CAVELLIER,
Gabrielle : Petite chronique féminine
de La Revue illustrée du Calvados (1911-1914).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (13.III.2009) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque de La Revue illustrée du Calvados (Bm Lx : norm 31bis). Petite
chronique féminine
par
Gabrielle Cavellier
~*~Gardons bien nos maris
(Août1911) Quand la jeune fille est devenue femme, qu'elle a trouvé le mari longtemps rêvé, sa sécurité lui semble complète d'abord. Un délai plus ou moins long, suivant les circonstances, ne tardera pas à l'éclairer sur la nécessité de veiller au bien qu'elle a acquis : menues libertés, froideurs, petits reproches par ci, petites observations par là, constitueront un ensemble de symptômes auquel il importe beaucoup que la jeune épouse ne se trompe pas. Conserver son mari à soi, bien à soi et rien qu'à soi ; pouvoir se dire après dix ans de ménage : « Je suis aimée comme au premier jour » ; sentir à ses côtés une tendresse intangible que n'ont altérée ni l'accoutumance, ni les ravages possibles du temps ; voilà en effet, qui n'est pas si ordinaire qu'on le croit. Un point à poser comme principe, c'est que l'homme n'aime pas seulement dans l'épouse sa femme, mais la femme. Il l'a choisie suivant un idéal plus ou moins approximatif. Adieu l'idéal : le rêve est parti. L'homme se trouve frustré. De là, nécessité pour l'épouse de demeurer toujours un peu l'amante. Trop de femmes mariées s'imaginent que du moment où elles ont acquis leur situation définitive, elles peuvent impunément se négliger, se laisser vieillir, apporter au mari des vestiges dont il se satisfera. Aucune erreur n'est plus désastreuse pour la cohésion du ménage. Il existe assurément des conditions où la femme a bien autre chose à faire que de s'occuper exclusivement de son physique, mais dans ce cas même, une heure de coquetterie destinée à rendre la ménagère belle pour quand le mari rentrera n'est pas une heure perdue. Autant l'exagération de la coquetterie est absurde, autant est blâmable l'abdication prématurée. L'homme est esthète naturellement, ne l'oublions pas. Il est également sensuel. L'agrément de son logis lui plait. Il veut un intérieur gai, propre, ordonné. Souventes fois, il est méticuleux : Un livre qu'il ne trouve pas l'agace ; une fleur gentiment placée dans un vase le fait sourire. Il peut être porté sur sa bouche. Du moment où cette faiblesse ne tire pas à conséquence, à quoi bon le contrarier ? Oui, suivant son caractère, la femme doit doser ses prévenances, et surtout ne pas les multiplier inconsidérément. Enfin l'homme est irritable : Résultat de ses soucis d'affaires ou d'ennuis que la femme doit chercher à comprendre et à partager, à moins qu'elle ne se sente importune. La douceur est ici une qualité essentielle. Il faut excuser à l'occasion un mot désagréable échappé à l'impatience, et surtout n'y point répliquer sur le même ton, ce qui amène fatalement des conflits. Tel est le canevas grossièrement tissé sur lequel chacune à loisir de broder. Je sais bien qu'il existe des circonstances où l'application n'est pas très facile. Mais laquelle d'entre nous ne se résoudrait à quelques sacrifices pour obtenir la perpétuation de ce rêve cher à toute femme Etre aimée ! Un point d'égoïsme nécessaire
(Septembre1911) L’égoïsme est un vilain défaut que je hais, quant à moi, de tout mon cœur. Je suis certaine, mes chères amies, que vous partagez ce sentiment. Et pourtant, je sais une circonstance capitale de la vie où, loin de le honnir, il faut le préconiser. Ecoutez-moi bien ; je vais procéder par un exemple : M. et Mme X... sont parvenus à un âge assez avancé. Leur existence a été laborieuse, probe, vouée à l'économie. Ils ont eu des enfants auxquels ils n'ont marchandé ni les soins, ni la tendresse, ni l'instruction, ni rien enfin de ce qui permet plus tard à l'individu de se débrouiller seul. Même leur abnégation a été telle qu'ils ont largement doté et établi ces enfants, pourvus, grâce à eux, de situations larges et aisées. La moitié, peut-être les trois quarts, de leur fortune a passé dans ces libéralités paternelles. - Comment ferons-nous plus tard, si nous ne possédons plus de quoi vivre ? objectait de temps à autre le mari. - Laisse donc ! répliquait la femme. Nos enfants sont de bons enfants. Ils n'ignorent pas les sacrifices que nous avons consentis pour eux, l'amour dont nous les avons entourés et aussi tout l'argent que nous leur avons donné. S'il manque quelque chose à notre nécessaire, ils seront les premiers à nous ouvrir à discrétion leur bourse ! Le papa, convaincu, se taisait. Or, voilà qu'ils ont doublé l'un et l'autre le cap de la soixantaine. Une catastrophe, un évènement, n'importe quoi : les deus vieux perdent le restant de leur pécule. On connaît la gêne, peut-être la misère. - Ça ne fait rien, dit-on, les enfants sont là. On va les trouver, on explique la situation. Douloureuse surprise ! Les enfants, mariés, ont une famille eux aussi. Ils ne refusent pas, non certes ; mais ils font sentir que leur « complaisance » grèvera lourdement leur budget, qu'elle doit se restreindre au strict nécessaire. Les beaux-fils et les brus accusent davantage encore la grimace. Les reproches courent sur les lèvres, et trop heureux devront s'estimer le papa et la maman, si on ne les leur exprime pas brutalement De toutes façons, les voilà tombés à la charité de leurs enfants. Situation atroce ! Parlez donc à ceux-ci de restitution, de dette de reconnaissance. Ils vous répondront qu'ils avaient déjà leurs charges et que cette charge imprévue qui s'ajoute aux autres leur pèse lourdement. Comprenez-vous maintenant, mes chers amis, pourquoi j'ai parlé en tête de cette chronique « d'égoïsme nécessaire ? » Voyez-vous, ne considérez pas la vie telle que vous la voudriez, mais telle qu'elle est. N'espérez jamais récupérer en dévouement filial ce que vous avez prodigué en dévouement paternel. Et ceci bien entré dans votre tête, donnez à vos enfants tout ce dont vous pouvez disposer sans compromettre la sécurité de votre vieillesse, mais gardez-vous d'aller au-delà ! Les femmes qui croient aux
tireuses de cartes
(Octobre 1911) Je vous assure qu'il existe un nombre considérable de gens, principalement des femmes, qui fréquentent chez les spirites, les chiromanciennes, les tireuses de cartes, les somnambules, etc. - Mon mari me trompe-t-il ? - Puis-je avoir confiance dans ma meilleure amie ? - Aurai-je encore des enfants ? - Dois-je risquer telle démarche ? Et patati et patata... La vieille fée qui se baptise Mme Elisa on Mme de Trente-trois-Pignons devient ainsi directrice d'âme, puissance louche et occulte autour de qui évoluent la vie et le bonheur des ménages. Sapristi, ne gazons pas les mots, cela ne servirait à rien : il faut être joliment bête ou joliment convaincue pour aller ainsi puiser la science de diriger ses actes auprès de mages en jupons qui, n'ayant pas toujours eu le temps d'apprendre à lire dans les livres, ont eu celui d'apprendre à lire dans la destinée. Voyez cela. Madame rêvasse : premier mauvais signe. Elle pense que Paul (Paul, c'est son mari), a l'air tout drôle : Tiens, se dit-elle, tirons l'affaire au clair ! Et elle court chez Mme Pulchérie. La vieille drôlesse est perspicace et physionomiste : deux dons (j'allais écrire deux instincts), faute desquels il lui serait impossible d'exercer son métier. Avant même que la petite dinde (cette fois, je vous en demande pardon, c'est de la consultante dont je parle), avant même, dis-je, que la petite dinde ait ouvert la bouche, Mme Pulchérie l'a scrutée, soupesée, jugée. Suivant son humeur d'accommoder les gens, celle-ci rassurera la petite dinde ou confirmera ses doutes. - Je vois des traîtres autour de vous... un homme qui vous touche de très près, principalement... Vous avez une rivale parmi vos amies... Celle-ci vous en veut, mais un homme brun vous vengera. Crac ! je parie une discrétion contre deux sous que voilà une petite à la mer. Le « traître », c'est Paul : elle s'en méfiait. La « rivale », c'est cette chipie de Mme Une Telle, autour de laquelle Paul papillonne plus que de raison.. L' « homme brun »,.. attendez, nous ne le connaissons pas encore, mais la petite dinde est déjà toute prête à tomber dans ses bras. Et dire que, pendant ce temps-là, Paul, le mari, tranquille comme Baptiste, vaque à ses occupations, ne soupçonnant pas, le malheureux, que, grâce à la candide bêtise de sa femme, une vieille araignée embusquée derrière des lunettes et un jeu de cartes, distille la mort sur son bonheur ! J'exagère ?... Je pousse an tragique ?.. Pas tant que çà ! La superstition dans le coeur d'une femme, c'est le ver au coeur du fruit. Laissez le temps poursuivre son oeuvre, vous verrez s'y accumuler les ferments de désastre. Il n'y a pas de petites causes, lorsqu'on constate de tels effets. Le meilleur mari
(Décembre 1911) Le titre de ce chapitre doit être pris dans un sens restreint. Contrairement à l'homme, qui peut étendre ses recherches à loisir, la femme est, en effet, bien obligée de limiter sou option entre les quelques soupirants (Souvent très peu nombreux) qui demanderont successivement sa main. Aussi arrive-t-il, lorsqu'elle est décidée à se marier coûte que coûte, qu'elle saisisse l'« occasion » dès que celle-ci se présente, faute de savoir si elle trouvera un meilleur parti. Certes, je n'ai pas le don de dire d'avance, comme certains augures d'almanach : Epousez un homme brun qui ait le nez droit ; ou : Méfiez-vous de l'homme né sons le régime de Saturne ! Mais un tantinet d'études et d'habitudes des caractères me permet de classifier les prétendus d'après les professions. En tête des bons maris, je cite l'officier, le fonctionnaire, le commis d'administration. Si, avec eux, on ne roule pas toujours sur l'or, on est assuré du lendemain. Cette sécurité influe généralement sur leur caractère. En dehors des petites récriminatious dues aux injustices professionnelles dont ils croiront toujours avoir à se plaindre, ils apporteront au foyer un esprit tranquille, exempt de préoccupations. Souvent ils sont un peu maniaques, surtout lorsqu'ils se marient tard, comme le cas est fréquent. Mais ils adorent les câlineries, et, quand ils les adorent, ils les rendent. En combattant gentiment la pipe et le café, on en fera des maris modèles. Je place ensuite l'ingénieur, le chef d'administration, l'avocat, l'avoué. Chez ceux-ci, i1 faudra déjà se résigner à des distractions à l'amour. Des responsabilités hantent les deux premiers, des occupations matérielles les deux derniers. L'avocat, l'avoué, sont fréquemment en outre par voies et par chemins. J'en dirais autant l'huissier, si j'osais me permettre... En troisième lieu viennent l'industriel, le commerçant, le notaire. Cette sorte de maris est peu encline à la baliverne. De gros soucis les assiègent et souvent aussi un travail intellectuel ou matériel exténuant. Nuls plus qu'euxs ne tienuent à trouver dans leurs femmes, tantôt des collaboratrices effectives, tantôt, et à tout le moins, des confidentes à qui ils puissent parler affaires, la journée finie. La nécessité de s'initier à ce langage parait indispensahle à leurs jeunes femmes. Par contre, c'est parmi eux qu'on rencontre les maris ayant l'esprit le plus large dans la gestion domestique, par la raison qu'ils alimentent abondamment le ménage et qu'ils ne s'en occupent jamais. Au-dessous, je place le savant, le médecin, l'homme de lettres, l'artiste. Voilà, en général, des maris déplorables. Le savant ne quitte pas sa science de la pensée. Le médecin n'a pas une minute à lui, même durant son sommeil. L'homme de lettres est souvent le type du vaniteux absorbé dans la préoccupation de soi-même. L'artiste est souvent suspect du côté de la fidélité. Pour les trois premiers, au moins, l'épouse compte forcément à peine. Je ne les conseille pas aux très jeunes filles, surtout aux natures aimantes et susceptibles. Les Veuves gui se remarient
(Janvier 1912) Le vaudeville, la facétie littéraire et la caricature se sont toujours méchamment exercées contre les veuves inconsolables, qui, après une retraite variant de quelques mois à quelques années, donnent une seconde fois leur coeur. Dans beaucoup de pays même, de vieilles coutumes leur valent des charivaris grotesques. Ailleurs encore, où il est admis de célébrer les mariages à minuit, elles se résolvent à user de cette protection des ténèbres pour éviter les allusions blessantes et les sourires sardoniques. Qu'y a-t-il donc, je vous le demande, de si anormal dans un acte favorisé par les lois et souvent voulu par les circonstances ? Faut-il, ne faut-il pas ? m'ont quelquefois demandé plusieurs d'entre elles... Hé, voilà bien une conjecture où, n'ayant jamais été veuve moi-même, je me crois bien mal placée pour les renseigner. Cependant, raisonnons ensemble : Ou la veuve a joui dans son premier mari d'un être qu'elle a parfaitement aimé et qui l'a rendue pleinement heureuse, et elle possède alors à mon sens deux motifs capitaux de s'en tenir la : celui qu'entraîne l'abandon du culte exclusif acquis au cher disparu, celui qui résulte du risque à courir vis-à-vis un nouveau venu, qui, forcément, souffrira d'une comparaison dangereuse. Ou bien elle n'a recueilli jusqu'alors que des satisfactions relatives, et personne, ce me semble, ne peut lui contester le droit de chercher à parfaire la somme de bonheur que lui doit la vie. Dans le premier cas existent concurremment une trahison vis-à-vis autrui et un danger vis-à-vis soi-même ; dans le second cas, je vois surtout l'exercice d'une revendication légitime. La nuance, subtile à l'examen superficiel, se révèle clairement à la réflexion mûrie. Je parle à toutes les veuves qui me lisent, et je les défie, en descendant au fond de leur coeur, de ne pas accorder leurs sentiments avec les miens. Nous nageons d'ailleurs là en plein domaine du sentiment. Beaucoup d'autres cas, extraits hélas ceux-là de la vie pratique, justifient des interprétations différentes. Qu'est-ce que vous voulez, par exemple, que fasse une femme demeurée sans ressources avec des enfants ? Qu'elle travaille ? Je sais en effet, pour ma part, des natures courageuses qui ont pris vaillamment leur rôle de chef de famille, et, sans un sou devant elles, parfois sans métier en mains, réussissent à élever dignement leur petit monde. Mais se sont là des héroïnes exceptionnelles que nul ne saurait imposer comme type courant. Parlerai-je des isolées ? Des brouillées avec les parents qui pourraient les soutenir moralement ? De celles qui engagées dans les affaires, y ont nécessairement besoin d'un appui ? En vérité, la légitimité du second mariage est innombrable. A moins que de massacrer le principe de la liberté du coeur et des actes, qui est le droit le plus sacré de l'individu, je ne saurais pour ma part, approuver les critiques et les sarcasmes des tiers. Tout au moins ceux-ci devraient-ils attendre d'être passés par les mêmes périls avant de juger. Propos pour les jeunes filles
(Février 1912) Me pendra-t-on pour une amie grondeuse si j'exprime le regret que la vraie jeune fille devient quasiment rare comme la perle ? Je vous signale deux exagérations, mes chères amies : ou l'on couve des poupées mièvres, niaises, sans initiative, rougissant à chaque mot qu'on leur adresse et ne sachant répondre ni oui ni non avant d'avoir consulté leur maman des yeux ; ou l’on fait des garçons en jupons élevés en serre chaude, pétris de mondanités et d'artifices, se maquillant à quinze ans, lisant tout Lavedan à seize, ayant leur « flirt » à dix-sept, partageant leur vie entre la bicyclette et le tennis, et se vantant d'avoir, Dieu merci, déposé tout ce qui crée obstacle à leur indépendance : coeur, cervelle, enthousiasme, sensibilité. Autrefois, il y avait excès dans le premier genre. Aujourd'hui, on incline manifestement vers le second. C'est curieux combien nous avons de mal à garder la juste mesure ! Mais quelle est cette mesure ? Tâchons de nous entendre. Le caractère distinctif de la vraie jeune fille, c'est de savoir précisément se tenir à la moitié du chemin qui sépare l'enfant de la femme. Moralement, cette évolution suivrait sans doute l'évolution physiologique, si l'entourage laissait la nature agir en se bornant à la diriger d'une touche légère. Mais il se trouve qu'à force de sollicitude la personnalité de l'enfant soit dépendante de celle des parents, de telle sorte qu'à son ingénuité charmante, probe et d'un seul jet, on substitue la personnalité anachronique de la mère ou de l'éducatrice gui la remplace. Cela va comme une toilette de grand'mère à une fillette de seize ans ! Efforçons-nous de réagir Naturelle, simple, sincère, la jeune fille doit avoir conscience de la responsabilité de ses actions et savoir que sa grâce virginale justifiera au besoin ses innocentes audaces. Bien que travaillant à son perfectionnement moral, elle se montrera telle qu'elle est, avec ses qualités, ses défauts, ses aversions, ses sympathies ; la dissimulation étant la pire des aberrations et se révélant immanquablement à l'expression suspecte du visage. Jeune, enjouée, elle sera le sourire de la maison ; mais elle apprendra à mesurer la familiarité des jeunes gens et à opposer au besoin aux téméraires une attitude défensive faite de froideur et de fermeté. Elle sera instruite (c'est obligatoire, aujourd'hui), mais non pédante. Elle n'aura de coquetterie que juste ce qui est nécessaire pour accompagner sa jeunesse. Elle ne négligera aucune occasion de contribuer aux travaux du ménage, ne devant pas ignorer que cette sorte d'expérience est celle que prisent davantage les maris. Ainsi formée, il n'importera guère qu'elle soit belle ou laide ! Le charme ne s'exprime pas sur les traits, mais par un je ne sais quoi d'infiniment plus éloquent que la beauté. Tout cela n'est pas difficile. L'éducation fait l'essentiel, le tact accomplit le reste. Et l'on arrive de la sorte à accomplir la jolie définition du poète Nicolas Lenau : « Une jeune fille, c'est comme une promesse, comme une vie humaine en bouton, toute prête pour l'épanouissement. » La politesse de la table
(Mai 1912) Une maîtresse de maison, jalouse de sa réputation de « bonne hôtesse », ne saurait s’affranchir de certaines règles de civilité gastronomique, faute desquelles ses convives s’en iront mal contents, gardant le souvenir d’un repas incorrectement servi. Il est bon de faire remarquer que la correction de la table n’a rien à voir avec la distinction des mets. Servez un dîner composé de bisque d’écrevisses, de petits pâtés et de biftecks béarnais : vous aurez commis une hérésie. Contentez-vous d’une soupe au fromage, suivie d’un ragoût de mouton et d’un roasbeef ; la tradition sera sauvée de même que la logique. En principe, voici comment se compose un repas intime : Déjeuner : Un hors-d’oeuvre froid, un relevé, un rôti, une salade, un dessert. Dîner : Un potage, deux hors-d’oeuvre dont un chaud (comme cervelles, coquilles de volailles, etc.), un relevé, un rôti avec salade, un légume, deux desserts. Si l’on veut mettre plus de cérémonie, on ajoutera au déjeuner un second hors-d’oeuvre, un second relevé, un légume, un entremets et des desserts à discrétion ; le dîner comportera deux potages, quatre hors-d’oeuvre, deux relevés, un rôti avec salade, un légume, un entremets, des glaces et des desserts fins. Il existe en outre des lois fondamentales dans le choix du menu. Ainsi, on ne saurait servir le soir des oeufs à la coque, de la tête de veau, ni des viandes grillées. On commettrait également une grossière erreur en faisant succéder deux mets de catégorie différente offrant le même aspect ou la même couleur : par exemple un potage purée coûtons et des escalopes aux épinards, des huîtres et un poisson froid, une langouste et du boeuf sauce tomate, etc., etc. Par contre, les déjeuners sans cérémonie autorisent des latitudes : On peut y remplacer le rôti par une grillade, les oeufs y servent fort bien d’entrée, et deux coupes de fruits vulgaires (pommes ou oranges, je suppose) constituent un dessert suffisant. Ajoutons enfin qu’une table bien ordonnée devant flatter autant par la joie des yeux que par le plaisir de la bouche, on témoigne d’un goût délicat en l’ornant de quelques fleurs, qui constituent un luxe charmant et peu coûteux. Le monsieur au coup de foudre
(Juin1912) Vous vous trouvez au bal, au théâtre, en chemin de fer, en omnibus, dans le jardin public. Un monsieur vous remarque avec une insistance qui ne tarde pas à devenir gênante. Il roule des yeux blancs. Il se bouleverse lui-même d’une émotion dont il juge de bonne tactique de ne pas trop cacher les preuves extérieures. Vous ne l’avez jamais vu et il ne vous connaît pas. Soit que les circonstances lui permettent de se dévoiler de bouche à oreille et sans ambages, soit qu’il lui faille user de la prudente diplomatie d’un parlementaire, vous ne tardez pas à apprendre son secret de polichinelle : Il vous aime à en perdre la tête. Il a « le coup de foudre ». Si vous lui refusez votre main, il est capable de tout, – même de se pendre ou d’aller s’exiler chez les Canaques, à moins que ce ne soit d’aller se rafraîchir les idées pendant quinze jours au Vésinet. Votre coeur, petite, tombera-t-il dans le piège où, de très bonne foi sans doute, celui de votre intrépide adorateur vient lui-même de se laisser prendre ? Hé, hé... méfiez-vous !... Un raisonnement qui me paraît assez simple va vous faire comprendre : Le monsieur au coup de foudre ne sait rien de vous. Caractère, goûts, moeurs, aspirations, idées, peuvent créer entre vous et lui des incompatibilités graves. Il n’en a cure. Veni, vidi, comme disait César. Il est venu, il vous a vue, il se déclare vaincu. Litière des affinités sentimentales ! Votre physique l’emballe, votre conversation l’affole. Que vous soyez l’idole, n’en doutez aucunement... Mais supposez que vous accomplissiez l’aventure. A l’ « inconnue » prestigieuse, à la fiancée ensorceleuse que vous aurez été, substituez en esprit la femme légitime que vous deviendrez ; envisagez votre déchéance physique, fatale hélas ! et soupesez ce que vous peserez alors entre les mains de cet esthète passionné... Et puis, il y a autre chose : Le monsieur au coup de foudre est un impulsif : genre de maladie incurable vous diront les psychologues et les médecins. La crise dont vous êtes aujourd’hui l’héroïne lui reviendra fatalement, né-ces-sai-re-ment par accès, à l’instar de l’eczéma ou de la fièvre quarte. Votre propre exemple vous montre qu’il ne s’attardera guère au souci de sa propre défense, ni aux études approfondies. En vous, il n’aura pas aîmé une femme, rappelez-vous bien cela, il aura aîmé la femme. Son ardeur naturelle le poussera au renouvellement de sa provision d’idéal usée. Voilà, petite, ce que c’est que le monsieur au coup de foudre. Si j’ai un conseil à vous donner, dans la conjecture où vous seriez aux prises avec lui, arborez le paratonnerre, c’est-à-dire l’indifférence, et au cas où votre satané petit choeur se mettrait à son tour à battre la chamade, exigez des délais d’épreuve de deux ans au moins. Les temps revolus, mon Dieu, allez-y si ça vous chante. Il y a de très mauvais numéros qui gagnent quelquefois à la loterie... On doit seulement vous prévenir que celui que vous prendrez ne sera pas le meilleur. Avant les noces
(Juillet 1912) A mesure que s’avance le délai imparti entre la promesse et le mariage se multiplient les occasions d’énervement. Petits dîners d’abord, puis grands repas de famille ; visites de-ci, visites de-là ; choix d’un appartement ; courses chez le tapissier, chez le marchand de meubles, chez la couturière, chez la lingère, chez la modiste ; graves conférences chez le notaire : aria des invitations ; recherche de combinaisons savantes pour ne pas mettre ensemble dans le cortège le cousin X et la tante Z qui s’exècrent, ou pour réserver un place honorable au vieil oncle Y, tonton à l’héritage, ne n’oublions pas ! Corvée des Visites de cérémonie chez les gens du cortège ; élaboration du lunch et de la soirée dansante ; étude approfondie de l’indicateur des Chemins de Fer, afin de fixer l’itinéraire du voyage traditionnel. Et les effusions qu’il faut subir : Ma chérie par ci, ma mignonne par là ; tant de gens qui vous comblent comme si vous deveniez un personnage capital ; plus une minute à soi ; un effarement montant progressivement au paroxyme ; des envies de rire et de pleurer vous prenant sans savoir pourquoi ; à peine le temps, dans ce vertige, d’échanger avec Lui des étreintes furtives interrompues par les plaisanteries plus ou moins bêtes des parents, des amis, des étrangers qui envahissent la maison : Voilà le tableau de la dernière semaine. Comme tout cela est peu en rapport avec l’importance de l’acte qui va s’accomplir !... Parole, quand la fille de la maison se marie, on dirait que la maison entière perd la tête ! Quelle préparation – je ne parle pas au point de vue du moral qui exigerait certainement un calme plus propice – mais au point de vue de l’ébranlement de la santé de l’enfant, laquelle va avoir à lutter contre l’éreintement matériel des cérémonies, le choc du mariage proprement dit, et enfin le surménement du voyage de noces ! Oh ! du reste, je ne prétends pas introduire dans la circonstance l’ombre d’un conseil, qui, d’avance serait inapplicable et conséquemment rejeté... Je me borne à peindre... On lutte contre les difficultés graves. Contre les coutumes absurdes, librement acceptées, rien à faire. N’est-ce pas, mesdames les mamans ? Les parisiens en voyage
(Août 1912) - Le voyage est l’art de dépenser beaucoup d’argent et de se fatiguer infiniment pour être moins bien que chez soi. Cette boutade d’une « Parisienne », qui visait à s’approprier la manière de Mme de Sévigné, et qui n’en était pas sensiblement diminuée parce qu’elle trahissait des accointances avec Jules Claretie, me revenait l’autre jour en mémoire, tandis que j’assistais, à la gare Saint-Lazare, au départ du rapide de Normandie. Que de malles stupéfiantes ! Que de toilettes de voyage à renverser les paisibles habitants du litoral ! Parole, une Parisienne qui s’embarque pour un « circulaire » de trente jours semble toujours poser pour l’ « etoile » qui va sarahbernardianiser en Amérique ! Son entendement compliqué, sa passion innée du cabotinisme, l’empêchent de concevoir l’excursion estivale autrement que comme une odyssée de roman comique. Elle prétend aussi bien esbrouffer la grève de Trou-sur-Mer que la plage de Dieppe. L’atmosphère factice de Paris l’environne étroitement et la suivra partout, quoi qu’elle fasse pour s’y soustraire. C’est la martyre de la convention qui ne pourra jamais voir danser les bigoudens bretonnes sans évoquer l’image de Mlle Sandrini mimant la Korrigane, ni contempler un calvaire sans risquer une comparaison avec tel décor du Pardon de Ploërmel. Vous croyez qu’elle va s’amuser ou s’intéresser à quoi que ce soit, durant son voyage à itinéraire fixé et quasi chronométré, par la prévoyance des compagnies tutélaires ? Du tout. Les douilletteries de son petit appartement parisien lui manqueront trop pour cela. La chambre de fortune que sont la plupart des chambres d’hôtel, l’horripilera. Et puis, si elle n’a pas d’auto, vous n’imaginerez pas la sujétion de l’exactitude obligatoire afin de ne pas manquer les heures des trains ! Joignez pour surplus que l’inhabitude de la marche lui rend fort pénibles les excursions à travers champs. J’en ai rencontré qui, harassées, s’enfermaient à l’hôtel, dès leur débarquement dans une ville, et qui, compulsant, mornes, leur Joanne ou leur Conty, terminaient par ce cri de découragement immense : – Dieu, que de fatigues encore ! Qu’est-ce qu’on pourrait bien ne pas voir dans tout cela ? Et Monsieur, lui ?... Eh bien, je vais vous dire : Généralement, Monsieur a premièrement plein le dos du voyage, et deuxièmement plein le dos de sa femme. N’est-ce pas idiot, je vous le demande, de s’éreinter à courir la France quand on a tout ce qu’il faut à Paris ?... Imaginez-vous venir en Bretagne voir des dolmens quand il y en a plein le musée de Saint-Germain ? Et les grottes ? Et les chutes d’eau ? Et les rochers ? Mais, mes pauvres amis, nous n’avons qu’à aller au Bois de Boulogne pour en admirer autant !... La mer ? Peuh ! De l’eau ! C’est bon dix minutes, en lisant le Courrier des Théâtres du Figaro, qu’on reçoit, entre parenthèses, vingt-quatre heures en retard, ce qui est infect... La montagne ? Joli ! Mais, vous savez, le ranz des vaches, c’était déjà rococo du temps de Rossini ; et puis, en somme, on s’en fait une idée très suffisante à Saint-Cloud... Il y a encore les points de vue ; vous savez, les innombrables points d’altitude où le Touring-Club de France a placé un banc et un poteau indicateur afin de signaler l’endroit aux touristes qui oublieraient d’admirer. Mais jamais nul n’imaginera, ce qu’un point de vue ressemble à un autre point de vue... Blague ! Blague !... Monsieur déclare le vin infect, le pain infect, les gens infects, les voyages infects... Il se meurt de revoir Enghien (quatorze minutes de Paris, 135 trains par jour) où il y a un si joli casino qui plonge dans l’eau ; il aspire à se débarbouiller l’âme dans un verre d’orangeade frappée qui est une spécialité d’un café fameux du boulevard des Capucines ; il voudrait bien respirer l’odeur de son cercle et fumer un cigare au haut de l’escalier de l’Opéra... Non, ils ne s’amusent pas, les Parisiens en voyage... Cependant, si vous rencontrez, où que ce soit, un couple en état d’ébahissement devant un jardin en rocaille avec jet d’eau et boule de verre sur un trépied, n’hésitez pas une minute : vous êtes en face de deux Parisiens savourant le charme du jardin d’autres Parisiens ! En bicyclette
(Septembre 1912) On m’a posé cette question fort actuelle, mais fort embarrassante : Une femme, une jeune fille peuvent-elles faire de la bicyclette ? Outre le côté hygiène, n’y a-t-il pas là, de leur part, une atteinte à la bonne tenue et, en quelque sorte, à la décence même ? Oh ! Oh ! Voilà dès le début, des mots bien importants ! Examinons-les de concert : Primo, on a parlé d’hygiène... Je sais, quant à moi des médecins qui déconseillent sévèrement le cyclisme à certaines de leurs clientes, mais j’en citerais d’autres qui le considèrent, sauf cas très particuliers, comme un exercice salutaire au premier chef. En second lieu, je connais beaucoup de femmes qui en font depuis longtemps et s’en trouvent très bien, et je n’en connais que quelques-unes qui aient dû cesser après essai malheureux. Allez en Angleterre, spécialement dans nos îles anglaises de la Manche, Jersey et Guernesey : vous y verrez toutes les femmes, depuis l’âge de six à sept ans jusqu’à la quarantaine, chevaucher le gentil cheval d’acier. Il est vrai de dire que leurs machines paraissent merveilleuses de robustesse et de légèreté. Tout est là, probablement. A moins d’infirmités spéciales, une bonne machine munie d’une selle irréprochable est praticable à n’importe quelle jeune fille ou femme. Mais que l’on veille surtout à la selle ! Passons à la décence. Quand la bicyclette s’est introduite dans nos moeurs, elle a suscité un type de femme odieux : la cyclist-women, qui, déguisée en homme, les mains dans les poches et la cigarette au bec – mais oui, j’ai vu beaucoup cela aux environs de Paris, moi qui vous parle – a réussi en un rien de temps à disqualifier la bicyclette en tant que sport féminin. Aujourd’hui, cette horreur a disparu. Le costume s’est fait sobre, coquet et pratique à la fois. La femme qui le porte ne présente assurément rien qui puisse la désigner spécialement à la curiosité des passants ce qui est le gage certain d’une tenue irréprochable. Peut-elle, pour cela, épouser la liberté masculine, créatrice des « ballades » seuls ou à deux ?... Je ne pense pas. A la mer où tout est permis, dans les villes d’eaux, parfois à la campagne lorsque le sentiment des paysans est bien connu, la jeune fille ou la femme cycliste peut impunément se livrer seule à ses courses et à ses promenades. Dans les villes, c’est tout autre chose. Il faut compter avec les rencontres de confrères de sport trop aimables, avec les chutes ridicules, avec la malignité des piétons mal animés. Et il faut compter aussi avec les appétits d’indépendance que donne la facilité des déplacements, appétits qui, introduits dans l’éducation de la jeune fille, risqueraient en certaines circonstances de gêner la tutelle des parents. En ce cas, la compagnie d’un parent très proche résoud la difficulté. Il n’y convient que du tact et la crainte du petit cousin, crainte qui est, croyez-m’en, les mamans, le commencement de la sagesse. Moyennant ces précautions diverses, roulez gaiement, mes petites amies, et que la Sainte Panne vous soit légère ! Petits Rêves. Grandes Folies...
(Octobre 1912) Mignonnes de seize ans, j’ai aujourd’hui quelque chose à vous dire. Je ne vous connais pas ; je ne sais ni qui vous êtes, ni quelle est votre situation sociale et pécuniaire ; mais je vous vois tout de même instinctivement, et surtout je lis dans votre coeur comme si je l’avais ouvert dans la main. On rêve, hein ? Car que faire à seize ans, à moins que l’on ne rêve ? On rêve au mari prochain. On parle entre amies de ce chevalier doté d’avance de toutes les vertus. De mon temps, nous faisions beaucoup d’idéal, sur ce chapitre-là. Aujourd’hui, l’américanisation cause que l’on fait surtout beaucoup de spéculation. Le jeune monde dans le train – de l’ouvrière-modiste à l’héritière du charcutier enrichi – parle ainsi, plus ou moins : - Moi, je veux un type chic et qui ait de l’argent ! Vous comprenez bien que le type chic est pour la fille du charcutier et le type qui a de l’argent pour l’ouvrière-modiste. Ce pensant, le hasard aide toujours à la bêtise. D’un moment à l’autre, le jeune homme rêvé apparaît à l’horizon. Ce qu’il est bien, ma chère, tu n’as pas idée ! Il a dansé trois fois à un bal de noces avec notre ouvrière ; il s’est rencontré à quelque table d’amis communs avec notre petite charcutière. Situation, particule peut-être ; c’est du délire. On devient pensive, émue, prête à pleurer pour un rien : Lui ou la mort, la question ne se débat même point. Il arrive que l’entichement fond comme il est venu. Mais il arrive aussi qu’il s’enfonce comme un coin dans le jeune coeur de seize ans ; – Qu’as-tu ? interrogent papa et maman. – Rien... Une demoiselle de seize ans qui cultive en secret une fleur aussi mystérieuse n’a toujours rien. On pleure solitairement. On ne peut pourtant pas lui écrire : « Je vous aime, demandez ma main à papa ! » Il faut patienter, attendre... Les années défilent. Des prétendants risquent des démarches repoussées avec véhémence : – Comment ! s’étonnent les parents, tu refuses le fils Machin ? Mais c’est un parti superbe, inespéré ! Réfléchis, au moins ! Puitt ! C’est tout réfléchi. Obstinément, la petite tête obéit au petit coeur, qui suggère le fol espoir d’une union à laquelle le jeune homme si bien est à cent lieues de penser. On a vingt ans, vingt-cinq ans ; on a passé dix fois à côté du bonheur offert ; on a sapé son avenir dans ses bases ; le volage, qui n’a rien compris ou rien voulu comprendre, à bâti son nid depuis belle lurette. Et l’esseulée demeure, rancuneuse contre l’humanité, inconcevablement déçue, vouée à traîner à travers sa vie de bréhaigne les lourdes amertumes qu’elle-même a rivées à son pied. Mignonnes de seize ans, pensez sérieusement que l’avenir n’est jamais tel qu’on le désire, mais tel que la destinée le bâtit. Le coeur est une patraque qui a comme régulateur la raison. Si vous décrochez la raison, ou plutôt le raisonnement, gare la chamade ! Les chances de bonheur s’y usent comme à la meule. Redoutez donc les rêves faciles et s’ils se présentent, faites effort pour ne point vous y attacher. Les Candidats au mariage
(Novembre 1912) C’est une ruée. Dès qu’une jeune fille a dix-sept ans, dès qu’un jeune homme en a vingt-cinq, dès qu’un célibataire se sent devenir poussif, ils entrent en piste, suivis ou non du chaperon maternel, et piquent au poteau. Le dessein avéré s’affuble de plus ou moins de conventions. La petite vierge que « Madame Mère » exhibe pour la première fois dans un salon où chaque éventail épie, où chaque monocle guette, ne s’aventure point avec la même audace que le snob rompu aux subtilités et aux menus profits des flirts. Mais, au fond, chacun sait bien de quoi il retourne. - Ah ! ah ! une surprise ! Vous avez entendu annoncer ?... C’est, à ce qu’il paraît, la petite Purissima... L’air un peu bébête, mais de la ligne et de l’ingénuité... Vous connaissez la dot ? Et lorsque c’est un gardénia nouveau venu : - Dites, ma chère, ce jeune homme là-bas... Vous savez qu’il est baron ?... Oh ! pas très riche, mais des espérances ! Un de ses oncles élève des boeufs au Canada. Pour l’héritière, de même que pour le jeune mariable fortuné, la tactique est bien simple : laisser venir, tâter du bout du fer, puis rompre. Mais pour la petite Purissima (précisément celle dont je vous ai présenté un échantillon ci-dessus), pour ces chères innombrables ingénues, en l’avenir desquelles les « Madame Mère » sans fortune placent elles-mêmes leurs espérances, et qui se lancent innocemment dans la bataille avec la seule rouerie maternelle pour guide et la seule beauté de leurs yeux pour armes, quelle guerre terrible, mes chères amies ! quelle lutte semée d’embûches et fertile en déceptions, en mortifications, en chagrins, en nausées ! « On » s’offre. Virtuellement, « on » crie par geste, par chaque clin d’oeil : – « Prenez moi donc, je vous en prie ! C’est vrai que je n’ai pas de dot. Mais je vous aimerai, Monsieur, ni moins, ni mieux qu’une autre. Et puis, papa et maman grillent tellement d’envie de me marier. Pensez donc ; une bouche de moins à nourrir, peut-être la pension alimentaire assurée !... » Ce qu’elles sifflent au disque, les petites Purissima.... Madame Mère pousse : – « Blanche, attention ! le jeune homme blond t’observe !... Blanche, comment se fait-il que le fils Samuel ne soit pas encore venu te demander une valse !... Blanche, un brin de poudre : la chaleur te congestionne ! » Et quand le disque s’ouvre pour telle ou telle amie, l’envie dissimulée, les larmes secrètes, les scènes à portes closes dont Madame Mère est le seul juge, le seul témoin ! Quelle drôle de comédie, tout de même que la vie ; et combien heureux sont les jeunes gens sans malice, qui, ayant eu la chance de côtoyer de front la même route, peuvent, à l’heure choisie par eux, se retourner d’un commun accord, échanger loyalement le baiser de l’hymen, puis continuer tranquillement leur chemin sans avoir recouru à cette course affolée que nous dénommerions la course au mariage, si nous n’osions la qualifier de mariage à la course ! Débuts de Ménage (Décembre 1912) Il n’existe dans la vie aucun passage aussi délicat à franchir que les instants dits de la lune de miel. Considérez, en effet, qu’en dehors du cas très rare où les deux époux se connaissent intimement de longue date, chaque jour, chaque heure, chaque acte, si minime soit-il, contribuent à fixer l’appréciation des conjoints l’un vis-à-vis de l’autre. Généralement, les fiançailles n’ont été qu’une étude de dissimulation réciproque, mais la consommation de l’hymen a mis toutes choses au point. Entre chaque conjugaison du verbe aimer, il y a du prosaïsme dans l’air. On s’étudie, ou s’examine, on se suppute. Gare les fausses manoeuvres, car de ce moment date l’orientation des ménages, et j’en sais qui traînent à travers la vie le boulet d’une incompréhension initiale qu’un peu de tact eût suffi à dissiper. Le rôle le plus difficile, en pareille conjoncture, appartient à l’homme. Il est l’initiateur ; et sa douceur doit être extrême pour transformer, sans heurt ni offense, la jeune fille d’hier en la femme de demain. Son respect sera absolu vis-à-vis les évolutions (j’allais écrire les révoltes) de cette crise d’épanouissement que vient souvent compliquer le chagrin de la séparation paternelle et maternelle. Toutes les ressources oratoires, toutes les caresses, toutes les consolations que pourront lui suggérer son amour ne seront pas de trop, à ce moment, pour accomplir l’oeuvre d’acclimatation de l’épouse. Il devra se garder de plaisanter, ce procédé de guérison risquant souvent de manquer son but, en blessant les natures fières. Si les distractions du traditionnel voyage de noces ne semblent pas ramener la pondération au coeur de la femme, qu’il propose à celle-ci de rentrer : l’intervention intelligente de la maman, à laquelle on ne manquera pas de venir vite confier ses grosses peines, achèvera l’oeuvre morale entreprise par le mari. Quant au rôle de la jeune épousée, il ressort d’une psychologie tellement délicate que ma plume se voit dans la nécessité de l’effleurer à peine. Peut-être l’initiative lente de la jeune fille par les procédés d’une éducation mieux appropriée à nos conceptions modernes l’amènerait-elle à glisser sans heurt à sa nouvelle situation ; et ce serait là une oeuvre que les mamans françaises devraient tenter comme l’ont tenté les mamans américaines ; mais en l’état actuel, il n’y a qu’une chose à recommander à la jeune mariée : s’en rapporter en pleine confiance à l’homme qu’elle a choisi pour époux, et l’aimer franchement, sans peur ni sans contrainte, dans la pleine sincérité de son coeur. Notre Cœur
(Janvier 1913) Si l'homme était moins matérialiste et qu'il voulût bien s'affranchir pour trois minutes de sa politique ou de ses affaires, il serait excellent, pour son bonheur et pour le nôtre, qu'il écoutât la confession que voici : Notre coeur est un oiseau frileux qui exige de l'amour comme notre corps exige du pain. Je ne parle pas de l'amour sensuel, car, à de rares exceptions près, la femme n'est pas sensuelle : je parle de l'amour sentimental, le vrai, parce qu'il est le seul qui résiste aux épreuves du temps. Considérez la fillette, notamment par comparaison avec le petit garçon : Tandis que celui-ci se livre infatigablement à ses ébats indomptés, celle-là ressent de temps à autre l'irrésistible besoin de quitter sa poupée ou sa corde à sauter pour venir se blottir sur des genoux amis. Toute fatigue se réfugie au nid. Le « maman câline-moi », que nous connaissous bien, est l'expression d'une ingénuité quasi féline. Nul être au monde n'est davantage à plaindre qu'une enfant qu'on ne caresse pas. Et puis cela vous attrape des quinze seize ans. De sourds travaux d'élaboration préparent l'éclosion finale. Tout a changé la constitution, les goûts, l'esprit. Un seul sentiment demeure impérissable : la faim du baiser. - Mais tu es trop grande ! gronde maman... Trop grande ? Oui, trop grande, pour le baiser maternel, mais ce n'est que transposition à effectuer. La petite demoiselle est devenue petite madame. Le mari goulu, découpe l'amour comme son bifteck : en larges tranches qu'il avale au risque de s'étrangler. Petite madame, elle, s'émerveille du goût nouveau de la caresse : Ça durera toujours ? - Toujours - Tu m'aimeras toute la vie ? - Toute ma vie... Elle déguste. Gourmandise mal fondée. Monsieur n'échappe pas à son matérialisme originel. Des baisers, oui : mais le dîner bien cuit. Des baisers, oui : mais les faux-cols en place. Des baisers, oui : mais de la jeunesse bon teint, car à la première déformation, adieu serments ! Cela fait que les ombres se développent sur le vaste cinéma de la vie. Les années s'accumulent. On vieillit. Tristesse ! Eh bien, déblayez les neiges sous lesquelles s'ensevelit peu à peu la tête jadis blonde : le petit oiseau d'amour n'a pas quitté le fond du coeur, asile inviolable et final. Il gazouille des airs d'agonie. Il appelle des baisers à jamais envolés et qui, jamais, jamais, ne reviendront plus. Une des poignantes émotions de ma vie a été de voir un jour une femme délaissée, se jeter, elle, plus que quarantenaire, sur les genoux de sa vieille maman, et, folle de douleur, lui jeter à travers ses sanglots le « maman câline-moi » où les fillettes trouvent leur délassement et les blackboulées du destin leur consolation suprême. Il faudrait vraiment que le mari comprît cela ; mais lui, le maître, est-il seulement son maître ? Question terrible devant laquelle j'ai très peur que, faute de comprendre, nous nous décidions pour la plupart à abdiquer et à souffrir stoïquement. La politesse militaire
(Février 1913) Comment un officier en tenue doit-il saluer une femme, dans le cas où il est hors de son service, où il n'est qu'un passant comme un autre ? Doit-il se découvrir, ou peut-il se contenter de porter la main à son front, en dessinant le salut rnilitaire ? Telle est la question qui vient d'être posée devant le colonel d'un régiment d'infanterie du Centre, et à laquelle il n'a point été donné de conclusion publique. En fait, elle est extrêmement intéressante pour les sociétés des villes de garnison, où il existe des rapports continuels entre l'élément militaire et l'élément civil. C'est pourquoi, j'ai pensé à la traiter ici. Tout d'abord limitons bien la discussion. Il ne peut s'agir, en la conjecture, du cas où l'officier se rend au quartier pour une revue en tenue de parade, avec casque ou shako à plumes, - tenue qui exclut toute infraction à la correction justement exigée du soldat sous les armes, - mais simplement du cas où il est dans la rue, comme un autre passant quelconque, et libéré conséquemment des rigueurs professionnelles. Il y a une quinzaine d'années, le commandant du 18e corps prit sur lui de réglementer la chose : il nia ce que j'appellerai la « liberté de ville » de l'officier, et donna des ordres catégoriques pour que ce dernier se bornât au salut militaire, quelles que fussent les circonstances et envers qui que ce fût. Ce fut un beau tolle. M. Ginisty prit l'affaire en main. Il démontra sans peine qu'une femme n'est point obligée d'être au courant des coutumes militaires, et que contraindre à la sèche mesure d'un geste automatique et froid un officier vis-à-vis telle amie chez laquelle il aura, je suppose, dîné la veille, équivalait à briser toutes relations entre les garnisons et la société. A la suite du bruit causé par l'incident, plusieurs commandants de troupes, qui avaient déjà souscrits à la manière de juridiction établie par le chef du 18e corps, vinrent à résipiscence. On salua militairement à Bordeaux, on se découvrit à Paris. Je ne suis pas bien sûre qu'un ou deux Ministres de la guerre ne lancèrent pas des circulaires à ce sujet. En tout cas, elles sont ou désuètes ou périmées, à ce qu'il paraît puisque l'hésitation renaît et qu'il faut choisir un colonel comme arbitre. Eh bien, mais... si les officiers en peine voulaient bien accepter la solution que je vais me permettre de leur indiquer ?... Se découvrir est « pékin » ? Ne pas se découvrir est choquant - ... Attendez : il y a un moyen de tout arranger : Lorsque vous passerez devant une femme envers qui vous avez des devoirs, portez, messieurs, la main droite au képi et saluez d'une inclinaison de tête. Rien de plus simple, de plus gracieux, ni de plus éloquent que ce salut. Exécuté à la lettre, il est de la plus correcte sobriété qui se puisse concevoir. Accentué d'un sourire il marque à volonté toute la gamme de la sympathie et de l'intimité. Le général n'y trouvera rien à redire. La femme saluée l'estimera hommage très suffisant. Il est déjà usité dans nombre de villes de garnison, et 1'on demeure stupéfait qu'il n'ait pas universellement force de loi. Il primerait joliment, en tout cas, le bête salut civil auquel je défie bien qui que ce soit d'attribuer un sens commun. Les petits héroïsmes féminins
(Mars 1913) Supposez qu'il est minuit, que je sors du théâtre, que je viens d'entendre la pièce en vogue, signée d'un tout-à-fait illustre dramaturge académicien où il est question de femmes véritablement extraordinaires, des « héroïnes », comme disait déjà de son temps M. Georges Ohnet, et que, rentrée chez moi, le coude sur ma table, le menton entre mes mains, je bous de colère contenue... Ah, c'est qu'aussi c'est bête, à la fin ! Est-ce parce qu'il y a plus d'incompréhension entre le genre masculin et le genre féminin qu'entre un habitué de Marigny et un habitant de la Lune que, grâce aux faiseurs de pièces et de romans, on ne conçoit plus de milieu entre la détraquée par en haut et la détraquée par en bas, la gourgandine ou l'éclaireuse, tous articles de bazar dramatique commodes pour amener l'enchaînement de la comédie à recettes, mais où la femme française ne tient plus la place d'un fifrelin ? Aux conceptions grandiloquentes des pontifes de la psychologie féminine moderne, il faut maintenant des sublimités. Ah, là, là, quelle superfétation, pauvres gens d'esprit, et comme vous seriez étonnés si, quittant les apogées, vous regardiez tout bonnement autour de vous, vos mères, vos femmes, vos filles, humbles personnages qui ne prétendent en rien à rivaliser les toquées de Mme Marcelle Tynaire, les folles de Mme de Noailles, les transcendantes de M. Bataille, ni les walkyries de M. Donnay, mais qui, sans autre mobile que le doux et admirable instinct féminin, accomplissent d'un bout à l'autre de leur vie des exploits dont la répétition est à elle seule un prodige. Pas besoin d'aller pour cela nous agenouiller devant les prix Montyon. L'héroïsme féminin est assis à chaque foyer. Il y brûle comme une veilleuse, mieux : comme une petite lampe sucrée alimentée à des sources que l'homme ignore, et qui s'appellent, suivant le cas, dévouement, résignation, abnégation. Vous croyez m'étonner avec vos doctoresses et vos madames Lucrèce... Moi, j'ai vu mieux que ça. J'ai vu une épouse qui, délaissée par soit mari volage, a attendu vingt ans qu'il lui revienne et l'a consolé d'un baiser d'être devenu vieux. J'ai vu une maman rester trente et un jours et trente et une nuits sans se déshabiller ni dormir auprès de sa fille malade de la typhoïde. J'en ai vu une autre, nouvelle mariée de treize mois, tomber d'épuisement pour avoir voulu, malgré sa faiblesse, alaiter son bébé glouton. J'ai vu une mère de famille ruinée dîner tous les soirs, pendant un an de pain sec trempé dans du vin ronge, sous prétexte qu'elle n'avait pas faim, afin que le mari et les quatre petiots se satisfassent. J'ai vu,... Mais à quoi bon continuer ? O vous, hommes maîtres de tant de choses et qui ne supportez pas une colique ou une rage de dents sans mettre votre humeur et la maison à l'envers, considérez donc un instant le courage silencieux de l'éternelle souffrante, son labeur ingrat, sa vie tissée d'obéissance et d'arrachement. Pensez seulement à la maternité, et puis dernandez-vous jusqu'à quel point vous êtes cruels envers la Femme tout court en la déformant à la mesure de vos marionnettes du théâtre et du roman. A propos d'une tasse de café
(Avril 1913) Il n'y a pas bien longtemps, j'ai été amenée à connaitre du petit fait que voici : Un jeune ménage est uni depuis une semaine a peine : Monsieur, brave ouvrier, franc comme l'or et aimant bien sûr éperduement sa femme, celle-ci douée de son côté de toutes sortes de qualités, mais rendue craintive, donc dissimulée, par suite d'une enfance peu heureuse avec un père brutal. Le sixième jour après la noces, lui, appelé inopinément dans le quartier par son travail, monte joyeusement pour surprendre sa femme. Il entre sans tambour ni trompette. Mais quoi ? Madame paraît frappée de stupeur. Elle rougit, balbutie, perd contenance. Les mains dissimulent quelque chose sous son tablier. - Que caches-tu là ? - Rien ! Le mari n'est pas patient. Son sang ne fait qu'un tour. Il avance de trois pas, soulève violemment l'étoffe et aperçoit... devineriez-vous quoi ? Une tasse de café. Que cette femme, sûrement honnête d'intention et de fait, mente pour une saugrenuité pareille, cela vous étonne ? Eh bien, réfléchissez-y : même à mettre de côté une éducation défectueuse, comme c'était le cas dans l'anecdote absolument authentique que je viens de raconter, combien d'épouses possèdent cet esprit de dissimulation apparaissant dans les plus petites choses ! Encore une fois, il n'est pas vice ; du moins je n'ose pas envisager le cas où il le serait ; il résulte d'un fonds de crainte résultant de l'éducation native ou de la gêne consécutive à la cohabitation avec le mari, maître nouveau et mal connu. J'appelle très sérieusement l'attention des jeunes femmes sur ce point délicat d'où peut résulter dès les débuts une désorientation de leur ménage et conséquemment de leur bonheur. Croyez-vous, par exemple, que le mari dont je parle plus haut n'ait pas été profondement surpris et blessé par la marque de méfiance injustifiée dont le gratifiait celle en qui il avait mis sa foi sans restriction ? On triche pour une tasse de café, motif bête pour dire le mot ; n'est-ce pas à redouter qu'on tricherait au sujet de tels et tels sujet graves ? Evidemment, la réflexion s'impose au mari, et d'autant plus cruellement qu'il vient de s'ouvrir en lui une petite plaie où le moindre aiguillon risque désormais de pénétrer, déterminant une blessure plus grave. Oh ! la confiance aimante, la franchise absolue, le coeur mis il l'unisson d'un autre coeur : quelle douce chose, et combien d'unions seraient aujourd'hui plus heureuses si elles avaient su le comprendre dès les premiers jours ! Pour lire le matin du mariage
(Mai 1913) Petite mariée, petite héroïne de cette grande fête, dites-vous bien en vous levant que voici le jour destiné à laisser dans votre esprit une trace profonde entre tous les jours. Ce qui vous arrive est à la fois très heureux et un peu effrayant. Roulée durant plusieurs semaines de fiançailles parmi un tumulte d'occupations frivoles, vous vous trouvez en ce moment sur un seuil d'où vous commencez peut-être à découvrir un nouveau panorama de vie. Déjà, ô ingrate ! vous avez assisté froidement à la rupture de la plupart des fibres intimes qui vous reliaient à votre passé, à votre famille, à votre origine. L'installation, désormais parachevée, du nid où vous irez habiter ce soir, l'achat de vos toilettes de dame, l'élaboration de maints projets d'existence, la définition de toutes sortes de menus détails concernant votre futur train de maison ont préparé la scission définitive entre ce qui fut hier et ce qui sera demain. Regardez bien ce petit coin où vous serriez vos poupées ; cette table de bois noir où vous rédigiez vos devoirs d'écolière ; cette chaise qui fut pour vous l'espèce d'amie inséparable des heures de broderie, de pensers ou de chagrins ; ce lit vêtu de blanc comme doit l'être un lit de vierge... Heurtez doucement la porte de la chambre de papa et de maman. Ne vous hâtez point d'entrer, afin qu'ils aient le temps de dissimuler quelque probable grosse bête de larme et de se composer vis-à-vis de vous un visage heureux. - Tu as bien dormi ? demande papa, comme si cela le préoccupait le moins du monde. Maman regarde, elle, et ne dit rien. Elle pense trop, sans doute. Ah ! en voilà une qui est l'immolée du jour ! Mais il ne servirait à rien que je vous l'expliquasse. Papa est sorti sans raison plausible. Maman vous embrasse longuement, lourdement, avec des caresses qui s'attardent et des balbutiements cherchant à exprimer des révélations très difficiles Peut-être ne distinguez-vous pas bien ? Cela n'a que moyenne importance. Vous vous mariez librement, n'est-ce pas ? Vous aimez d'avance votre mari, vous vous remettez aveuglément entre ses mains, il possède votre pleine, votre absolue confiance ?... Parfait : ne vous inquiétez de rien. D'ailleurs, vous avez peu de temps à sacrifier aux réflexions. Vite, vite, petite mariée, voici la couturière et voici le coiffeur... Celle-là s'efforce vers la hâte ; elle est à genoux derrière votre magnifique traine ; elle a des épingles plein les dents, raconte des histoires insipides et n'avance pas. Celui-ci vous donne la migraine : il sent trop l'odeur. - Germaine, ma chérie, tu ne seras jamais prête, les voitures arrivent !... C'est maman qui s'inquiète... « Lui » (Lui, c'est votre mari, petite madame) est entré, violant probablement des consignes. Longue pression de mains qui se joignent, baiser dans les cheveux, sitôt réprimandé par le coiffeur. « Il » est vraiment très bien en habit, vous ne trouvez pas ? Petit à petit, la chambre s'est emplie d'une foule d'amies ; vos compagnes d'hier, vêtues somptueusement de rose, de bleu ciel ou de blanc, vous contemplent avec des regards de jeunes suivantes devant une reine. L'air s'imprègne du parfum des lilas, des roses ou des tubéreuses. Il y a trop de bouquets. Vous voilà debout, parée... - On est prêt ?... - Oui, on est prêt... Papa a pris cérémonieusement votre bras... Chacun s'écarte avec de grands froufroutements de soie... Va, petite mariée, allez chère petite madame,.. Souriez au bonheur qui s'ouvre, et ne quittez pas un instant des yeux qu'il ne faut pas demander à la vie plus qu'elle ne peut donner ! Le "Petit Jeune Homme"
(Juin 1913) Du moment où le petit jeune homme atteint seize ou dix-sept ans, il lui pousse une nouvelle ambition : devenir tout à fait un homme en se débarrassant du réseau de sollicitude que la tendresse maternelle a tenu jusqu'à présent fermé autour de lui. L'évolution se trahit à des signes caractéristiques : le petit jeune homme mue en timbre de voix et en soupçon de moustaches ; souvent il fait le beau devant les filles ; toujours il se rend très malade à vouloir fumer le cigare ; plus rarement, il tranche, vis-à-vis son père et sa mère, du Monsieur à qui on ne la fait plus ; enfin il multiplie les effort, pur s'évader de la surveillance paternelle, sortir seul, rentrer tard. Deux écoles se disputent le privilège de la meilleure méthode éducative, en pareille conjoncture. Il y a les libéraux : - Bast ! laissez donc courir... Il faut bien que jeunesse se passe, n'est-ce pas ? Rien n'assagit mieux un jeune homme que de lui permettre de jeter sa gourme ! Et il y a les rigoristes : - Seigneur, écartez de mon fils les dangers du monde ! Qu'il demeure, fût-ce par la force, attaché au giron, en dehors duquel on n'a vu que trop d'ingénuités surprises, de vertus chavirer ! A mon sens, chacun a raison et chacun a tort. Cela dépend essentiellement du sujet à qui on a affaire. Voici, par exemple, le type très fréquent du petit jeune homme efféminé, timide, voué, par une probable erreur d'éducation initiale, à certaine absence d'expansion confinant au manque de franchise. Craignant trop ses parents, il entre sournoisement dans l'âge difficile, se trahit peu, lit en cachette des romans subversifs, est petit-saint devant, petit-maître derrière. Si vous ne le débridez pas, gare la casse ! Le jour (qui viendra tôt ou tard) où la majorité à moins que ce ne soit toute autre circonstance, le libérera, il ne connaitra plus aucune mesure. Vous serez stupéfaits de voir votre brebis se métamorphoser en bouc, donnant, tête baissée, dans les aventures les plus stupides, les extravagances les plus irraisonnées. Qu'il soit riche ou pauvre, il mesurera ses désordres à la seule limite de sa fringale :mauvais chemin, croyez-m'en. Voilà, au contraire, un jouvenceau déluré, gâté sans cloute, qui n'a jamais senti le besoin de dissimuler ses caprices, et qui, l'âge venu, professe catégoriquement ses aspirations aux plaisirs du monde, voire du demi-monde. Freinez à la descente !... Le gaillard reviendrait sans doute plus tôt et moins perclus que son camarade de l'autre mentalité, mais souvenez-vous que faute de l'autorité paternelle susceptible d'arrêter son élan, il va vous faire de l'emballage : système excellent pour se casser le col. La règle, selon moi, devrait être celle-ci : Lorsque l'enfant tourne à l'homme, commencer d'abord par le traiter virilement. Lui parler comme à un homme. Le conduire, si possible, dans les théâtres, dans les musées. Provoquer ses questions sur toutes choses et se faire insensiblement son initiateur. Lui choisir soi-même des romans de transition et l'inciter à la lecture des journaux, qui orientera son esprit, généralement affamé, vers des sujets usuels. Ne pas craindre la fréquentation du café, de temps à autre. Un mien ami enivre un jour lui-même, volontairement, son propre fils, en lui faisant boire un amer quelconque et une absinthe. Le petit malheureux en a conservé un tel souvenir qu'il est assurément guéri des apéritifs pour le reste de sa vie. Sort-il le soir ? Exiger qu'il en prévienne et disposer les choses de le sorte que l'on sache à quelle heure il sera rentré ; mais ne jamais s'inquiéter pourquoi il sort ni où il va. Les parents timorés estimeront sans doute ce système trop nouveau jeu. Je le tiens, moi, pour le seul susceptible d'ouvrir les veux de l'enfant à la vraie lumière et de lui éclairer la voie droite. Les Petits Prêts
(Juillet 1913) Les petits prêts, c'est de la petite chaparderie à l'usage des gens du monde. Nombre de gens, et surtout nombre de femmes l'exercent, chacun à sa manière, non sur de l'argent, mais sur maints objets assez coûteux au demeurant, notamment la musique, les livres, les dessins, les travaux d'aiguille, parfois la batterie de cuisine. La grand puissance du petit prêt réside en ce que la personne sollicitée évite très difficilement « le tapage » dont elle est victime. Qu'est-ce que vous voulez répondre à une amie qui vous dit : - Oh ! ma chère, comme vous jouez divinement les sonates de Beethoven ! Je dérirerais tant voir si je pourrais vous imiter ! Voulez-vous me confier la partition ? Ou : - Dis donc, ma petite Charlotte, tu as le dernier volume de Bazin ? Prête-le moi pour huit jours... Ou encore : - Tu sais Louise, je fais mes confitures mardi. Tu m'enverras ta bassine de cuivre, à charge de revanche ! Oui, oui, prêtez toujours, mes candides amies ! Beethoven, Bazin et la bassine à confiture auront un sort commun. Si vous poussez la tranquille audace jusqu'à réclamer la bassine, parions que vous n'aurez pas le même aplomb le volume ou la musique ! Du côté des emprunteuses, il convient de prêcher la discrétion et même l'honnêteté. Elles devraient savoir, ces petites mesdames on demoiselles sans-gêne, qu'emprunter un objet à une amie c'est : 1° forcer la main à cette dernière, 2° la priver de l'objet de l'emprunt. Qu'est-ce que vous voulez, mes belles, que fasse l'amie si elle désire rejouer ses sonates on relire son Bazin ? Elle dira : « Ah ! l'ouvrage est chez une telle, c'est ennuyeux ! » Et puis, comme elle est bonne tête (et vous en abusez), elle n'y pensera plus. Qu'elle n'y pense plus, vous ne désirez rien tant, d'ailleurs. On n'imagine pas avec quelle facilité un livre, une partition, un dessin, s'acclimatent cher l'étranger. Petit à petit, le temps consacre la possession, et le jour vient oùl l'amie n' « ose plus, depuis le temps ! » Le tour est joué. Il n'est pas joli, entre nous. Aussi dirai-je aux prêteuses : Si vos moyens vous permettent de relier votre musique et vos livres à votre chiffre, n'hésitez pas à recourir à ce procédé. On ne détourne pas une reliure chiffrée. Dans le cas contraire, alléguez sans vergogne. En somme, vous n'avez pas plus de toupet en vous réfugiant derrière un prétexte que n'en a votre tapeuse en cherchant à vous circonvenir. - Peux-tu me prêter ta poissonnière ? - Mille regrets, ma chérie, mais je prends chaque matin mon bain de pieds dedans. C'est inepte, mais sûr. L'amie se mordra les lèvres et n'y reviendra plus. L'Autre héroïsme
(Août 1913) L'attitude de l'époux trahi est un sujet d'interprétation qui a défrayé presque autant de dissertateurs, dramaturges et romanciers, que la trahison elle-même. Il y a l'école de la vieille comédie : braver le ridicule sous un excès de bonne humeur. Il y a l'école du romantisme désuet : tuer. Il y a l'école d'une philosophie matérialiste : rendre oeil pour oeil. Il y a l'école sociale moderne : divorcer. Mais il y a aussi une cinquième école que l'on me pardonnera de faire mienne : briser délibérément l'intérieur du mariage sans appeler le monde à juger du dégât. Celle-ci, je le dis tout de suite, est une oeuvre de Chinois, tant elle exige de patience, de dextérité de touche, d'observation de soi-même et de dignité obstinément étudiée. Elle veut un héros (le mot est choisi, je vais le prouver) drapé d'orgueil et capable, même si son orgueil saigne, de dire au traître : « Tu as cru me blesser ; eh bien, regarde-moi ; tu m'es égal ; je ne souffre pas du tout, et c'est moi, le trahi, qui te domine de mon honneur intact et du mépris que tu as mérité ». Ah ! mes amis, mes amies devrais-je écrire plutôt, quelle noblesse d'âme il faut pour soutenir un tel rôle, mais à quel châtiment de toutes les minutes ne condamne-t-il pas le conjoint coupable ! La chambre matrimoniale n'existe plus. On a créé un second lit et un second foyer. Les repas se prennent en commun comme si l'on se rencontrait à une table d'hôte. On y parle - à cause des étrangers et des enfants - de mille banalités quelconques : la pluie, le beau temps, les visites à effectuer obligatoirement ensemble. Jamais un mot touchant ce qui intéresse personnellement le traître, ni sur ses affaires propres, ni sur sa santé, ni sur ses projets, ni sur ses travaux, ni sur ce qu'il compte faire aujourd'hui ou ce soir. Sort-il ? Ne vous en occupez pas. De mander : Tu sors ? équivaudrait à un aveu d'inquiétude. S'il se plaint de quelque maladie physique, ne vous intéressez que poliment à son indisposition. Tout entre vous et lui doit être mesuré, calculé, défini, de manière à maintenir une distance constante. Pas de faiblesse, pas de larmes, pas de demande d'explication surtout. Des diverses alternatives que n'a pas manqué d'envisager le coupable, c'est cette dernière qui lui serait le plus insupportable, et par un curieux phénomène de réversion, l'éloignerait davantage du repentir. Vis-à-vis le monde, vous devez cependant à votre dignité de ne rien livrer de votre secret. Si votre souffrance est trop vive, cherchez du réconfort auprès d'un ami ou d'une amie sûre. N'allez pas au-delà ; ne vous transformez pas en une mendiante de pitié. Il ne faut pas que vous soyiez plainte. Vous ne souffrez pas, encore une fois. Permettre à l'autre d'en douter serait la capitulation. Je crois à la vertu de cet héroïsme tranquille. Rien n'inquiète et ne trouble comme un reproche muet qui ne s'exprime jamais. Petit à petit, le travail de désagrégation moral opérera. Le revirement inévitable, la lassitude sensuelle achèveront la débâcle. Le jour où celle-ci se produira sous forme de crise, n'hésitez pas à la saisir sans effusion hâtive, mais avec un coeur digne et compatissant. Pardonnez. L'Art de l'économie domestique
(Septembre 1913) Je crois bien (si paradoxale que puisse sembler une pareille opinion), je crois bien que les ménages où l'on sait le mieux vivre ne sont pas toujours les ménages les plus riches. Il y a un art, une science, un tact de l'économie domestique qui constituent véritablement le don de certaines femmes, comme l'inintelligence dans la répartition de leur budget est le fait d'autres, parfois mieux pourvues, mais « ne sachant pas s'arranger » pour employer l'expression usitée. C'est au mari à fixer la somme mensuelle applicable au ménage. En principe, cette somme équivaut aux deux tiers des ressources. Elle suffit à assurer la nourriture, le blanchissage, l'habillement, l'entretien, et, éventuellement, les frais de domestiqnes. Seulement, j'estime fort inopportun que le mari se mêle de sa gestion, hormis le cas où la femme y ferait preuve d'incapacité notoire. Une fois le montant établi, celle-ci seule doit savoir se tirer d'affaire. Pour y arriver, il lui faut un livre de comptes. Ne me parler pas des ménages brouillons où Madame puise à même la bourse, sans marquer sa dépense ! Le prerniers jours du mois, on ne regarde à rien ; on ajoute un plat inutile ici, on achète sans raison un colifichet là. Puis lorsqu'arrive le 20, le 25, la mine s'allonge en même temps que le portemonnaie s'aplatit. On réduit sur la chère, on tire le diable par la queue ; et ce sont des efforts extraordinaires pour doubler le cap difficile des fins de mois. On pense bien que le livre de compte, par l'ordre qu'il contraint à avoir et les inspections fréquentes que l'on y pratique, régularise la situation. La nourriture étant la grosse dépense d'une famille, c'est sur ce chapitre que la femme devra davantage veiller. Voilà justement où des connaissances culinaires lui seront utiles. « Apprenez à accommoder les restes », dirai-je aux jeunes filles. Cela vous évitera plus tard de visiter aussi souvent le boucher. Et puis, il y a la question de l'habillement, qui pourrait être si heureusement résolue aujourd'hui qu'on enseigne la coupe, l'assemblage et la couture dans nombre d'écoles professionnelles et particulières. Avec un peu de science technique, du goût, de l'esprit.... et quelques jourmaux de modes, Madame arrivera très facilement à s'habiller, elle et ses filles, sans grands frais. Il en va de même du raccommodage, de l'entretien, de mille et un cas où, le mari et la femme s'entr'aidant (surtout dans les ménages peu fortunés) on s'épargne telle réparation, tel agencement, dont le prix pèserait sur le budget. Savoir s'y prendre, en résumé, tout est là. Cette petite science vaut une petite fortune. Nom d'un Chien !
(Octobre 1913) Je ne sais si vous avez remarqué combien nous sommes susceptibles, pointilleux et même vindicatifs lorsque nous envisageons notre amour-propre personnel et enclins au contraire au sans-gène frisant l'inconvenance du moment qu'il s'agit de ménager autrui. Cette réflexion me vient à l'esprit en pensant... vous ne devineriez jamais à quoi : aux chiens. L'été dernier, je me trouvais dans une grande ville d'eaux assez cosmopolite : Vichy. Il y avait là des étrangers accourus de tons les points du globe. Autour du parc, la foule circulait, nombreuse, bruyante : Anglais, Ottomans, Marocains, Grecs, etc. (je ne cite pas au hasard, comme on va voir). Les chiens-chiens chéris à leurs maîtres et à leurs maîtresses échangeaient des politesses. - Miss, appelait sévèrement une jeune fille du meilleur monde en s'adressant à une levrette en paletot, viens ici ! - Ce Turc est insupportable, gémissait à côté une douairière étendue dans un rocking, il a encore fait sur ma robe ! Plus loin, deux jeunes gens lançaient des cailloux à un énorme danois : - Sultan, ksss ! ksss ! apporte ! Je ne sais quelle était la couleur des idées des demoiselles anglaises, des sujets turcs et des compatriotes de Moulay-Hafid qui entendaient ces appellations incongrues. Mais je m'imaginais assez facilement quelle serait la nôtre si, voyageant en Angleterre, nous entendions appeler les chiennes « Mademoiselle », si voyageant en Turquie nous entendions appeler les chiens « Français » si, voyageant au Maroc, nous subissions qu'on leur applique le surnom de « Poincaré ». Et ce n'est pas tout. Combien rencontrez-vous de gens qui, à haute voix, raconteront qu'ils ont été décavés la veille au soir par une espèce de « Grec » ! Combien d'autres ne manqueront jamais de comparer un homme trop chargé de bijoux à un « rasta péruvien » ! Combien qui, pour dépeindre un rustaud malpropre, le traiteront de « sale moujik » Toute l'ethnographie y passe, et elle y passe comme elle peut, jusque sur le dos des bêtes. En vérité, pour un peuple qui se pique de raffinement dans l'éducation, nous coinmettons là du matin au soir des grossièretés impardonnables. Oh, d'ailleurs, nous n'y mettons pas de malice, et n'importe qui d'entre nous, qui ne se retiendrait guère de souffleteruni Teuton appelant son bulldog « Napoléon », n'éprouverait aucune gène à baptiser son caniche « Bismarck ». Ces réflexions se passent de commentaires ; elles n'entrainent que la réforme de déplorables abus. Quand Mademoiselle aura vingt
ans...
(Novembre 1913) Le principal obstacle au mariage est l'isolement, ou, si l'on préfère, le manque de relations. Il en est d'autres sur lesquels la philosophie a droit à réfléchir sans prétendre jamais à y apporter de remède. Telles sont : la défiance réciproque ; l'hypocrisie des conventions dans le monde et dans les familles ; la guinderie sournoise de la « bonne société » ; l'étrange affection des convenances tirant à hue quand l'amour tire à dia. Et j'en passe. Tenez, regardez en France, une mère promener sa fille... Non... Cet air de dire aux gens : « C'est béni n'y touchez pas ! » Et la prud'hommerie, l'afféterie, le maniérisme, tout ce je ne sais quoi qui crée autour de la. Demoiselle une zône de circonvallation défensive tellement. farouche que l'homme passe au large, épouvanté... Ou bien l'excès opposé : Nul bal, réunion, rendez-vous public où Maman et sa fille ne s'exhibent, Celle-là couvrant celle-ci de son pavillon, et hurlant par toute l'éloquente détresse de ses yeux : « Voyez l'article, mettez en mains ! Défauts cachés ; pas de dot ; placement difficile ; qui me fera la grâce de m'en débarrasser ! » Voilà les erreurs ordinaires. Venons-en à la voie logique : Lorsqu'arrive l'heure du mariage éventuel pour leur fille, les parents étendront autant que possible le cercle de leurs relations. Il aura été excellent qu'en prévision de cette conjecture, la jeune fille ait cultivé ses amies de pensions. C'est là un cercle évidemment conforme à son milieu immédiat, puisqu'il procède des mêmes conditions sociales, des mêmes idées, des mêmes moeurs ; et des médiatrices y sont toutes trouvées de la part de leurs propres frères ou cousins. Les parents se souviendront en outre que c'est courir les pires chances qui de viser des cercles plus élevés que le leur, sous prétexte de dénicher le « beau parti ». Le prolétariat manuel ne forcera jamais la vanité de la bourgeoisie ; la bourgeoisie n'a rien à attendre de la dédaigneuse condescendance aristocratique. Conjuguez vos castes, puisque les castes ont survécu aux bastilles, et redoutez surtout que vos filles ne s'embarquent dans l'entichement, c'est-à-dire dans le roman. Et puis encore, comme j'y ai fait allusion tout à l'heure mesurez votre manière de petite publicité. Une jeune fille que l'on voit partout est une jeune fille que l'on voit trop. S'il y a des galants en quête, ils préfèrent désirer que d'être obsédés. J'aime et je recommande les sorties au bras du père. Elles soulignent imperceptiblement la métamorphose de l'enfant devenue femme. Elles indiquent que, dans sa famille même, on la considère désormais comme une grande personne, ce qui laisse à entendre qu'on serait disposé, le cas échéant, à prêter l'oreille aux avances autorisées. Quant à ce qui concerne l'intéressée elle-même, on ne saurait trop l'engager à veiller sur sa tenue extérieure en adaptant scrupuleusement celle-ci à sa condition sociale. Une jeune fille à marier sans fortune qui affecte des dehors de toilette inquiétera sûrement des candidats possibles. Une jeune fille visant au gros parti et qui s'habillera sans quelque recherche risquera l'indifférence des hommes de son monde. Ce sur quoi il faut veiller par dessus tout, c'est le mauvais goût et le faux luxe. Rien n'irrite et n'offense comme cela. Je ne donne pas mon plan de campagne comme infaillible. Mais, en s'y conformant, on témoignera au moins d'éducation : qualité dont il serait bien extraordinaire de dire qu'elle restera à jamais perdue. Il ne faut pas dire : Fontaine...
(Décembre 1913) Petite Mademoiselle qui avez ou allez avoir dix-huit ans, gardez-vous de dire : « Moi, je n'épouserai qu'un ingénieur qui soit brun, grand, avec une fine moustache » ; ou « Moi, je veux un officier blond, dans la cavalerie, avec une grosse voix ». Car ces rêves innocents, d'usage si courant parmi les cercles de jeunes filles qu'ils constituent en quelque sorte en elles un constant état d'âme, préjugent le plus témérairement du monde d'un destin qui ne leur appartient pas. Il y a de la malice dans la fatalité. Avez-vous remarqué, par l'exemple de vos amies mariées, qu'en matière de mariage, c'est le plus souvent l'inadmissible qui devient réalité ? Telles que tous ouîtes déclarer qu'elles ne voudraient jamais d'un commerçant, ou d'un veuf, ou d'un professeur, ou d'un soldat, ont précisément lié leur vie à l'homme qu'elles écartaient en principe. On assiste même fréquemment au phénomène, d'une psychologie singulièrement complexe, qui fait que l'exécration d'un jeune homme par une jeune fille se change en amour véritable et se conclut sur un mariage destiné au bonheur. Notez que j'ai employé le mot « exécration », non celui de « répulsion ». La différence est insondable et je pense que j'y reviendrai. Je me borne pour aujourd'hui à constater qu'un monsieur qu'on déteste bien est tout près de devenir le monsieur qu'on aime : d'où nécessité de se garder du catègorisme dans les prévisions d'avenir. Et puis, autre chose que vous ne savez pas : c'est que les goûts d'une jeune fille sont précaires. L'expérience y manquant, ils s'édifient sur fond de sable. Le plus souvent, on les appellerait mieux et « fantaisies » ou « caprices » : et ceci même chez les natures sérieuses à qui il manque l'étude de la vie pour se faire un jugement ordonné. Il est très possible qu'à dix-huit ans, vous ayiez d'irrésistibles penchants pour les bonbons, le bal, les jeunes hommes bruns, et qu'à vingt-cinq, devenue l'épouse chérie d'un excellent homme chauve, vous ne souffriez plus de manger des sucreries ni de quitter le soir votre coin de feu. Qu'en savez-vous à présent ? Rien. Vous conjecturez, vous délibérez, vous arrêtez... Oui mais, ce n'est pas vous qui tenez la destinée, c'est la destinée qui vous tient. Avez-vous songé à cela ? Je n'exagère pas l'importance du jeu. Mon Dieu, si on ne parlait plus de mariage entre jeunes filles, ce serait à désespérer de l'existence ! Tout de même, les natures subjectives feront bien de se revêtir de bonne heure d'une chape de scepticisme en ce qui touche notre sujet. N'a t-on pas vu de petites rêveuses se forger un idéal dont l'inaccessibilité les jeta, au célibat ? Certaines entêtées, férues d'un type d'homme, n'ont-elles point mis un sot amour-propre à repousser des partis qui eussent été loin de leur déplaire, parce qu'elles craignirent de se déjuger au regard de leurs amies ? Voulez-vous un conseil, Mesdemoiselles ? Abordez la période capitale de la vie qui s'ouvre devant vous avec bonne humeur, sans vous encaquer dans les définitions. Tirez à la courte paille, effeuillez des marguerites, pour savoir s'Il sera grand ou petit, épicier ou colonel, mais ne jurez point devant telle ou telle fontaine : Toi, je ne boirai jamais de ton eau ! Car « jamais » est une grande chose. En tout cas, c'est une chose que vous ne tenez pas dans vos mains.
Visites et Cartes de Nouvel An
(Janvier 1914) On a en ce moment une très fâcheuse propension à s'affranchir de la sujétion des visites et des cartes de nouvel an. Les cartes prennent, axa yeux de beaucoup de personnes, un temps qu'elles jugent pouvoir être mieux employé à d'autres besognes. Et puis, elles nécessitent une mise à jour annuelle passablement laborieuse, si l'on se pique qu'elles touchent sans omission le cercle des connaissances. Enfin, elles risquent de se heurter au silence réservé d'amis adversaires du bristol : petit affront douloureux pour qui tient état exact de ses envois. Quant aux visites, c'est bien une autre histoire. Nul ou presque, qui ne les déclare assommantes, excédantes, ne pouvant faire plaisir à qui les accomplit ni à qui les reçoit. Voyons, voyons... Je sais parfaitement que des souhaits écrits ou parlés entre personnes ne cultivant pas de relations, autant en emnorte le vent. Mais c'est que, justement, il dépend de chacun de les doter d'un sens en les revêtant d'une manière. Ce qu'il faut considérer, c'est que le carte et la visite de la nouvelle année sont les moyens les plus civils et les moins encombrants que l'on ait trouvés d'entretenir des amitiés lointaines dont aucune raison ne vous fait désirer de resserrer les liens. La famille est étroite, le monde des familiers difficile à recruter intelligemment. Ils forment à eux deux une sorte d'armée active que, dans maintes occasions, on éprouve un soulagement à voir doubler d'une nombreuse armée territoriale, - vous savez, cette armée qui vous bombarde de félicitations quand vous êtes décoré, qui vient vous serrer la main à la sacristie le jour de vos noces, et qui suit votre corbillard en parlant trop haut lorsque vos héritiers vous conduisent à la concession perpétuelle. Eh bien, à moins que d'être un misanthrope au coeur noué de rubans verts, il faut cultiver cette armée-là. La carte coûte peu. Usez-en largement. La visite ennuie davantage. « Cordialisez »-la, si je peux employer ce néologisme. Faites-là sans façon, gentille, exempte de pose et surtout de rancune, si tant est que vous cultiviez cette ciguë dans votre jardin. Une visite bien faite est une sympathie conquise. Et ne dites pas que vous vous moquez des sympathies. Elles constituent un chaud vêtement à l'âme pour les heures à venir où l'on souffre et où l'on a froid. Le Salon
(Février 1914) Le salon, a écrit Jules Simon, est l'instrument de travail des femmes... Peut-être que le spirituel philosonhe a un peu généralisé, car je sais quant à moi d'innombrables femmes, et non des moins vaillantes, pour qui il existe des instruments de travail plus concrets. Mais enfin, la boutade s'admet au regard de deux catégories : les privilégiées et les intriguantes. C'est pour les premières que j'écris. Rien de plus facile que de posséder un salon : il n'y faut que des rentes ; rien de plus difficile que de savoir le tenir, parce qu'il y faut un tact supérieur. Le salon est le seul terrain social où la femme évolue sans tutelle. Le mari n'y compte pour rien. Au général en jupons de déployer sa stratégie vis-à-vis de ses invités, de manière à leur laisser une impression d'aisance et à leur inspirer le charme de la séduction subie. J'ai quelquefois entendu des personnes du monde railler mélancoliquement le pâle esprit des réceptions, parce qu'on s'y morfondait solennellement en agitant des questions d'intérêt capital, entre autres celles du temps qu'il a fait hier, qu'il fait aujourd'hui et qu'on a lieu de prévoir pour demain. A ces nersonnes, je dis : - Vous ne savez pas ce que c'est qu'un salon, ceux où vous fréquentez sont de lamentables ennuyoirs. Un vrai salon, ce n'est pas celui on l'on boit du thé, ce n'est pas celui où la jeune fille joue du Mendelssohn à moins qu'elle chante la dernière petite chaminaderie : c'est celui où la maîtresse de maison sait soutenir sans faiblesse une conversation sans afféterie ; c'est celui où, suivant les visiteurs qui passent, on entend évoquer avec un brio toujours égal à soi-même les sujets les plus divers : beaux-arts, modes, actualités, sciences vulgaires, potins décents, événements généraux, sports, théâtre, philosophie, littérature. Il ne se comprend qu'avec une éducation de premier ordre et une culture qui a le droit d'être superficielle pourvu qu'elle soit étendue. Toutes les femmes ne réaliseront pas cet idéal dans sa perfection, mais elles peuvent toujours y tendre dans la mesure de leurs forces.
Celles qu'on truque
(Mars 1914) Ce qu'il y a de plus curieux dans l'éducation donnée à certaines jeunes filles n'est pas ce qu'il est avéré qu'elles savent, mais ce que dans leur entourage, on voudrait s'efforcer de laisser croire qu'elles ne savent pas. Les colombes tournent en oies blanches. L'essentiel pour les parents est que vis-à-vis la galerie, le plumage reste immaculé, résultat auquel on pense parvenir en trichant sur les apparences. Le théâtre, pour prendre un exemple, ne saurait être admis. Dans certains pays, on n'y peut conduire une « jeune fille bien » sans la discréditer aux yeux des chères madames. Vous me direz qu'il y a théâtre et théâtre. Oui, mais par théâtre, j'entends toute espèce de théâtre : Cela donne « des idées», professent volontiers les mamans sur la jugeotte desquelles il pousse de la mousse humide. Quelles idées ? Les mêmes que l'enfant chaste et pure puise dans la contemplation quotidienne de la vie à moins que ce soit dans les livres laissés entre ses mains, fût-ce après la sélection la plus rigoureuse. Il m'en vient à ce sujet une bien bonne. Dans une certaine ville, s'arrêta dernièrement une tournée parisienne, laquelle joua, devant-une salle vide, certaine comédie, à la vérité, une peu espiègle, de MM. de Flers et Caillavet. Pourquoi la salle vide ? Eh bien mais, parce que primo, une partie de la bourgeoisie locale avait précédemment mené voir la pièce à ses filles à Paris, et que secundo la même élite rentrée en son giron s'était dépêché d'effaroucher avec les mines réjouies qu'on devine le reste des familles : - Ma chère, c'est adorable, nous y avons été avec Parissima, mais n'y emmenez pas la vôtre, il y a un second acte... une horreur ! Seulement, pour connaître l' « horreur », la brochure circula de main en main, de sorte que ce qu'on ne vit pas sur la scène on put l'imaginer - peut-être avec déraison dans le livre. Vous trouvez cela beau, vous, chères lectrices ?... Moi pas... C'est grâce à cette hypocrisie jouée vis-à-vis nos filles que nous arrivons à faire de celles-ci des petits êtres factices pétris de petites manières comme ci et de petites manières comme ça, en rupture complète avec la sincérité belle et fière qui serait pourtant la vertu capitale dans un coeur de vingt ans. Rien de tel pour les habituer à la dissimulation. Par l'exemple de la pièce qu'on les emmène voir en cachette à Paris et dont on feint de se scandaliser dans leur ville, à cause des conventions, elles supputent la fausseté qui les entoure, et probablement qu'elles l'exagèrent. Cette préparation à la vie est exécrable. Je lui ai déjà attribué la plupart des dissentiments conjugaux venant en quelque sorte de l'erreur sur la personne... Hé, comment voulez-vous qu'il n'y ait pas erreur, lorsque, par l'inculquation de l'artifice, les parents font tout ce qu'ils peuvent pour déguiser la personnalité réelle de leur enfant de telle manière que toute le monde s'y trompe ? Le Chapitre des Belles-Mères
(Avril 1914) La première chose qui serait bien utile à une belle-mère, ce serait d'aimer son gendre. S'il n'y a tout-à-fait pas moyen, elle s'en tirera avec du tact et de l'intelligence. Ainsi, vous vous doutez que la « chère enfant » promue maitresse de maison n'y entendra goutte, se fera voler par les fournisseurs exploiter par les domestiques, etc.; et vous allez dare dare vous immiscer dans son ménage. Mauvaise idée !... Avec le plaisir d'être mariée, la « chère enfant » goûte à un très haut point, croyez-le, la joie de l'indépendance. Si vous la reprenez sous votre égide, elle ne dira rien, mais piaffera. Quant au mari, je vois rouler d'ici ses yeux terribles : - Sacrebleu, mais elle nous embête à la fin, belle-maman ! Je vous assure que s'il ne le dit pas il le pense. Cela est terrible, les gendres qui ruminent des idées pareilles. Un beau jour, il rentre énervé, trouve encore belle-maman au foyer, et, crac ! voilà l'orage!1 Je vous en prie, laissez les « petits » se débrouiller comme ils pourront. L'expérience leur viendra seule. Puis, autre affaire : Il peut arriver un nuage sur la lune de miel. La « chère enfant » accourt, larmoyante : - Oh ! maman ! si tu savais comme Georges est méchant ! Cris de vindicte, proclamation de guerre, j'entends cela d'ici... On fulmine contre l'horrible Georges. Mère et fille sont d'accord pour reconnaitre qu'il est l'homme le plus exécrable du monde ! Mais le soir, la « chère enfant » et l' « horrible Georges » font gentiment la paix. Pleurs, baisers, toute la lyre,.. Vous savez ce que les confidences jaillissent dans ces moments-là... - Ah ! c'est ta mère qui te monte le job ! profère Georges. Je m'en doutais ! je lui dirai son fait, moi ! Vous voilà dans de beaux draps, belle-maman ! Conclusion : Ne vous immiscez dans le ménage des enfants que dans la moindre limite possible, et en surveillant si l'attitude qu'on observe devant vous ne dissimule pas de l'impatience. Faites constamment acte de conciliatrice, et renvoyez gentiment votre fille avec un baiser à ses amours plutôt que de prendre parti pour ou contre son mari. Soyez encore le bon ange du foyer de l'enfant, ange tutélaire. mais discret, j'allais écrire lointain. la paille et les allumettes
(Mai 1914) Les parents vigilants multiplient envers Bébé les conseils de prudence : Surtout, ne joue pas avec les allumettes, c'est très dangereux, tu mettrais le feu ! Pour complément de sûreté, ils éloignent de la boite d'allumettes les objets particulièrement combustibles, comme le papier, la paille, parce qu'ils savent bien que la moindre étincelle échappée risque d'alluruer un incendie. Mais les années se passent. Bébé est devenu un jeunehommee. Il a vingt ans. Un jour, on introduit à la maison une fillette de seize ans que nous supposons insignifiante : petite parente pauvre, jeune institutrice, etc., etc. Bien entendu, notre vieux Bébé est sérieux. Peut-être jouerat-il avec la petite parente, comme ils faisaient tous deux lorsqu'ils étaient enfants ; peut-être encore, frais émoulu de l'école et donc un peu pédant, paraîtra-t-il prendre plaisir à échanger des idées avec la jeune institutrice. Cela n'engage à. rien. Papa et maman dorment sur leurs deux oreilles. Un jour, coup de foudre ! Le plus bête des hasards (vous savez comme ces choses-là arrivent quand on y pense le moins) déchire la taie que papa et nranrail avaient devant les yeux. Miséricorde, « ils » s'aiment ! Comment cela s'est-il fait ? Quel malheur ! On gronde, on objurgue, on menace... Peine perdue. Les allumettes ont pris feu auprès de la paille. Tout ça, brûle en un brasier formidable qui défie les pompiers, on vous le garantit ! Si le mariage est possible, il n'y a qu'à se dépêcher d'admettre la conjonctur e; s'il ne l'est pas, en route pour la cassure nette de l'amour filial. L'imprévu est inextricable. Le diable seul sait comment vous en sortirez Voilà ce que c'est, parents, que d'avoir un vieux coeur amorphe. Vous avez oublié la jeunesse incandescente, vous ne vous êtes pas doutés... La faute revient à vous seuls, entendez-moi bien. Un jeune homme auprès d'une fillette, c'est la suscitation presque forcée de l'amour passionnel. Il voltige de l'un à l'autre comme le pollen vers la fleur attendant la fécondation. Notez que, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, la jeune fille est prête à aimer le premier qui lui dit : Je t'aime... Un mot, un seul mot tombé des lèvres du garçon, et voilà l'irrémédiable créé. C'est charmant, mais c'est périlleux. Un bon conseil à vous donner est de ne pas attendre qu'il y ait à guérir. Ne cessez jamais de prévoir !
Celles qu'on a gâtées...
(Juin 1914) N'aimez pas, ô jeunes gens, les jeunes filles trop aimées ! J'entends par là, non celles qu'entoure une cour de soupirante, mais tout bonnement celles que leurs père et mère ont couvées depuis leur enfance et chéries avec des soins de chaque instant. Les jeunes filles trop aimées sont des plantes de serre prospérant seulement à la quiète chaleur du foyer maternel. Elles y ont connu la prévenance guettant le désir, la satisfaction de tous les caprices, l'admiration intarissable de l'entourage familier. Elles se sont développées dans la câlinerie ambiante. Elles savent tout de leurs qualités et rien de leurs défauts. Elles sont faites à la température de dix-huit degrés fixe. Mettez-les dans la vie : gare à la transplantation ! Aurez-vous, Monsieur l'amoureux, assez d'égalité de coeur pour ne point décevoir cette petite merveille ?... Oui, affirmez-vous ! Peste, vous êtes donc vous-même un homme bien parfait !... Vous n'avez jamais de saute d'humeur !... Non plus, je vous admire !... Mais si vos affaires périclitent et que votre future femme découvre des tribulations dont on ne l'a jamais laissée se douter ?... Voilà bien des complications additionnées, n'est-ce pas, et qui existent à un degré infiniment moindre chez les natures dorées d'une éducation plus fruste. Forcement, en effet, la jeune fille choyée exagérément aura des exigences. Elle sera susceptible, égoïste peut-être. Elle n'est pas habituée aux refus ni aux bourrasques. Le premier petit mot pointu (vous savez qu'en ménage il est bien difficile d'éviter par ci par là un petit mot pointu), et !es larmes indignées montent aux jolis yeux : - Oh, Jean, comme tu me parles ! Autre danger : Papa et maman (ah ! ils ne se trompent pas. ceux-là !) recevront proablement la confidence : - Monsieur mon gendre, prendre ce ton avec une enfant si douce, que nous avons élevée si délicatement ! - Mais sapristi, ronchonnerez-vous en dedans, je ne lui ai rien dit, moi, à leur fille !... Ta, ta, ta ! Avec « leur fille », il faut compter que l'amour, le respect, le dévouement et toutes les qualités connues et inconnues exigées d'un brave garçon comme vous l'êtes doivent être multipliées par dix. Une jeune fille trop aimée, c'est un objet de vitrine. Regardez, n'y touchez pas ! Bébé-Tyran
(Juillet 1914) Sitôt que Bébé, nouvellement éclos, vagit au fond de son lit de plume, maints bras carressants se tendent vers lui ; on le prend ; on le dorlotte ; on le berce. Bébé s'apaise et puis s'endort... pour se réveiller bientôt, et recommencer la même comédie, car son intelligence, mal débarbouillée des obscurités du néant, discerne tout de suite cette vérité : qu'il lui suffit de crier pour qu'on le prenne. Eh bien, dès la première heure de sa naissance, il s'agit de vaincre ce petit tyran. Il existe pour cela un remède radical, c'est de résister impitoyablement à tous appels du moment où l'on a la certitude que ceux-ci ne sont pas justifiés. Un enfant doit boire au maximum trois fois par nuit jusqu'à l'âge de trois mois. De trois à quatre mois, deux fois par nuit. A six mois, il ne demandera plus rien entre dix heures du soir et six heures du matin, si l'éducation a été bonne. Donc, point de sentimentalité, ou l'intérieur du ménage devient un enfer. Les premières nuits seront dures à passer, car Bébé protestera furieusement. Laissez-le protester. Quand il aura acquis d'instinct la conviction de l'inutilité de ses colères, il s'endormira sagement et ne se réveillera plus qu'au moment opportun. Tout le monde y gagnera, y compris lui-même. Assurément, les grands-parents et autres conseilleurs, qui ne prennent du bébé que les joies qu'il donne sans s'embarrasser de la lourde charge dont il est l'objet, joindront leur vindicte à la sienne. Et ce seront des : Tu vas le rendre malade ! Prends garde à lui donner une hernie ! C'est manquer de cœur que de laisser un enfant crier comme ça ! Et patati et patata... Laissez couler ce flot. Le pire qui puisse arriver à Bébé, quand il s'est égosillé et n'a plus de souffle, c'est de s'endormir comme un petit paquet : on ne lui densande justement que d'en prendre l'habitude. Quant à la hernie ombilicale causée par les efforts de sa colère, elle ne viendra pas moins sûrement si vous permettez au jeune tyran d'imposer sa volonté par le moyen des scènes tempétueuses dont vous et moi avez été parfois témoins. Au surplus, elle se guérit à merveille en un rien de temps et sans danger. Une résistance analogue est indispensable pour empêcher les caprices vis-à-vis telle ou telle personne affectionnée à ce point de Bébé, que ce sont des hurlements comme si on cherchait à l'égorger lorsqu'on le confie à d'autres mains. Dans les maisons, surtout, où l'on n'a pas de nourrice, et où, conséquemment, on se charge tour à tour de veiller sur lui, il doit être habitué à aller indifféremment de l'un à l'autre sans pleurer. Pour nous résumer, disons que l'intelligence de l'enfant entre en lutte dès la première heure avec la volonté maternelle. Laisser la bride sur le cou à cette indépendance, c'est condamner le ménage aux excès de fatigue et l'enfant à un régime désordonné. La vaincre, au contraire, malgré les faiblesses irraisonnées du coeur, c'est assurer aux uns le repos, à l'autre la santé. Ce sont là deux considérations qui méritent bien une nuit d'énergie ! GABRIELLE
CAVELLIER.
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