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Devilliana ou articles de journaux rédigés par Etienne Deville (1922-1939)
DEVILLE, Etienne (1878-1944) : Devilliana ou articles de journaux : 1922-1939, rédigés par Etienne Deville ; colligés et disposés par le baron Joseph Tardif de Moidrey (1939)

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.I.2011)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros] obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Ms 117-1/6)

Page de Titre Devilliana cahier 1 - BmLx : Ms 117-1

DEVILLIANA 
[extraits]
ou

Articles de Journaux

DE MONSIEUR
ÉTIENNE DEVILLE

Officier de l’Instruction publique,
Conservateur du Musée et de la Bibliothèque de Lisieux


~ * ~

Chroniques du « Journal de Rouen »
___

29 septembre 1922
___
Le Pèlerinage du Mont
A TRAVERS LES SIÈCLES


Les travaux de restauration opérés au Mont Saint-Michel par les soins de la commission des Monuments historiques, ont rendu à l’abbatiale archangélique son antique beauté. Voici que la vie spirituelle, un moment suspendue dans ce grand corps sans âme, vient d’y reprendre son cours normal. Le Mont Saint-Michel au péril de la mer retrouve, dans la splendeur des pompes liturgiques, son éclat des anciens jours.

La date du 29 septembre 1922 restera à jamais mémorable dans les annales du célèbre sanctuaire, et l’affluence nombreuse, accourue de tous les points de la Normandie, rappelle un instant le souvenir de ces longues théories de pèlerins qui, religieusement, s’ébranlaient autrefois à travers la mélancolique étendue de ses grèves.

L’institution des pèlerinages montois est contemporaine des premiers miracles qui consacrèrent la réputation du culte de l’archange sur le mont Tombe. Les vieux légendaires de la bibliothèque d’Avranches nous ont conservé de naïfs récits que les scribes du couvent transcrirent pour l’édification des fidèles. Des prodiges se sont accomplis dans cette église ; des malades y ont recouvré la santé ; des aveugles, des sourds et des muets, la vue, l’ouïe et la parole.

Dès le XIe siècle, des confréries s’établirent en Normandie sous le vocable de l’archange ; elles avaient pour but l’ensevelissement des morts. Faut-il en voir l’origine dans le récit que la Légende dorée a consacré à un pèlerin de Lorraine, se rendant à Compostelle, qui mourut près du Mont Saint-Michel et fut miraculeusement transporté à Saint-Jacques par l’apôtre lui-même, scène dont le souvenir est conservé dans le tympan d’un vitrail de l’église Saint-Jacques de Lisieux ?

A l’origine même de la fondation du monastère, le roi Childebert III y vint en pèlerinage l’an 710. Ce fut, dit un vieil historien, la première tête couronnée qui « humilia son front devant l’autel élevé sous l’invocation du prince de la milice céleste. »

Edouard le Confesseur, roi d’Angleterre, prédécesseur immédiat du Conquérant, visita fréquemment le Mont. Harold, qui disputa à Guillaume la couronne d’Angleterre, y fut envoyé comme ambassadeur du roi Edouard. Il accompagna le duc de Normandie à l’abbaye, venerunt ad montem Michaelis, dit la Tapisserie de Bayeux.

Au commencement du XIIe siècle, le duc Robert, revenant de Terre Sainte, y vint rendre grâce à Dieu avec Sibille sa femme. Ce fut alors l’époque des plus magnifiques pélerinages et les animosités les plus grandes se calmèrent au pied de ses autels : Saint Thomas Becket, Henri II d’Angleterre et le roi de France en visitant le sanctuaire de l’archange ne pensaient qu’à la réconciliation, tanta erat temporis pietas et concordia, dit Robert du Mont, qui fut un des témoins de cette royale visite en 1158.

Puis ce furent Saint-Louis, Philippe le Hardi, Philippe le Bel, Charles VI, Louis XI qui vint plus d’une fois à l’abbaye et le gratifia d’importantes largesses ; François Ier en 1518 et 1532 ; Charles IX et son frère Henri en 1561. Ce fut par ordre de ce dernier que le célèbre historien de Thou vint au Mont en 1580 et en fit la description.

En l’année 1210, le roi Philippe-Auguste fonda à Paris la confrérie de Saint-Michel en une chapelle dédiée à l’archange dans la cour du palais de la Cité. Il existait même certaines hôtelleries qui hébergeaient les pauvres pèlerins et les enfants, qui y trouvaient les ressources nécessaires pour continuer leur pèlerinage. On se fera une idée du nombre de ces pèlerins quand on songe que du 1er août 1368 au 25 juillet 1369, l’hôpital de la confrérie de Saint-Jacques, à Paris, hébergea 16,690 pèlerins qui se rendaient au Mont ou qui en revenaient.

C’est en 1333 que commencèrent ces fameux pélerinages d’enfants qui devaient se continuer pendant plus d’un siècle. Un auteur anonyme, contemporain des faits qu’il raconte, entre à ce sujet dans de minutieux détails, que je suis dans la nécessité de résumer.

Dans ce temps-là, dit-il, notre église vit arriver, de près et de loin, une innombrable multitude d’enfants qu’on appelait pastoureaux. Les uns venaient en bande, les autres isolément. Beaucoup assuraient avoir entendu des voix spirituelles qui leur disaient : Va au Mont Saint-Michel, et alors l’ardeur du désir les faisait trembler de tous leurs membres. Ils laissaient dans les champs leurs habits et leurs troupeaux et se mettaient aussitôt en marche sans en informer ni maîtres ni parents. Nous avons vu un prêtre dont les paroissiens furent saisis de cette subite dévotion : bien que sa maison ne fut pas éloignée, il n’eut pas le temps d’y entrer.

Un autre exemple n’est pas moins singulier, c’est celui d’un forgeron qui laisse son fer chaud sur l’enclume pour se mettre en route.

Rien ne pouvait retenir les pastoureaux ; dans le diocèse de Séez, près d’Ecouché, deux jeunes gens brûlaient de partir pour le Mont ; leurs parents, pour les en empêcher, les enfermèrent. Peu après, le père ayant ouvert le cachot, ne trouva que deux corps inanimés ; leurs mains se dressaient vers le ciel comme s’ils étaient morts en invoquant Saint Michel.

Le zèle des petits pèlerins dut s’accroître au bruit de certains miracles que Dieu, disait-on, opérait en leur faveur.

A Mortagne, un homme ayant voulu empêcher le départ de plusieurs enfants, perdit immédiatement l’usage de la parole.

A Sourdeval, trois maçons se moquaient des pastoureaux : à les entendre, c’étaient des victimes de l’art des magiciens et des enchanteurs. La punition de ces railleries ne se fit pas longtemps attendre ; un mal subit les frappa tous les trois et, pour s’en délivrer, ils durent se vouer à Saint-Michel.

Pressés par le besoin, quelques-uns de ces enfants cueillaient des cerises dans le jardin d’un nommé Féret ; le propriétaire les chasse brutalement ; mais étant monté dans un arbre, il tombe à terre et périt de cette chute.

Dans un lieu nommé Dyssie, une bande de treize pastoureaux, qui venaient de pays éloignés, achetèrent pour leur repas un pain du prix de deux petits deniers tournois ; ils s’en nourrirent tous et il en resta même de nombreux morceaux.

Après avoir longuement raconté ces miracles, le bon moine termine par cette réflexion : « Beaucoup de pastoureaux nous ont dit que cette dévotion les prenait tout à coup, et avec une telle force qu’aussitôt ils partaient, dans quelqu’état qu’ils se trouvassent et quelle que fût la longueur du chemin à parcourir. D’où provenait ce mouvement ? Pourrait-on en attribuer la cause à un autre qu’au Seigneur, qui se cache aux savants et se manifeste aux petits et aux humbles ? »

Les pèlerinages du XVe siècle offrirent des circonstances encore plus singulières. Ils furent entrepris par des enfants des Flandres et des bords du Rhin. (1)

En1457, nous apprend le moine historien Jean Huynes, il vint d’Allemagne si grande quantité d’hommes, de femmes et d’enfants si jeunes que plusieurs n’avaient point encore atteint l’âge de neuf ans. L’histoire d’un de ces jeunes pèlerins raconte que, le 2 mars 1457, un enfant de neuf ans, nommé Nicolas, fils de Pierre le Pellier, du diocèse de Liège, fut pris du désir de voir le Mont Saint-Michel. Il demanda à son père la permission de se joindre à une bande qui partait. Le père refusa, mais promit de le mener au Mont dans deux ans. Cette réponse calma l’enfant. Mais peu d’instants après il vit passer trois pèlerins de son âge, alors il ne peut maîtriser son désir et se joint à eux sans prévenir son père. Celui-ci se lance à sa poursuite et le rejoint à la porte de la ville. Dans sa colère, il le prend par les cheveux en proférant des blasphèmes, mais au même instant il tombe mortellement frappé par la vengeance divine. L’enfant continua sa route et, après 24 jours de marche, il arriva au Mont avec une troupe de trente pèlerins.

Ce religieux entraînement s’était en un instant communiqué à tout le Brabant, à la haute et à la basse Allemagne, à tel point que les pèlerins avaient de la peine à trouver des vivres sur leur route. Ces migrations alarmèrent les hommes sages des bords du Rhin, et les docteurs se mirent à l’oeuvre pour arrêter ce mouvement. Un des savants les plus réputés de cette époque, Denis de Rietrel, plus connu sous le nom de Denis le Chartreux, écrivit à cette occasion un curieux traité intitulé Epistola de cursu puerorum ad sanctum Michaelem. On ignore l’influence de cette épître sur les masses dont elle voulait détruire les illusions ; toujours est-il qu’après 1460, on ne trouve plus trace de ces pèlerinages.

Les pèlerins avaient l’habitude d’emporter quelque souvenir du lieu qu’ils avaient visité. Dès le Xe siècle, les pèlerins du Mont Tombe arrachaient des pierres aux murs de la collégiale ou détachaient quelque fragment de l’autel de saint Aubert, à tel point que les chanoines durent s’opposer à ces déprédations. Les pèlerins se contentèrent alors de petits morceaux de granit du rocher, du sable de la montagne ou des coquilles des grèves. Ce fut à ce moment qu’on moula, en plomb et en étain, ces petites enseignes destinées à être cousues sur le vêtement des pèlerins. La coquille devint l’emblème du sanctuaire de l’archange, et Louis XI en orna le collier de l’ordre célèbre des chevaliers de Saint-Michel, qu’il fonda en 1469.

On peut voir au musée de Cluny, dans la belle collection de plombs historiés trouvés dans la Seine, formée par Arthur Forgeais, un certain nombre de ces curieuses enseignes du pèlerinage montois.

Lorsque l’abbaye fut transformée en prison, les foules pieuses allèrent faire leurs dévotions dans l’église paroissiale ; mais lorsqu’en 1865 les bâtiments de l’abbaye furent loués à l’évêque de Coutances, l’ère des pèlerinages s’ouvrit à nouveau. Ceux de 1865, 1867, 1875 sont à retenir, ainsi que les solennités du couronnement de la statue de l’archange, le 4 juillet 1876.

Pour compléter l’oeuvre de restauration, il faut maintenant détruire la digue insubmersible qui a fait perdre au Mont, son caractère quasi mystérieux. Il faut rouvrir la voie aux vagues de la mer, et leur permettre de revenir se briser sur le roc inébranlable où se dresse la Merveille.

NOTE :
(1) Voir Etienne DUPONT : Les Pèlerinages d’Enfants allemands au Mont Saint-Michel, Paris 1907, 1 brochure in-8°.


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13 octobre 1922
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L’Art de Terre à Manerbe
et au Pré d’Auge

A PROPOS
de l’Exposition des Arts appliqués de Caen




L’Exposition organisée à Caen par les soins de la Région économique et le Comité régional des arts appliqués de Basse-Normandie, a permis de constater que la céramique décorative est encore en honneur dans notre province.

Les tuileries normandes de Caen, du Maizeret et de Bavent, les fabriques de Subles, de Noron et de Bayeux ont exhibé des pièces très intéressantes et très artistiques, rappelant les plus belles productions de l’âge d’or de la céramique normande.

Emaux polychrômes à grand feu, épis, frises, métopes, tuiles, poinçons, abouts de poutre, statuettes, animaux, vases à reflets métalliques, grès délicatement ouvrés ont, tour à tour, excité la curiosité des visiteurs et des gens de goût. Bien peu se sont doutés que toutes ces pièces aux couleurs chatoyantes n’étaient qu’une réminiscence d’un art qui fut jadis très prospère en notre région, alors que des fours de Manerbe et du Pré d’Auge sortaient ces superbes épis, ces jolis pavés et cette vaisselle de terre qui provoquait l’admiration d’un vieil historien normand, Gabriel Dumoulin, qui en parlait ainsi en 1631 : « On fait en Normandie de la poterie en beaucoup de lieux et à Manerbe, près de Lisieux, des vaisselles de terre qui ne cèdent en beauté et en artifices à celles qu’on nous apporte de Venise ». En 1667, Du Val pouvait encore écrire : « La plus délicieuse contrée de la Normandie, où l’on fait de la vaisselle de terre plus belle qu’ailleurs ».

L’histoire de la céramique de Manerbe et du Pré-d’Auge est très peu connue. Les rares auteurs qui lui ont consacré quelques lignes, l’ont fait avec une brièveté et un laconisme que beaucoup d’érudits ont imité.

Après Rever, étudiant en 1826 les pavés émaillés de Calleville (1), Raymond Bordeaux (2) est le premier à signaler l’intérêt de cette fabrication dont on ne s’occupa guère dans la première moitié du XIXe siècle. En 1885, M. de Mély essaya de déterminer l’origine de la majolique française dans un curieux article de la Gazette des Beaux-Arts (3). Plus tard, en 1902 et 1904, un érudit avocat de Pont-Audemer, A. Montier, étudia les pavés du Pré-d’Auge et de Lisieux et les épis de faîtage (4). Ces derniers travaux ne sont surtout que des descriptions d’oeuvres, suivies d’un essai de classement.

Les origines de la céramique à Manerbe et au Pré-d’Auge sont très anciennes et semblent bien devoir être reportées à l’époque gallo-romaine. Des fouilles pratiquées à divers endroits de ces deux villages ont amené la découverte de fragments de vases d’une antiquité indiscutable ; malheureusement on ne possède aucun document écrit pour ces périodes lointaines. Il nous faut arriver au moyen-âge pour rencontrer quelques textes importants sur ce sujet.

M. de Mély a écrit que l’industrie de la poterie se serait implantée à Manerbe vers 1375, après la fermeture des ateliers du Molay. Je ne partage pas tout à fait l’opinion de mon savant compatriote et j’estime au contraire que l’art de terre n’a pas cessé d’être en honneur à Manerbe et au Pré-d’Auge depuis l’occupation romaine, certains pavements sembleraient confirmer cette opinion. Nous savons notamment qu’en 1361, Robinet Guernin, potier de l’évêque de Lisieux, vend à Robert Delamare son titre de potier de l’évêque à cause duquel il jouissait d’un singulier prestige : celui de vendre seul de la poterie dans l’étendue de la ville et banlieue de Lisieux, excepté pendant la foire Saint-Ursin, qui commençait à la « vigile de ladite feste à l’heure de None et tout le jour d’icelle à heure de soleil coussant ». En 1418, Guillaume Coquerel était pourvu de cet office. En échange de ce privilège, ils étaient tenus de fournir la vaisselle de terre de la salle à manger du prélat le jour de son entrée dans sa ville épiscopale.

Il est regrettable que le cartulaire de l’abbaye du Val-Richer ait été détruit en 1793, il nous eût certainement fourni de précieuses indications, surtout pour le XIIIe siècle.

Pendant les XIVe et XVe siècles, ce fut principalement la fabrication du pavé figuré et de la tuile qui alimenta les fours du Pré-d’Auge jusqu’au moment où la fabrication savante fit place à l’industrie de la poterie.

A l’époque de la Renaissance, une influence étrangère se manifeste dans les productions. Il est probable qu’à la suite des expéditions au-delà les Alpes, des artistes furent ramenés par de grands seigneurs et s’établirent dans nos contrées. La technique changea alors, les motifs décoratifs ne sont plus les mêmes, et, certains rinceaux, que j’ai vus dans les restes d’anciens vitraux de l’église de Manerbe, dont le choeur fut reconstruit en style ogival, en 1513-1514, trahissent une influence nettement italienne.

Sans vouloir toucher à la grande place que Bernard Palissy occupe à si bon droit, sans chercher à lui enlever aucun mérite, il faut bien reconnaître qu’au milieu du XVIe siècle, lorsque les échos des succès du grand artiste parvinrent aux ateliers de Manerbe et du Pré d’Auge, nos artisans normands s’inspirèrent résolument du maître. Leurs productions sont classées par les historiens de la céramique - qui se sont montrés bien peu curieux dans la circonstance, - sous l’étiquette « suite de Palissy ». Bon nombre de ces pièces ont même été vendues comme des oeuvres du célèbre potier.

« Ce qui distingue au premier coup d’oeil les ouvrages du Pré d’Auge de ceux de Palissy, c’est que les émaux sont plus froids et rosés avec sècheresse partout où l’on rencontre du jaspé, les taches en sont petites, arrêtées, non parfondues ». Cette citation, que j’emprunte à Jacquemart, ne doit pas être prise à la lettre, et plus d’une pièce du Pré d’Auge, par le fini de son dessin, la richesse de sa couleur et de son émail peut être mise en parallèle avec les « rustiques figulines ».

Avec le XVIIe siècle, la fabrication des épis disparaissant, nos potiers s’attachent surtout à la fabrication du pavé, du pavé Pré d’Auge et du pavé de Lisieux, dont je parlerai plus loin. Elle se poursuit jusqu’au XVIIIe siècle et la décadence commença à cette époque. C’est alors que sortirent ces amortisements vernis au plomb qui remplaçèrent les épis émaillés et dont la composition, moins élégante et moins savante, n’est cependant pas dépourvue d’art. C’est de cette époque que datent ces nombreuses fontaines-lavabos, à la glaçure ou vernis en plomb, procédé connu des potiers gallo-romains. Il en est de fort belles avec des ornements en reliefs et j’en sais une portant la signature de « Jacques Vatier du Pré d’Auge 1771 ».

Les archives du tabellionnage de Lisieux, mises à ma disposition par Me Cailliau, notaire, que je tiens à remercier de son obligeance, m’ont permis de retrouver un certain nombre de noms de potiers, mais peu de renseignements sur leurs oeuvres. Ce sont des actes de la vie courante où les potiers interviennent pour opérer des transactions, faire des achats ou des ventes, des partages ou des traités de mariage.

Très souvent, le tabellion omet d’indiquer la profession des intéressés, en sorte que beaucoup de noms échappent, surtout pour les périodes anciennes.

Deux noms dominent surtout dans l’histoire de la céramique de Manerbe et du Pré d’Auge, les Bocage et les Vattier. Un Colin Bocage apparaît en 1499 dans un partage de biens, ce qui prouve que cette famille était établie au Pré d’Auge depuis déjà longtemps. Un autre, du même nom, fournit, en 1527, de « la brique et le pavey pour la maison de nouveau édifiée à la fabrique Saint-Pierre » de Lisieux, et plus tard, le 27 août 1562, Thomas Bocage vend du « pavé figuré pour paver devant le maistre autel » de la cathédrale, à raison de 65 sols le mille. En 1576, Jacques, fils Thomas, fait une nouvelle « livreson de six centz de pavé figuré pour paver à l’église près la tombe de Mons. de la Houblonnyère ». Cette famille s’est perpétuée au Pré d’Auge jusqu’à nos jours. De même les Vattier, dont le premier que je connaisse est un certain Robin Vattier qui vend deux pièces de terre en 1501. Cette famille prit une telle importance par la suite que leur nom est demeuré à un des hameaux du Pré d’Auge.

Je citerai encore Robert Bence « potier de la paroisse de Manerbe », cité dans des actes de 1537 et 1564 ; Pierre Castelain, « du mestier de potier de terre », du même lieu, 1528 et 1540 ; Pierre Coquerel, 1534 ; Guillaume Huchon et Robin Moullin, « thuilliers de Manerbe, 1554 ; Charles Vitet, 1556 ; Jehan Logres, « tuilier de la tuilerye du Val-Richer », 1571 ; Guillaume Fiquet, 1752 et Antoine Gosset, 1765.

A Manerbe, le nombre des potiers devait être élevé au milieu du XVIe siècle puisque dans un acte du 25 mai 1534, se trouve, comme abornement d’une propriété, la « rue des Potiers ».

Au commencement du XIXe siècle, il y avait encore au Pré d’Auge 42 potiers et une trentaine de noms figurent encore dans le recensement de 1816. A partir de 1880, les fours s’éteignirent à Manerbe et au Pré d’Auge et, actuellement, il ne reste plus trace de ces établissements qui eurent pourtant leur heure de célébrité.

Les débuts de ces ateliers furent la fabrication exclusive de la tuile et du pavé. La tuile, de grand moule et de petit moule, était vernissée par un bout, de couleur jaune, rouge, verte ou brune, permettant sur les toits d’élégantes combinaisons géométriques. Les premiers pavés furent, non pas émaillés, mais vernissés, les dessins faits d’une légère engobe de terre blanche sont incrustés dans la terre rouge suivant l’ancien procédé de sigillation employé par les Babyloniens pour leurs briques, et recouverts d’une couche vitreuse incolore à laquelle certains oxydes métalliques ont donné parfois une couleur verte ou jaune. Cette fabrication se développa rapidement ; les paysans aisés et les bourgeois ne se contentant plus de l’aire en terre battue pour leurs demeures, ils les firent carreler et recherchèrent dès lors la variété dans la décoration de ces pavages.

Tantôt, c’est un carreau à fond rouge avec décor d’engobe blanche ; tantôt à fond blanc et engobe laissant en réserve le décor qui apparaît de la couleur rouge de la terre.

En examinant une série complète de pavés du Pré d’Auge, on peut suivre la marche du goût public, chaque siècle ayant pour ainsi dire, laissé l’empreinte de son passage par ces modestes carreaux de terre cuite.

Au XVe siècle, l’influence gothique se fait encore sentir et la fleur de lys règne en souveraine avec les marguerites et les fleurettes.

Au XVIe siècle apparaissent les palmettes, les combinaisons variées de rinceaux et de ferronnerie. Vers la fin du règne de Louis XIV, l’influence de Le Brun et de Boule s’exerce. On voit alors se produire une foule de combinaisons de lignes droites ou courbes, de rinceaux, de palmettes, de feuilles refendues, de volutes, de noeuds, d’entrelacs et d’enroulements.

Vers le milieu du XVIIe siècle, un potier du Pré d’Auge qui avait travaillé à Rouen, Joachim Vattier, imagina de fabriquer des pavés de faïence à dessins symétriques et revêtus du plus bel émail blanc, bleu, jaune, vert ou brun. On les connaissait sous le nom de « pavés Joachim » ou « pavés de Lisieux ». Leur vogue fut telle que non seulement les châteaux et les manoirs normands, mais encore le Trianon de porcelaine à Versailles, détruit en 1685, furent revêtus de ces brillants carrelages.

Quelques-uns de ces pavés portent, au-dessous, une croix à quatre feuilles estampée dans la pâte, c’est la marque de Joachim Vattier, qui semble l’avoir réservée aux pavés de choix.

En 1770, un sieur Dumont établit à Rouen une fabrique de pavés de Lisieux qui fonctionna jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

Durant les Xve et XVIe siècles, les fours de Manerbe et du Pré d’Auge approvisionnèrent les châteaux et les manoirs de ces beaux épis de faîtage dont la majestueuse élégance complétait si bien la décoration. Les artisans qui modelèrent ces pièces superbes étaient de véritables artistes et nos modernes tuileries font bien de s’inspirer de ces modèles que les collectionneurs et les musées recherchent aujourd’hui avec empressement.

Cette effervescence artistique diminua bientôt ; la mode des épis passa et, à la fin du XVIe siècle, ils furent remplacés par des motifs décoratifs répondant mieux au goût du jour.

L’activité des potiers ne s’en tenait pas là, ils modelaient aussi des statues religieuses et profanes, le Christ de l’église du Pré d’Auge, le groupe de Sainte Anne et de la Vierge dans l’église de Saint-Ouen-le-Pin et les superbes décorations du château des Loges et de ses jardins, résidence d’été des anciens évêques de Lisieux. Comment ne pas citer aussi ces plats et ces soupières à décors en relief à l’instar des oeuvres de Palissy. Un érudit lexovien, Arthème Pannier, en a décrit un certain nombre que l’on rencontrait encore dans les fermes aux environs de 1860. J’ai recueilli, pour le musée de Lisieux, des fragments de vaisselle de terre dont la faïence actuelle n’approche pas comme légèreté et finesse. Ces fragments, trouvés à Manerbe, au village de la Closetterie, confirment pleinement l’opinion de Gabriel Dumoulin.

Aujourd’hui, on ne trouve plus rien de cette brillante époque. Seules des oeuvres de décadence, des objets usuels : bénitiers, fontaines, plats, poissonnières, soupières, bassinoires, passoires, bouteilles, cruches et vases divers, tous de couleur uniformément verte à reflets métalliques, se rencontrent encore chez les antiquaires et les brocanteurs de la région qui leur assignent une valeur assurément exagérée.

En 1879, MM. Tissot et Loutrel essayèrent vainement de faire revivre cette fabrication qui occupe une place importante dans l’histoire de la céramique ornementale. Il y aurait pourtant quelque chose à faire en ce sens, la matière première existant toujours à profusion dans le pays.

Puisque le goût a ramené l’usage des épis de faîtage, ne pourrait-on pas rallumer de nouveaux fours à Manerbe et au Pré d’Auge et y ressusciter cet art de terre qui porta si loin la renommée de ces petites localités.


NOTES :
(1) Dans Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, 1826, p. 183.
(2) Dans Bulletin monumental, t. XIII, 1848, p.629.
(3) Les origines de la majolique française, dans Gazette des Beaux-Arts, 1885, p. 229-250.
(4) Notice sur les pavés du Pré d’Auge et les pavés de Lisieux. Paris, 1902, in-8. Etude de céramique normande. Les épis du Pré d’Auge et de Manerbe. Paris, 1904, in-8.


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23 octobre 1922
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Les Origines
du Collège de Lisieux

L’origine du Collège de Lisieux remonte à l’année 1571, et fut la conséquence logique de l’ordonnance royale de 1561 qui décidait que, dans les villes épiscopales de plus de dix prébendes, les officiers municipaux pourraient se faire délivrer le revenu d’une prébende vacante pour l’affecter à l’entretien d’un précepteur devant instruire gratuitement les jeunes gens de la ville.

Les conseillers municipaux de Lisieux demandèrent à l’évêque l’application de cette ordonnance en réclamant le revenu de la prébende de La Chapelle-Hareng, vacante depuis 1567.

Formeville, Histoire de l’Evêché-Comté de Lisieux, t. I., p. 325 a résumé l’historique de cette affaire, et il semble bien avoir en connaissance des actes de 1571, dont j’ai retrouvé les minutes et dont les archives municipales possèdent des copies du XVIIIe siècle, mais il n’a pas extrait de ces actes tous les renseignements qui s’en dégagent.

L’instruction de la jeunesse a fait l’objet de la sollicitude du clergé du moyen-âge, mais aucun établissement scolaire proprement dit n’apparaît à Lisieux avant 1568, année où le corps municipal, d’accord avec l’évêque et le Chapitre, avait acquis une maison pour les études, rue Pont-Mortain. Deux ans plus tard, une maison appartenant au sieur Rufin, de Valsemé, sise près de l’Hôtel-de-Ville, grand’rue, avait été achetée pour servir de maison d’école, mais ces fondations ne paraissent pas avoir été de longue durée.

En exécution de l’ordonnance de 1561, les conseillers de ville avaient demandé une prébende à l’évêque, mais ce dernier avait fait la sourde oreille. L’affaire fit l’objet d’un procès qui se termina par une sentence du lieutenant du bailli d’Evreux au siège d’Orbec, 5 janvier 1569, condamnant l’évêque à délivrer la prébende en litige ou une autre d’égale valeur, et de payer, en attendant l’exécution, une rente de 250 livres par an.

Ce ne fut que deux ans plus tard que l’évêque se décida à traiter avec les conseillers par un accord, et à s’en « aller hors de procès », dit le texte de l’appointement survenu.

Ce fut le jeudi 4 janvier 1571, devant Olivier Carrey et Jacques Eveillechien, tabellions royaux à Lisieux, que se réunirent « Révérend père en Dieu messire Jehan Le Haynuyer, docteur en théologie, conseiller et premier omosnier du Roy », évêque et Comte de Lisieux, d’une part, et Robert Lefèvre, Michel Le Bezeur, conseillers de ville, assistés de Alexis Desboys, procureur, Guillaume Mauduit, Pierre Ledoulx, Jehan Costait, Jehan Lemyre, Jehan Depagny et Nicole Thorel, bourgeois de Lisieux.

L’évêque se soumit à la sentence de 1569 et exposa les raisons qui l’amenaient à cette conclusion : « Désirant la création d’un collège en lad-ville pour le bien d’icelle et du pays et que les précepteurs et régens puissent avoir moien de vivre et entretenir pour l’instruction et éducation de la jeunesse. »

C’est la première fois que le mot « collège » est prononcé.

L’acte est passé au palais épiscopal, en présence de Me Robert Bourdon, Pierre Marest, charpentier et Me Joseph Lemyre, requis en qualité de témoins.

Cette convention ne tarda pas à être mise en exécution puisque, quatre mois plus tard, le vendredi 4 mai 1571, devant les mêmes tabellions, Jacques de Boucquetot, seigneur de Coquainvilliers et noble demoiselle Perrette de Recusson, sa mère, rendent « aux habitans en général, corps et hostel commun de la ville de Lisieux », représentés par Guillaume Mauduit, Guillaume Deraines, Robert Lefèvre, conseillers, Alexis Desboys, procureur de la ville, et Guillaume Beaufils, receveur des deniers communs, commis et députés pour traiter cet achat, par le conseil de ville dans sa séance du 22 avril précédent.

L’immeuble vendu est ainsi désigné dans l’acte : « Ung manoir, maisons, mazure, de fondz à comble, court, jardin, héritaige, droictures, préémynences et libertés à ce appartenant, comprins le boys, thuille, et aultres choses d’une maison par cy devant faict abatre par led. sieur de Coquainviler, partie dud. manoir, ainsy que le tout se contient et pourporte, nommé le manoir de Coquainviler, assis en la paroisse sainct Germain de Lisieux, en la rue au Boutillier jouste, d’un côté, la rue au Boutillier ; d’autre côté, Robert Lambert, sieur d’Herbigny et plusieurs autres ; d’un bout, le jardin et héritage de lad. ville de Lisieux et d’autre bout maistre Jehan Duprey, licencié en médecine. »

La destination de l’immeuble est nettement déterminée : « pour faire ung collège dellibéré estre faict en lad. ville ». Le manoir de Coquainvilliers fut acquis moyennant le prix de 1.500 livres, dont le receveur de la ville paya la moitié comptant. L’évêque avait fourni 500 livres et les 750 livres restant dues, devaient être soldées par la ville, au jour de Noël prochain venant. En cas de non-paiement, la ville s’était engagée à constituer une rente de 75 livres pour garantir le solde de l’acquisition.

Le lieu où l’acte a été passé n’est pas indiqué. Les témoins présents furent Robert Leboullenger, avocat à Lisieux, et Michel Legouil, d’Avernes.

Moins d’un siècle après, en 1683, ce collège, en pleine décadence, fut repris par les Eudistes.

Quant aux bâtiments, ils subsistèrent, à peu près dans le même état, jusqu’en 1850, date à laquelle la partie bordant la rue fut remplacée par les constructions actuelles de la Providence.

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30 octobre 1922
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UN GRAVEUR NORMAND

Emile Vaucanu
1864-1894

Il y a quelques mois, dans ce journal, Georges Dubosc attirait l’attention sur un artiste de grand talent, fauché en pleine activité dans des circonstances tragiques qui ajoutent un dramatique intérêt à sa carrière si courte, cependant si laborieuse et si féconde.

Il s’agissait de fournir, à des amis fidèles que Vaucanu a laissés en Auvergne, les éléments d’une biographie destinée à paraître dans l’Annuaire de Brioude.

Répondant à l’appel de mon savant confrère, j’ai adressé à Brioude quelques notes et documents pouvant servir de commentaire à la publication de certaines oeuvres de l’artiste. La place restreinte dont disposent les éditeurs de l’Almanach de Brioude ne leur permettant pas d’entreprendre une biographie de Vaucanu, l’occasion m’a paru propice de rappeler la vie de ce graveur qui fût devenu célèbre si la mort n’était venue, à l’aurore de sa carrière, anéantir les légitimes espoirs que son oeuvre faisait déjà pressentir.

Vaucanu Emile-Joseph-Isidore, naquit à Bernay, le 8 novembre 1864. Sa jeunesse s’écoula, paisible et sereine, dans sa ville natale, en un milieu qui semblait peu propice à l’éclosion d’une carrière artistique. Son père tenait alors une étude d’avoué, mais sa petite maison, Grande-Rue, conservait encore, malgré ses modifications, un certain cachet d’antiquité. Qui sait si le vieux logis n’exerça pas sur l’intelligence d’Emile Vaucanu une influence décisive ?

Il ne manque pas, à Bernay, de vestiges du passé : d’antiques maisons à pans de bois et à pignons sur rue, ni d’édifices intéressants, mais la ville est encore plus riche en souvenirs, que les historiens locaux ont scrupuleusement recueillis. La rue qu’habitait les Vaucanu s’appela d’abord rue aux Juifs, puis Grande-Rue et rue du Commerce avant de recevoir le nom de M. Thiers. Elle était autrefois bordée de porches sous lesquels circulait une foule nombreuse et bariolée, surtout au moment de la célèbre foire fleurie. Les façades des maisons, en encorbellement sur les sombres galeries des porches, étaient édifiées en colombages mortaisés dans les larges poutres des entablements, décorés de guivres ou de rageurs. Les pignons étaient variés de formes, car les charpentiers, alors très habiles, y déployaient tout leur savoir et tout leur goût.

C’est dans ce cadre médiéval, dont il devait plus tard fixer les aspects, que Vaucanu passa ses primes années. Il avait instinctivement le goût de la curiosité et du bibelot. En compagnie de son frère Gustave, il parcourait les campagnes de la région bernayenne à la recherche d’objets rares et précieux, de livres armoriés ou de pièces de céramique que ne recherchaient pas encore les rabatteurs et les marchands. C’était pour lui une joie sans égale que de rapporter au logis familial un livre blasonné, un plat ou une assiette de fabrication rouennaise ou quelque pavé figuré provenant des ateliers de Manerbe ou du Pré-d’Auge, en attendant le jour où il devait trouver sur sa route, sous le ciel d’Orient, ces briques émaillées, ces carrelages éclatants aux dessins compliqués et savants qui enchantent et émerveillent les regards.

Venu à Paris vers 1884, il fréquenta pendant quelques années l’Ecole des Beaux-Arts, près de laquelle il habitait ; son nom figure pour la première fois parmi les élèves récompensés, en 1885, année où il obtint une mention d’anatomie.

De petites expositions provinciales, auxquelles il prit part, attirèrent bien vite l’attention des connaisseurs sur son talent précoce de graveur. Un diplôme d’honneur à Boulogne en 1887, un à Châteauroux en 1888 et une médaille de vermeil à Evreux en 1892, récompensèrent ses laborieux débuts.

Elève de Henriquel-Dupont, de Bouguereau, de Tony Robert-Fleury, il fut admis à concourir pour le prix de Rome, section de gravure, en 1890. Il n’obtint pas le succès qu’il méritait et se remit aussitôt au travail.

On le trouve pour la première fois exposant au Salon des artistes français en 1887, avec huit gravures, parmi lesquelles le vieux Manoir de la Salamandre à Lisieux, un Reliquaire de l’abbaye de Saint-Evroul et un Portrait de Chevreul. La physionomie de l’illustre savant lui inspira quelques bonnes études pour un portrait dont je connais plusieurs états successifs, traités avec beaucoup de science et de vérité.

L’année suivante, il envoie neuf gravures dont une délicieuse petite Vue sur l’Eure à Chartres, l’intérieur de l’Eglise de Saint-Martin d’Etampes, et un Coin d’atelier, le sien, tiré en bistre, d’une facture originale avec ses traits vigoureux profondément incisés dans le cuivre. Il prend part également à l’Exposition « Blanc et Noir » où il envoie deux gravures, dont l’une est précisément un Portrait de Chevreul.

En 1889, on le trouve à l’Exposition universelle où il figure avec onze gravures ; au Salon, six gravures, presque tous sujets archéologiques ; une vingtaine de pièces aux Amis des Arts de l’Eure, à Evreux, où il obtint une médaille de bronze, bien que « ses vues de petites églises du pays d’Ouche, jolies et fort adroites », au dire du rapporteur, eussent pu lui valoir « une des plus hautes récompenses ». J’ai vu ces charmants dessins : la tour de l’ancienne abbaye du Bec, les églises de Bosc-Robert, Bosc-Roger, Saint-Ouen-de-Mancelles, Saint-Laurent-des-Grés, Le Tilleul-Fol-Enfant ; les ruines du château de Groslay, la maison natale de dom Massuet à Gisay-la-Coudre, le vieux manoir de Cernières, et je regrette que tout cet ensemble n’ait pas été conservé dans les portefeuilles d’une Commission des Antiquités.

Aux Artistes français, en 1890, il expose un buste en plâtre de Jacques Daviel, le savant oculiste originaire de La Barre, dont la statue, oeuvre de l’excellent sculpteur rouennais Alphonse Guilloux, décore la place de l’Hôtel-de-Ville de Bernay. Un bas-relief en plâtre stéariné, Femme normande morte, complétait cet envoi, le premier où Vaucanu se révéla comme sculpteur. On le trouve cette même année, pour la première fois, à la Société nationale des Beaux-Arts, avec un autre Portrait de Chevreul.

En 1891, il fit un important envoi à la Société des Amis des Arts de l’Eure, 77 eaux-fortes qui lui valurent une médaille de vermeil.

Aux Salons de 1891, 1892 et 1893, il figura à la Société nationale, vers laquelle il semble devoir s’être orienté de préférence, avec quelques bas-reliefs en bronze et des gravures, parmi lesquelles le fameux Manoir de Canapville que les habitués de la ligne de Trouville connaissent bien.

En 1892, il prend part au concours d’aquarelles organisé par la Société des Amis des Arts de l’Eure ; sur 371 aquarelles que comprenait l’exposition de cette année, Vaucanu en avait envoyé 90. Cette preuve de labeur acharné fut méconnue, car l’artiste n’obtint aucune récompense.

Entre temps, il participa aux Expositions universelles de Madrid, 1892, et de Chicago, 1893, s’y faisant remarquer par le nombre, la variété et l’intérêt de ses envois.

Vaucanu, qui s’était tout d’abord fixé rue Mazarine, puis rue du Cherche-Midi, abandonna « le quartier » après sa sortie de l’Ecole, et vint s’installer dans le XVIe arrondissement, avenue Kléber, vers 1890. Dans ce quartier aristocratique, il ne tarda pas à créer d’intéressantes relations qui l’amenèrent à faire partie de la Société d’Auteuil et de Passy où se rencontraient les beaux esprits et les gens de goût. Il y fut présenté le 12 mai 1892, en qualité de statuaire, sans doute à cause d’une circulaire dont j’ai retrouvé un exemplaire par laquelle il annonce qu’il exécute des médaillons et des bustes suivant des prix déterminés. Il fallait vivre à Paris, et Vaucanu n’aimait pas faire appel à la bourse paternelle. Il avait une fierté d’artiste et un esprit d’indépendance qui se manifestèrent jusqu’au dernier jour.

Notre artiste voyagea en Belgique, en Allemagne, en Algérie et en Turquie. Il rapporta de ce pays de nombreux croquis dont un nombre fut utilisé dans ses albums de Vues anciennes et modernes en eaux-fortes, taille-douce et gravures sur bois. Il avait aussi l’intention d’entreprendre un vaste ensemble iconographique, La France par provinces, dont une partie seulement, l’Auvergne et la Normandie, vit le jour.

C’est également en cette année 1893 qu’il entreprit la gravure du tableau de Roll, La Fête du Centenaire de 1789 à Versailles, gravure dont le cuivre mesure près d’un mètre de largeur et dont il ne fut tiré que quelques exemplaires devenus aujourd’hui introuvables.

Au mois de décembre, il présentait à la Société d’Auteuil la planche du diplôme qu’il avait gravé pour elle. Il fut alors chaudement félicité par les membres présents et il fut décidé que la première épreuve serait offerte au président, Eugène Manuel. Je possède une épreuve de ce diplôme très artistique sur lequel Vaucanu a su harmonieusement grouper les physionomies de Boileau, Racine, La Fontaine, patrons illustres de cette société parisienne.

N’avions-nous pas raison de dire que ses premières excursions dans la campagne normande avaient préparé Emile Vaucanu, peut-être à son insu, à trouver sa véritable voie ? En étudiant son oeuvre, en feuilletant les charmants croquis où il a fixé, en quelques traits vigoureux, les modestes églises de nos villages, j’ai bien souvent pensé à Hyacinthe Langlois, du Pont-de-l’Arche, ce maître de l’eau-forte qui, lui aussi, aima passionnément son pays.

A l’exemple de Langlois, Vaucanu se fût volontiers improvisé antiquaire, s’il en avait eu le temps. Comme lui, il se laissait séduire et retenir par tout ce qui pouvait intéresser son esprit. Cet impérieux besoin d’apprendre l’attirait dans les bibliothèques, particulièrement à l’Arsenal, ce séjour d’élection des amis des livres, véritable asile de calme et de fraîcheur.

Ce fut dans ce salon littéraire qu’il rencontra un érudit avec lequel il se lia bien vite, Henri d’Allemagne, dont le nom demeure inséparable de ses superbes publications sur le luminaire et les jouets.

Vaucanu fut avant tout un homme du document, un amateur de la sévérité et non un illustrateur fantaisiste, crayonnant et burinant au gré d’une imagination plus ou moins capricieuse, sans souci de l’anachronisme. Voilà pourquoi, aux yeux de quelques critiques, l’oeuvre de notre compatriote paraît manquer d’originalité. Jugement trop sommaire si l’art ne consiste pas dans la singularité.

Comme illustrateur, Vaucanu possédait toutes les qualités requises par ce genre si exigeant et si complexe. Il savait faire abstraction de soi-même pour s’asservir à la pensée de son auteur. On trouve quelques-uns de ses dessins dans l’Histoire de l’Art en France, de François Bournand, publiée en 1891 ; dans une substantielle notice de Ch. Duplomb sur la Rue du Bac, dont Vaucanu s’inspira pour reproduire quelques vieux hôtels de cette vivante artère de Paris. Enfin, dans le remarquable ouvrage de Henri d’Allemagne, Le Luminaire, notre artiste exerça sa maîtrise en reproduisant tous les menus objets figurés dans cette belle publication.

A partir de 1894, Vaucanu disparaît de la scène artistique. C’est à ce moment qu’il partit pour l’Orient, devançant son ami Henri d’Allemagne, qui devait plus tard retrouver sa trace après les dramatiques événements qu’on va lire. Je laisse la parole à M. d’Allemagne qui s’exprimait ainsi, en tête d’un grand ouvrage publié en 1911 :

« En 1893, mon intention était de passer mes vacances au Caucase et dans la Transcaspienne, et je devais partir avec un jeune graveur de talent, M. Emile Vaucanu, que ce projet avait particulièrement séduit. Diverses raisons m’empêchèrent de mettre mon projet à exécution, et mon compagnon, impatient de connaître ce pays étrange, partit seul dans d’assez mauvaises conditions. Son budget d’artiste ne lui permit, en effet,d’autre luxe que d’être passager du pont sur un des bateaux qui assurent le service entre Marseille et Batoum en faisant escale à Constantinople et aux différents ports de la Mer Noire. Arrivé à Batoum, M. Vaucanu travailla de son métier de dessinateur chez quelques riches particuliers et parvint à gagner l’argent nécessaire pour se rendre à Tiflis. Dans cette ville, le sort lui fut moins favorable et il put à peine trouver de quoi pourvoir à sa propre subsistance. Néanmoins, hanté du désir de continuer sa route, il entreprit bravement de faire à pied le chemin qui sépare Tiflis de Bakou.

Tous ceux qui ont voyagé dans cette région savent qu’il n’existe pas de grandes routes analogues à celles qu’on rencontre dans le reste de l’Europe ; les chemins sont mauvais et surtout fort mal fréquentés. Vaucanu en fit la triste expérience, car ayant eu l’imprudence d’accepter l’hospitalité du conducteur d’un arabeh, sorte de chariot grossier, il fut, pendant son sommeil, assommé aux trois quarts, à coups de matraque et jeté pour mort sur le côté de la route. Un heureux hasard conduisit près de là une âme charitable qui le releva, lui donna des soins empressés et, après l’avoir ramené à la santé, lui fournit les subsides nécessaires pour lui permettre de gagner Bakou, de traverser la mer Caspienne et même d’atteindre Ashhabad. Dans cette ville, notre artiste fit connaissance d’un ingénieur français attaché à la construction du chemin de fer Transcaspien et il passa près de six mois dans sa maison, reproduisant, soit à l’aide du crayon ou de la glaise, les traits des membres de la famille de son hôte si hospitalier.

Ce temps écoulé, Vaucanu jugea le moment venu d’aller plus avant ; aussi, après avoir pris congé de ses bienfaiteurs, se dirigea-t-il vers la gare, non sans avoir été préalablement lesté de ces beaux billets multicolores de cent roubles que l’on désigne en Russie sous le nom d’arc-en-ciel. Par suite d’un sentiment difficile à expliquer, il ne voulut pas conserver l’argent qui lui avait cependant été si libéralement offert, et, arrivé à Samarkand, il mit sous enveloppe les billets de banque et le retourna à l’ingénieur d’Askhabad. Démuni de ressources et n’ayant pas trouvé à utiliser ses talents, il vécut misérablement pendant quelques jours à Samarkand, dans le voisinage du chemin de fer, couchant sur un tas de rails, et il s’abstint de toute visite aux autorités russes ; puis sans argent, sans armes et même sans aucunes provisions, il quitta Samarkand pour se diriger vers le sud-est, dans la direction des Pamirs, qu’il voulait atteindre à toute force. C’était peu de temps après l’époque des travaux de la délimitation des Pamirs, et les journaux européens étaient pleins de récits des divers voyageurs qui avaient fait partie de cette commission. Vaucanu avait voulu faire une exploration à lui seul, et rapporter de ces montagnes des croquis qui lui permettraient de constituer ensuite un album d’eaux-fortes des plus précieux. Seul, sans guide et sans aucun renseignement précis, il parvint ainsi jusqu’à une distance d’environ 275 kilomètres de Samarkand, en un endroit qui sortait complètement de la zone d’influence de la Russie. Là, il fit la rencontre de Turcomans qui, étonnés de voir un étranger s’aventurer ainsi chez eux, pensèrent qu’il devait être cousu d’or pour pouvoir faire une pareille entreprise et résolurent de le mettre à mort.

D’après les renseignements que j’ai pu recueillir postérieurement, ce fut le chef du village qui commit ce crime abominable ; il ne lui fut du reste que d’un maigre profit, car, quand il retourna les poches de mon malheureux ami, il ne trouva que quelques objets sans valeur, des plantes desséchées et les feuillets de ce fameux album pour lequel Vaucanu avait sacrifié sa vie. » (1)

J’ai vu quelques-uns de ces feuillets que l’infortuné avait envoyés à ses parents et qui restent le suprême témoignage de sa prodigieuse activité. Ce sont des dessins à la plume et au crayon rehaussés de gouache, des croquis rapides avec des notations qui devaient lui permettre, plus tard, une exécution définitive. Ces dessins ne portent, en général, que de rares légendes, l’indication du lieu. Un seul est daté : Caucase, lundi 7 mai 1894 »

Beaucoup de ces feuillets portent ce titre : « Vieux Merv ». C’est une oasis de l’Asie centrale, au sud du Turkestan, dépendant de la province russe Transcaspienne. Merv est l’ancienne capitale de la Margiane citée dans les inscriptions des Achéménides, colonisée par Alexandre-le-Grand. Les ruines de tours, de palais, de bains, de tombeaux qui couvrent les environs, attestent la splendeur passée de la ville.

Vaucanu y séjourna quelque temps, menant une existence tout à fait précaire, soutenu par la pensée que, le premier, il doterait l’art de précieuses restitutions des ruines grandioses qu’il avait esquissées. Nous venons de voir qu’il en fut autrement.

L’oeuvre d’Emile Vaucanu, par ses multiples aspects, par les procédés divers auxquels il eut recours pour traduire et fixer sa vision des personnes et des choses, est d’un artiste très éclectique, épris de la beauté, soucieux de la perfection et du fini, aimant le pittoresque, jamais insensible devant ce qui peut tenter le crayon, le burin le pinceau. Pour lui rendre complète justice, il faut la connaître dans le détail, s’en pénétrer, en suivre la genèse et le développement dans les états successifs des planches gravées.

Par malheur, cette oeuvre est très dispersée, et un concours de circonstances fâcheuses semble s’être acharné contre elle. Les rares épreuves de ses eaux-fortes, qu’il offrait assez facilement à ses amis, sont aujourd’hui disséminées. Son frère Gustave en avait recueilli un assez grand nombre, malheureusement un incendie, survenu il y a quelques années, en détruisit la plus grande partie et le reste fut tellement endommagé que c’est avec peine qu’il m’a été possible d’en dresser un essai de catalogue.

Pourtant, en classant et en décrivant les peintures, sculptures, aquarelles, dessins et estampes qu’il m’a été donné de rencontrer, j’ai pu atteindre le chiffre de cinq cents pièces, ensemble aussi imposant par la variété que par la valeur artistique.

Et dire que le nom de Vaucanu ne figure pas au catalogue du Cabinet des Estampes de notre Bibliothèque nationale ! Un tel artiste devrait au moins y être représenté, ne fût-ce que par quelques-unes de ses grandes pièces dont il serait peut-être possible de retrouver des épreuves. C’est une oeuvre de réparation que j’espère mener à bien quelque jour. Ce tardif hommage sera un acte de justice qui donnera à Emile Vaucanu la place qu’il mérite parmi les maîtres graveurs dont s’honore, à juste titre, le siècle dernier.


NOTE :
(1) H. d’Allemagne. Du Khorassan au pays des Bactuaris. Trois mois de voyage en Perse. Paris, 1911, 4 vol. in-4, t. I. p. 1 et 2.


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20 décembre 1922
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NOËL

Folklore et Littérature


De toutes les fêtes du Christianisme, Noël est assurément la plus touchante, la plus intime, la plus poétique. C’est elle qui a créé les plus gracieuses légendes, suscité les plus pittoresques traditions, inspiré les plus charmantes oeuvres d’art.

Peintres, sculpteurs, graveurs, musiciens, poètes, ont immortalisé le mystère de la crèche par des oeuvres très différentes, mais toutes empreintes d’un même sentiment de joie et d’espérance. Les plus grands génies se sont inclinés devant le berceau de l’Enfant, pour saluer sa venue en ce monde qu’il devait conquérir, au prix de tant de sacrifices.

Puisque la fête de Noël est la fête des petits, il m’a paru opportun de rechercher, dans les traditions populaires, les croyances, les usages, qui disparaissent de plus en plus devant une civilisation sans âme. Le bon vieux temps avait tout de même son charme, oyez plutôt.

La fête de Noël offrait des particularités fort curieuses qui se manifestaient la veille, dès le crépuscule. Dans les villes surtout, une certaine animation régnait dans les rues où les gens se pressaient pour les emplettes à faire en vue du réveillon et des cadeaux à offrir aux enfants. A Caen, en particulier, les enfants se promenaient avec des lanternes, lesquelles, jointes aux bougies enveloppées de papier rouge des marchands de marrons et d’oranges, donnaient une grande animation à la ville.

En Champagne, les enfants parcouraient les rues, un lampion à la main, en chantant ce refrain populaire :

                Allons à la Crèche
                Vers l’Enfant Jésus ;
                Sur la paille fraîche
                Il est étendu.

Les chandelles des lampions, ordinairement fournies par les épiciers, étaient demandées par les bambins qui criaient à tue-tête à la porte des commerçants :

                Ma p’tite chandelle.
                Noël ! Noël !

En Béarn, l’aubade était donnée devant les maisons des personnes qui avaient eu un enfant pendant l’année. Les chants ne s’arrêtaient qu’après une ample distribution de châtaignes.

Une des traditions les plus poétiques est certainement celle qui se rapporte à cette heureuse veillée, à cette nuit merveilleuse que l’imagination se plaisait à remplir de prodiges extraordinaires. C’est véritablement l’« enchantement de Noël » surtout au moment de l’heure sainte, c’est-à-dire entre minuit et une heure. A ce moment, la terre s’arrête dans sa rotation pour laisser régner l’éternité. Pendant l’heure sainte, les vieux châteaux, les villes et les églises effondrées se relèvent et se repeuplent de gens qui, autrefois les habitaient ; les pierres des dolmens se déplacent et laissent voir des trésors dont un homme vif et hardi peut se saisir s’il met à profit l’occasion rare. L’eau des sources reçoit une vertu merveilleuse pourvu qu’elle soit puisée durant les douze coups de minuit. A l’heure sainte, toute la nature est en fête : Les prés sont émaillés de fleurs, les arbres couverts de feuilles. Une jeune servante rentrant dans la nuit cueillit un de ces rameaux verts qui, à la maison, se changea en feuilles d’or. Dans le Tyrol, on raconte qu’un petit garçon cueillit une branche fleurie d’un cerisier dont les pétales blanches se changèrent en florins dans sa main. En Thuringe, assure-t-on, une petite fille trouva des grosses mûres sous la neige ; une autre rapporta des roses et des framboises.

Pendant cette nuit, nous apprend une autre tradition, les habitants des villages qui avoisinent Sainte-Reine, s’ils ont la foi et exempts de tout péché, peuvent voir la Sainte Vierge, accompagnée de Sainte Reine et d’une nuée d’anges, partir, au milieu d’une traînée lumineuse comme l’arc-en-ciel, de sa chapelle d’Alise pour se rendre au château de Grignon où Sainte Reine fut martyrisée.

A cette même heure, dans toutes les étables, les bêtes parlent entre elles ! Malheur à celui qui surprend leur conversation, car il est assuré d’une mort prochaine.

En Bretagne, on prétend que pour comprendre leur langage, il faut tenir entre ses bras un enfant nouveau-né et qui vient justement de recevoir le baptême : on apprend alors où se trouve un trésor capable d’enrichir tous les habitants de la terre.

Dans le pays de Bade, les bêtes se prosternent à genoux pour adorer le Christ ; en Belgique, elles se relèvent toutes pour ne se recoucher qu’après une heure. Sur les bords de la Lahn, elles se racontent les secrets de leurs maîtres ; dans le Tyrol, les vaches annoncent à leurs gardiennes si elles vont se marier dans l’année.

C’était en cette nuit que l’on mettait au feu la traditionnelle bûche de Noël, appelée seuche en Auxois, tronche en Franche-Comté et chouquet de Noué en Normandie. C’était d’un usage général de faire brûler quelque chose la nuit de Noël. Dans certaines maisons, la bûche atteignait des proportions démesurées et il était quelquefois bien difficile de la placer dans l’âtre où elle devait brûler jusqu’aux Rois, sans s’éteindre et sans qu’on y touche. Les charbons en étaient soigneusement recueillis et considérés comme un talisman contre le feu du ciel. Pendant la veillée, en Normandie, on vidait force pichets autour du chouquet : le petit Jésus donne des pommes à qui bon lui semble, et un moyen certain de se le rendre favorable était de faire honneur, cette nuit-là, au bère de choix que l’on tient déjà de lui.

En Bretagne, la bûche de Noël était destinée à chauffer les anges qui descendent alors sur la terre. Les hommes ne les voient pas ; mais ils sont visibles pour tous les animaux, surtout pour les agneaux, les boeufs et les ânes. Les ménagères de l’Auxois croyaient que la Sainte Vierge vient se chauffer auprès de la bûche de Noël ; elle se plaît surtout dans les maisons où le foyer est bien propre. Aussi avait-on soin de le balayer avant d’aller à la messe de minuit.

La messe de minuit est en effet le grand acte de veille de Noël ; tout se résume dans cette solennité qui est la commémoration même de l’événement dont la fête du lendemain n’est que la continuation. Aussi avec quel éclat est-elle célébrée, avec quel empressement les fidèles s’y rendent. Je ne parle pas, bien entendu, de ces cérémonies toutes mondaines où la tradition et piété sont également sacrifiées. Je parle de la messe de minuit comme on la célèbre dans nos églises de campagne, où la simplicité et le recueillement font tous les frais. L’église illuminée, l’autel paré de verdure, la liturgie est assez riche pour se charger du reste. Joignez à cela certaines coutumes locales, par exemple : des bergers amenant un agneau blanc orné de rubans, une crèche naïvement exécutée, le chant de vieux cantiques familiers, n’est-ce pas tout cela qu’il faut pour parler au coeur de celui qui sait méditer ou prie ? Combien éloquentes, dans leur majestueuse simplicité, étaient ces messes d’autrefois, dépourvues de cette pompe froide et vaine qui est presque de rigueur aujourd’hui ! A minuit, le chant des cantiques s’élevait, alors que dehors s’accomplissaient les merveilles dont je viens de parler. Il y avait à cette heure solennelle quelque chose de grand et de mystérieux, que la naïve imagination de nos pères traduisait par des actes surnaturels qui poétisaient si bien le charme de cette nuit enchantée.

Combien pittoresques ces cortèges munis de lanternes qui se déroulaient, en de longues théories, à travers la campagne obscure et couverte de neige, vers la petite église dont les vitraux historiés flambaient à l’horizon. Toutes les mères pouvaient y assister sans rien craindre pour les poupons qu’elles laissaient à la maison car, si nous en croyons la légende, pendant leur absence, la Vierge venait les garder et les soigner.

Le pain bénit donné à la messe de minuit, généralement offert par les meuniers, devait être conservé toute l’année.

Une curieuse tradition, en usage dans certaines campagnes, était d’aller, au retour de la messe de minuit, visiter le bétail dans les étables ; si les bêtes tournent le dos à la porte d’entrée, c’est signe que l’hiver sera long ; dans le cas contraire, il fera chaud de bonne heure.

Une autre coutume, d’un usage général, était d’offrir des gâteaux, surtout aux enfants. Ces gâteaux, fabriqués spécialement pour la circonstance, étaient très divers de nom et de nature. Dans le Berri, c’étaient des cornaboeufs, des hôlais, que l’on distribuait aux pauvres le matin de Noël. En Dauphiné, les poignes de Noël ; dans le Mentonnais, les fraichoué ou beignets de pommes ; à Caen, des petits pâtés remplis de confiture et le traditionnel craquelin normand. Dans le Nord de la France, à Lille notamment, on donnait des coquilles, gâteau fabriqué avec plus ou moins de finesse, avec ou sans raisin, sur lequel on incrustait un petit Jésus en sucre. Les coquilles étaient données aux enfants qui, le matin, croyaient les tenir de l’enfant Jésus lui-même. Desrousseaux a dit, dans une de ses chansons :

        J’vas dir’ une prière à p’tit Jésus
        Pour qui t’apporte eun coquille.

A Arras, ce gâteau se nommait queugnot ; en Lorraine, cogné, coquelin ; dans le pays de Charleroi, cougnoux et cougnoiles à Mons. A Liège, tout le monde, même les plus pauvres ménages, se régalaient de bouquettes, pâtisserie faite de sarrazin, de viande de porc ou de lapin. En Allemagne, le gâteau principal de la Noël, c’était le pain d’épice sous toutes ses formes ; il y a aussi le bretzel de Noël, grand et riche, fait de farine, d’oeufs et de sucre. En Espagne, les bergers venant à la messe de minuit, recevaient des tourtes de Marie, tortas de Maria.

A Cannes, c’était un gâteau d’un autre genre, qui devait se vendre un peu partout, en ayant vu moi-même à Bernay pendant mon enfance. Beaucoup se souviendront sans doute de ces marchands qui colportaient sur une tablette des animaux en pâte sculptée qu’ils vendaient pour servir à l’amusement des enfants. Ceux-ci mangeaient volontiers le gâteau indigeste, quand le jouet avait cessé de plaire. Les pâtissiers animaliers qui modelaient ainsi la pâte, semblaient avoir adopté trois types principaux : le  cerf, le bêlier et le cheval dont la tête était quelquefois surmontée d’un coq. Tous ces quadrupèdes en pâte de farine avaient des jambes de bois, quatre allumettes.

L’usage du petit soulier dans la cheminée est si généralement connu que je ne puis omettre de l’indiquer. Bientôt, ce ne sera plus qu’un souvenir qui prendra sa place à côté des autres coutumes désuètes. Peu d’enfants aujourd’hui croient encore à l’équipe merveilleuse et charmante du petit Jésus, laissant tomber dans toutes les cheminées les joujoux et les cadeaux qui font la joie des enfants à leur réveil. Cette naïve croyance avait quelque chose d’ingénu et de candide qui convenait si bien aux tout petits !

L’arbre de Noël, sapin illuminé, chargé de jouets et de friandises, est d’importation plus récente chez nous et nous est venu d’Allemagne par l’Alsace. Il est encore d’un usage très fréquent, non seulement dans certaines familles, mais surtout dans les oeuvres et les collectivités, mais là encore, il a perdu une grande partie de sa poésie originale.

La fête de Noël est en Angleterre la fête par excellence, la grande fête domestique où l’on déguste le traditionnel plum pudding ; dans les familles aisées on mange bien souvent une dinde ou plutôt un dindon, dont la réputation est bien rachetée par ce principe du Noël des oiseaux où l’on dit que le dindon,

        Par un noble abandon
        S’offre à la cuisine
        De la sainte maison.

C’était une coutume druidique de conclure la paix par un baiser donné sous le gui sacré ; aujourd’hui on pend le gui au-dessus de la porte, et si un garçon trouve une fille sous le gui, il peut l’embrasser.

Les chansons de Noël en mémoire du Gloria in excelsis sont universelles en Angleterre ; dans beaucoup d’églises anglicanes a lieu un carol service en musique. Les anciennes félicitations sont devenues l’objet d’un grand commerce, les Christmas cards sont très répandus et tout le monde en envoie à ses amis.

Les traditions et croyances de Noël sont très nombreuses et très variées dans les provinces ; ainsi à Toulon, on ne coulait pas le linge à la rivière pendant les neuf jours qui précèdent Noël, parce que la bonne Vierge lave, pendant ce temps, les langes pour le petit Jésus. En Dauphiné, on ne devait pas manger de pommes le jour de Noël afin d’éviter les furoncles durant l’année. En Bretagne, on croit que, si à minuit on peut mettre dans la crèche à côté de l’enfant Jésus, un enfant malade, il guérit, fut-il à l’article de la mort. On dit, à  Liège, que lorsque les eaux de rivières grossissent à Noël, il y aura une bonne récolte. A Soest, en Westphalie, le soir de Noël, les enfants se réunissaient sur la galerie extérieure de l’église et là, sous la direction d’un maître de chapelle chantaient pour endormir le petit Jésus, suivant l’expression populaire, des cantiques entrecoupés de sonneries de trompettes. Les enfants, en chantant leur cantique, se tournaient successivement vers les quatre points cardinaux en agitant des petits drapeaux.

Ceux qui sont nés le jour de Noël n’ont, paraît-il, rien à craindre à la guerre, ils n’y seront pas tués ni blessés. Ils jouissent en outre d’un singulier privilège, ils savent faire tourner la baguette qui découvre les trésors.

Anciennement c’était l’usage en Flandre de donner le nom d’Adam et d’Eve aux enfants, filles ou garçons nés la veille de Noël ; les calendriers belges indiquent le 24 décembre comme fête de nos premiers parents.

La littérature populaire suivit de bien près la tradition, la précéda même. L’origine des Noëls est certainement aussi ancienne que le Christianisme. Le premier en date, n’est-ce pas ce cantique que les bergers ravis entendirent la nuit même de Noël ? Dès le IVe siècle, saint Ambroise avait composé plusieurs hymnes se rapportant à cette fête et saint Augustin, dans un de ses sermons, y fait non seulement allusion, mais en cite même une strophe.

Pendant tout le moyen-âge, on s’en tint à peu près aux tropes, c’est-à-dire à des additions au texte même de la liturgie, à tel point que ce texte fut pour ainsi dire noyé dans le commentaire exagéré dont il était farci pour le rendre plus solennel. Un savant, qui a consacré à ce sujet un ouvrage très important (1), fait remonter l’origine de ces pieuses additions au IXe siècle. Ce fut dans l’abbaye de Saint-Gall, sur les indications d’un moine de Jumièges, que les tropes firent leur apparition. Leur diffusion fut rapide, surtout dans les monastères. A partir du XIIIe siècle, une transformation s’opéra, et ces pièces devinrent de véritables drames liturgiques qui se jouaient dans les églises, tels furent les Offices des prophéties du Christ, le Drame des Pasteurs et l’Office de l’Etoile. Ces solennités eurent un grand succès et de longue durée, puisqu’en 1484, Innocent VIII engageait les prêtres à les maintenir dans les églises (2). L’usage de représenter dans les églises, le jour de Noël, l’adoration des bergers et celle des Rois, a survécu en France jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. On pourrait même dire qu’il s’est perpétué jusqu’à nos jours, par les crèches, plus ou moins ornées, qu’on a coutume d’ériger, pendant tout le temps de Noël jusqu’à la Purification.

Quand le drame sortit de l’église pour gagner le parvis et la place publique, il changea de proportions comme de caractère. Ce furent ces interminables mystères, de plusieurs milliers de vers, rude épreuve de mémoire pour les interprètes, qui se jouaient dehors malgré l’inclémence de la saison. Et pourtant, le peuple s’intéressait vivement à la représentation de ces pièces dont bien peu supportent aujourd’hui la simple lecture.

On connaît la célèbre représentation du Mystère de l’incarnation et de la Nativité donnée à Rouen aux fêtes de Noël 1474, en plein vent, sur le théâtre dressé au milieu du Vieux-Marché. La naissance du Christ faisait partie du cycle dramatique qui finit par embrasser la totalité de la vie de Jésus. Cette oeuvre fameuse passant tour à tour par les mains de Jean Mercadé, d’Arnoul Gréban et de Jean Michel, fut une de celles qui enthousiasma le plus nos aïeux.

C’était un véritable événement que la représentation de ces mystères qui exigeaient une mise en scène et de nombreux acteurs. Avec le temps, et surtout pour obvier à leur prolixité, surgirent des drames moins développés, qui furent en quelque sorte l’abrégé des mystères, je veux parler des moralités. Les collèges, les écoles, les psalettes, le bas-choeur des églises, les clergeons, formaient une troupe nombreuse pouvant rivaliser avec les Confrères de la Passion et appelés naturellement à l’interprétation de ces oeuvres qui cadraient mieux avec la vie de chaque jour.

Ceci donna lieu à toute une production locale, parfois très originale, mais dont nous ne connaissons que de rares spécimens, insuffisants toutefois pour nous permettre de l’apprécier. De tout cela, il reste quelque chose, les Noëls proprement dit : courts poèmes, virelais ou pastourelles formant un tout complet, pouvant se détacher du reste. De la longue période qui précéda le XVIe siècle, on ne peut guère citer que Adam de la Halle, né à Arras en 1240, encore est-il beaucoup plus connu par le Jeu de la Feuillie et Robin et Marion que par les quelques Noëls qu’il a laissés.

De curieux manuscrits des XVe et XVIe siècles nous ont conservé bon nombre de Noëls encore populaires aujourd’hui, beaucoup plus anciens qu’on ne croit. Ils y sont transcrits tout au long, bien avant que l’imprimerie et surtout les érudits n’eussent songé à les reproduire. La Bibliothèque nationale en possède un du commencement du XVIe siècle (Ms. frans. 2368) qui porte cette inscription sur un de ses feuillets :   

        Cest livre de Noelz est au Roy Loys XIIe

A partir du XVIe siècle, deux courants d’idées nettement définies se font jour dans les Noëls ; le maintien de la tradition gauloise, réaliste, gaie, et, d’autre part, le goût de l’idéalisme, de la précision dans la forme et de la délicatesse dans l’expression. Ces deux impulsions si différentes sont en quelque sorte incarnées dans Lucas le Moigne et Jean Daniel, dit maître Milou.

On ne saurait trouver plus de bonhomie et de franchise naïve que dans les Chansons de Noëls nouvaulx, publiés à Paris, en 1520, par maistre Lucas le Moigne, curé de Saint-Georges du Puy-la-Garde, au diocèse de Poitiers. Plusieurs de ses Noëls sont encore connus aujourd’hui ; ils devinrent rapidement célèbres, on les chantait partout en France, et Rabelais a fait d’ailleurs allusion au cantique de la venue de Nouel qui, dit-il, « se danse en Lanternois aux divers sons des Couzines ».

Henri Chardon a publié les Noëls nouveaulx de François Briand, maistre des escolles de Saint-Benoist en la cité du Mans (3). Ce recueil comprend vingt Noëls, dont quatre sont notés à deux parties, ce qui est rare pour l’époque, ce sont des Noëls savants, distillant quelque peu l’ennui. Pourtant, on y trouve quelques strophes, relatives à la Vierge, gracieuses et empreintes d’une certaine gaieté qui a contribué à leur popularité. Briand est aussi l’auteur d’une moralité, mélange de Noëls, de Mystère et d’une Farce, que le même éditeur a eu raison de faire revivre (4). Bien que les deux ouvrages de Briand aient été imprimés de son vivant, un seul exemplaire a survécu jusqu’ici dans une bibliothèque monastique d’où H. Chardon l’a exhumé.

Le courant idéaliste se manifesta au moment où la Pleïade inaugura dans la poésie les souvenirs de la mythologie, aussi est-ce vainement qu’on chercherait dans Remy Belleau une pastorale consacrée à la Nativité. Le représentant de ce second mouvement est Jean Daniel, organiste d’Angers et de Nantes, dont les Noëls sont complètement oubliés aujourd’hui aussi bien que ceux de son compatriote du Mans, Nicolas Denisot, qui a pourtant laissé quelques chants gracieux.

On peut citer encore les noms de Crestot, Laurent Roux, Jean Fauveau, Jean le Frère, Jean de Masle, Barthélemy, Aneau, Samson Bédonyn, Denis Gaignot, Jérôme Olines et Marguerite de Navarre, auteur d’une Comédie de la Nativité de Jésus-Christ, encore est-il bien difficile de discerner la part revenant à chacun. Il y a d’ailleurs de si jolis Noëls anonymes.

Les XVIIe et XVIIIe siècles n’ont laissé que des cantiques prétentieux, envisageant beaucoup plus la naissance de l’Eternel que l’humilité de Jésus. Parmi les auteurs de cette époque, il convient de citer François Colletet, les pères Surin, Binard et Christian Prost, l’imprimeur Gauthier et l’abbé Pellegrin. La littérature du grand siècle a écrasé de sa puissante majesté la simplicité du sujet. Quelques Noëls du XVIIIe siècle ont conservé cette empreinte de la pastorale classique, avec ses allégories pompeuses, froides et dépourvues d’à-propos. La littérature noélique était parvenue à son déclin lorsque survint la Révolution.

Le XIXe siècle manifesta un mouvement d’opinion en faveur des vieux Noëls, pour leur rendre leur vitalité et leur grâce d’antan. Mais il n’en composa pas. A part le célèbre Noël d’Adam, dont l’histoire est bien connue, à part quelques poèmes délicats et charmants, par exemple le Sommeil de l’Enfant Jésus, oeuvre de jeunesse d’Alphonse Daudet, et le délicieux petit drame de Maurice Bouchor, Noël, musique de Vidal, on ne trouve à peu près rien à citer, pourquoi ? Serions-nous trop vieux ?

De nos jours, des compositeurs ont fait d’heureuses adaptations musicales sur les airs de Noëls anciens, mais ce furent surtout les messes qui obtinrent le plus de succès. Je citerai en particulier la Messe pastorale de Samuel Rousseau, qui contient des pages d’une poésie naïve et charmante, pittoresque et grandiose tout à la fois.

Les vieux Noëls français, d’inspiration et de factures si diverses, épopées rustiques, églogues et idylles conservant la beauté un peu rude des fleurs sauvages, n’ont rien perdu de leur saveur, même jusque dans le Nouveau-Monde.

En effet, nous les retrouvons là-bas dans cette nouvelle France du Canada où ils sont religieusement conservés et chantés haut et ferme devant de nouveaux maîtres qui n’osent lui imposer silence. Le Canada français chante pour ses enfants et les enfants de ses enfants, afin qu’ils n’oublient pas ces cantiques sacrés au rythme desquels la première patrie endormait leurs berceaux, éveillait leurs jeunes âmes, et que, de la sorte, ce répertoire de mélodies nationales se transmette comme un inestimable héritage, un legs sacré, de mémoire en mémoire et de génération en génération.

Un lettré de là-bas (5) les a réunis dans un recueil, ces Noëls anciens de la nouvelle France qui sont aussi ceux de l’ancienne. Parmi les airs que M. Myrand a pieusement recueillis, il s’en trouve que tout petits nous avons entendus, nous avons chantés, ce sont pour ainsi dire des souvenirs de famille.


NOTES :
(1) Léon Gautier : Histoire de la poésie liturgique au moyen-âge. Les Tropes. Paris, 1886.
(2) Voir A. Gasté : Les drames liturgiques de la Cathédrale de Rouen, dans Revue catholique de Normandie, t. II, 1892, p. 349 et suiv.
(3) Nouelz nouveaulx de ce présent an 1512... Paris, 1904.
(4) Quatre histoires par personnages sur les quatre évangiles de l’Advent à jouer par les petits enfans les quatre dimenches dudit advent... Paris, 1906.
(5) E. Myrand, Noëls anciens de la nouvelle France Québec, 1907.


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8 janvier 1923
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Un Vieux Logis de Lisieux
Le Manoir Lambert, rue du Bouteiller


Notre concitoyen, M. Dubois, juge de paix honoraire, vient de rendre à l’antique manoir où il habite, l’aspect qu’il pouvait avoir à la fin du XVIe siècle. Les colombages ont été soigneusement repeints et les intervalles recouverts de couleur brune filetée simulant des briquettes disposées en chevrons héraldiques.

Qu’on se représente tous les manoirs de la rue aux Fèvres traités de la sorte, la vieille rue retrouverait bien vite cet air de jeunesse et de coquetterie qu’elle eut jadis, aux heures brillantes de sa splendeur aujourd’hui bien déchue.

De tous les manoirs de la rue du Bouteiller, le manoir Lambert est assurément le plus intéressant. Construit à la fin du XVe siècle, son rez-de-chaussée en brique et pierre est très caractéristique par les moulures et les torsades qui entourent les fenêtres. L’étage, plus récent, est bâti en colombages et les curieuses lucarnes avec les têtes découpées qui composent leur dentelure, rappellent bien l’imagination capricieuse des artistes de la Renaissance.

Il est bien difficile de retracer l’histoire de ce manoir dont je trouve trace, en l’année 1506, dans un acte de vente passé entre Robin Buchart et Robert Aragon, écuyer, de la paroisse du Coudray.

En 1540, il appartenait à Pierre Delaporte, licencié en lois, avocat, qui le céda à la veuve d’un certain Pierre Lambert. Le nom du manoir ne vient pas de ce premier propriétaire, mais bien d’un autre Pierre Lambert, conseiller du roi au siège présidial d’Evreux, dont j’ai rencontré le nom pour la première fois en 1569 dans un acte de vente d’une maison bornant sa propriété. Ce conseiller se distingua surtout par son humeur ligueuse durant les guerres du XVIe siècle.

Nous ne savons depuis quelle époque Pierre Lambert possédait cet immeuble ; de Caumont (Statistique du Calvados, t. V., p. 286), dit que le manoir fut construit pour lui. Il ne partage pas cet avis, la partie basse est de beaucoup antérieure à ce personnage qui se contenta d’agrandir et de modifier un manoir plus ancien.

Quoi qu’il en soit, le 30 avril 1570, ledit Pierre Lambert le bailla en échange à son frère Robert Lambert, seigneur d’Herbigny, contre plusieurs pièces de terre sises à Manerbe, et nommées le lieu de la Viparderie. Robert Lambert habita longtemps ce manoir, au moins jusqu’à la fin du XVIe siècle, puisque lorsque Henri IV préleva une contribution de guerre sur la ville, après sa soumission en 1590, Robert Lambert fut taxé à la plus grosse somme, 750 livres.

Le propriétaire actuel, M. Dubois, ne possède aucun titre antérieur à 1772, de sorte qu’il est impossible, quant à présent, de savoir quand et comment ce manoir est sorti des mains de la famille Lambert.

Toujours est-il qu’en cette année 1772, il appartenait à Jacques-François Becquet, bourgeois de Pont-l’Evêque, qui le céda, le 29 mars, moyennant 5,500 livres, à Nicolas-Louis Perrée des Isles, ancien officier de la maison royale. Ce manoir est alors ainsi désigné : « Une maison de fond en comble consistant en plusieurs appartements à divers usages,  située en cette ville, rue du Bouteiller, paroisse St-Germain, bornée d’un côté la demoiselle Davy, d’autre côté lad. rue du Bouteiller, d’un bout lad. demoiselle et d’autre bout le sieur Christophe Paris et une allée commune. »

Le manoir servait alors de caserne à des soldats du bataillon du régiment de Limousin, qui se trouvaient en garnison à Lisieux.

Pour agrandir son jardin, le sieur Perrée des Isles acquit, l’année suivante, le 5 juillet, de maître Antoine-Charles Le Bret, avocat au Parlement, conseiller du Roi, rapporteur du Point d’honneur au département de Lisieux et patron de Saint-Martin-de-la-Lieue, un emplacement de terrain sur lequel se trouvaient les restes d’une maison inhabitable, se prolongeant jusqu’aux remparts près la tour Lambert, dans laquelle l’acquéreur avait la jouissance d’une cave basse dont la porte ouvrait sur son jardin, moyennant une rente annuelle de dix livres, payable à l’Hôtel de Ville de Lisieux.

La tour Lambert ayant été vendue comme bien national et acquise, le 29 Ventôse an V (20 octobre 1796) par Jacques-Guillaume Périer, gendre de Nicolas-Louis Perrée des Isles, auquel il la céda le 14 Nivôse an V (3 janvier 1797), moyennant une somme de cinq cents livres en numéraire et l’extinction d’un certain droit de passage, la propriété fut alors définitivement constituée telle que nous la connaissons aujourd’hui.

A la mort du sieur Perrée des Isles, sa succession fut partagée entre ses trois filles. Sa veuve, dame Julie Jacquet, désirant conserver pour elle le manoir Lambert, donna en échange à la succession de son mari, le 7 Pluviôse an XI (27 janvier 1803), une terre et ferme à elle appartenant, sise à Thiberville et Fontaine-la-Louvet, au village de la Bulletière.

Le nom de manoir Lambert a toujours été conservé à cet immeuble qui passe pour avoir été la demeure du gouverneur de Lisieux, sans doute en souvenir du séjour de la garnison, dont j’ai parlé plus haut.

Puisse l’exemple, si bien donné par M. Dubois, être suivi par tous les propriétaires de nos vieux logis lexoviens !

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16 juillet 1923
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LES SECRETS DES VIEILLES RELURES


En ce temps là, au XVIe siècle, le carton était rare et les relieurs, pour habiller les productions toujours croissantes de l’imprimerie à son apogée, ne se firent pas scrupule d’employer, pour renforcer les plats de leurs volumes, tout le papier ou le parchemin dont ils disposaient. Feuillets d’épreuves et de volumes, manuscrits, gravures, minutes d’actes, tout fut mis en usage, juxtaposé et encollé de façon à fournir une matière résistante pour recevoir la peau de veau si bien polie, sur laquelle les relieurs poussaient, avec un art infini, ces fleurons et ces fers azurés qui font aujourd’hui la joie des bibliophiles.

Beaucoup de ces vieux livres nous sont parvenus dans un état de délabrement lamentable et, à travers leurs airs entrebaillés, il n’est pas rare d’apercevoir des restes d’écriture ou d’impression, que le curieux distingue et apprécie tout de suite.

D’intéressantes trouvailles ont été faites dans ces conditions, des ouvrages inconnus, des gravures insoupçonnées ont ainsi revu le jour, jetant une lumière nouvelle sur les origines, encore obscures, de la xylographie.

Il y aurait un curieux chapitre à écrire sur ce sujet s’il était possible de connaître les résultats de toutes ces trouvailles. Il m’est arrivé bien souvent de procéder ainsi à l’équarrissage de très vieilles reliures, et je conserve, dans mes cartons, bon nombre de reliques ainsi découvertes.

Tout récemment, mon attention était attirée par la couverture en velin fleuronné d’un vieil in-folio, dont les plats décollés laissaient apercevoir des indices qui ne trompent jamais. Avec précaution je me mis à l’oeuvre, et le résultat de mon opération me mit en présence d’une trentaine de fragments, manuscrits et imprimés dont la valeur littéraire, n’offre pas un grand intérêt, il est vrai, mais que compense la valeur artistique, ainsi qu’on va le voir.

C’est dans un traité de Galien, intitulé Methodus medenti, imprimé en 1530 par Simon de Colines, que cette trouvaille vient d’être faite.

Ce sont d’abord quatorze fragments de manuscrits sur papier, des XVe et XVIe siècles, presque tous des cahiers de philosophie et de théorie, des vers latins et un fragment d’un plumitif d’une juridiction portant la date du « XIIIe jour de janvier. »

Sur l’un de ces fragments se trouve un reçu mutilé, d’une certaine somme en or, versée à « frère Girard Bruntau, le 2 janvier 1518. »

Cinq fragments de parchemin, des mêmes époques : acte de tutelle, donation ou constitution de rentes dont une, notamment, devait servir au bénéficiaire pour « le tems de l’escolle et avoir ses nécessités quant tems et besoing sera ». On y lit les noms de Velyot, le costumier, Jehan Thomas dit Mignot et Christophe Paillard. Sur deux autres lambeaux, les dates seules subsistent : « l’an de grâce mil cccc quatre vingts unze » et « 1502 ». Le dernier, de plus grande dimension, teinté régulièrement de rectangles rouges, par dessus une écriture du XVe siècle, est perforé à l’instar de ces rouleaux de musique en usage pour divers instruments mécaniques ; le mot « deffaux » y figure plusieurs fois, ainsi que le nom d’un certain Jehan Douche.

Les imprimés sont moins nombreux : quatre fragments d’un livre d’Heures imprimé en gothique avec bordures historiées, rappelant les immortelles productions de Simon Vostre, et conservant une partie des litanies des saints, ne permettant aucune attribution spéciale. Cinq petits fragments d’un ouvrage de théologie imprimé en caractères gothiques très fins, avec initiales à fond criblé. Enfin, une feuille contenant les sept dernières pages d’un opuscule de saint Basile, De legendis ethnicis opusculum imprimé en lettres rondes.

Les deux pièces les plus curieuses sont deux fragments de xylographes, imprimés d’un seul côté et coloriés : le bleu, le rouge et l’ocre sont seuls employés. L’aspect des figures de ces deux gravures rappelle l’Ars moriendi, la Bible des pauvres et le Speculum humanae salvationis.

Ces deux fragments appartiennent vraisemblablement à une suite de gravures, avec légendes dans le bas, disposées deux par deux sur la même feuille et encadrées par un simple filet.

Le premier, qui mesure 225 millimètres de haut, y compris la légende, est incomplet dans le sens de la largeur, qui ne mesure que 100 millimètres. Il représentait, dans son ensemble, la scène de l’agonie au Jardin des Oliviers, Le morceau retrouvé ne montre que deux disciples endormis et une partie de paysage avec tours et une flèche d’église au dernier plan. La légende, sur trois lignes, est empruntée au chapitre XXVI de saint Mathieu ou au XIVe de saint Marc.

Le second fragment mesure 200 millim. de hauteur, non compris la légende ; également incomplet dans le sens de la largeur, il mesure 150 millim.  et montre un fragment d’une autre planche, sur la gauche. Le sujet représenté est la Cène. Le Christ est assis à table entouré de ses apôtres. Il tient le pain de sa main droite et sa gauche s’appuie au calice posé sur la table. Il est vêtu d’une robe rouge et porte le nimbe crucifère, c’est d’ailleurs le seul personnage qui soit nimbé. Les apôtres sont assis sur des escabeaux de bois et la scène se détache sur un fond de vitraux à résilles de plomb. Judas est assis devant le Christ, tenant à la main la bourse aux trente deniers. Il ne subsiste qu’un lambeau de la légende.

Je ne saurais, quant à présent, identifier ces deux gravures. Appartiennent-elles à une suite formant un ouvrage de même nature que ceux cités plus haut ? ou sont-ce des produits de l’imagerie populaire du XVe siècle ? Je pose la question aux amateurs et aux érudits qui s’intéressent à l’étude des incunables de la gravure.

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7 août 1923
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L’HOTEL DE VILLE DE LISIEUX


L’hôtel de ville de Lisieux vient d’être l’objet de modifications intérieures, qui font complètement oublier l’aspect qu’il offrait à la fin du XVIIIe et même durant les premières années du XXe siècle.

Le premier étage surtout a été très remanié, permettant un groupement plus rationnel des services, maintenant très à l’aise dans des bureaux confortables et clairs.

A propos de rajeunissement, il ne sera peut pas sans intérêt de faire connaître comment la ville fut dotée de ce charmant hôtel, demeure seigneuriale, maintenant maison commune de la cité de Lisieux.

La constitution du Conseil de ville, par l’évêque Thomas Basin, le 30 mars 1448, est le premier document qui jette quelque lumière sur l’histoire de l’administration municipale de Lisieux.

Antérieurement à cette date, nous ne savons que peu de chose, sauf que la population de la cité concourait, dans une certaine mesure, avec le pouvoir épiscopal, à l’administration des affaires de la ville.

Le regretté Jean Lesquier a réussi à reconstituer le fonctionnement de cette administration et certains traits importants de la vie municipale à Lisieux pendant le second quart du XVe siècle. (1)

Antérieurement à 1445, il est impossible de préciser l’endroit des réunions de la Chambre de ville, nous n’avons aucun témoignage sur ce point.

Le premier hôtel de ville connu ne fut qu’une simple chambre, louée dans la maison de Colin Vagnel, le cas échéant. Les comptes municipaux mentionnent cette location à plusieurs reprises, mais sous forme temporaire.

La réforme municipale de Thomas Basin, en 1448, eût pour conséquence la location définitive de cette chambre qui servit, pendant dix ans, de lieu de réunion et de chambre commune aux conseillers de Lisieux.

Le 22 juin 1458, les bourgeois prirent à fieffe de l’évêque un manoir, dont il subsiste encore aujourd’hui quelques restes dans la communauté de la Providence, et y installèrent l’hôtel de ville. Enclavé entre la Grande-Rue et la rue du Bouteiller, avec lesquelles il communiquait par deux allées, cet hôtel fait un ensemble assez compliqué de constructions, dont la plupart avaient été réédifiées au XVIe siècle, c’est du moins ce que permet de supposer le bâtiment encore existant dans la cour de la Providence.

Un plan de cet hôtel, conservé aux archives municipales, montre quelle en était la composition et la distribution, comportant une grande cour intérieure et plusieurs logements que la ville louait à des particuliers, ce qui augmentait ses ressources.

Le corps municipal y tint ses séances jusqu’en 1770, date à laquelle il se trouvait dans un tel état de délabrement qu’il fallut songer à pourvoir à sa restauration et même à sa reconstruction. Nous en trouvons un écho dans une information, faite le 5 septembre de cette année, laquelle nous apprend que l’édifice « est défectueux et irrégulier ; qu’il est construit en bois, en très mauvais état ; entièrement caduque et de la plus mauvaise construction, prêt à croûler, les pierres en étant entièrement calcinées au point qu’il s’en suivrait une réédification à neuf. »

Le maire de Lisieux, Noël Le Rat, lieutenant général du bailliage vicomtal, avait demandé à un architecte lexovien, Gabriel Fontaine, de lui évaluer le montant de la dépense à faire pour remettre en état les anciens bâtiments de l’hôtel de ville. Un état avait été dressé et il se trouvait que le montant des travaux à effectuer s’élevait à près de 40.000 livres, somme énorme pour la ville, dont les finances étaient passablement obérées.

Les conseillers et notables furent donc convoqués pour en délibérer et, le 7 mars 1770, en l’hôtel commun, devant le maire, en présence de MM. Dorville, Regnoult et Grainville, échevins, et en l’absence de M. Bourdon, bailli vicomtal de la ville et Jean Le Roux, sieur du Chesné, procureur fiscal au bailliage, les conseillers Desbordeaux, Desperrois l’aîné, Bullet et Caboulet, auxquels s’étaient joints quelques notables, tel que Mes Ledorey, chanoine ; Sébire, curé de Saint-Jacques ; Le Cavelier, avocat, et de Neuville-Descours, s’assemblèrent « en état de commun » suivant la vieille formule toujours en usage.

Le maire donna connaissance du devis de l’architecte Fontaine et, sans en contester la sincérité, déclara que la ville ne pouvait engager une pareille dépense sans recourir à un emprunt, « ce qui mettrait le comble à la misère vu les charges cumullées que les besoins présents de l’Etat ont forcé d’impozer et encore en égard au prix excessif des denrées, surtout du bled, cet objet de première nécessité. Ces considérations si naturelles dans une compagnie composée de citoyens qui ne désirent que de contribuer au bien estre de la ville, nous ont déterminé à différer ceste entreprize, quoy que urgente, dans l’espérance de tems plus heureux. Mais quand on arriverait à ces tems tant désirés pour le bien public, on rencontrera toujours un obstacle insurmontable résultant de la situation et emplacement de cet hôtel dont le terrain est étroitement resserré par deux communautés qui le borne (sic) de chaque côté et dans une position fort désagréable et imcommode à à accéder par rapport aux allées estroites qui y conduisent, en sorte qu’après une dépense considérable la ville ne trouvera pas un sol d’augmentation dans ses revenus patrimoniaux et sera au contraire assujettie à une dépense journalière d’entretien à d’anciens bâtiments qui diminuera le prix des loyers actuels. »

Au lieu d’entreprendre la restauration du vieil hôtel, une autre solution s’offrait, beaucoup plus intéressante au point de vue pratique et au point de vue financier : un hôtel confortable et bien construit, situé dans le centre de la ville, sur la voie principale, était à vendre, pourquoi ne pas l’acheter ?

L’affaire était assez engageante ; d’autant plus que le devis de Fontaine ne comportait que les réparations les plus urgentes et les plus économiques, et qu’un autre expert, Hubert, ingénieur des Ponts et Chaussées au département de Lisieux, avait déclaré que pour remettre convenablement l’Hôtel-de-Ville, il fallait compter au moins 60.000 livres, « un hôtel de ville ne se rebâtit pas comme la maison d’un petit bourgeois », disait-il dans son rapport.

L’hôtel à vendre appartenait à Pierre René de La Roque, seigneur de Serquigny, lequel n’en demandait que 30.000 livres.

Le Conseil, après mûre réflexion, fut d’avis qu’il y avait lieu d’acquérir cet hôtel et qu’il ne fallait pas laisser passer une occasion aussi avantageuse, qu’un emprunt, avec ou sans intérêt, serait fait et qu’il serait remboursé par l’aliénation de l’ancien hôtel commun.

Le 6 juin suivant, cette délibération était approuvée par un arrêt du Conseil d’Etat du Roi, dont voici les conclusions : « Le Roy estant en son Conseil a approuvé et homologué la délibération prise par les officiers municipaux et notables de la ville de Lisieux, le 7 mars 1770, pour être exécutée selon sa forme et teneur. Permet, en conséquence, ausdits officiers municipaux d’acquérir, pour et au nom de la communauté, la maison, cour, jardin et dépendances appartenants au sieur de La Roque, tels que les dits lieux qui se trouvent plus particulièrement désignés sur la délibération dudit jour aux fins, clauses et conditions les plus avantageuses que faire se pourra, pour, ladite maison, servir à l’avenir d’hôtel commun ; leur permet en outre de vendre au plus offrant et dernier enchérisseur, par une ou plusieurs adjudications, l’Hôtel de Ville actuel, ensemble les bâtiments qui en dépendent, comme aussi la portion de terrain faisant partie de ladite nouvelle acquisition qui pourra être regardée comme inutile, lors de l’établissement de l’Hôtel de Ville. »

Le Parlement de Rouen, la grande Chambre assemblée ordonna le 3 août, que les lettres patentes, datées du 16 juillet, homologuant cet arrêt, seraient lues, publiées et affichées, aux messes paroissiales, aux carrefours et marchés publics et qu’une information « de commodo et incommodo » serait faite, le sieur Louis Joseph Le Chevalier d’Ecaquelon, conseiller du roi en sa cour de Parlement de Normandie, fut délégué à cet effet.

Ce conseiller se transporta donc à Lisieux, le 5 septembre, pour l’exécution de cet arrêt et en vue de procéder à l’enquête. Il entendit successivement Daniel Varin, 38 ans, vicaire de Saint-Jacques ; J.-B. Mignot, prêtre habitué en l’église Saint-Germain ; J.-B. Hébert, 42 ans, chanoine promoteur ; Nicolas Louis de Giverville, écuyer, sieur de Saint Aubin, 65 ans, demeurant près la porte de Paris ; Louis François Douesy, chevalier, seigneur de Montfort, 26 ans, conseiller au Parlement de Normandie, demeurant ordinairement à Rouen, rue d’Ecosse, paroisse Saint-Godard, actuellement dans son hôtel à Lisieux ; Jean Armand, Antoine de Voine de Fermanel, 60 ans, demeurant à Lisieux, rue des Trois Marches ; Hugues Yon, 65 ans, conseiller du roi, grenetier au grenier à sel de Lisieux, demeurant rue du Bouteiller ; Guillaume Poret, 68 ans marchand, demeurant Grande Rue et Pierre Louis Regnault, 54 ans, demeurant rue Pont Mortain.

Aucune note discordante n’est relevée dans cette information, tous sont unanimes à reconnaître le bien fondé de cette opération, qui ne peut, disent-ils, qu’être très fructueuse et très utile à la ville.

En conséquence, le Parlement de Rouen, par un nouvel arrêt du 14 septembre, ordonna que les lettres-patentes seraient enregistrées et exécutées selon leur forme et teneur.

Restait donc à procéder à l’acquisition du nouvel Hôtel-de-Ville, ce qui eut lieu le vendredi 1er février 1771, en la maison du maire, en présence de Pierre Coudrey, commis au greffe des Insinuations ecclésiastiques du diocèse de Lisieux et Pierre Moisy, praticien, demeurant en la même ville.

Par devant Jacques-Louis Daufresne, notaire royal à Lisieux, fut présent messire Pierre-René de La Roque, chevalier, seigneur et patron du bourg et paroisse de Serquigny, demeurant en son château de Serquigny, de présent à Lisieux, lequel vend à la ville et communauté de Lisieux, représentée par MM. Noel Le Rat, lieutenant général du baillage vicomtal de ladite ville, maire ; Christophe Grainville, avocat au Parlement de Normandie ; Pierre Loir, négociant et Louis-Nicolas Bullet des Londes, marchand, échevin de Lisieux, « une maison avec la cour, remise, bûcher, écurie, pavillon de devant ladite maison et enclos comme le tout est, le droit de fontaine y attaché, le jardin étant derrière ladite maison et une place de terre vide étant à costé ledit jardin du costé de la rue Haute-Boucherie ; le tout situé en cette dite ville, Grande-Rue de la Porte-de-Paris et rue au Char, paroisse Saint-Jacques... »

Etaient compris dans cette vente, la tapisserie à personnages, « placée et tendue dans la grande salle et les sonnettes de métal attachées et scellées dans les différents appartements. »

Le vendeur se réservait les meubles meublants : lits, secrétaires, tables de marbre avec leurs consoles, trumeaux contre les cheminées et tous meubles portables ainsi que les armoires en lambris placées au second étage, le tout devant être enlevé dans un délai de quatre mois.

La vente était consentie moyennant 28.000 livres en principal et 1.200 livres « pour le pot de vin » du marché.

Sur cette somme furent versées 12.000 livres et les 1.200 livres de vin, sur les deniers appartenant à la ville ; le reste devait être payé au vendeur, en son château de Serquigny, dedens dix-huit mois, avec l’intérêt. Cette dernière somme fut soldée le 28 août 1772.

Cet acte fut contrôlé et insinué le même jour et, le dimanche suivant, le notaire en donna lecture à l’issue de la grande messe de l’église Saint-Jacques, en présence de François Duclos, Thomas Le Bourlier, Jean Gallot, Jacques Le Conte, Louis Lelasseur et Louis Graindorge, tous bourgeois de Lisieux.

La remise des anciens titres qui fut faite au maire lors de la passation de l’acte, nous permet de retrouver les origines de propriété de cet hôtel.

En 1712, il était en la possession de Raoul Demoy, écuyer, seigneur d’Ectot, conseiller au parlement, épouxe de noble dame Barbe Le Bas, héritière en partie de noble dame Antoinette de Vimont, sa mère, par contrat passé devant Me Coignard et son confrère, notaire à Rouen, le 7 février 1712.

En 1740, le 10 mai, dame Marie-Barbe Regnauld de la Girardière, veuve de maître Charles Le Bas, seigneur et patron de Saint-Sébastien de Préaux, conseiller du roi, ancien receveur des Tailles en l’Election de Lisieux, et Charles Louis le Bas, son fils, le vendent, moyennant 25.300 livres, à messire François-Claude Duval-Lenormand, écuyer, seigneur et patron de Victot, conseiller, secrétaire du roi, maison et couronne de France, demeurant à Lisieux, rue du Bouteiller.

Ce dernier la cède à son tour, le 29 mars 1753, moyennant 23.000 livres, à messire Pierre-René de La Roque, de Canon, seigneur de Serquigny, demeurant à Lisieux, Grande-Rue de la Porte-de-Paris, dernier possesseur avant la ville.

Un plan ancien et une façade en élévation de cette demeure font bien voir les transformations que la ville ne tarda pas à faire à son hôtel.

En effet, la cour intérieure n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui ; l’aile droite n’était pas construite, son emplacement était occupé par des maisons vétustes qui disparurent bientôt pour faire place à une construction en rapport avec l’aile bordant la rue du Char, qui fut elle-même exhaussée d’un étage.

Aussitôt que la commune fut en possession de son nouvel Hôtel de Ville, elle chargea le sieur de Cessart, ingénieur en chef des ponts et chaussées de la Généralité d’Alençon, de dresser un rapport concernant les changements proposés par les officiers municipaux.

« La maison de M. La Roque, disait-il le 3 août, dont l’Hôtel de Ville de Lisieux vient de faire l’acquisition est beaucoup trop étendue pour y faire simplement une maison de ville. Il y a lieu d’y établir, outre les appartements nécessaires à la ville, les casernes de la maréchaussée, un corps de garde pour les troupes passantes ou en garnison, avec un magasin pour le dépôt des équipages et différentes autres dispositions pour louer le jardin et une partie des appartements à des particuliers, au profit de la ville. »

Le détail estimatif comportait l’exhaussement d’un étage de l’aile gauche existant, la construction de l’aile droite et autres changements et réparations dont le montant était prévu à 22.614 livres 14 sols.

Pour parvenir à ce résultat, il fallait encore recourir à l’autorité royale afin d’obtenir l’assentiment nécessaire. C’est ce qui motiva l’arrêt suivant du Conseil d’Etat, donné à Versailles, le 7 janvier 1772 :

« Le Roy en son Conseil, a permis et permet aux officiers municipaux de la ville de Lisieux de faire, à la maison qu’ils ont acquise du sieur de La Roque, et qui leur sert maintenant d’Hôtel de Ville, les changements et constructions portés au rapport du sieur Cessart, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, que sa Majesté a homologué et homologue, et qui consistent :

1° Dans l’exhaussement d’un étage sur l’aile gauche de la cour dudit hôtel pour servir de corps de garde et de chambre de discipline pour les troupes et de logement pour les pompes et autres ustensiles pour les incendies et au concierge dudit Hôtel de Ville.

2° Dans la construction neuve d’une aile droite dudit hôtel, avec pavillon pour servir de logement à la brigade de maréchaussée.

3° Dans une écurie pour les chevaux de ladite brigade.

4° Dans différents changements dans le grand bâtiment pour parvenir à sa location. Veut, sa Majesté, que les ouvrages dont il s’agit ne puissent être entrepris que d’après l’adjudication au rabais qui en sera faite par devant l’Intendant et commissaire départy en la Généralité d’Alençon ou son délégué qui sera chargé de veiller et d’en ordonner le paiement. »

Aux termes de cet arrêt, le sieur de Cessart dressa un détail des changements et des nouveaux ouvrages à faire ; ce document avec les plans et devis, furent adressés aux maires et échevins, le 8 mai, par les soins de l’Intendant de la Généralité d’Alençon.

Ces travaux furent mis en adjudication, qui fut publiée à trois reprises, par Charles Morel, huissieur audiencier. Elle eut lieu, le 22 juin 1772, en l’Hôtel de Ville, devant le bailli de Lisieux, Bourdon de Beaufy, délégué de l’Intendant. L’ensemble du travail fut adjugé, moyennant 23.380 livres à un nommé Louis Pimbert.

Les récents travaux de transformation que vient de subir l’Hôtel de Ville, les modifications apportées dans sa distribution intérieure, nous interdisent toute comparaison avec le texte du devis de 1772, qui semble néanmoins avoir été exécuté dans son entier.

NOTE :
(1) L’Administration et les Finances de Lisieux de 1423 à 1448, dans Etudes lexoviennes, t. II, pages 37 et suivantes.


____

8 septembre 1923.
____

A PROPOS
du « Champ Saint-Ursin »
DE LISIEUX



                    Nous n’irons plus au bois
                    Les... arbres sont coupés....

Nous pouvons, en effet, chanter avec une certaine pointe de tristesse la ronde célèbre ; les arbres de la côte Saint-Ursin sont tombés.

Sans pitié pour leur robuste et verte vieillesse, méconnaissant l’ombre et la fraîcheur qu’ils répandaient sur la côte aujourd’hui dénudée, on les a fait disparaître, sans se douter qu’on déshonorait, de ce fait, un des plus anciens sites de Lisieux.

Puisqu’il n’a pas été possible d’empêcher cet acte de vandalisme, il me sera bien permis d’évoquer les souvenirs du passé de ce coin célèbre : interrogeons pour cela les vieux parchemins.

Sortant de Lisieux par l’ancienne porte de Paris, longeant les mornes bâtiments de l’hospice jusqu’à la rue Roger-Aini, à droite, le promeneur s’engageant dans cette voie raboteuse et montante, accède bientôt à un plateau connu sous le nom de « Côte Saint-Ursin ».

C’est là que verdoyait jadis cette fameuse forêt Rathouin, si souvent mise à contribution par les charpentiers pour la construction des vieilles demeures qui sont aujourd’hui la parure de Lisieux.

La tradition nous apprend que ce fut à cet endroit que se produisit, au XIe siècle, le miracle de la châsse de « Monsieur Sainct Ursin » dont le souvenir nous a été conservé par le tableau bien connu qui se voit toujours dans l’ancienne chapelle de la Charité, en l’église Saint-Jacques.

Cet emplacement était demeuré dans le domaine non fieffé de l’évêque. La piété populaire en avait fait un lieu de pèlerinage très fréquenté et une croix avait été plantée à l’endroit ou saint Ursin avait, si manifestement, fait connaître son intention de demeurer à Lisieux.

La nature de ce terrain, sans cesse foulé aux pieds par des foules pieuses, par les processions qui s’y rendaient à des dates déterminées, l’avait fait considérer, de temps immémorial, comme une non-valeur pour le comté de Lisieux. En effet, jamais le champ Saint-Ursin ne figure dans les rares comptes épiscopaux qui nous sont parvenus.

Le 20 août 1770, par devant Jacques Louis Daufresne, notaire royal, illustrissime et révérendissime seigneur Jacques Marie de Caritat de Condorcet, conseiller du roi en tous ses conseils, évêque et comte de Lisieux, étant en son palais épiscopal, désirant tirer utilité pour le comté de Lisieux d’un terrain en friche nommé le champ Saint-Ursin, faisant partie du domaine non fieffé de cet évêché et comté de Lisieux, situé en la campagne de Saint-Jacques, contenant trois acres vingt-trois perches, borné au nord par le grand chemin de Paris ; au midi, par les héritages d’un nommé Thorel ; à l’est, par les héritages du nommé Jean Nasse ; à l’ouest, par les héritages de M. Le Bas de Préaux ; ce terrain était demeuré inutile de temps immémorial et de nulle valeur et ne pouvait, dit l’acte, « dans l’état actuel être d’aucun produit audit comté de Lisieux, ledit seigneur évêque a cédé et abandonné, à titre de fieffe perpétuelle, à Charles Louis Le Bas, seigneur et patron de Préaux et des fiefs de la Nollard et de Friardel, conseiller du roi, receveur ancien et alternatif des tailles de l’Election de Lisieux, y demeurant, paroisse Saint-Jacques, deux acres et demie, vingt-six perches et demie de terre ou environ, à prendre sur le terrain ci-dessus borné, le surplus devant être réservé pour l’entrée et la sortie des processions qui ont coutume d’aller en dévotion à la croix qui est sur ce lieu et cela, par la partie qui fait angle, au levant, avec le chemin de Paris et les héritages du sieur Jean Nasse. »

L’acquéreur pouvait clore son terrain, mais il devait faire en sorte qu’il y ait autour de la croix, tant du côté du sud que du côté du nord, cinquante pieds de terrain libre pour l’usage des processions qui voudront y aller faire leurs prières. Cette partie réservée ne pouvait être enfermée par aucune clôture et l’entrée ordinaire demeurait à l’encoignure de la pièce du sieur Jean Nasse.

Le preneur pouvait tirer de la marne dans le terrain fieffé, mais sans porter préjudice à l’accès des processions et l’évêque avait la faculté de prendre, sur le terrain réservé, du gazon et terre pour son usage.

Cette fieffe était consentie moyennant quatre cents livres de rente foncière, perpétuelle et non rachetable, laquelle rente devait commencer à courir à Noël de la présente année 1770.

L’acte fut passé au palais épiscopal, le vendredi avant midi, 20 avril 1770, en présence des sieurs Charles Morel, huissier, et Pierre Moisy, praticien, demeurant en cette ville, contrôlé et insinué le lendemain.

Aussitôt en possession du terrain, le sieur Le bas commença par faire délimiter la partie réservée autour de la croix. Le mardi 12 juin, Michel-Hubert Chiron, arpenteur juré et reçu au bailliage d’Orbec, demeurant à Drucourt, certifie qu’il s’est transporté sur une pièce de terre en herbe, nommée la « Place de la Croix Saint-Ursin », à l’effet de déterminer les cinquante pieds prévus par le contrat de fieffe. Le tout fut fait à la mesure royale d’Orbec, vingt-deux pieds à la perche.

En homme prudent et avisé, le sieur Le Bas, envisageant que par la suite il pourrait s’élever des difficultés au sujet de cette fieffe, désirant sauvegarder ses intérêts, adressait, le 4 avril 1772, au lieutenant général civil et criminel au bailliage d’Orbec, une supplique dans laquelle il s’exprimait ainsi : « Il est constant et reconnu, par le contrat, que ce terrain était demeuré inculte de temps immémorial et par ce moyen ne produisait aucun revenu au comté de Lisieux ; la fieffe qui en est faite aujourd’hui est donc un avantage pour le seigneur évêque et ses successeurs. »

Le suppliant avoue que s’il l’a portée à un si haut prix, « ce n’a été qu’en considération de la proximité de ce fonds qui se trouve voisin du sien et parce qu’au moyen des améliorations et augmentations qu’il compte y faire, il en ressortira, dans la suite, un avantage pour lui et ses successeurs. »

Dès l’hiver de 1771, le sieur Le Bas avait commencé par faire entourer le terrain de plantes vives en orme et épine, puis avait fait porter dessus des terres et du fumier en grande quantité pour y former un sol qui puisse le disposer à produire quelque chose le plus tôt possible, et de plus, y avait planté beaucoup de jeunes arbres.

Mais, comme toutes les choses nécessaires pour vaincre l’ingratitude du sol et forcer la nature, n’étaient pas faites à beaucoup près, le sieur Le Bas n’avait pas cru devoir continuer ses travaux qu’auparavant il n’eût fait constater la nature et cause de la clause du contrat de fieffe qui portait qu’en cas d’éviction dudit fonds par ceux qui pourraient se présenter avec titres valables pour le réclamer comme ayant été réuni au domaine non fieffé dudit comté de Lisieux faute d’aveu, le suppliant et ses successeurs « seront remboursés de toutes leurs dépenses, frais de culture, plantations, améliorations, etc. »

C’était pour parvenir à ce résultat que le sieur Le Bas adressait cette requête, demandant que le seigneur évêque soit appelé devant le juge pour s’entendre dire que cette estimation sera faite par experts choisis par les parties.

Cette requête fut signifiée à l’évêque, le 2 mai, par le ministère de François Lemire, huissier audiencier.

Trois jours plus tard, devant Jean-Baptiste-Antoine Desperriers, chevalier, seigneur haut justicier de Saint Mards de Fresne, seigneur et patron du Besneray, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, conseiller du roi, lieutenant général civil et criminel au bailliage d’Orbec : « Vu les conclusions portées sur le plumitif par Me Guérouet, procureur du sieur Le Bas, et Me Milcent, procureur de l’évêque, il est décidé que l’expertise sera faite » et le sieur Le Bas de Préaux choisit pour cette opération Marc Tabarie, laboureur à Saint-Martin-de-Mailloc et Guillaume Champagne, aussi laboureur à Saint-Denis-de-Mailloc et que procès-verbal en sera dressé par les experts. Le demandeur n’oublie pas de faire remarquer que jamais le champ Saint Ursin n’aurait pu produire semblable rente sans amélioration.

Le 12 mai, cette sentence était signifiée à l’évêque de Lisieux par le même François Lemire, lui enjoignant de se trouver le lendemain à l’audience du bailliage d’Orbec, en même temps que les experts désignés par le sieur de Préaux. Le 13 mai, les procureurs des deux parties se présentèrent devant le lieutenant du bailliage ainsi que les experts désignés et il leur fut enjoint, en leur âme et conscience, de dresser le procès-verbal en question, ce qu’ils promirent et se soumirent faire.

Sept jours plus tard, devant le lieutenant du bailliage, les deux experts déclarent avoir parcouru et visité le champ Saint Ursin et que de leur examen il résulte : « que le terrain fieffé est, de sa nature, de nulle valeur, n’étant en son intégrité que terre glaise en une partie et tuf dans l’autre partie, le tout couvert de mousse et de bruyère, lequel terrain n’aurait jamais été d’aucun produit audit seigneur évêque étant inculte de temps immémorial. Mais en considération de ce que ledit terrain est à proximité des héritages dudit sieur de Préaux, nous l’avons estimé à cinq livres de rente foncière. » Ils constatent ensuite les améliorations et les travaux faits par le sieur de Préaux et estiment, dans leur état actuel, les travaux exécutés à la somme de huit cents livres. Lecture leur est alors donnée de leur procès-verbal qu’ils reconnaissent sincère et véritable.

Le 2 juin suivant, le contrat de fieffe du terrain était déclaré homologué et le sieur de Préaux maintenu et gardé en la possession et jouissance de la portion de terrain faisant partie du champ Saint Ursin, le tout aux charges et conditions du contrat du 20 avril 1770, faisant défenses à toutes personnes de troubler le possesseur dans la jouissance de ce bien.

Cette paisible jouissance dura à peine dix ans, au bout desquels elle fut troublée par un événement tout à fait inattendu.

Le 15 juillet 1782, les officiers municipaux de la ville de Lisieux prenaient une délibération tendant à faire transporter hors la ville les cimetières de Saint-Germain et de Saint-Jacques, au nom de certaines considérations d’hygiène, longuement développées dans la délibération et se référant surtout à un arrêt du Parlement de 1781, relatif aux cimetières des campagnes. Les officiers municipaux avaient choisi comme lieu de transfert le terrain autrefois dédié à Saint Ursin, au haut de la montagne de ce nom. Ce terrain, de l’avis de tous, et des médecins en particulier, la nature d’un lieu déjà béni, indiquaient suffisamment que le choix devait être agréé.

Un arrêt du Parlement de Rouen, du 15 mars, approuvait cette mesure qui était notifiée aux officiers municipaux, le 19 avril, en la personne de Me Aubert, secrétaire et greffier de la chambre et maire de Lisieux et, le lendemain, à M. Le Bas de Préaux, propriétaire de la partie du Mont-Saint-Ursin, ainsi choisi. Naturellement, ce dernier fit opposition et déclara avoir remis à la Cour une requête en ce sens. Dans cette requête, il exposait que les députés de la municipalité s’étaient arrangés avec un sieur Sanson, marchand, de la paroisse d’Ouilly-le-Vicomte, qui s’était proposé de leur céder un terrain convenable pour le transfert des cimetières.

En effet, le 10 juillet 1782, le sieur Sanson attestait à M. Le Bas de Préaux que dans le cas où la translation des cimetières serait jugée nécessaire, conformément aux dispositions de la déclaration du Roi de 1776, il était prêt à céder et abandonner à la première réquisition, en toute propriété, à des conditions justes et raisonnables, aux fabriques de Saint-Jacques et de Saint-Germain et au Chapitre de la ville de Lisieux, deux pièces de terre sises en la paroisse et campagne de Saint-Jacques, qu’un certificat de François Hubert, locataire du sieur Sanson, en date du 7 septembre 1782, dit être bornées, au nord, par le chemin allant à la chapelle du Bois ; au sud, le nommé La Mare ; à l’est, le sieur Sanson et à l’ouest, la grande route de Lisieux à Honfleur.

Mais le sieur Le Bas avait des ennemis qui avaient, paraît-il, fait changer subitement d’avis les députés et les avaient déterminés à choisir son terrain du Mont Saint-Ursin. Le malheureux propriétaire en fait aussitôt ressortir tous les désavantages au point de vue de la nature du sol, de la superficie et surtout il laisse entrevoir le préjudice énorme que cela va lui causer, étant donné les travaux et les dépenses qu’il a faits pour mettre ce terrain en état de produire.

Le Parlement de Rouen rendit un arrêt le 22 avril, disant que cette opposition serait transmise au procureur général et l’opposant était autorisé à assigner les maire et échevins de Lisieux aux fins de se désister sur ladite opposition, ainsi qu’il appartiendra, et à procéder en conséquence de l’arrêt du 15 mars.

Dans un nouvel arrêt, du 5 juillet 1782, le Parlement de Normandie ne se prononce pas définitivement, il ordonne qu’une enquête de commodo et incommodo sera ouverte et qu’un procès-verbal en sera dressé, quand la visite des divers terrains proposés aura été faite.

Un nouvel arrêt, du 12 juillet, décide que le sieur de Saint-Germain, conseiller au Parlement, se transportera à Lisieux pour surveiller l’enquête et assister à la rédaction du procès-verbal.

Le 12 septembre, Jean Piperey de Saint-Germain, conseiller du Roi en sa cour de Parlement, mande de son hôtel à Rouen, au sieur Le Bas et aux maire et échevins de Lisieux, de se trouver, le jeudi 3 octobre, à huit heures du matin, sur le terrain du mont Saint-Ursin désigné dans la délibération du 15 février et dans l’arrêt du 15 mars, pour se rendre ensuite aux autres endroits que le sieur de Préaux désignera.

En conséquence, le jeudi 3 octobre, Noël-Jean Piperey de Saint-Germain, en présence de Jean-Gaspard-Benoît Charles, conseiller substitut du procureur général, assisté de Pierre-Auguste Mustel, conseiller du roi, notaire en la cour de Parlement, pour exécution des arrêts rendus les 5 et 22 juillet, auxquels s’étaient joints les sieurs François-Auguste Yon, avocat au Parlement, et Guillaume-François Ricquier, négociant, l’un et l’autre échevins de la ville de Lisieux et Nicolas Boissey, avocat au Parlement, député par la ville, et dame Antoinette-Catherine Levasseur, épouse du sieur Le Bas de Préaux, dûment autorisée par ce dernier, se réunissaient à l’endroit convenu.

Les députés de la ville commencèrent par faire ressortir tous les avantages du terrain choisi, situé sur une montagne à l’est de la ville, où les vents y circulent librement ; que cette montagne excède la plus haute tour de la ville ; qu’il n’y a point de terrains aux environs plus élevés ; que le sol paraît très propice pour la consommation des corps, bref toutes sortes de bonnes raisons qui semblaient devoir militer en faveur de leur projet.

La dame de Préaux répondit que les officiers municipaux donnaient la preuve la plus évidente de leur acharnement en persistant dans le choix qu’ils avaient fait. Elle expose à son tour tous les désavantages du projet ; difficulté d’accès à cause de l’encombrement que le transfert du corps allait causer dans la rue Etroite ; la mauvaise qualité du sol et bien d’autres considérations longuement exposées et développées dans le procès-verbal, qui ne comprend pas moins de 26 pages in-folio d’une écriture très serrée.

Elle proposa ensuite d’autres terrains qui avaient été offerts par des particuliers, situés, l’un à peu de distance de la ville, entre la nouvelle et l’ancienne route de Pont-l’Evêque, et l’autre, près le chemin de la Chapelle du Bois.

Une longue discussion s’établit ensuite entre les députés de la ville et la dame de Préaux ; on ordonna même de pratiquer des fouilles à divers endroits.

Enfin, le procès-verbal est clos, le 8 octobre et, en ce qui concerne le champ Saint-Ursin, il est finalement reconnu que ce terrain, s’il est le plus voisin de la ville, est d’un accès et d’un travail difficile et que la plus grande partie mise en valeur par les travaux du sieur de Préaux, serait d’un prix onéreux.

Le dossier de cette affaire est incomplet, car il ne contient pas le texte des lettres-patentes accordées par le roi, au mois de mai 1783, au sieur Le Bas de Préaux, lettres qui closent en réalité le débat. Il ne les connaît que par un arrêt du Parlement de Rouen, du 28 novembre 1783, y faisant allusion, déclarant que le roi, par ces lettres, a confirmé le contrat de fieffe du 20 avril 1770, lequel demeure en force et vertu et doit être exécuté selon sa forme et teneur.

Cet arrêt du 28 novembre met fin à cette longue procédure. Le sieur Le Bas eut gain de cause et demeura paisible possesseur de son champ. Bien plus, la Grande Chambre assemblée, ordonna que les lettres-patentes seraient registrées ès registres d’icelle pour recevoir pleine et entière exécution, n’oubliant pas de rappeler le libre accès à l’emplacement réservé pour l’usage des processions et autres cérémonies de dévotion pratiquées à la croix plantée sur le champ Saint-Ursin.

L’année suivante, les cimetières préoccupèrent encore la municipalité, jusqu’au jour où le Champ-Remouleux devint la nécropole de la ville de Lisieux.

Pour faire sans doute oublier le souvenir de leur impardonnable faute, une avenue de jeunes arbres a été plantée en face de la vieille croix, qui demeure l’objet de vénération de la piété populaire.

Il nous faudra attendre bien des années encore, avant que leurs rameaux soient assez vigoureux pour remplacer les épaisses frondaisons des arbres séculaires que nous regretterons toujours.



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