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P. Delasalle : Ecrivains et poètes de Normandie : A. Bétourné (ca1840)
DELASALLE, Paul : Ecrivains et poètes de Normandie : A. Bétourné.- Alençon : Poulet-Malassis, [ca1840].- 12 p. ; 19 cm.
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.VI.2009)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : Norm br 296).
 
Ecrivains et poètes de Normandie :
Ambroise Bétourné
[1795-1838]
par
Paul Delasalle.

~*~

 
Il y a dans le monde de l'imagination deux soeurs toujours jeunes et toujours belles, deux amies d'enfance qui se sont résignées avec bien de la peine à vivre séparées l'une de l'autre, et qui se rapprochent, quand elles le peuvent, pour former un groupe charmant et harmonieux.
   
Aux temps des anciens peuples et des anciens idiomes, la poésie et la musique semblaient unies par un lien nécessaire et primordial ; la langue était accentuée et rhythmique ; la mélodie était une puissance, et la lyre était le symbole commun des deux arts, en même temps qu'elle était l'instrument divin et civilisateur. Orphée était à la fois poète, musicien et chef de peuples : de lui procédaient en même temps les lois sévères du devoir et les douces sensations du plaisir.

Depuis, il y a eu divorce entre ces deux élémens de la société antique : la poésie a voulu marcher sans sa compagne, et celle-ci a dû se passer d'elle, mais elle l'a vue bientôt perdre son rhythme et son harmonie ; elle l'a vue hésiter et craindre, s'égarer et décheoir. Après beaucoup de luttes et d'efforts, la fugitive a pris des forces et du courage ; elle est devenue grande, et libre ; sortie du temple, où elle avait brillé long-temps, elle s'est élancée vers les sphères les plus hautes ; elle a abordé des mondes inconnus et nouveaux ; elle est devenue à elle seule quelque chose d'élevé et de mystérieux.

De son côté, la musique a fait son chemin : elle s'est d'abord mariée aux chants du prêtre, et s'est réfugiée dans les tubes sonores de l'orgue ; elle a multiplié ses instrumens et ses miracles ; elle a passionné le peuple des champs de bataille et des carrefours ; et, pour les organisations plus développées, elle a créé des concerts géans et de merveilleuses symphonies ; elle s'est emparée de toutes les natures et de toutes les sensations.

Il faut l'avouer, ces deux soeurs, qui ont vécu si long temps isolées, et qui se suffisent si bien à elles-mêmes, se montrent difficiles lorsqu'il s'agit d'un rapprochement conditionnel et de concessions réciproques ; la voix qui parle et la voix qui chante ont de la peine à descendre ou à monter au même ton ; peu de compositeurs se résignent à étendre à l'excès ou à replier leur conception musicale, pour qu'elle puisse s'adapter aux proportions d'un cadre qu'ils n'avaient pas prévu ; peu de poètes veulent faire le sacrifice de leur expression ou de leur pensée, au profit d'une série de sons qui ne leur appartiennent pas, et dont ils ne soupçonnent pas encore l'agencement et le résultat prochain. Pourtant c'est ordinairement le poète qui cède, et cette soumission explique l'infériorité si grande des poëmes et des libretti, eu égard aux oeuvres musicales dont ils ne sont en quelque sorte que le programme.
 
L'homme de poésie qui arrive ainsi à se plier complaisamment aux voeux et aux idées d'un autre artiste, à rendre son vers rhythmé et flexible, à placer les repos et les césures comme des charnières qui se correspondent de distance en distance, et qui permettent au poème de se prêter à toutes les impulsions, à tous les caprices mobiles de l'harmonie ; l'homme qui sait se faire ainsi un plan mesuré et une disposition intelligente, est le poète qu'il faut au compositeur, l'accessoire indispensable de son génie , la parole de ses rêveries et de ses émotions.
  
A. Bétourné était cet homme-là ; il avait acquis une rare perfection de rhythme, de pureté, de simplicité et d'élégance ; il s'était, lui poète, habitué aux calculs minutieux de la prosodie, à une sorte de précision géométrique dans la versification. Aussi était-il recherché de tous les artistes les plus renommés et les plus habiles ; aussi était-il arrivé lui-même, sous leur couvert, à une célébrité réelle, à une vogue tout-à-fait incontestable, vogue qui avait passé nos frontières, gagné l'Italie, la Grande-Bretagne, le Nouveau-Monde, bien plus loin encore, car elle était parvenue jusque dans nos villages les plus obscurs, jusque dans nos chaumières les plus enfumées ; car Bétourné était devenu le romancier du peuple, comme Béranger en fut le chansonnier politique, et leurs deux muses présidaient ensemble et dans le même temps à ses rêves de gloire et à ses amours.
 
Ambroise Bétourné naquit à Caen le 6 pluviose an III (25 janvier 1795) ; il était fils de J.-J. Bétourné, boulanger à Caen, et de Marie Groult. L'officier de l'état civil qui constata sa naissance fut obligé de se transporter au domicile de sa mère, à cause, dit le registre de l'état civil, de la faiblesse de l'enfant qui n'eût pu, sans danger de mort, être transporté à la maison commune. Ceux de nos lecteurs qui, comme nous, auront vu Bétourné dans la force de son âge, savent à quelles formes athlétiques l'enfant chétif de 1795 était parvenu.

Après des études assez ordinaires faites au collège de Caen, Ambroise Bétourné, qui pourtant n'avait rien de ce qui caractérise le héros, partit avec les conscrits de l'empire et devint, après peu d'années, sergent-major dans la jeune garde ; sa belle écriture, plutôt que son courage militaire, lui avait valu cet avancement.

Rentré dans la vie civile, il se fixa d'abord à Paris, et fut, tour-à-tour, quelquefois simultanément ouvrier serrurier-mécanicien , professeur de chausson (les amateurs écrivent savate) dans le faubourg Saint-Antoine, et maître de français dans un pensionnat de demoiselles. Je lui ai entendu dire à lui-même qu'il lui arriva plus d'une fois de quitter le tablier de forgeron pour l'habit de gala, et de passer en moins d'une heure de son atelier de serrurerie dans le salon de Mme Malibran.

L'auteur de tant de romances miellées et inoffensives avait une grande exaltation dans ses opinions politiques. Il eut l'honneur d'être inquiété pour ce fait, après les conspirations de 1822 et de 1823, et refusa de profiter, en 1827, de l'amitié reconnaissante de M. Guernon de Ranville, alors ministre. M. Guernon, n'étant encore qu'écolier, avait failli se noyer, et n'avait dû son salut qu'aux efforts courageux de son camarade Bétourné. Celui-ci, devenu homme, loin de répondre aux avances du ministre, se plaisait à diriger contre lui une foule de charges et d'épigrammes. Ce fut lui qui livra au Figaro la chanson fameuse en Normandie :

Bonaparte est en cage....
Il n'eût tenu qu'a lui
De servir les Bourbons
Sous le ducque d'Aumont.


Il prétendait aussi avoir écrit en partie l'article qui accompagnait cette chanson. En attaquant ainsi M. Guernon de Ranville, Bétourné se vengeait, disait-il, de certains déboires qu'il avait essuyés dans les salons de Son Excellence. Le peu d'aptitude de notre romancier aux détails et aux recherches de la vie élégante explique suffisamment, pour ceux qui l'ont connu, la nature des mystifications ou, tout au moins, des contrariétés qu'il put avoir à subir dans un monde qui lui était aussi complètement antipathique.

A cette époque, il vivait familièrement avec Charlet et les autres artistes qui fréquentaient le cabaret de la mère Saguet. Il était lié aussi avec Decamps, Isabey, Dévéria, Poterlet, qui a peint un bon portrait de lui, et le musicien Th. Labarre, celui qui a le plus servi à la réputation de ses romances. On a lithographié un portrait de Bétourné d'après Dévéria.

Notre poète revint à Caen en 1831 ; il y fut d'abord expéditionnaire chez un notaire, ensuite prote chez Chalopin, imprimeur du Momus Normand et de l'Étudiant, recueils mensuels dans lesquels il fit paraître plusieurs articles.

En 1834, il fut emmené à Rouen par un négociant, en qualité de teneur de livres ; il y est mort, frappé d'apoplexie, trois ou quatre ans après cette époque. Le jour même de sa mort, Mme Albert donnait à Rouen une représentation au Théâtre des Arts. Le parterre l'engagea à chanter, au lieu de jouer les pièces annoncées sur l'affiche, les meilleures romances de Bétourné, et la charmante actrice se prêta à ce désir avec une grâce parfaite et aux applaudissemens de la salle entière.

Ambroise Bétourné avait publié, en 1825 (à Paris, chez Castel de Courval), volume in-18, sans date, un recueil d'élégies, fables, romances, sous ce titre : Délassemens poétiques ; il fut peu remarqué, et méritait cependant quelque attention. Le texte des nombreuses romances qu'il composa depuis, et que nos meilleurs compositeurs recherchaient avec empressement, n'a jamais été publié à part. On s'était occupé de les réunir ; un jeune littérateur de Rouen, M. Paulmier, y avait même ajouté une préface ; mais ce projet de publication fut abandonné bientôt. Les romances de Bétourné ont été dispersées après sa mort, comme elles l'avaient été pendant sa vie, et il en a été de même d'une collection de dessins des meilleurs maîtres, qu'il avait composée avec beaucoup de soins et qu'il devait en grande partie à l'amitié des artistes avec lesquels son talent l'avait mis en relations.

Ceux qui voudraient avoir une juste idée de ce talent, doivent se garder de croire que Bétourné eût entendu donner entièrement sa démission de poète au profit des musiciens avec lesquels il s'alliait pour nous charmer ; le recueil de ses romances, s'il eût été publié en texte pur, et indépendamment du chant, eût prouvé que tout attrait ne s'évanouit pas avec les airs du compositeur, et que Bétourné avait cherché à répandre, dans ses vers légers, non pas seulement un peu de pensée et de tendre mélancolie, mais encore une moralité et un but. Prenez toutes ses romances l'une après l'autre, et vous y trouverez toujours une intention honnête et bonne, une affection loyale et dévouée, un encouragement à la vertu et à la droiture du coeur. La Jeune Fille aux yeux noirs méprise l'or des chevaliers et les villas des cardinaux pour suivre les pas d'un homme proscrit et pauvre ; l'Insulaire est une enfant des savannes qui regrette avec des larmes son vieux père et ses jeunes amours ; le coeur du Klephthe brûle de deux nobles flammes, l'amour et la liberté ; la romance de la Jeune Aveugle respire une mélancolie touchante dont la strophe suivante pourra donner une idée :

A cet âge heureux de la vie
Où tout séduit et parait beau,
Mes yeux sont couverts d'un bandeau :
La lumière, hélas ! m'est ravie.
Ma bonne soeur, guide mes pas tremblans :
Je veux m'asseoir sur les vertes fougères,
Au milieu des bergères
Qui chantent le primeras.

  
Partout, enfin, le romancier prêche l'amour de la famille et du pays ; la passion de la liberté et de l'honneur ; la paix du foyer domestique ; l'élan simple et vrai de la religion et de la prière ; partout il parle, aux uns de charité et de reconnaissance, aux autres de devoir et de travail.

Les romances de Bétourné sont souvent groupées en séries, dont chacune forme un petit poème complet : c'est ainsi que la Jeune Fille aux yeux noirs, que nous citions tout-à-l'heure, et le Roi de la Montagne font partie d'un ensemble de huit chants qui tous développent et expliquent la pensée première ; il en est de même du Contrebandier et d'un groupe intitulé le Prolétaire, qui est jusqu'à présent resté inédit. Ce que nous avons dit de l'humble destinée et des exagérations politiques de l'auteur peut donner un nouvel intérêt à ce petit poème que nous allons reproduire :

LE PROLÉTAIRE.
ROMANCE EN SIX PARTIES.

C’est un homme de rien ! - Le direz-vous encor,
O grands ! sous ses haillons il possède un coeur d’or.
Si vous le rabaissez, moi, je veux qu'il grandisse
Plus que vous ! Il suffit de lui rendre justice.

I.
LE PERE DE FAMILLE.

Vite à la tâche !
Encor ! encor !
Bon ouvrier, point de relâche !
Vite à la tâche !
Encor ! encor !
Le travail est ton seul trésor.

J'ai mon premier-né, puis ma femme
Et l'enfant du pauvre Bastien ;
« Qui me dit, prêt à rendre l'âme :
Traite mon fils comme le tien.
Ami, je mourrai sans faiblesse,
Pourvu qu'à mes derniers momens,
Au pauvre enfant du moins je laisse
Un ap1tui pour ses jeunes ans. »
Vite à la tâche, etc.

Grâce an travail, la gaîté brille
Chez moi, quand j'y rentre le soir,
Afin de manger en famille
Mon pain, quelquefois un peu noir.
Grâce à lui, quand vient le dimanche,
Les enfans heureux et dispos,
Bien parés, en chemise blanche,
Rêvent l'oubli de tous les maux.
Vite à la tâche, etc.

Pour mes vieux jours qu'aux moins j'obtienne
Un peu d'aisance et de repos !
Mais, que voulez-vous qu’on devienne
Avec la taxe et les impôts ?
Cependant, je saurai me taire
Je dois aux miens, pour leur bonheur,
L'enseignement du prolétaire :
Patience, force et douceur .
Vite à la tâche, etc.

II.
LA MENAGERE

Oh ! je suis une heureuse mortelle !
En dépit des plus rudes travaux,
Mon Albert, dans l'ardeur de son zèle.
N'a pour moi que de tendres propos.

Quelle reine
Souveraine,
Au milieu de sa cour,
Pourrait dire
Qu'elle inspire
Plus d'ivresse et d'amour ?

Voyez-donc, dans les yeux de leur père
Qui sourit de leur jeune embarras,
Les enfans travailler pour me plaire,
Et, joyeux, revenir dans mes bras !
Quelle reine, etc.

Tout s'empresse à calmer mes alarmes,
Point de maux, d'importun souvenir,
Et déjà, le présent plein de charmes,
Me promet un meilleur avenir.
Quelle reine, etc.

III.
L'ENFANT ADOPTIF.

Toujours, toujours des larmes !
A nourrir mes alarmes
Vous trouvez donc des charmes ?
Mère, consolez-vous ;
Regardez-moi : j'espère,
En songeant que mon père,
Retiré de misère,
Veille là haut sur nous.

J'ai gardé dans mon coeur ses dernières paroles,
Voilà ce qu'il disait à l'instant de mourir :
« Point de larmes sur moi, ni de plaintes frivoles !
Mes enfans, du courage ! il vous reste à souffrir ! »
Toujours, toujours des larmes, etc.

Eh ! bien, oui ; mon bon frère est pris à la milice,
Pourtant, ne craignez rien, je partirai pour lui.
Certes il vaut mieux que moi, ma mère, et c'est justice
De laisser le meilleur pour vous servir d'appui.
Toujours, toujours des larmes, etc.

Gémissant orphelin, dès ma tendre Jeunesse,
Vous m'avez, comme un fils, élevé dans vos bras,
Et je devais pour vous m'immoler sans faiblesse ;
Mais, vous voyant pleurer, je n'y résiste pas !
Toujours, toujours des larmes, etc.

IV.
LA VEUVE.

Je suis une pauvre veuve,
Mais Dieu connaît mes chagrins,
Et peut faire, aux jours d'épreuve,
Succéder des jours sereins.

Me voyant dans la détresse,
L'orphelin, que ma tendresse
Combla des soins les plus doux,
Me dit : « Calmez-vous, ma mère !
Je remplace mon bon frère. »
Puis il partit malgré nous.
Je suis une pauvre veuve, etc.

Noble enfant ! lorsque des glaives
Le menacent dans mes rêves,
Je m'éveille en frémissant ;
Et tout en pleurs, je m'écrie :
« Sauvez-moi, vierge Marie,
On veut répandre mon sang !
Je suis une pauvre verve, etc.

Oh ! c'est une erreur sans doute
Eh ! quoi, là bas, sur la route,
Mon enfant me tend les bras !...
J'en ai tressailli de joie,
Oui, le ciel nous le renvoie ;
Mon coeur ne s'abuse pas.
Je suis une pauvre veuve, etc.

V.
LE TRAVAILLEUR.

Allons ! reste en paix, mon bon frère,
Chacun son tour : Oui, par ma foi,
Tu m'as remplacé militaire,
Moi, je veux travailler pour toi.

A l'atelier, pauvre novice,
Tu crois m'aider ; restons-en là,
Mon vieux ! c'est un autre service,
Tu n'entends rien à celui-là.

De notre mère bien-aimée
Ton retour a comblé les voeux ;
Regarde comme elle est charmée,
Va donc l'embrasser pour nous deux.

Notre mère avec moi se ligue ;
Va t'asseoir près du feu, là-bas,
Et, pour me tirer de fatigue,
Tiens, parle-moi de tes combats.
Allons ! reste en paix, mon bon frère, etc.

VI.
29 JUILLET.

Voici le Louvre et l'enceinte sacrée
Où s'éteignit plus d'un coeur généreux ;
Là, jusqu'au soir, une femme éplorée
Vient remplir l'air de ses cris douloureux :

Oh ! rendez-moi les enfans que je pleure !
Dieu de bonté, mon seul espoir ;
N'est-il pas bien temps que je meure
Et monte au ciel pour les revoir ?

Pauvres enfans, ma richesse et ma joie !
Tous deux si purs, si pleins d'humanité !
La tombe, hélas ! en a donc fait sa proie ?
Tous deux sont morts, morts pour la Liberté !

Pour insulter à ma douleur amère,
Je ne sais plus quel courtisan m'a dit :
« Prenez cet or ! » De l'or ! à moi , leur mère !
Lec prix du sang !... Retire-toi, maudit !
Oh ! rendez-moi les enfans que je pleure , etc.


Certes , nous ne voulons pas dire que cette poésie soit irréprochable ; que ce soit même, à proprement parler, de la poésie ; notre respect pour les morts et notre amour de la patrie normande ne nous aveuglent pas à ce point ; mais n'oublions pas que ce n'était là que le libretto d'une oeuvre musicale, et que la mélodie devait, si la mort ne s'était placée entre elles deux, venir au secours de la romance.
  
Au reste, ce poëme si court, et pourtant si complet, ne renferme-t-il pas une bonne part des douleurs et des généreuses tendances du peuple ? Il fallait en être sorti, comme Bétourné ; il fallait avoir éprouvé ses besoins et ses privations, pour pouvoir les décrire et les poétiser ainsi. La partie morale de ses romances avait été puisée à cette source, et il n'y a pas jusqu'à la partie rhythmique qu'il n'eût pu apprendre, comme Pythagore, au bruit cadencé des marteaux de forge.

Le chemin le plus sûr pour arriver au coeur et à l'intelligence des pauvres gens, c'est d'étudier à fond leurs émotions et leur langage ; et, pour cela, il n'est pas inutile d'avoir vécu et souffert avec eux.

Mais la langue populaire n'était pas la seule qu'il connût et qu'il sût parler ; la facilité surprenante avec laquelle il se pliait aux exigences des compositeurs se retrouve dans cette autre facilité qu'il avait à prendre tous les genres et à nuancer sa poésie de toutes les couleurs. Aussi était-il à la fois le romancier du grand monde et le chansonnier du pauvre. Ses refrains, qu'une voix extrêmement fausse l'empêchait de chanter lui-même, passaient de la bouche des femmes du peuple dans celle des femmes à la mode, et pianos et orgues de barbarie retentiront long-temps des mélodies simples et touchantes que ses vers avaient su inspirer.

Aujourd'hui, que nous l'avons perdu, il serait triste de laisser la romance décheoir et tomber par exemple dans le domaine de MM. Gustave Lemoine et Crevel de Charlemagne. Rêvons, composons, inventons de nouveaux rhythmes et de nouveaux genres ; le Tyrol est une terre usée ; les glaciers de l'Helvétie fondent au soleil ; les bergères et les fougères sont un peu flétries ; Venise n'a plus de Lagunes et de gondoliers à suffire ; les mères larmoyantes et les lionnes andalouses ont trop gémi ou rugi sur les claviers ; les amoureux de nos albums illustrés se sont assez mirés dans les yeux les uns des autres ; faisons du neuf, s'il se peut ; sinon, ayons recours à nos ancêtres ou à nos voisins ; l'Allemagne est une bonne prêteuse ; notre philosophie et notre histoire s'en ressentent ; que notre poésie parlée ou chantée se résigne aussi à lui être redevable de quelque chose. Le Français, qui n'est plus léger, a commencé depuis long-temps à pouvoir comprendre la mélancolie de Uhland et de Bürger, et la ballade peut, à la rigueur, aspirer à conquérir, dans l'avenir de la romance, un peu de la part très-grande qu'elle a eue dans son passé.

PAUL DELASALLE.


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