Il y a dans le monde de l'imagination deux soeurs toujours jeunes et
toujours belles, deux amies d'enfance qui se sont résignées avec bien
de la peine à vivre séparées l'une de l'autre, et qui se rapprochent,
quand elles le peuvent, pour former un groupe charmant et harmonieux.
Aux temps des anciens peuples et des anciens idiomes, la poésie et la
musique semblaient unies par un lien nécessaire et primordial ; la
langue était accentuée et rhythmique ; la mélodie était une puissance,
et la lyre était le symbole commun des deux arts, en même temps qu'elle
était l'instrument divin et civilisateur. Orphée était à la fois poète,
musicien et chef de peuples : de lui procédaient en même temps les lois
sévères du devoir et les douces sensations du plaisir.
Depuis, il y a eu divorce entre ces deux élémens de la société antique
: la poésie a voulu marcher sans sa compagne, et celle-ci a dû se
passer d'elle, mais elle l'a vue bientôt perdre son rhythme et son
harmonie ; elle l'a vue hésiter et craindre, s'égarer et décheoir.
Après beaucoup de luttes et d'efforts, la fugitive a pris des forces et
du courage ; elle est devenue grande, et libre ; sortie du temple, où
elle avait brillé long-temps, elle s'est élancée vers les sphères les
plus hautes ; elle a abordé des mondes inconnus et nouveaux ; elle est
devenue à elle seule quelque chose d'élevé et de mystérieux.
De son côté, la musique a fait son chemin : elle s'est d'abord mariée
aux chants du prêtre, et s'est réfugiée dans les tubes sonores de
l'orgue ; elle a multiplié ses instrumens et ses miracles ; elle a
passionné le peuple des champs de bataille et des carrefours ; et, pour
les organisations plus développées, elle a créé des concerts géans et
de merveilleuses symphonies ; elle s'est emparée de toutes les natures
et de toutes les sensations.
Il faut l'avouer, ces deux soeurs, qui ont vécu si long temps isolées,
et qui se suffisent si bien à elles-mêmes, se montrent difficiles
lorsqu'il s'agit d'un rapprochement conditionnel et de concessions
réciproques ; la voix qui parle et la voix qui chante ont de la peine à
descendre ou à monter au même ton ; peu de compositeurs se résignent à
étendre à l'excès ou à replier leur conception musicale, pour qu'elle
puisse s'adapter aux proportions d'un cadre qu'ils n'avaient pas prévu
; peu de poètes veulent faire le sacrifice de leur expression ou de
leur pensée, au profit d'une série de sons qui ne leur appartiennent
pas, et dont ils ne soupçonnent pas encore l'agencement et le résultat
prochain. Pourtant c'est ordinairement le poète qui cède, et cette
soumission explique l'infériorité si grande des poëmes et des libretti,
eu égard aux oeuvres musicales dont ils ne sont en quelque sorte que le
programme.
L'homme de poésie qui arrive ainsi à se plier complaisamment aux voeux
et aux idées d'un autre artiste, à rendre son vers rhythmé et flexible,
à placer les repos et les césures comme des charnières qui se
correspondent de distance en distance, et qui permettent au poème de se
prêter à toutes les impulsions, à tous les caprices mobiles de
l'harmonie ; l'homme qui sait se faire ainsi un plan mesuré et une
disposition intelligente, est le poète qu'il faut au compositeur,
l'accessoire indispensable de son génie , la parole de ses rêveries et
de ses émotions.
A. Bétourné était cet homme-là ; il avait acquis une rare perfection de
rhythme, de pureté, de simplicité et d'élégance ; il s'était, lui
poète, habitué aux calculs minutieux de la prosodie, à une sorte de
précision géométrique dans la versification. Aussi était-il recherché
de tous les artistes les plus renommés et les plus habiles ; aussi
était-il arrivé lui-même, sous leur couvert, à une célébrité réelle, à
une vogue tout-à-fait incontestable, vogue qui avait passé nos
frontières, gagné l'Italie, la Grande-Bretagne, le Nouveau-Monde, bien
plus loin encore, car elle était parvenue jusque dans nos villages les
plus obscurs, jusque dans nos chaumières les plus enfumées ; car
Bétourné était devenu le romancier du peuple, comme Béranger en fut le
chansonnier politique, et leurs deux muses présidaient ensemble et dans
le même temps à ses rêves de gloire et à ses amours.
Ambroise Bétourné naquit à Caen le 6 pluviose an III (25 janvier 1795)
; il était fils de J.-J. Bétourné, boulanger à Caen, et de Marie
Groult. L'officier de l'état civil qui constata sa naissance fut obligé
de se transporter au domicile de sa mère, à cause, dit le registre de
l'état civil, de la faiblesse de l'enfant qui n'eût pu, sans danger de
mort, être transporté à la maison commune. Ceux de nos lecteurs qui,
comme nous, auront vu Bétourné dans la force de son âge, savent à
quelles formes athlétiques l'enfant chétif de 1795 était parvenu.
Après des études assez ordinaires faites au collège de Caen, Ambroise
Bétourné, qui pourtant n'avait rien de ce qui caractérise le héros,
partit avec les conscrits de l'empire et devint, après peu d'années,
sergent-major dans la jeune garde ; sa belle écriture, plutôt que son
courage militaire, lui avait valu cet avancement.
Rentré dans la vie civile, il se fixa d'abord à Paris, et fut,
tour-à-tour, quelquefois simultanément ouvrier serrurier-mécanicien ,
professeur de
chausson
(les amateurs écrivent
savate)
dans le faubourg Saint-Antoine, et maître de français dans un
pensionnat de demoiselles. Je lui ai entendu dire à lui-même qu'il lui
arriva plus d'une fois de quitter le tablier de forgeron pour l'habit
de gala, et de passer en moins d'une heure de son atelier de serrurerie
dans le salon de Mme Malibran.
L'auteur de tant de romances miellées et inoffensives avait une grande
exaltation dans ses opinions politiques. Il eut l'honneur d'être
inquiété pour ce fait, après les conspirations de 1822 et de 1823, et
refusa de profiter, en 1827, de l'amitié reconnaissante de M. Guernon
de Ranville, alors ministre. M. Guernon, n'étant encore qu'écolier,
avait failli se noyer, et n'avait dû son salut qu'aux efforts courageux
de son camarade Bétourné. Celui-ci, devenu homme, loin de répondre aux
avances du ministre, se plaisait à diriger contre lui une foule de
charges et d'épigrammes. Ce fut lui qui livra au
Figaro la chanson
fameuse en Normandie :
Bonaparte est en cage....
Il n'eût tenu qu'a lui
De servir les Bourbons
Sous le ducque
d'Aumont.
Il prétendait aussi avoir écrit en partie l'article qui accompagnait
cette chanson. En attaquant ainsi M. Guernon de Ranville, Bétourné se
vengeait, disait-il, de certains déboires qu'il avait essuyés dans les
salons de Son Excellence. Le peu d'aptitude de notre romancier aux
détails et aux recherches de la vie élégante explique suffisamment,
pour ceux qui l'ont connu, la nature des mystifications ou, tout au
moins, des contrariétés qu'il put avoir à subir dans un monde qui lui
était aussi complètement antipathique.
A cette époque, il vivait familièrement avec Charlet et les autres
artistes qui fréquentaient le cabaret de la mère Saguet. Il était lié
aussi avec Decamps, Isabey, Dévéria, Poterlet, qui a peint un bon
portrait de lui, et le musicien Th. Labarre, celui qui a le plus servi
à la réputation de ses romances. On a lithographié un portrait de
Bétourné d'après Dévéria.
Notre poète revint à Caen en 1831 ; il y fut d'abord expéditionnaire
chez un notaire, ensuite prote chez Chalopin, imprimeur du
Momus Normand et
de l'
Étudiant,
recueils mensuels dans lesquels il fit paraître plusieurs articles.
En 1834, il fut emmené à Rouen par un négociant, en qualité de teneur
de livres ; il y est mort, frappé d'apoplexie, trois ou quatre ans
après cette époque. Le jour même de sa mort, Mme Albert donnait à Rouen
une représentation au
Théâtre
des Arts. Le parterre l'engagea à chanter, au lieu de
jouer les pièces annoncées sur l'affiche, les meilleures romances de
Bétourné, et la charmante actrice se prêta à ce désir avec une grâce
parfaite et aux applaudissemens de la salle entière.
Ambroise Bétourné avait publié, en 1825 (à Paris, chez Castel de
Courval), volume in-18, sans date, un recueil d'élégies, fables,
romances, sous ce titre :
Délassemens
poétiques ; il fut peu remarqué, et méritait cependant
quelque attention. Le texte des nombreuses romances qu'il composa
depuis, et que nos meilleurs compositeurs recherchaient avec
empressement, n'a jamais été publié à part. On s'était occupé de les
réunir ; un jeune littérateur de Rouen, M. Paulmier, y avait même
ajouté une préface ; mais ce projet de publication fut abandonné
bientôt. Les romances de Bétourné ont été dispersées après sa mort,
comme elles l'avaient été pendant sa vie, et il en a été de même d'une
collection de dessins des meilleurs maîtres, qu'il avait composée avec
beaucoup de soins et qu'il devait en grande partie à l'amitié des
artistes avec lesquels son talent l'avait mis en relations.
Ceux qui voudraient avoir une juste idée de ce talent, doivent se
garder de croire que Bétourné eût entendu donner entièrement sa
démission de poète au profit des musiciens avec lesquels il s'alliait
pour nous charmer ; le recueil de ses romances, s'il eût été publié en
texte pur, et indépendamment du chant, eût prouvé que tout attrait ne
s'évanouit pas avec les airs du compositeur, et que Bétourné avait
cherché à répandre, dans ses vers légers, non pas seulement un peu de
pensée et de tendre mélancolie, mais encore une moralité et un but.
Prenez toutes ses romances l'une après l'autre, et vous y trouverez
toujours une intention honnête et bonne, une affection loyale et
dévouée, un encouragement à la vertu et à la droiture du coeur.
La Jeune Fille aux yeux noirs
méprise l'or des chevaliers et les
villas
des cardinaux pour suivre les pas d'un homme proscrit et pauvre ; l'
Insulaire est une
enfant des savannes qui regrette avec des larmes son vieux père et ses
jeunes amours ; le coeur du
Klephthe
brûle de deux nobles flammes, l'amour et la liberté ; la romance de la
Jeune Aveugle
respire une mélancolie touchante dont la strophe suivante pourra donner
une idée :
A cet âge heureux de la vie
Où tout séduit et parait beau,
Mes yeux sont couverts d'un bandeau :
La lumière, hélas ! m'est ravie.
Ma bonne soeur, guide mes pas tremblans :
Je veux m'asseoir sur les vertes fougères,
Au milieu des bergères
Qui chantent le primeras.
Partout, enfin, le romancier prêche l'amour de la famille et du pays ;
la passion de la liberté et de l'honneur ; la paix du foyer domestique
; l'élan simple et vrai de la religion et de la prière ; partout il
parle, aux uns de charité et de reconnaissance, aux autres de devoir et
de travail.
Les romances de Bétourné sont souvent groupées en séries, dont chacune
forme un petit poème complet : c'est ainsi que la
Jeune Fille aux yeux noirs,
que nous citions tout-à-l'heure, et le
Roi de la Montagne
font partie d'un ensemble de huit chants qui tous développent et
expliquent la pensée première ; il en est de même du
Contrebandier et
d'un groupe intitulé le
Prolétaire,
qui est jusqu'à présent resté inédit. Ce que nous avons dit de l'humble
destinée et des exagérations politiques de l'auteur peut donner un
nouvel intérêt à ce petit poème que nous allons reproduire :
LE PROLÉTAIRE.
ROMANCE EN SIX PARTIES.
C’est un homme de rien ! - Le direz-vous encor,
O grands ! sous ses haillons il possède un coeur d’or.
Si vous le rabaissez, moi, je veux qu'il grandisse
Plus que vous ! Il suffit de lui rendre justice.
I.
LE PERE DE FAMILLE.
Vite à la tâche !
Encor ! encor !
Bon ouvrier, point de relâche !
Vite à la tâche !
Encor ! encor !
Le travail est ton seul trésor.
J'ai mon premier-né, puis ma femme
Et l'enfant du pauvre Bastien ;
« Qui me dit, prêt à rendre l'âme :
Traite mon fils comme le tien.
Ami, je mourrai sans faiblesse,
Pourvu qu'à mes derniers momens,
Au pauvre enfant du moins je laisse
Un ap1tui pour ses jeunes ans. »
Vite à la tâche, etc.
Grâce an travail, la gaîté brille
Chez moi, quand j'y rentre le soir,
Afin de
manger en famille
Mon pain, quelquefois un peu noir.
Grâce à lui, quand vient le dimanche,
Les enfans heureux et dispos,
Bien parés, en chemise blanche,
Rêvent l'oubli de tous
les maux.
Vite à la tâche, etc.
Pour mes vieux jours qu'aux moins j'obtienne
Un peu d'aisance et de repos !
Mais, que voulez-vous qu’on devienne
Avec la taxe et les impôts ?
Cependant, je saurai me taire
Je dois aux miens, pour leur bonheur,
L'enseignement du prolétaire :
Patience, force et douceur .
Vite à la tâche, etc.
II.
LA MENAGERE
Oh ! je suis une heureuse mortelle !
En dépit des plus rudes travaux,
Mon Albert, dans l'ardeur de son zèle.
N'a pour moi que de tendres
propos.
Quelle reine
Souveraine,
Au milieu de sa cour,
Pourrait dire
Qu'elle inspire
Plus d'ivresse et d'amour ?
Voyez-donc, dans les yeux de leur père
Qui sourit de leur
jeune embarras,
Les enfans travailler pour me plaire,
Et, joyeux, revenir dans mes bras !
Quelle reine, etc.
Tout s'empresse à calmer mes alarmes,
Point de maux, d'importun souvenir,
Et déjà, le présent plein de charmes,
Me promet un meilleur avenir.
Quelle reine, etc.
III.
L'ENFANT ADOPTIF.
Toujours, toujours des larmes
!
A nourrir mes alarmes
Vous trouvez donc des charmes
?
Mère, consolez-vous ;
Regardez-moi : j'espère,
En songeant que mon père,
Retiré de misère,
Veille là haut sur nous.
J'ai gardé dans mon coeur ses dernières paroles,
Voilà ce qu'il disait à l'instant de mourir :
« Point de larmes sur moi, ni de plaintes frivoles !
Mes enfans, du courage ! il vous reste à souffrir ! »
Toujours, toujours des larmes, etc.
Eh ! bien, oui ; mon bon frère est
pris à la milice,
Pourtant, ne craignez rien, je partirai pour lui.
Certes il vaut mieux que moi, ma mère, et c'est justice
De laisser le meilleur pour vous servir d'appui.
Toujours, toujours des larmes, etc.
Gémissant orphelin, dès ma tendre Jeunesse,
Vous m'avez, comme un fils, élevé dans vos bras,
Et je devais pour vous m'immoler sans faiblesse ;
Mais, vous voyant pleurer, je
n'y résiste pas !
Toujours, toujours des larmes, etc.
IV.
LA VEUVE.
Je suis une pauvre veuve,
Mais Dieu connaît mes chagrins,
Et peut faire, aux jours d'épreuve,
Succéder des jours sereins.
Me voyant dans la détresse,
L'orphelin, que ma tendresse
Combla des soins les plus doux,
Me dit : « Calmez-vous, ma mère !
Je remplace mon bon frère. »
Puis il partit malgré nous.
Je suis une pauvre veuve, etc.
Noble enfant ! lorsque des glaives
Le menacent dans mes rêves,
Je m'éveille en frémissant ;
Et tout en pleurs, je m'écrie :
« Sauvez-moi, vierge Marie,
On veut répandre mon sang !
Je suis une pauvre verve, etc.
Oh ! c'est une erreur sans doute
Eh ! quoi, là bas, sur la route,
Mon enfant me tend les bras !...
J'en ai tressailli de joie,
Oui, le ciel nous le renvoie ;
Mon coeur ne s'abuse pas.
Je suis une pauvre veuve, etc.
V.
LE TRAVAILLEUR.
Allons ! reste en paix, mon bon frère,
Chacun son tour : Oui, par ma foi,
Tu m'as remplacé
militaire,
Moi, je veux travailler pour toi.
A l'atelier, pauvre novice,
Tu crois m'aider ; restons-en là,
Mon vieux ! c'est un autre service,
Tu n'entends rien à celui-là.
De notre mère bien-aimée
Ton retour a comblé les voeux ;
Regarde comme elle est charmée,
Va donc l'embrasser pour nous deux.
Notre mère avec moi se ligue ;
Va t'asseoir près du feu, là-bas,
Et, pour me tirer de
fatigue,
Tiens, parle-moi de tes combats.
Allons ! reste en paix, mon bon frère, etc.
VI.
29 JUILLET.
Voici le Louvre et l'enceinte sacrée
Où s'éteignit plus d'un coeur généreux ;
Là, jusqu'au soir, une femme éplorée
Vient remplir l'air de ses cris douloureux :
Oh ! rendez-moi les enfans que je pleure !
Dieu de bonté, mon seul espoir ;
N'est-il pas bien temps que je meure
Et monte au ciel
pour les revoir ?
Pauvres enfans, ma richesse et ma joie !
Tous deux si purs, si pleins d'humanité !
La tombe, hélas ! en a donc fait sa proie ?
Tous deux sont morts, morts pour la Liberté !
Pour insulter à ma douleur amère,
Je ne sais plus quel courtisan m'a dit :
« Prenez cet or ! » De l'or ! à moi , leur mère !
Lec prix du sang !... Retire-toi, maudit !
Oh ! rendez-moi les enfans que je pleure , etc.
Certes , nous ne voulons pas dire que cette poésie soit irréprochable ;
que ce soit même, à proprement parler, de la poésie ; notre respect
pour les morts et notre amour de la patrie normande ne nous aveuglent
pas à ce point ; mais n'oublions pas que ce n'était là que le libretto
d'une oeuvre musicale, et que la mélodie devait, si la mort ne s'était
placée entre elles deux, venir au secours de la romance.
Au reste, ce poëme si court, et pourtant si complet, ne renferme-t-il
pas une bonne part des douleurs et des généreuses tendances du peuple ?
Il fallait en être sorti, comme Bétourné ; il fallait avoir éprouvé ses
besoins et ses privations, pour pouvoir les décrire et les poétiser
ainsi. La partie morale de ses romances avait été puisée à cette
source, et il n'y a pas jusqu'à la partie rhythmique qu'il n'eût pu
apprendre, comme Pythagore, au bruit cadencé des marteaux de forge.
Le chemin le plus sûr pour arriver au coeur et à l'intelligence des
pauvres gens, c'est d'étudier à fond leurs émotions et leur langage ;
et, pour cela, il n'est pas inutile d'avoir vécu et souffert avec eux.
Mais la langue populaire n'était pas la seule qu'il connût et qu'il sût
parler ; la facilité surprenante avec laquelle il se pliait aux
exigences des compositeurs se retrouve dans cette autre facilité qu'il
avait à prendre tous les genres et à nuancer sa poésie de toutes les
couleurs. Aussi était-il à la fois le romancier du grand monde et le
chansonnier du pauvre. Ses refrains, qu'une voix extrêmement fausse
l'empêchait de chanter lui-même, passaient de la bouche des femmes du
peuple dans celle des femmes à la mode, et pianos et orgues de barbarie
retentiront long-temps des mélodies simples et touchantes que ses vers
avaient su inspirer.
Aujourd'hui, que nous l'avons perdu, il serait triste de laisser la
romance décheoir et tomber par exemple dans le domaine de MM. Gustave
Lemoine et Crevel de Charlemagne. Rêvons, composons, inventons de
nouveaux rhythmes et de nouveaux genres ; le Tyrol est une terre usée ;
les glaciers de l'Helvétie fondent au soleil ; les bergères et les
fougères sont un peu flétries ; Venise n'a plus de Lagunes et de
gondoliers à suffire ; les mères larmoyantes et les lionnes andalouses
ont trop gémi ou rugi sur les claviers ; les amoureux de nos albums
illustrés se sont assez mirés dans les yeux les uns des autres ;
faisons du neuf, s'il se peut ; sinon, ayons recours à nos ancêtres ou
à nos voisins ; l'Allemagne est une bonne prêteuse ; notre philosophie
et notre histoire s'en ressentent ; que notre poésie parlée ou chantée
se résigne aussi à lui être redevable de quelque chose. Le Français,
qui n'est plus
léger,
a commencé depuis long-temps à pouvoir comprendre la mélancolie de
Uhland et de Bürger, et la ballade peut, à la rigueur, aspirer à
conquérir, dans l'avenir de la romance, un peu de la part très-grande
qu'elle a eue dans son passé.
PAUL DELASALLE.