BOURGINE,
Édouard (1884-1928)
: Nos « bons
vieux Saints »,
conte normand (1926).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.XII.2004) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque des Chroniques du Journal de Rouen des dimanches 17 janvier 1926. Nos
« bons vieux Saints »
(conte
normand)
par Édouard Bourgine
~*~A
l’assemblée de Ratimesnil qui se tenait dans sa
vaste cour, le cabaretier Heurtaux, debout dans une carriole
fixée entre deux troncs de pommiers, faisait danser la
« jeunesse » aux sons de son crincrin. Il battait
lui-même de tels entrechats que, maladroitement, il se foula
le pied.
Dès lors, il passa le plus clair de son temps à jouer aux dominos avec quelques vieux du pays. Venait se joindre à eux, dans la soirée, le fils Farin César, que le père Heurtaux avait pris en amitié et appelait familièrement « son bezeau ». Ce jeune campagnard n’était pas fâché de pouvoir ainsi « causer un brin » à la belle Léonie, la fille de la maison et lui faire des niches dont la moins innocente consistait à dénouer les cordons de son tablier, tandis qu’elle remontait son opulente chevelure brune devant la glace. Cette Léonie, si fiérote et si froide en apparence, aspirait de toute son âme au mariage, mais Farin n’ignorait pas que le père s’y opposerait tant qu’il ne serait pas plus valide. On avait trop besoin d’elle au cabaret. Heurtaux, sur les conseils réitérés de ses clients, s’en fut consulter un rebouteux du village, qui « travailla » son entorse durant neuf jours, ajoutant chaque matin à ses massages vigoureux, d’incohérentes invocations et des singes de croix à l’envers. En fin de compte, en plus de son entorse, le cabaretier eut des rhumatismes aigus qui l’obligèrent à s’aliter. « Tu veyes ben, lui dit alors sa femme, que tan rebouteux est un feignant ; quand j’ te répète qu’il n’ peut point t’ guéri ! Heurtaux répondait : - Tais-té, la mé. T’éluges point si vite. Espère un p’ tieu. Mé j’ m’en rapporte à li ; i n’a sauvé bé d’autres. - Eh ben, mé, j’aurais pu d’ confiance dans les Bons Saints. Sur la place de l’Eglise, le dimanche, les commères, leur paroissien à fermoir à la main, faisaient cercle autour de la mère Heurtaux : « Pourqui qu’ vos conduisez point vot’ homme à la Mare Saint-Firmin, disait l’une ; faites-y « toucher » l’ Saint qu’est raide bon pour enlever l’ mâ, qu’a du « pouvoir » pour les douleurs ! - Emmenez-le à Barneville où you qu’ les pèlerins s’en viennent de tout partout, ajoutait l’autre : j’ sais bien qu’ c’est loin, dà !... T’nez, mé, j’étais «tenue» comme li, d’Saint-Pantalion. Eh ben ! j’ai été quasiment délivrée, mé qu’ j’ai eu touché l’ bois d’ l’autel. A ces propos, la femme du cabaretier objectait : - Comment qu’ vos voulez que j’ l’emmène m’n’homme ! Il est tou perclu de rhumatismes. I n’est guère mieux à s’naise sus ses pieds qu’ dans san lit. Li qu’était si gai, si allant, qui chantait à coeur de jour, i n’ fait pus que d’ gémi ! - J’avons ben… Nos a ti fait rire pus d’eune fois… Mais, allez-y vous, à sa plache, la mè. Vos n’avez qu’à partir à jeun et à pied vé les Bons Saints à la Fontaine de Vâqueville. T’nez, d’lundi en huit. I’jour ed’ l’assemblaie, c’est le pèlerinage en l’honneur de Saint-Pantalion. C’est t’y là qui vous faut ! - Est vrai, cha ! J’irais enco ben ! *
** A peu de distance de la grand’route longeant la Seine, un petit clocher, au milieu des arbres, révélait la présence de la chapelle de Vâqueville. Elle faisait corps avec le logis du gardien, maison de briques à volets verts enguirlandés de vigne-vierge et de clématites, où l’on vendait des objets de piété, médailles de Saints, eau dite « miraculeuse » en bouteilles. La foule des pèlerins y accédait, soit par une sombre allée de chênes, soit par un raidillon rocailleux. Dans la chapelle, les Bons Saints se tenaient sur un rang, de chaque côté du portail, vaguement éclairés par les verrières bleues. Ils étaient là plus de vingt aux dimensions variées, poudreux, grossièrement enluminés, rongés par le temps et d’autant plus vénérables. Saint-Mamert, guérisseur des maux d’entrailles, avait les oreilles coupées, et Saint-Herbland, souverain pour les plaies au visage, ne possédait plus qu’un bras pour supporter les chapelets. « Monsieur Saint-Firmin », qui était en bois, disparaissait à demi comme son confrère saint-Pantaléon, patron des rhumatisants, sous l’amoncellement des dentelles, annulettes et jarretières. Des rubans blancs, après avoir ceint le corps des pèlerins, attestaient là maintenant leur guérison. Un collier de molaires et de canines était passé au cou de Saint-Laurent (très reconnaissable à sa palme et à son gril), grand spécialiste des brûlures et maux de dents. Si les pieds de Saint-Bonaventure semblaient grignotés par les rats, n’était-ce pas que le culte tout sentimental des jeunes villageoises lui faisaient subir de multiples piqûres d’épingles ? « Flatte Saint-Marcou pou qui t’guérisse, disait une mère à son petit, flatte-le ben fort avec ta menotte». Puis, elle-même grattait quelques fragments de la statue, afin d’en saupoudrer par la suite la nourriture de l’enfant débile. Peu à peu, pélerins, malades et béquillards envahissaient la chapelle, tous désireux de se faire dire des évangiles, en l’honneur du Saint invoqué. Plus curieux était le spectacle offert aux regards des assistants, dans le clos verdoyant, en pente douce, où jaillissait la fontaine vénérée. Là, de braves femmes remplissaient, sous la surveillance du gardien, des litres et des gobelets. Plus loin, dans la rivière cristalline, une jeune paysanne qui paraissait s’en aller de la poitrine, se baignait en longue chemise. « Enfonce té, veyons », lui ordonnait sa mère. Et la fille, tremblant de tous ses membres dans l’eau glacée : « J’ai frai, mé ». - Enfonce té quand même, n’aie pas pue ! On voyait aussi une Cauchoise toute ridée sous son serre-tête à carreaux, y plonger un gamin plein de boutons, qui criait à pleine voix, mais se tut aussitôt qu’elle l’eut enveloppé dans ses couvertures. La mère Heurtaux, profitant que les pèlerins, les dévotions terminées, allaient se restaurer au cabaret avec leurs provisions, pénétra dans la chapelle redevenue déserte, son parapluie et son cabas à la main. Devant l’alignée des Bons Saints, elle se trouva un peu désorientée. Elle ne savait pas lire leurs noms. A un boiteux qui surgissait soudain de l’ombre pour se diriger vers le portail, elle demanda : - O you qu’il est saint Pantalion pour les rhumatisses et les entorses ? Il la regarda d’un air hébété et, le désignant du chef, dit simplement : « C’ty là ! » Aussitôt, la femme du cabaretier s’agenouilla et recita ses patenôtres. Puis, elle fit trois fois le tour de la chapelle. A force de demeurer en contemplation devant la statue du saint, un tout petit saint à la figure naïve, aux joues écarlates, aux pieds meurtris, elle éprouva une tentation obsédante, irrésistible : l’emporter. En le touchant, il lui sembla qu’il cédait déjà la pression fébrile de ses mains : « Bon Saint-Pantalion, murmura-t-elle, j’vas vos prendre avec mé pour guéri m’ n’homme qui n’peut point v’ni, mais vos pouvez être sûr et certain que j’vos rapporterai à vot’ plache demain sans faute. V’nez-vos-en aveu mé, allez, j’vos ferons pas d’mal. J’sommes etd’ braves gens qu’ont jamais fait de tort à personne. Malgré qu’ j’avons des pommes à locher et qu’a sont déjà bien avancées, j’craignons point la fatigue pour v’ni vous demander la guérison ! » Alors, sans se rendre bien compte de son acte irrévérencieux, elle souleva la statue devant laquelle brasillaient encore quelques cierges, la posa sur une chaise et la glissa dans son cabas. Dehors, on entendait la ritournelle des chevaux de bois, mêlée au murmure du vent s’engouffrant dans le portail, avec les feuilles mortes. *
** La mère Heurtaux gravissait péniblement la longue côte de Ratival. De cette hauteur, elle découvrait la vallée de Vâqueville et celle de la Seine, dont la boucle d’argent bleui scintillait, bordée à l’horizon par les sombres futaies de Brotonne. Au pied des coteaux boisés qui entourent Caudebec, se dressait la flèche de pierre de la vieille église, tantôt grise et à peine visible dans les frondaisons brunies par l’automne, tantôt magiquement éclairée d’un rayon de soleil. Une brume violacée tamisait au loin les rochers crayeux et les peupliers flous comme des fumées. Dans une voiture de cultivateur qui allait la dépasser, la mère Heurtaux reconnut le père Farin : « Tiens, s’écria-t-il, mais v’la eune dame que j’connais ! » - Mé itou, fit-elle, mais j’connais enco mieux vot’ garchon, « l’bezeau » comme je l’appelons. - Vos retournez à Ratimesnil ? Ben, montez aveu mé. - Ce n’est pas de refus. J’sieux pâmée d’avé tant marché d’pis l’matin, pis d’ramonter la côte. Comme Farin, pour lui faciliter l’accès du marchepied lui prenait des mains son parapluie et son cabas, le saint s’en échappa. « Que qu’cest, dit-il. Eune estatue ? » La mère Heurtaux devint pourpre. « Bé sur, pis qu’jai été la quéri à la chapelle, mais j’la rapporterons. Cela l’ennuyait un peu d’être l’obligée du père Farin et de se voir liée à lui par ce secret. - Mais, poursuivit-il, pourquoi qu’ vos l’avez prise ? - Pou m’n’homme, pardié. Et Farin, tout en étendant sur les genoux de la bonne femme une couverture de cheval : « No a pas l’drait, vos savez ben, c’est pas honnête, cha. C’est voler. J’ai entendu dire par quequ’un qui s’y connaissait que c’ ty là qui vole dans une chapelle, on peut l’excommunier. - Que qu’ c’est enco ? - Vos seriez comme qui dirait chassée de l’église ! Elle s’écria avec effroi, en épiant de l’oeil son compagnon : - Vos creyez ?... Mais pis que j’ vos dis que j’ vas la rapporter demain. - J’ vos dis pas, mais be sur que de c’te façon-là, vot’ mari n’ guérira point. Elle répondit : « Tant pis, je l’ai à c’theu. j’vas toujours l’essayer. Farin semblait jouir de son inquiétude. Peut-être même se vengeait-il malicieusement de la résistance que les Heurtaux apportaient au mariage de son garçon avec leur fille. « Vos avez-ti réfléchi que l’gardien va bien s’apercevoir que l’estatue n’est pas là. I va prévenir M. le curé. Les gendarmes ne tarderont point, à v’ni cheux vous. Vos serez condamnée bihasard à la prison et excommuniée par le pape et l’archevêque. - Mô Dieu, què que j’vas deveni ? Ils passaient à ce moment devant une cour plantée de pommiers, dont les fruits rougissants, au long des branches inclinées sur les haies, embaumaient la route. - Me v’là rendu, annonça Farin. - Vos savez, ce que j’en dis, la mé, je ne veux être ni complaisant, ni complice. Ni vu, ni connu… A la revoyure ! *
** Quelle ne fut pas la stupéfaction de la mère Heurtaux en rentrant chez elle, à la chute du jour, de voir dans la cuisine, son homme debout jouant du violon avec frénésie. Elle crut rêver lorsque, s’avançant vers elle, l’archet en main, il se mit à danser, afin de lui prouver la souplesse retrouvée de ses jambes. - Hein ! s’écria-t-il, tu te moquais du rebouteux ? T’avais pas confiance en li ?... Tu veyes bien que… Sa femme ne le laissa pas achever : - Quitte mé ton violon tranquille, fit-elle en plaçant vivement la statue sur la cheminée. J’t’apporte le bon Saint. Touche le, récite tes prières, pis dépêche té d’ profiter d’ li, parce que j’vas l’ mucher et pis d’main faut que j’le reportions. Sans cela, j’serions excommuniés ! - Mais, mais, dit le père, pourquoi faire à c’theu. J’ai pus d’ douleurs depuis la relevée. L’ mal est parti comme avec la main. Pus de foulure, pus rien. La mère Heurtaux n’était pas rassurée : - Touche le tout d’même. Nos sait-ti. Est p’ tête ben li qui t’a guéri et quequ’fois que l’ mal reviendrait ! Sur l’entrefaite, Léonie qui revenait de la cour, jeta un cri de surprise en apercevant la statue de bois : - Qui qu’ c’est qu’ t’apportes-là ?... Mais c’est saint Bonaventure, s’exclama-t-elle en riant aux éclats, le patron des filles à marier ! La mère sursauta : « Qué qu’tu racontes ? Je m’serais-ti trompée ? J’ créyais qu’c’était Saint-Pantalion, le guérisseux des douleurs. J’avais d’mandé à un homme qu’était là ! - Il aura point compris, faut craire ! Alors, la jeune fille, émue et ravie de se trouver en présence du bon vieux saint qu’elle avait plusieurs fois invoqué en cachette de ses parents, se prosterna devant son image, piqua dévotement une épingle dans ses pieds meurtris et y posa des lèvres ardentes. Comme d’habitude, le fils Farin s’en vint, après le souper, chez les Heurtaux pour y taquiner les dominos. L’attitude embarrassée de nos gens ne l’étonna pas, car il avait été mis au courant par son père du rapt de la statue. Il les laissa cependant conter l’aventure. Après quoi il annonça que devant aller livrer des pommes à cidre, le lendemain, dans la région de Caudebec, il se faisait fort de reporter par la même occasion, le Saint dans la chapelle de Vâqueville. - Ah ! j’iss en saurai ben gré, dit la mère Heurtaux les larmes aux yeux. Et Léonie sourit si tendrement au jeune homme qu’il se sentit capable des actions les plus héroïques. « Je me charge d’arranger cha, fit-il, et pis, qui vienne me chercher des mots, c’tylà qui l’oserait ? N’vos en faites point « appaux », la mé, le Saint sera remis en plache. - Est bien, cha ! dit le père. - Bé sûr, maman, que le Ciel n’a vu qu’ ta bonne intention ! ajouta Léonie. Le père reprit : « Tu pourras y dire au gardien, si tu le vois, pou qui s’ fâche point de ce qui s’est passé, qui y a eu ichit un vrai miracle ann’hui, parce que j’ crai ben que, té itou, ma fille, tu ne seras pas lontemps sans t’ marier à c’ theu. Il fixa alors sur Farin ses yeux rieurs et malins, et, lui tapant sur l’épaule : « Qué qu’ t’en penses, té, man « bezeau » ? EDOUARD BOURGINE. |