M
ONSIEUR DE L
A Q
UÉRIÈRE
a consacré
autrefois deux curieux volumes, aujourd'hui fort recherchés, aux
anciennes maisons de la ville de Rouen. Les descriptions sont exactes
et la valeur des monuments dont elles nous conservent le souvenir, est
singulièrement rehaussée par les trente-six planches dessinées par
Hyacinthe Langlois et insérées dans l'ouvrage.
Nous l'avouerons sans détour, Caen n'a pas eu le même bonheur ; il
renferme cependant un certain nombre d'édifices véritablement
intéressants, voués malheureusement pour la plupart, dans un avenir
plus ou moins prochain, à une inévitable destruction.
Quelques-uns, il est vrai, ont été l'objet, dans le
Bulletin
Monumental, d'études piquantes et approfondies de la part
de notre
savant et regretté confrère Raymond Bordeaux, mais je déplorerai
toujours qu'il s'en soit tenu là et n'ait pas publié, avec la
collaboration de son ami M. Georges Bouet, une revue générale de toutes
ces constructions, infiniment moins mutilées alors qu'elles ne le sont
aujourd'hui. L'archéologue et le dessinateur se convenaient à merveille
et tous deux se trouvaient dans les meilleures conditions pour
comprendre ce travail à ces différents points de vue et pour le
conduire à bonne fin.
Parmi ces hôtels et ces maisons de curiosité et d'importance fort
inégales dont chaque jour accélère la ruine, il est juste de placer
dans une catégorie à part les édifices en bois, dont quelques bons
spécimens existent encore à Caen, à Bayeux, à Lisieux et dans les
riches vallées des arrondissements de Lisieux et de Pont-l'Évêque.
Pour nous borner à la ville de Caen, indépendamment de constructions
moins intéressantes, les
Guides
signalent toujours avec complaisance
aux étrangers, la maison des Quatrans, rue de Geôle, n° 31, les maisons
n° 19 et 94 de la rue Saint-Jean, une vieille masure d'aspect sordide
et pittoresque de la rue du Ham, les maisons n° 10 et 12 du
Montoir-Poissonnerie, 52 et 54 de la rue Saint-Pierre. Quelques-unes
ont été dessinées par Bonington, Thorigny, Georges Bouet et par le
sympathique et dévoué président de la Société des Beaux-Arts, M.
Tesnière. C'est en réparant l'une de ces maisons, celle qui porte le n°
54, dans la rue Saint-Pierre, qu'a eu lieu la découverte d'une
décoration extérieure à incrustations multicolores, sur laquelle il ne
me parait pas inutile d'appeler un instant l'attention.
Par un bonheur qui arrive trop rarement de nos jours aux vieux
monuments, cette maison, sommairement décrite dans l'excellent
Guide
de Caen de Trebutien, réédité par Le Blanc-Hardel, devint,
dans le
courant de l'année dernière, la propriété d'un homme intelligent, ayant
tout à la fois le respect des choses de l'art et l'amour de sa ville
natale, M. Bouet, marchand de tentures d'appartement et de papiers
peints.
L'immeuble, fort détérioré, avait un besoin urgent de grandes
réparations ; mais, avant de les exécuter, M. Bouet s'entoura des
meilleurs conseils, et, en s'interdisant toute innovation, il borna son
ambition et ses efforts à une restitution consciencieuse, ayant pour
but de rendre à la vieille façade, en dépit des injures du temps et des
hommes, son aspect, sa physionomie primitives. L'entreprise était
louable, le résultat a dépassé toutes les espérances.
Les travaux commencés dans le courant du mois d'août dernier, sous la
direction, du propriétaire, avec le concours d'un sculpteur distingué,
M. Douin, ont été achevés à la fin du mois de septembre.
Non seulement on a pu reconstituer la forme des anciennes ouvertures,
dégager un poitrail délicatement sculpté, étudier des armoiries qui
n'avaient pas été signalées, mais encore, et c'est là le point le plus
important, on a ramené au jour une décoration polychrome parfaitement
conservée, qui occupe, sauf quelques lacunes, toute l'étendue de la
façade et qui produit à l'œil l'effet le plus réjouissant.
Il y a plus de trente ans, au moment où il dessinait cette maison, déjà
reproduite par Bonington, M. G. Bouet avait remarqué, sous le badigeon,
quelques traces d'enduits colorés, et c'est cette constatation, dont il
n'avait pas perdu le souvenir et dont il fit part au propriétaire au
début des réparations, qui a été le point de départ de la découverte
d'aujourd'hui.
La maison n° 54 se compose : d'un rez-de-chaussée, de deux étages et
d'un pignon superposés avec léger avancement d'étage en étage sur la
rue.
Le rez-de-chaussée a été trop profondément modifié pouf qu'il soit
possible de se faire une idée exacte de son état ancien. Il offrait
certainement deux portes l'une donnant accès à l'intérieur des
appartements, l'autre ouvrant sur un couloir conduisant à un logis
édifié en arrière, au fond d'une petite cour. Au-dessus de ces deux
portes, s'étendant dans toute la largeur de la maison, régnait un
poitrail sculpté, d'une décoration sobre et élégante formée de redents
et d'un écusson central dont il ne reste plus que les contours.
Le premier étage prenait jour par quatre ouvertures juxtaposées, aux
montants finement travaillés. Ces montants sont surmontés de statuettes
au nombre de sept. Entre l'appui de ces fenêtres et le poitrail du
rez-de-chaussée se trouve une surface plane dont la charpente apparente
est disposée en croix de Saint-André.
Même arrangement au second étage, avec ces différences que les croix de
Saint-André sont remplacées par des allèges verticales et que les
statuettes ne sont plus qu'au nombre de trois. A droite et à gauche,
au-dessus de deux d'entre elles, on aperçoit des armoiries sculptées
sur des cartouches de fantaisie.
Le pignon couronné d'un faîtage aigu à double égout laisse voir, plus
ou moins ornementées, toutes les pièces de charpente qui le
constituent, poinçon, entrait, arbalétriers, courbes,
courbes-jambettes, etc. Il se divise en trois zones distinctes ; au
centre de celle du milieu s'ouvre une fenêtre, séparée en deux par un
montant vertical.
Parmi les statuettes, généralement bien drapées, nous avons reconnu au
premier étage, au centre et occupant la place d'honneur, saint Michel
terrassant le dragon ; à droite et à gauche, la Vierge à l'enfant
Jésus, saint Joseph, saint Pierre tenant les clefs. L'état de
mutilation des autres personnages, la disparition absolue de leurs
attributs ne permettent pas de déterminer les saints ou saintes qu'ils
pouvaient représenter. Pour être complet, il y aurait à signaler encore
dans cette sculpture d'ornementation quelques motifs gracieux et bien
traités, mais nous avons hâte de quitter ces détails pour arriver à ce
que nous considérons comme le point véritablement saillant de la
découverte. Tous les intervalles existant entre les différents membres
de la charpente étaient, en effet, recouverts de décorations coloriées
dont les fines sculptures de l'ouvrier sur bois formaient l'élégant
encadrement.
Ces décorations rouges, noires, jaunes, brunes et bleues régnaient
depuis le haut jusqu'en bas. Les dessins sont assez variés ; on y
remarque des étoiles dans des losanges, des roses, des feuilles de
fougère, des fleurs de lys, des combinaisons géométriques empruntées à
l'architecture flamboyante ; aux angles du pignon, on constate
l'imitation flagrante des pavés vernissés. Les fleurs de lys occupent
encore l'espace compris entre les bras des croix de Saint-André du
premier étage.
Grâce à cette ornementation d'un genre tout particulier, cette haute
façade parait revêtue, du rez-de-chaussée jusqu'au toit, de carreaux,
vernissés ou faïencés. Il n'en est pourtant pas ainsi. A Caen, le
décorateur n'avait pas à sa disposition les brillantes céramiques qui,
dans des conditions analogues, furent employées à Dieppe et à Beauvais
; mais il y a suppléé et il est arrivé à un effet similaire par un
procédé plus simple et plus économique. Il a rempli de couches
profondes de plâtre les interstices de la bâtisse en bois ; il a gravé
ensuite en creux sur ce plâtre humide les dessins qu'il voulait
représenter, et il a rempli ces creux de pâtes ou de mastics de
diverses couleurs. Grâce à la bonne qualité des matières employées et à
leur habile manipulation, l'adhérence a été complète et ces
incrustations, d'une profondeur d'environ un centimètre, ont opposé à
l'action du temps une solidité indestructible. Les rouges et les noirs,
dans la composition desquels entrent le charbon et la tuile pilés, ont
conservé leurs nuances primitives ; moins heureux, les bruns, les verts
et les jaunes ont pris des teintes ternes et passées sous l'action de
l'air. Jusqu'à la hauteur du premier étage, les décorations
présentaient une surface plane et absolument lisse ; elle était
rugueuse et comme granulée dans toute l'étendue du pignon.
La planche que je donne en tête de ce travail, d'après un dessin fort
exact de mon neveu Georges de Beaurepaire, permet de se rendre compte
de l'effet obtenu par ce procédé.
L'originalité de cette ornementation polychromée, dont on pourrait
citer quelques essais rudimentaires dans le département de la Manche,
mais dont nous ne connaissons dans notre région aucune application sur
une pareille échelle, donne, ce nous semble, quelque intérêt à
l'histoire de la maison elle-même. Grâce à l'obligeance de M. Bouet,
nous avons pu à loisir étudier les titres de propriété et nous en avons
tiré quelques renseignements qui, en dehors de leur valeur intrinsèque,
nous permettent de préciser l'origine et la date approximative de la
construction.
En 1432, le terrain sur lequel la maison n° 54 devait être élevée plus
tard appartenait aux sieurs Abbé, Prieur et Religieux de l'abbaye de
Saint-Martin de Mondaye, qui le fieffèrent à perpétuité à Guillaume
Turgis et à sa femme, moyennant, au profit de l'abbaye, le service
d'une rente foncière annuelle de cinq boisseaux de froment, mesure de
Bayeux. Le contrat de fieffe, devant Thomas Oger, tabellion à Bayeux,
est à la date du 24 janvier.
Cette rente, transportée aux hospices civils de la ville de Bayeux, par
l'effet des lois révolutionnaires, grevait encore l'immeuble au
commencement de ce siècle, car nous la voyons énoncée dans un bordereau
hypothécaire du 3 novembre 1814.
Nous ne saurions dire combien de temps cet héritage resta entre les
mains de la famille Turgis ; très probablement il dut passer assez vite
dans la possession de riches bourgeois du nom de Mabrey ou Mabré,
lesquels, après avoir fait fortune dans le commerce, furent anoblis en
1593.
La Chesnaye-Desbois, en nous faisant connaître les armes des Mabrey,
ajoute qu'il ne peut fournir sur cette famille aucun renseignement
précis.
« Mabrey, nous dit-il, c'est une famille de Normandie dont nous ne
connaissons, faute de mémoire, que le nom et les armes, savoir
:
D'azur, au
chevron d'or, accompagné de deux couronnes du même en chef
et d'une merlette aussi d'or en pointe (1). »
M. du Buisson de Courson, auteur d'études nobiliaires très
consciencieuses et très estimées, a bien voulu nous communiquer des
extraits des
Recherches
de Roissy et de Chamillart, qui nous
permettent d'ajouter quelques détails. Il en résulte que Henry Mabré
fut anobli par charte du « mois de may 1593, registrée aux Comptes le 9
juillet, aux Aydes le 9 de novembre, sans indemnité, comme bourgeois de
Caen, moyennant DC livres payées à Montfort, et CCC livres de
supplément à Busnel. »
Ces indications sont exactes. L'édit du 5 août 1592 avait en effet
porté création, pour la province de Normandie, de cinq personnes
destinées à être anoblies. Henry Mabré fut au nombre des favorisés.
Indépendamment de sa nomination comme échevin de Caen, il avait produit
plusieurs provisions de l'état ou office de procureur du Roi en
l'élection de Caen accordées à différents membres de sa famille.
Le fils de cet anobli, Thomas Mabré, sieur de Bavent, épousa, en 1602,
Dlle Suzanne de Guerville et laissa cinq enfants, dont quatre furent
prêtres ou religieux. Un seul resta dans le monde. Ce Mabré, ayant
Philippe pour prénom, se maria avec Suzanne Le Mière et eut deux fils,
Jean-Jacques et Magloire, qui étaient mineurs et avaient leur domicile
à Bavent en 1666, lors de la
Recherche de
Chamillart.
Nous avons signalé précédemment, au-dessus des statuettes du second
étage de la maison, la présence de deux écussons d'armoiries. Nous les
reproduisons ici d'après deux dessins qu'ont bien voulu faire pour nous
nos dévoués confrères MM. Joseph Douin et Costard. Ce détail
d'ornementation, sur lequel tout d'abord nous n'avions pas voulu
insister, a son importance. Il est temps d'y revenir.
Si l'une de ces armoiries, qui figure une licorne passante, nous est
inconnue, il n'en est pas de même de la seconde ; on y distingue en
effet très nettement un chevron accompagné en chef de deux couronnes
ducales et en pointe d'une merlette.
Or, ce sont là les armes très caractéristiques de la famille de Mabré,
telles que nous les voyons blasonnées dans Chamillart et dans La
Chesnaye-Desbois. De cette constatation, il est légitime de conclure
que ce logis est bien le logis patrimonial des Mabré. Mais à quelle
date précise a-t-il été élevé ? La réponse à cette question nous parait
également facile.
Bien que les Mabré n'aient été anoblis qu'en 1593, il est absolument
impossible de placer la construction soit à cette date, soit à une date
postérieure. Il faut d'abord considérer que les armes relevées sur les
solives, n'étant pas timbrées, n'impliquent nullement que les Mabré
fussent nobles au moment où elles ont été gravées. D'un autre côté, le
caractère général de l'ornementation, sa sobriété, l'absence des
médaillons et des autres motifs que l'on rencontre en si grande
abondance sur les monuments de la pleine Renaissance, nous reportent à
une époque plus ancienne, au règne de Louis XII et vraisemblablement
aux premières années du XVIe siècle. C'est aussi la conclusion à
laquelle aboutissent des renseignements et des constatations qu'il nous
reste à faire connaître.
Ainsi qu'on peut le voir dans l'
Histoire
de la ville de Caen, depuis
Philippe-Auguste jusqu’à Charles IX, par M. Pierre Carel,
vers le
milieu du XVIe siècle, les Mabrey, Mabray ou Mabré jouaient à Caen un
certain rôle et y avaient une situation considérable. En 1535, un
membre de cette famille était échevin de la ville et fut député vers
l'amiral d'Annebaut pour le prier d'obtenir du Roi main-levée des
deniers de la ville.
La mission réussit et fit quelque honneur au négociateur.
En 1536, lors des exercices du tir à l'arc prescrits par M. de La
Meilleraye, nous rencontrons un autre personnage du même nom, Pierre
Mabrey, chargé des fonctions de porte-enseigne pour le troisième canton
de Caen.
Beaucoup plus tard, en 1576, on peut encore signaler Henry Mabré, sieur
de Romont, qui fut échevin de la ville et qui doit être le même que le
Mabré anobli en 1593.
Mais depuis la publication de son volume, M. Carel s'est livré à de
nouvelles investigations et il a rencontré un autre Mabré, ayant Michel
pour prénom, élevé à l'échevinat en 1509. Pour nous, ce Michel Mabré
est le constructeur de la maison qui nous occupe. Son individualité s'y
révèle non seulement par ses armes, mais encore par la place attribuée
au saint Archange, son patron, dans la décoration. Ce détail
significatif, joint à la physionomie générale de la construction, lève
toutes les incertitudes.
La maison de la rue Saint-Pierre est le logis des Mabré ; elle a été
bâtie dans les premières années du XVIe siècle par l'échevin Michel,
dont elle nous offre les armes bourgeoises avec l'effigie du patron.
L'histoire est ici complètement d'accord avec les données
archéologiques.
Au moment de leur anoblissement, les Mabré possédaient des propriétés
importantes à Allemagne et à Bavent ; ils devaient bientôt transporter
leur résidence habituelle dans cette dernière paroisse, en délaissant
la maison qui avait été à Caen le siège de leur industrie. En 1617, en
effet, Thomas, fils de Henry, escuier, sieur de Romont, demeurant en la
paroisse de Bavent, la vendit à honorable homme Georges Le Sueur, sieur
de La Fontayne, bourgeois de Caen, pour le prix de 9.000 livres
tournois et 18 livres de pot-de-vin, somme importante pour le temps. La
maison était malheureusement grevée de tant de charges que le vendeur
n'eut à toucher que le pot-de-vin de 18 livres.
Au nombre des créanciers de rentes-hypothèques figure, pour une rente
de 85 livres 4 sols 6 deniers, noble homme François Regnauld, sieur des
Segrets, le père du poète Jean de Segrais.
A la fin du siècle, le 13 décembre 1678, Françoise Le Sueur, veuve de
messire Louis de Canaye, seigneur de Branay, héritière de feu Jean Le
Sueur, escuier, sieur de Buron, et de Georges Le Sueur, vendit cette
même maison, avec une logette du quartier de la Foire, pour le prix de
11.300 livres, à Jean-Jacques Vicaire, sieur du Désert, marchand de
Caen. L'année suivante, ce nouvel acquéreur fut condamné, par un
jugement de la Vicomté du 14 février, à continuer, au profit de
l'abbaye de Mondaye, le service de la rente foncière de cinq boisseaux
de froment qui avait été le prix de la cession primitive de l'héritage
fait au XVIe siècle aux époux Turgis.
Ce Jean-Jacques Vicaire fut le père du célèbre curé de Saint-Pierre,
Pierre-Philippe Vicaire, né le 24 décembre 1689, mort le 7 avril 1775.
Ce fougueux partisan des Jésuites, docteur et doyen de théologie,
prieur de Septvans, vicaire général du cardinal de Fleury et auteur
d'un
Discours
sur l'heureuse naissance du Dauphin, d'une
Oraison
funèbre du cardinal de Fleury, de l'
Exposition de la Foi,
etc.,
naquit dans la maison de la rue Saint-Pierre.
On nous pardonnera, nous l'espérons, les détails un peu minutieux dans
lesquels nous sommes entré. Ils nous ont permis de déterminer la date
approximative d'une construction élégante et originale, en même temps
que le lieu de naissance d'un écrivain distingué (2).
NOTES :
(1)
Dictionnaire
de la Noblesse française, t. XI, p. 279. Paris, 1770.
(2) A la suite de la loi du 30 mars 9837, cette maison a été classée
comme monument historique.