PROFILS
NORMANDS
ROBERT CAMPION
par
Édouard Bourgine.
~*~
« Robert Campion, c'est le vrai type du pays : solide, l'œil
clair gardant quelque chose des grands espaces et du grand ciel du Pays
d'Auge, de ces horizons doucement nuancés qui s'en vont vers la mer ;
la voix chaude et vibrante, le geste large, la main grande ouverte,
comme le cœur, la poitrine puissante faite pour aspirer l'air qui vient
du large, chargé à la fois d'odeurs de varechs et d'odeurs de foins ;
il est de ceux dont les hommes disent : c'est un gâs ! et les femmes :
c'est un beau gâs ! Normand, vous dis-je, Normand de Normandie ! »
Tel est le profil, si parfaitement tracé jadis par Jean Bertot, de
celui dont nous avons le dessein de rappeler ici la carrière
mouvementée.
Les écrivains régionaux qui eurent la bonne fortune, il y a vingt-trois
ans, de figurer dans la luxueuse
Anthologie Poinsot
et Féret, ne se rendent peut-être pas suffisamment compte à quel point
elle contribua à leur renommée. Parmi les poètes, ainsi révélés aux
jeunes que nous étions alors, il y avait précisément l'excellent Robert
Campion.
Ce pur Normand du Pays d'Auge a passé son enfance dans le décor même de
son dernier livre
Clos
de Jadis (1) et son adolescence au Collège de Lisieux. Il
se souvient de n'y avoir obtenu qu'un prix de gymnastique, mais il
possédait pour ce sport de telles aptitudes qu'à seize ans il
franchissait les murs de l'honorable maison d'enseignement. C'est à
Paris que se déroula sa jeunesse, parmi les peintres, les sculpteurs et
les hommes de lettres. Il fréquenta les ateliers de Forain, de
Falguière et de Clausade, lequel, un beau jour fit son buste.
Chez Forain, qu'il eut la chance d'accompagner au Louvre à une époque
où les impressions sont fraîches, Campion connut Octave Mirbeau, de
Porto-Riche, Paul Hervieu et Charles-Théophile Féret qui préfaça si
spirituellement son premier volume :
Rimes Paysannes (2).
Robert Campion, à la suite de déboires amoureux, revint en province en
passant par Londres où il suivit le peintre Payne au Musée de
Kensington. Il séjourna aux Flandres belges, retenu par les mains des
Primitifs. Il eut alors le loisir de méditer les tableaux de Memling, à
Bruges-la-Morte, devant les Frères Eyck, à Gand, devant Dyck, à
Bruxelles et à Anvers.
Puis l'Espagne l'attira. Il fuma des cigarettes sur le port de
Santander où il vit des abbés au cabaret et des jeunes filles à
mantille. Et d'un bond il alla boire à la chope de la gretchen
allemande, erra dans le Limbourg et en Hollande et tint la chandelle
des Rois dans le Grand-Duché de Marie-Adelaïde de Nassau.
Partout, il fut un déraciné.
A l'âge où l'on se range, Robert Campion devint le secrétaire de M.
Maurice Métayer, professeur de métallurgie à l'Ecole Centrale. Et
pendant dix-sept ans, il collabora au mouvement industriel de la
Basse-Normandie, à l'époque de la mise en activité du bassin minier de
Larchamp et des Hauts-Fourneaux de Caen.
Dans cette période laborieuse de plus de vingt, années, Robert Campion
rencontra des hommes supérieurs : des financiers, des industriels, des
littérateurs... et des mufles ! Résultat : enrichissement de sa
sensibilité et de son vocabulaire.
Quarante ans de Paris lui firent connaître le dessus et le dessous de
son plancher trépidant. Il rompit le pain avec des ministres.
Il tacha les revers de son habit chez Maxim, au Moulin-Rouge et chez le
Père. Lunette... Au Chat Noir, il joua au domino - trois dés - avec
Alphonse. Allais, dit des vers au Quat'Z' arts et, faute d'argent,
regagna Montrouge à pied, du plus haut de Montmartre.
Son bagage littéraire ? Trois livres, qui sont :
Rimes Paysannes,
Le Jardin défleuri
(3) et
Clos de
Jadis.
Il fit représenter en outre au
Journal : U
ne Scène d'ombre et
termine un roman :
Dans
les pas du Faune.
Ses projets ? Il n'en a pas.
Léon Hiélard, qui s'y connait, a écrit « qu'il ne s'est attaché qu'aux
choses démodées. »
On ne saurait mieux dire, en parlant d'un poète comme Campion que le
charme du passé console des horreurs du temps présent. Et ce charme
n'est-il pas tout entier dans
Clos de Jadis ?
Par le chemin, raviné, que suivirent si souvent ses grands et
arrière-grands-parents, l'auteur nous mène au clos que domine la vallée
lumineuse et verte. Puis il nous décrit par le menu la vieille maison
d'habitation où règne la digne Mme Neuville, avec ses fidèles
serviteurs, Harel, rieur et buveur, et Hélie, sobre, respectueux des
riches et des traditions. Robert Campion a retrouvé ses yeux d'enfant
pour ressusciter le décor rustique d'autrefois, et dans ses impressions
d'une incomparable fraîcheur, nous reconnaissons avec émotion les
nôtres. Nous aurions mauvaise grâce à lui demander une forte intrigue,
alors que ses fonds de tableau suffisent à nous enchanter. Que de pages
descriptives il faudrait citer, si la place ne nous était mesurée :
Dimanches villageois, Foire du Jeudi-Saint, Ecole buissonnière. Voici
cependant un passage du
Dîner
Normand :
« Il est une heure de relevée quand Catherine apporte la large soupière
de pot-au-feu. Les invités déploient leur serviette, aucuns par
discrétion, les gardent sur leur genou, sans la déplier et la
remplacent par leur mouchoir de couleur. Ma mère, en toilette, s'est
garantie par un tablier blanc, et souriante, effile une longue lame qui
servira à découper. Tout le monde a son couteau. Celui de mon oncle
contient une scie, une serpette, une spatule d'ivoire pour écussonner.
Il en passe avec onction la lame entre ses doigts, ainsi qu'on fait de
celle du rasoir. On va et vient de la salle à la cuisine, en se
heurtant un peu à Hélie et à Harel, qui renouvellent sur la table le
cidre flamboyant. Ma tante parle haut. Le soleil fait des taches
mouvantes aux replis des rideaux. Sur le mur, en retour de la fenêtre,
un marronnier plaque l'ombre de ses feuilles épanouies. Les coqs
chantent. Et les pigeons se sont abattus du toit sur les marches de la
maison. »
Combien Jean Revel eut aimé ce livre qui est un hymne à la terre, à la
vie normande et résume si magnifiquement l'œuvre poétique de l'auteur
des
Rimes
Paysannes.
. . . Après une existence bien remplie, ce que Robert Campion aime le
mieux maintenant, c'est la paix, et avec elle, trois éléments d'âme :
les poésies de Fernand Fleuret, la bonne cuisine et le petit vin de
coteau.
ÉDOUARD
BOURGINE.
1. Edition
Montaigne, 2, Impasse Conté, Paris. Un vol., 1926.
2.
Rimes
Paysannes, Morière, Edit., Lisieux.
3.
Le Jardin
défleuri (poésies), Quoist, Edit., Le Havre.