoë, &
celle de Dinomaché, mère de l’épousée. – Le moyen-âge chrétien fournit
des exemples d’usages semblables, & au XVIe siècle, en Italie,
on fabriqua en grand nombre ces
cupe amatorie que l’on voit figurer
dans les musées. Nous citerons à ce sujet le passage suivant des
Recherches sur la céramique de M. Jules Greslou :
« Des majoliques, sous forme de vases, plats ou assiettes, ornées d’un
portrait de femme avec, presque toujours, un nom de baptême au-dessous,
se rencontrent assez communément. Elles sont généralement remarquables
par la beauté de la femme & par les richesses du costume. On
attribue ces majoliques (dites
Amatorie) à une mode, qui eut lieu en
Italie parmi les riches gentilshommes, de faire faire ainsi le portrait
de leurs fiancées ou maîtresses & de le leur offrir en présent.
C’est surtout vers la fin du XVIe siècle que cette mode aurait acquis
son plus grand développement (4). »
Il ne faut donc point s’étonner si les ouvriers italiens qui ont
introduit à Nevers l’industrie de la faïence ont continué ces
traditions. Un flacon ou gourde de forme plate, à décor bleu, conservé
au musée de Sèvres parmi les productions nivernoises, sous le n° 6276,
est évidemment le souvenir d’un mariage : on y lit les noms de «
Jacques Clerjault » & de « Marie Pinguegneau » &
au-dessous on voit les images de leurs patrons. Saint Jacques est peint
sur une face de ce vase & la Vierge Marie sur l’autre. Nous
avons vu à Nevers, au musée céramique, d’autres pièces de faïence, des
Brocs à vin notamment, marqués ainsi de deux noms conjoints. Plusieurs
Brocs inscrits sont cités dans le grand ouvrage de M. du Broc de
Séganges, sur la faïence de Nevers, qui signale surtout des bénitiers
de mariage avec l’image des patrons des époux, leurs noms & la
date.
La fabrique de faïence rouennaise procédant de Nevers comme Nevers
procède de l’Italie, l’usage de pièces de vaisselle pour présent
nuptial aurait pu s’introduire de ce côté, si déjà il n’avait été
accrédité dans les pays du Nord. Une gourde en faïence de Bruges, ou
plutôt en terre jaune vernissée, figurée & décrite par M. Félix
Devigne, dans les
Annales de la Société royale des Beaux-Arts
& de Littérature de Gand (5), porte en grandes lettres
gothiques le mot significatif
ama. Elle est en forme d’aumônière
& pouvait être suspendue à la ceinture par les deux anses qui
accompagnent son étroit goulot. M. Devigne attribue au XVIe siècle
cette pièce rarissime.
Du reste, la vaisselle au moyen-âge portait fréquemment des
inscriptions en grandes lettres gothiques, parfois tracées en relief
& plus souvent en creux sur le bord ou
marly des assiettes
& des plats. On voit au musée de Sèvres une férie abondante
d’anciennes terres de Beauvais à inscriptions gothiques. Des devises
pieuses, de courtes prières se remarquent souvent sur ces débris du
mobilier de nos aïeux. On a recueilli à Rouen des portions de vieilles
assiettes, antérieures à la faïence, ainsi décorées, & notre
ami, M. Pannier, possède un curieux fragment de ce genre, trouvé à
Lisieux.
Ce n’était pas seulement à la poterie ou à la faïence que l’on
s’adressait pour fabriquer des présents nuptiaux. D’autres ustensiles
de ménage servaient à inscrire les noms de deux époux & à noter
la date de leur union. A l’exposition de Chartres, en 1858, on vit
figurer (6) une curieuse marmite en fonte autour de laquelle on lisait
: P. H
ENRI B
ELLESME ET M
ARIE C
ATRINE F
ILLETTE, SON ÉPOUSE, 1722. Les
ouvriers fondeurs de nos forges dans la Haute-Normandie ont conservé
longtemps la coutume de fabriquer ainsi des marmites enjolivées de
fleurs de lis & d’inscriptions à l’occasion du mariage de leurs
camarades ou même de leurs propres noces. J’ai vu l’an dernier dans une
auberge de Beaumont-le-Roger une grande marmite toute constellée
d’étoiles, de merlettes & d’autres menues figures, conservée
précieusement comme un objet de famille. Elle porte en effet cette
inscription d’orthographe rustique :
FREDERIE * LEROUE * ET
MARGUERITE * ROBILLARD * SON
EPOUSE * 1808 *
Mais au XVIIIe siècle, & dans la bonne bourgeoisie, ce sont
surtout les Brocs à cidre en faïence de Rouen, qui paraissent avoir été
préférés pour cette destination galante. Il en est peu qui soient sans
noms & sans date : si plusieurs ne portent que des rébus ou des
devises bachiques, chose fréquente sur les Brocs à vin de Nevers, la
plupart présentent le nom de deux époux. Ceux mêmes qui offrent
seulement un nom isolé peuvent être considérés comme une pièce séparée
d’une paire où le nom de l’autre conjoint se trouvait sur un second
Broc. L’exposition normande organisée à Falaise, en 1864, quoique moins
abondante au point de vue céramique que les expositions de Rouen,
d’Elbeuf, de Bernay & d’Évreux, présentait cependant un
échantillon curieux de ces Brocs conjugaux : tous deux de forme
identique, plus élancée & plus gracieuse que d’ordinaire, avec
un goulot ondulé. Leur panse est remplie par un bouquet de fleurs jeté
& dessiné légèrement, où le rouge & le bleu se marient.
Cette similitude de forme s’explique, car ces deux
pichets ont été
fabriqués pour un couple normand :
Mr. Morinière.
Me.
Morinière.
Sur le Broc du mari les fleurs sont plus lourdes, les tiges moins
grêles : elles font l’effet d’oeillets. Comme aucune date n’y figure, il
est permis de supposer qu’ils n’ont pas été faits pour un présent de
noces, mais que les deux époux ont pu les commander plus tard, durant
leur union.
Ces lignes étaient écrites, lorsqu’une communication due à la
bienveillante amitié de M. Eugène de Beaurepaire nous a mis sur la voie
d’une particularité philologique relative à ces dons de mariage. « Dans
les environs d’Alençon, nous a écrit M. de Beaurepaire, on
nomme
Cochelins des présents & spécialement des brocs ou des
assiettes spécialement offerts aux mariés le jour de la noce. J’ai
souvent rencontré des gens de la campagne qui refusaient de vendre des
objets de ce genre sous prétexte que c’étaient des
Cochelins de leurs
grands parents, ou qui se servaient de cette raison pour élever leurs
prétentions. »
Dans le langage populaire de la Haute-Normandie, le mot
Cochelin
existe, mais seulement avec la signification d’un gâteau aux pommes.
Averti par ce que nous apprenait M. de Beaurepaire, nous avons consulté
les divers Glossaires provinciaux que nous possédons, & voici
ce que nous y avons trouvé :
Le
Dictionnaire du Patois Normand de MM. Du Méril dit ceci : «
Cochelin (Orne), sorte de gâteau long & par extension
présent..... »
Le
Glossaire du Patois Normand, de Louis Du Bois, publié par M.
Travers, contient les articles suivants : «
Cochelin : fruit de
l’églantier. (Alençon). –
Cochelin : tourte aux fruits, gâteau long.
Par extension un cadeau. Le coquelin ou la cocheline, dans
l’Eure-et-Loir, est une sorte de gâteau pour le premier jour de l’an. »
Le
Dictionnaire du Patois du Pays de Bray, de M. l’abbé Decorde, le
Petit Dictionnaire du Patois de l’Arrondissement de Pont-Audemer, par
M. Vasnier, le
Glossaire Normand, de M. Le Héricher, & le
Dictionnaire Picard, de M. Corblet, n’ont pas recueilli le mot
Cochelin. En revanche nous avons trouvé dans le
Vocabulaire du
Haut-Maine, par M. de Montesson, l’article suivant :
«
Cochelin. Gâteau qui se fait pour Noël & qui doit
probablement son nom à de petits ornements en pâtisserie en forme de
coqs. C’est par ce mot que l’on désigne aussi les cadeaux faits à un
filleul par ses parrain & marraine. Le
Cochet était un
présent en viande, en vin ou en argent, qu’un nouveau marié offrait à
ses compagnons. (Du Cange,
Cochetus, 3.) »
Mais M. Jaubert, dans son
Glossaire du Centre de la France, est
encore plus explicite. Voici ce qu’il dit au mot
Cochelin :
« Cadeau que les parents, & surtout le parrain & la
marraine, font à des mariés ; jadis, il était ordinairement composé
d’ustensiles de ménage : c’est presque toujours, aujourd’hui, une somme
d’argent. A Argenton, il n’y a pas encore très-longtemps, le cochelin
consistait en une écuelle d’étain à couvercle, & lorsqu’on
parlait du potier d’étain qui fabriquait ces sortes de vases, on
l’appelait toujours le
marchand de Cochelins.
« Les mots
cochetus, cochet, coquet, don de noces, dont il est
question dans le
Trésor des Chartes, ont la même signification que
notre mot
Cochelin. »
Coquelin est au reste un mot ancien : car en Normandie il existe
comme nom de famille.
Ainsi donc un plat à barbe portant au fond l’inscription B
RUMENT, 1699,
& figuré dans l’
Histoire de la Faïence de Rouen de M.
Pottier, comme le plus ancien échantillon connu de décoration
polychrôme, était sans doute un
Cochelin, c’est-à-dire un présent
d’étrennes ou de noces. De même trois assiettes populaires de la
collection de M. de Beaurepaire montrent qu’à la fin du siècle suivant,
la mode de ces présents de noces & aussi d’étrennes était
encore en pleine vogue. L’une porte l’image du patron du mari, l’autre
celle du patron de la femme, la troisième celles réunies des patrons du
mari & de la femme. Les inscriptions sont celles-ci :
Robert
Robineau.
Perrine de Fait.
1784.
1784.
Perrine de Fait & Robert Robineau
1791.
V.
D
ES dates & des noms inscrits, passons aux sujets des peintures.
Il n’entre pas dans notre cadre d’énumérer ici tous les ornements, tous
les motifs de décoration semés sur la surface émaillée de ces vases,
& qui ont varié depuis l’époque originaire & supérieure
des riches guipures exécutées en bleu, jusqu’aux temps de la décadence,
où la multiplicité des couleurs cherchait à suppléer à l’infériorité du
dessin. Ce serait rentrer dans l’histoire générale de la faïencerie de
Rouen, depuis ses créateurs, Poirel, sieur de Grandval, &
Poterat, sieur de St-Sever, Sotteville & Quatremares (7),
jusqu’à l’époque de la Révolution. Ce que nous voulons noter seulement,
ce sont les images, les figures qui décorent plus particulièrement les
vases étudiés ici. Ces figures peuvent se diviser en sujets religieux
& en sujets profanes & de fantaisie.
Les Brocs à sujets religieux portent d’ordinaire l’image du saint
patron du destinataire. Nous citerons comme exemples les pièces
suivantes exposées à Évreux en 1864 : Un Broc, de faïence de Rouen,
décoré en bleu & représentant sainte
Anne instruisant la
Vierge
Marie, avec les noms & la date : « Marie-Anne Le Chat
1723. » – Un autre Broc, de même fabrique, mais à décor polychrôme,
représentant sainte Marguerite avec le nom & la date : « 17
Marguerite Touzé 36. » – Un autre également polychrôme, daté de 1783,
avec le nom de Martin Lafleur & au-dessus l’image de saint
Martin (8).
On voit dans la collection Le Véel, au musée de l’hôtel de Cluny, un
charmant Broc de faïence de Rouen, sur lequel on a peint les images de
saint Robert & de sainte Reine au-dessus des deux noms « Robert
La Vingne, Reine Marais, 1727. » La face de ce Broc nuptial
représentant saint Reine a été reproduite dans la superbe série de
photographies coloriées exécutées d’après la collection Le Véel par M.
Delbarre, & elle a été gravée dans le journal l’
Art pour
Tous. Un Broc de la collection de M. Eug. Daufresne, juge au Havre,
représente sur un côté saint François recevant les stigmates &
de l’autre sainte Catherine, avec les noms « François Bouquetot »
& « Catherine Tragin ». La date 1769 est inscrite au-dessous
d’un riche bouquet de fleurs, qui décore le point d’insertion de
l’anse. Mais nous ne pouvons citer ici tous les Brocs à images de
saints qui figurent dans les collections : nous avons déjà indiqué plus
haut une pièce du musée de Sèvres montrant qu’à Nevers l’usage de
peindre à la fois les patrons & les noms des époux était
également en vogue.
Parmi les sujets profanes, on remarque des devises énigmatiques, des
peintures facétieuses, des inscriptions bachiques ou burlesques
& des attributs de métiers ou de professions : enfin des sujets
de chasse.
Les inscriptions bachiques nous semblent moins fréquentes sur les
faïences de Rouen que sur celles de Nevers. Elles se trouvent en
général sur des pièces d’une exécution beaucoup moins soignée que celle
des Brocs à images religieuses. L’orthographe de ces devises sent
l’enseigne de cabaret, & range les pièces à inscriptions
bachiques parmi la faïence tout-à-fait populaire : témoin une bouteille
plate ou gourde de chasse de la collection Le Véel au musée de Cluny,
sur laquelle on lit :
An . Pli | ra Tont
La Bou | Teille
A .
Sim |
on . Ouy
Pron .
|
Temant.
17 | 20.
~~
C’est par là que l’on s’éloigne du Broc à Cidre type pour descendre
jusqu’aux bouteilles en forme de Bacchus à cheval sur un tonneau. Au
musée de Sèvres, un Broc à vin de faïence de Nevers, catalogué n° 3770,
représente deux messieurs & deux dames à table sous une
treille, avec l’inscription suivante tracée au bas de la panse, sur le
bord du culot :
Jacques . Dominique : Gallois.
1763.
Un autre beau Broc de Nevers, conservé au musée de Sèvres, sous le n°
6194, nous amène aux pièces à sujets de métiers, à marques
professionnelles. Cette pièce remarquable représente d’un côté saint
Jean-Baptiste & de l’autre saint Nicolas, patron des bateliers,
avec cette légende tracée au-dessous en lettres italiques :
Monsieur iean breton marchant voiturier par eau
demeurant à la Charité, 1732.
M. Jules Houdoy, dans ses
Recherches sur les Manufactures Lilloises de
Porcelaine & de Faïence, cite deux exemples de cruches, pots
ou brocs, pour la bière probablement, décorés d’emblêmes
professionnels. L’un d’eux, avec décors dits à la corne, montre les
analogies qui existent entre le décor des faïences de Rouen &
celui des faïences de Lille, analogies qui ont longtemps fait confondre
les deux fabriques. « C’est un pot dont la panse est occupée par un
vaste médaillon rocaille, dans lequel est représentée un ouvrier
tisserand, travaillant à son métier, avec cette inscription :
CHARLES
DELLEMME, 1758. En dehors du médaillon, le décor consiste en tiges
d’oeillets & en rinceaux identiques à ceux des faïences à la
corne ; il n’y a pas jusqu’aux petites rosaces & aux insectes
qui accompagnent ordinairement ces fleurs qui ne soient aussi
reproduites, seulement ici le décor est bleu & non polychrôme.
(9). »
M. Houdoy avait dit plus haut : « Nous possédons un pot de grande
dimension, fait sur commande, sans doute, pour être offert en cadeau à
une association de dentellières (au XVIIIe siècle, l’industrie des
femmes de Lille consistait presque uniquement dans la fabrication de la
dentelle au carreau), ou destiné au cabaret où elles se réunissaient le
jour de leur fête patronale (le Broquelet). Le pot, d’une contenance de
cinq à six litres, est d’une forme gracieuse ; le manche est formé de
cinq câbles tordus, dont les extrémités s’attachent au pot comme par
une griffe. Sur le devant de la panse & entouré de rinceaux
gracieux, s’étale un vaste médaillon dans lequel est représentée une
femme assise, faisant de la dentelle au carreau ; à côté d’elle, dans
une chaise de bois, est un tout jeune enfant ; des jouets sont épars
autour de lui ; la scène est placée dans un paysage. Au-dessus du
médaillon, & compris dans la frise d’un joli goût, qui entoure
le haut du pot, se trouve un écusson portant en croix deux fuseaux de
dentellières ; sous le pot, on lit l’inscription suivante :
N : A :
DOREZ.
1748.
C’est-à-dire : Nicolas-Alexis Dorez, un des petits-fils de Barthélémy
Dorez, fondateur de la manufacture » (de faïence de Lille) (10).
Voici pour la première fois un nom d’artiste écrit sur cette faïence,
au lieu du nom du destinataire : mais ici c’est bien une signature, car
cette inscription est tracée
sous le pot, & non point en lieu
évident au bas de la panse, comme le sont tous les noms que nous avons
cités jusqu’ici. Ce Broc, à attributs professionnels, ne rentre donc
pas dans la catégorie générale des
Brocs inscrits. – Notons aussi le
nom de ce cabaret lillois cité par M. Houdoy : le
Broquelet,
diminutif de
Broc, probablement usité seulement dans le dialecte de
Lille.
Nous allons voir tout à l’heure que différentes pièces de faïence, des
Brocs inscrits notamment, représentant des sujets cynégétiques,
rentrent cependant dans la classe des pièces à emblèmes professionnels,
les vases que nous citerons ayant été peints précisément pour des
gardes des eaux & forêts ou pour des officiers des chasses.
VI.
I
L est temps d’appliquer ces données au joli Broc à Cidre en faïence de
Rouen, dont l’image fidèlement exécutée à moitié grandeur de l’original
par notre ami M. Bouet, sert de frontispice à cette étude de céramique
normande. Une seconde chromo-lithographie, placée ici en regard de
notre texte, représente le sujet de chasse qui décore le centre de la
panse, du côté opposé à l’anse. Les noms
François Trebutien
tracés au-dessous donnent un intérêt particulier à ce
pichet normand
& font qu’il est devenu le prétexte de notre dissertation. Ce
François Trebutien, d’une famille du Cinglais, dans l’évêché de Bayeux,
n’est rien moins en effet que le bisaïeul d’un littérateur bien connu,
M. François-Guillaume-Stanislas Trebucien, l’un des conservateurs de la
Bibliothèque publique de Caen, orientaliste savant, l’éditeur
enthousiaste de
Maurice & d’Eugénie de Guérin, mais dont
nous n’avons pas à énumérer ici les nombreux travaux.
Fidèle au culte des souvenirs, M. Trebutien a conservé pieusement cet
objet héréditaire, & il nous a prié amicalement d’en rechercher
la signification. Voilà pourquoi nous avons interrogé les traditions en
comparant les autres pièces analogues. « C’est pour moi un monument de
famille, consacré par les émotions de ma première enfance », nous
disait-il dans une lettre sur la provenance de ce vase curieux. « Il
était de tradition dans la famille que c’est mon bisaïeul, François
Trebutien, Garde Général des Domaines & Bois du Roi, qui est
représenté sur la bouteille avec sa chienne Fidèle ; portrait de pure
fantaisie, je l’avoue. Un antiquaire qui s’est occupé aussi de la
céramique normande croit que c’est tout simplement un sujet de chasse
avec le nom du propriétaire. Comme Nemrod, mon bisaïeul était un grand
chasseur. »
Mais cette représentation n’était pas purement cynégétique, ni due à
une fantaisie isolée, car M. Paul Baudry, notre confrère de la Société
des Bibliophiles normands à Rouen, possède dans sa collection de
céramique une pièce tout-à-fait analogue. Un Broc à Cidre,
inscrit
& daté, à lui cédé par un fermier nommé Duparc, représente un
chasseur ajustant son fusil & précédé d’un lévrier.
Décoré entièrement en bleu, il porte les noms & la date :
Nicolas . du . parcq
. 1746.
Or ce Nicolas du Parcq était, comme François Trebutien, un Garde des
Eaux & Forêts, ainsi que l’atteste une série d’assiettes
aujourd’hui dispersées dans plusieurs collections & notamment
dans celles de M. Assegond, à Bernay, & Gustave Gouellain, à
Maromme. Ces assiettes présentent en effet au centre une inscription
disposée circulairement :
Nicolas Duparcq garde Du Roy . : .
Il faut rapprocher de ces deux pièces un plat à barbe lithographié
comme type des faïences de la troisième époque, celle de la décadence
de l’art, dans les
Recherches historiques sur les Faïences de
Sinceny, par le docteur Warmont (11). Ce plat à barbe offre l’image
d’un chasseur debout, précédé de son chien & tirant un
chevreuil ; avec l’inscription :
DESBANC GARDE A COUCY
1785.
Les faïenciers de Sinceny, en Picardie, qui ici ont pris un plat à
barbe pour subjectile de leur peinture, connaissaient cependant les
Brocs à Cidre, témoin celui qui figure au musée de Sèvres, sous le n°
6179, & qui, pâle imitation des faïences de Rouen, porte,
au-dessous d’un groupe d’oiseaux & de feuillages, l’inscription
:
Louis Tondu, 1785.
Mais en Normandie des plats à barbe, des saladiers, des cuvettes,
&c., ont aussi été datés & marqués de noms de
possesseurs : nos pères aimaient volontiers voir leur nom, leur marque,
leur chiffre ou leurs armes & quelquefois leur portrait,
peints, gravés ou frappés sur les ustensiles à leur usage, sur les
meubles qui leur plaisaient davantage ; la reliure des livres, la
vaisselle, l’argenterie, la verrerie, les plaques de cheminées, les
tapisseries & les vitraux des maisons, les râpes à tabac
& cent autres espèces d’objets en fournissent des exemples
variés.
Un Broc à Cidre en faïence de Rouen, faisant partie de la riche
collection de M. Loisel, à la Rivière-Thibouville, inscrit du nom
& de la date « Michel Lenfant, 1725 », nous paraît être un
quatrième exemple d’une faïence destinée à un officier des eaux
& forêts, car on y voit l’image d’un chasseur & d’un
bûcheron (12), & ce chasseur est revêtu d’un large baudrier
fleurdelisé, insigne de sa fonction. Enfin au musée céramique de la
ville de Bernay, formé de la première collection de M. Assegond, on
trouve un grand saladier, dont le fond représente trois chasseurs avec
leurs chiens, l’un tirant des lapins, l’autre une volée de perdrix, le
tout avec cette inscription :
Claude Iouanin . Garde .
. De . Chasse .
. 1729 .
Ce serait sortir du cadre de cet article que de rechercher à quelle
catégorie d’officiers des chasses & des forêts appartenaient
ceux dont les noms sont venus jusqu’à nous, sur ces monuments fragiles
de l’art céramique. On pourrait trouver leur hiérarchie dans le
Code
des Chasses, dans le
Dictionnaire des Eaux & Forêts,
& dans d’autres ouvrages d’ancienne jurisprudence.
La date 1746 inscrite sur le Broc du garde du roi Nicolas Duparcq,
aujourd’hui dans la collection de M. Paul Baudry, est presque celle du
Broc de François Trebutien que nous étudions plus particulièrement. Car
dans sa lettre précitée, écrite longtemps avant que nous ayons
rassemblé ces divers faits, son arrière-petit-fils, M. F. G. Trebutien,
nous disait encore :
« J’ai oublié de vous dire que sur le côté opposé au grand médaillon
est la date de 1745. Ce Broc faisait partie d’un magnifique service en
faïence de Rouen, qui fut donné en cadeau à mon bisaïeul par un grand
personnage qu’il avait eu occasion d’obliger. J’ai encore vu un Bacchus
sur son tonneau, de dix-huit pouces environ de haut... On m’assure que
le petit chien bleu (le dessin est de la grandeur de l’original)
faisait partie de la garniture de cheminée, mais je ne me souviens plus
bien que de deux lions à crinière jaune (13). »
La conservation plus que centenaire de ces faïences dans les familles
est, malgré les perturbations de ce siècle, un fait assez fréquent. A
l’exposition de Bernay, en 1863, un propriétaire des environs, M.
Mordant, avait produit (n° 190) une cruche en faïence de Rouen, portant
pour inscription : « Pierre Mordants, 1750.)
VII.
N
OUS avions communiqué les chromolithographies que ces recherches
expliquent, au savant M. André Pottier, l’année qui a précédé sa mort,
& à première vue, avant de savoir que le Broc de François
Trebutien était daté de 1745, il l’attribua au milieu du XVIIIe siècle.
Or les deux plus anciens Brocs connus sont datés l’un de 1699 &
l’autre de 1702 : ils appartiennent à M. Paul Baudry. M. Eug. Daufresne
en possède un autre sur lequel on lit « Iean Cappet, 1708. » M. André
Pottier a dressé avec le plus grand soin, pour son
Histoire de la
Faïence de Rouen, un recueil de pièces datées, rangées
chronologiquement depuis la fin du XVIIe siècle, jusqu’en 1814, époque
de l’extinction de la dernière fabrique. Une note prise au moment de
ses explications, nous permet de reproduire ici l’analyse des divers
éléments décoratifs qui accompagnent le sujet principal.
Le feston
tracé en rouge est la bordure ordinaire des assiettes polychrômes,
dites à la corne.
La guirlande suspendue sur les côtés de la panse est le motif resté le
plus longtemps en vogue : cette guirlande se trouve dès 1699 dans la
belle collection de M. l’abbé Colas, chanoine de l’Église de Rouen, et
va jusqu’en 1790.
L’ornement
engreslé, comme on dit en termes de blason, ressemblant à
un picot de dentelles, tracé sur le pied &
sur le haut de la panse, est un motif ordinaire aux faïences de Moustiers : il a été
rarement employé à Rouen.
Quant à cette draperie qui retombe aux deux côtés de la
guirlande, c’est un décor très-rouennais. Enfin les autres menus
ornements, à réserve de blanc, sont le motif typique de Rouen dont
cette pièce réunit les caractères franchement marqués.
En résumé, nous disait M. Pottier, ce Broc appartient par ses peintures
au style de transition : il a dû sortir de l’une des quatre fabriques
qui s’élevèrent à Rouen à l’expiration du privilége de Poterat.
L’anse figurée sur la lithographie est une restitution : elle manque sur la pièce originale.
VIII.
I
L est impossible de terminer cette notice sans dire un mot d’un détail
ou ornement singulier que le Broc de François Trebutien ne présente
pas, mais que l’on remarque sur divers Brocs rouennais, notamment sur
le Pot-à-Cidre de la collection Le Véel, figuré dans le n° 90 du
journal l’
Art pour Tous. C’est un tuyau également en faïence cuit
avec la pièce & qui traverse horizontalement la panse du Broc
d’un côté à l’autre : une rosace ajourée d’une manière variée ferme
chaque bout de ce tuyau. Parfois la rosace, au lieu de terminer un
tuyau transversal, pénétrant de part en part, recouvre seulement un
enfoncement qui n’en est que le simulacre.
Quelle était la destination de ce singulier appendice ? Plusieurs
amateurs le considèrent comme un tube réfrigérant (14), destiné à
rafraîchir le liquide contenu dans le Broc, mais peut-être
l’introduction de ce manchon n’avait-elle d’autre but que de montrer
l’habileté du potier, & de faire une sorte de tour de force, de
produire un objet curieux, une surprise, plutôt qu’un ustensile d’un
usage commode. Les Brocs de cette espèce devaient, en effet, être
très-difficiles à tenir propres à l’intérieur.
La collection de M. Assegond, à Bernay, contient un de ces Brocs, avec
jour transversal ou surprise, qui mérite d’être signalé ici à deux
autres titres ; il représente sainte Anne & saint Nicolas,
& porte l’inscription suivante, tracée avec un mélange de
capitales & de petit-romain :
. MaRIE . ANNE .
cassaiGNE ~~~~~ Nicolas MaletRa
. 1733 .
Or, première particularité, le vert domine dans son décor, &
cette coloration, qui rappelle la
famille verte des porcelaines
orientales, passe pour caractériser les faïences sorties de la fabrique
Guillibaud. Cependant, seconde particularité, il porte le nom d’un
autre fabricant rouennais, Maletra, ou Malestra, avec celui de sa
femme. Comme ce nom est celui du destinataire & non de
l’artiste, faudrait-il supposer que ce
Cochelin nuptial aurait été
offert aux époux Maletra par leur confrère Guillibaud ?
Puisque j’en suis à dire un mot de ces faïences de la
famille verte,
je signalerai aussi un Broc décoré d’ornements verts, récemment acheté
aux environs de Bernay, pour M. Rouland, Trésorier général de l’Eure,
& qui porte l’inscription : « Jacques .
Hardel. »
Une remarque qu’il est encore bon de faire ici, c’est que les noms
inscrits sur ces faïences sont presque toujours tracés en lettres
courantes d’impression, dites caractère romain, & non en
capitales.
Nous n’aborderons point ici les procédés techniques de la fabrication
de ces vases : ce serait sortir du cadre d’une monographie &
empiéter sur l’histoire générale de la Faïence. Le grand ouvrage de M.
Pottier contiendra d’abondants renseignements sur ces procédés : les
documents recueillis par Haillet de Couronne & publiés par M.
Léopold Delisle en donnent déjà un aperçu. Piganiol de La Force, de son
côté, disait, à propos des fabriques de Nevers : « On peut voir comment
se fait la fayence dans les notes que Pierre de Frasnay a faites sur un
petit poëme de sa composition, intitulé
La Fayence ; ils sont l’un
& les autres dans le
Mercure du mois d’Août de l’an 1735
(15). »
Les Brocs en faïence de Rouen, inscrits & datés, ou
intéressants par leurs décors, montent aujourd’hui à un prix assez
élevé dans les ventes de curiosités. Nous citerons ici les prix
atteints à la vente de la collection E. L... faite à Rouen les 9
& 10 mai 1864. Le n° 6 du catalogue, « Broc à fleurs &
cartouche rocaille polychrôme encadrant un saint Matthieu, camaïeu
bleu, inscrit & daté 1762, » fut adjugé à 71 fr. – On paya 39
fr. 50 l’article 7 ainsi désigné : « Broc décoré de fleurs de couleurs
en réserve sur fond bleu ; deux médaillons ainsi réservés sur chaque
face représentent une entrée de ville fortifiée. Daté de 1786. » Mais
un « Broc en faïence blanche de fabrique ancienne, orné sur le devant
d’un portrait de femme à la Louis XIV dans une couronne de feuillage,
le tout en bleu, » n’étant décoré que d’une façon très-simple,
& sans date, n’atteignit que le prix de 15 fr.
Enfin pour terminer, nous parlerons de la contenance habituelle de ces
vases. Quoiqu’elle soit très-variable, la plupart d’entre eux
contiennent au moins un pot ou deux bouteilles, ou quatre chopines,
mesure normande. La capacité métrique du Broc figuré au frontispice de
cette monographie est en litres, de 2,90, c’est-à-dire qu’il contient
trois pintes & un posson, autrement un pot, une pinte &
un quart.
NOTES :
(1)
La Faïence de Rouen à l’Exposition, par M. Eug. de Robillard de
Beaurepaire, dans le tome XXXIII du
Bulletin monumental, page 13 du
tirage à part.
(2) Darcel,
L’exposition d’art & d’archéologie de Rouen.
Rouen, Brière, 1861, brochure in-8°.
(3)
Exposition artistique & archéologique d’Elbeuf,
compte-rendu dans l’Annuaire normand pour
1863, page 12 du tirage à part.
(4)
Recherche sur la Céramique, par M. Jules Greslou (Chartres,
Petrot Garnier, 1864), page 7.
(5) Tome VI, volume de 1855.
(6) N° 1315 du Livret imprimé.
(7) Consultez les
Documents sur les Fabriques de Faïence de Rouen,
recueillis par Haillet de Couronne & publiés par M. Léopold
Delisle.
Valognes, Martin, 1865, in-8°, page 51.
(8) Exposition d’objets d’art & de curiosité à Évreux ;
Catalogue analytique, nos 230, 169 & 906.
(9) Jules Houdoy,
Faïence Lilloise, page 78.
(10) Jules Houdoy,
Faïence Lilloise, pages 70 & 71.
(11) Chauny, Vissecq, libraire, 1864, in-8°.
(12) Exposition d’Évreux en 1864 ; Catalogue analytique, n° 878.
(13) Voir la troisième & la quatrième lithographies.
(14) Exposition d’Objets d’Art & de Curiosité à Évreux en 1864
; Catalogue analytique, nos 57 & 168.
(15)
Description de la France, 3e édition, tome X, page 383, art.
NEVERS.