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E. Deville : La Cathédrale de Lisieux (1918)
DEVILLE, Etienne (1878-1944) : [Analyse de] La Cathédrale Saint-Pierre de Lisieux [de M. l'Abbé Hardy, extraite du Lexovien, novembre 1917-janvier 1918].

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (16.III.2011)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros] obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Ms 118-2)


La Cathédrale St-Pierre de Lisieux

par

Etienne Deville

~ * ~


Le bel ouvrage (1) que vient de consacrer à notre cathédrale lexovienne M. l’abbé Hardy est un de ceux qui méritent de retenir l’attention des amateurs et des curieux. Les uns et les autres y trouveront en effet leur satisfaction, les yeux et l’esprit seront captivés par l’abondante documentation artistique et la science d’un texte qui dénotent un fin connaisseur, doublé d’un archéologue bien avisé.

La publication d’un tel livre, à une époque troublée et anxieuse, pouvait paraître téméraire. Cependant, sa réalisation affirme, une fois de plus, que tout ce qui est noble et beau ne laisse personne indifférent, même en face des plus grandes crises qui convulsionnent l’univers.

A l’heure où des barbares civilisés s’acharnent après nos monuments, il est consolant de voir l’affection pieuse des savants et des artistes entourer ceux qui n’ont pas connu les affres douloureuses du bombardement et de la mitraille !

Saint-Pierre de Lisieux est une cathédrale dont les origines se perdent dans les ténèbres du XIIe siècle et qui soulève un intéressant problème archéologique dont la solution pouvait – et devait – tenter un esprit aussi perspicace que celui de M. l’abbé Hardy. Ce problème, il l’a abordé et discuté avec les seuls arguments de la logique, de la comparaison et de quelques rares textes narratifs dont il a su tirer des conclusions fort précises, qui permettent maintenant de situer, dans la lignée monumentale de la France, une cathédrale quelque peu négligée jusqu’ici.

M. l’abbé Hardy a voulu faire autre chose qu’une oeuvre de science et d’érudition ; en groupant autour de lui les artistes, que le hasard de la guerre avait momentanément réunis à Lisieux, en acceptant la collaboration spontanée d’amateurs qui savent apprécier et reconnaître l’intérêt et la beauté de Saint-Pierre, il a réalisé une oeuvre de décentralisation artistique, qui montre une fois de plus de quel effort la province est capable quand elle entreprend de servir une noble cause.

Un concours heureux de circonstances, dû aux malheurs des temps, a réuni et groupé pour cette oeuvre collective, des personnes de conditions très diverses, comme autrefois les bâtisseurs de cette même cathédrale et de cette collaboration, de cette union des esprits et des coeurs, est sorti le beau volume, qui dira aux générations futures que, pendant la Grande Guerre, les Normands, en défendant le sol national, ont ajouté un fleuron de plus à la couronne artistique et littéraire de leur chère province !

Et pour que cette pensée trouve sa complète réalisation et se traduise d’une manière visible, palpable, M. l’abbé Hardy a voulu que ce livre fut un chef-d’oeuvre de typographie, qui inaugurera dignement cette rénovation de l’art du livre en France. Ars libraria in Galliis renovata, lisons-nous au dernier feuillet du volume. Noble affirmation que justifie pleinement le bel ouvrage qui vient de paraître.

Là encore, les graves événements de l’heure se trouvent mêlés : le maître imprimeur, M. Charles Oden’hal, le digne continuateur de M. Frazier-Soye, auquel nous devons le joyau typographique, qui rappelle ceux de la belle époque de François Ier, est un glorieux blessé de cette mémorable bataille de la Marne, qui fut, on le sait, le commencement de la victoire ! Les caractères du volume de M. l’abbé Hardy sont empruntés aux sources les plus pures de l’art typographique français : Geoffroy Tory et Claude Garamont. Pour la première fois, ils revivent depuis des siècles, et leur résurrection est due à l’initiative éclairée d’un jeune artiste, tombé mortellement au champ d’honneur, sans avoir pu, hélas ! voir la réalisation de ce projet qui fut, pour ainsi dire, sa dernière pensée. Jean Paillart, qui a consacré au maître Claude Garamont une plaquette très originale, s’était attaché à rechercher sur les monuments mêmes de ce célèbre imprimeur, les beaux caractères, les belles lettres, qui furent pendant longtemps l’orgueil, non seulement des presses françaises, mais du monde les caractères dits Garamont se retrouvent partout, jusque chez Plantin.

On le voit, il y a dans l’exécution de l’ouvrage de M. l’abbé Hardy quelque chose de particulièrement touchant qui en fait une oeuvre toute d’actualité, pensée que l’auteur a très ingénieusement traduite par l’inscription lapidaire qui précède la dédicace de son livre.

La masse imposante de la cathédrale, la noble simplicité de ses lignes, la belle harmonie de ses proportions, la sobriété de ses sculptures ont tour à tour retenu et arrêté le crayon et le pinceau des artistes dont les noms forment le plus bel éloge qu’on puisse faire de leurs oeuvres.

Robert Salles, qui a grandi à l’ombre de Saint-Pierre, en connaissait depuis longtemps toutes les beautés ; aussi, avec quel amour, quel entrain il en a reproduit les plus intéressants morceaux ! Qu’il évoque l’ensemble du monument, une de ses notables parties, ou même des détails ignorés qu’il faut aller découvrir jusque sous les combles, c’est toujours le même souci de la recherche, la même précision dans l’exécution et ses dessins sont de véritables documents iconographiques capables de satisfaire les plus exigeants. Laissant de côté toute sa personnalité – celle-ci s’accuse toutefois par la précision de son dessin et ses talents de peintre se retrouvent dans la savante distribution des lumières et des ombres – il s’est attaché à reproduire scrupuleusement les oeuvres de l’architecte et de l’imagier, leur conservant toujours leur caractère propre, ce que beaucoup d’artistes dédaignent ou refusent par un sentiment d’amour-propre mal déguisé.

Il appartenait à l’animalier Raymond Bigot d’évoquer les chimériques fantaisies des huchiers du XIVe siècle qui historièrent si bien les miséricordes et les parcloses des stalles de Saint-Pierre. Bigot descend en ligne directe de cette école des sculpteurs ignorés, mais dont les oeuvres sont admirées. On voit avec plaisir de quelle façon naïve et charmante l’artiste contemporain s’est rapproché de ses aïeux. Moins heureux en architecture, Bigot eut toutefois le mérite d’avoir franchement traduit l’impression saisissante qu’imprima dans sa vision la masse imposante de la cathédrale, vue d’un jardin non loin de l’abside.

Un artiste honfleurais, Léon Leclerc, dont la plume traduit à merveille la patine des vieilles pierres et la lumineuse transparence des vitraux, a exécuté avec maîtrise bon nombre de détails qui ont trouvé place, soit comme fleurons, soit comme têtes de chapitres, ce qui donne au volume un caractère documentaire incontesté. A remarquer surtout le chanoine et l’ange qui encadrent la première page de la Préface, les curieuses physionomies empruntées aux verrières, dessinées et modelées avec infiniment d’art et les remarquables ganaches où le souci de la réalité et la recherche de la vérité témoignent une science du passé qu’on rencontre rarement chez un artiste.

Jouvenot, en dépit de la sécheresse de son dessin, est un illustrateur impeccable dont la plume a fait merveille ; sa précision facilite la compréhension de la partie technique du texte qui resterait sans cela lettre morte pour beaucoup.

Géo Lefèvre, à l’imagination brillante, a fort heureusement évoqué, en une page qui ne manque pas d’envolée, la vision merveilleuse de l’architecture gothique.

Georges Patou, le maître huchier par excellence, qui sait si bien modeler et fleurir le bois, le transformer en élégants pinacles, en fines arcatures ou en meubles robustes et précieux, a pris la peine d’esquisser savamment les moulures puissantes et les ornements délicats de l’arcade du narthex.

Le docteur de Sapincourt, tout en soignant les blessés de l’hôpital militaire, a cédé lui aussi au charme attirant de nos vieilles demeures lexoviennes. On se rappelle encore les croquis évocateurs qu’il exposa, il y a deux ans, au manoir Huchon. La cathédrale ne pouvait le laisser indifférent, aussi sa plume vigoureuse et souple, s’est-elle appliquée à retracer la riche décoration du petit portail sud, qui inspira jadis le burin de Ruskin, et à croquer un pittoresque aspect du côté de l’abside. Ses dessins ont la préciosité et le fini de la pointe sèche maniée par une main experte.

Pasquet et Pol Pitt, deux maîtres de la caricature, ont mis à profit la verve satirique des imagiers du moyen-âge ; J.-Ch. Contel, le peintre de nos logis  vétustes, a, contre son habitude, dessiné et sculpté quelques vieilles pierres avec une précision qu’on se plaît à rencontrer sous son pinceau ; Boutey a modelé et ouaté une bonne grand’mère près d’un faisceau de colonnes de l’entrée ; une aïeule qui prie et qui symbolise si bien le passé ; Duroy fut un évocateur rétrospectif exact. Mlles Caron, Desbordes et Vassal ont apporté le concours de leur talent et de leur maîtrise dans l’art du dessin.

Le peintre G. Balande, de passage à Lisieux, brossa d’une touche large et puissante quelques toiles qui furent très admirées lors de l’exposition organisée au profit de l’oeuvre des Prisonniers de Guerre de l’arrondissement de Lisieux. Parmi ces peintures, une devait trouver place dans ce livre : le beau carton représentant une partie du choeur et du croisillon nord de la cathédrale. Malgré le soin apporté au tirage phototypique de son oeuvre, on regrette que la photographie n’ait pu donner la belle couleur des pierres que l’artiste avait si habilement rendue.

En dehors de ces oeuvres d’art qui constituent la partie originale de l’ouvrage, une large part a été faite à la photographie qui satisfait davantage ceux qui recherchent une documentation plus objective, plus précise. Le choix judicieux des clichés, le soin tout particulier apporté à leur exécution et à leur développement, font honneur aux noms des artistes qui les ont signés. Il convient toutefois de dire que M. Boutey a extrait de sa chambre noire des merveilles qui soutiennent la comparaison avec les plus belles productions de nos photographes en renom.

Quant au procédé de reproduction phototypique, confié aux soins de M. André Marty, l’auteur justement apprécié de Notre-Dame de Paris, Marie-Antoinette, Thermidor, Jeanne-d’Arc, le maître incontesté dans l’art du fac-similé, il est au dessus de tout éloge. Tous les procédés de reproduction ont été tour à tour employés dans l’illustration de ce volume où l’imprimeur est parvenu à tirer, sur du papier à grain, des clichés en simili-gravure.

Artisans et artistes ont uni leurs efforts pour la réalisation d’une belle oeuvre, ils n’ont pas failli à leur tâche.

Après avoir apprécié l’illustration du volume et rendu justice aux artistes qui ont si bien collaboré à l’oeuvre de M. l’abbé Hardy, il convient d’étudier le texte de l’ouvrage, la partie la plus considérable qui fût, il faut le reconnaître, la genèse de cette floraison d’images.

Un cardinal, Mgr Amette, archevêque de Paris ; un évêque, Mgr Lemonnier, qui, tous les deux, ont succédé à Arnoul, le bâtisseur de Saint-Pierre ; un académicien, M. Maurice Barrès, qui a si bien exposé « la grande pitié des églises de France » ont, tour à tour, apprécié élogieusement l’ouvrage : un tel parrainage en dit assez. Par une originalité qu’il convient de signaler, les écrits de ces éminents personnages ont été imprimés en couleurs qui rappellent le costume porté par chacun d’eux : rouge pour le cardinal, violet pour l’évêque et vert pour l’académicien.

Dans une préface remarquable, remplie d’aperçus judicieux et de considérations originales, M. L. Desportes – qui connaît si bien son vieux Lisieux – a évoqué le souvenir de l’époque de la construction, époque toute de foi, d’espérance et de charité. Se rappelant le texte si curieux de la lettre de l’abbé Haimon, écrite aux religieux de Tutbury lors de la construction de l’église de Saint-Pierre-sur-Dives, l’auteur a pu, par induction, raconter l’élan d’enthousiasme qui guida les Lexoviens accourus à la voix de leur Evêque. En quelques pages, écrites d’un style clair et précis, il a tracé un tableau de la ville gallo-romaine, rappelé le rôle civilisateur de l’Eglise, sa grande part dans les constructions qui font encore aujourd’hui notre commune admiration. Justement, discrètement, il a rendu témoignage aux artistes et aux collaborateurs qui furent les modernes bâtisseurs de cette cathédrale nouvelle, qui a pour but de mieux faire connaître et aimer la cathédrale de pierre, dans laquelle tant de générations ont prié, dans les larmes ou dans la joie.

L’Introduction contient un curieux aspect général du monument que l’auteur résume ingénieusement en des appréciations très concises marquées au coin de la plus grande justesse. Puis, examinant successivement les travaux de ses devanciers, les archéologues anglais Cotman, du Carel, Turner, Ruskin ; les français, Alexandre Piel, l’abbé Farolet, Formeville, A. Pannier, Ch. Vasseur, L. Serbat, pour ne citer que les principaux, ce qui prouve que Saint-Pierre de Lisieux n’était pas un monument si dédaigné. Il était connu et apprécié, puisque Viollet-le-Duc et son élève, M. de Baudot, avaient déjà reconnu que la cathédrale de Lisieux était très précieuse pour l’histoire de l’architecture, en particulier pour le mouvement du style de transition.

De la cathédrale  romane, bâtie par l’évêque Herbert au XIe siècle, embellie et augmentée par ses successeurs, Hugues d’Eu et Jean Ier, il subsista encore quelques vestiges que l’antiquaire retrouve dans les deux piliers massifs qui servent d’encadrement à la porte principale, et peut-être dans les deux arcades du croisillon nord. Ce fut dans cette cathédrale primitive qu’en 1091, le moine historien normand Ordéric Vital, venu de l’abbaye d’Ouche, reçut l’ordination des mains de l’évêque Gislebert Maminot.

Ruinée par le temps et par les guerres, la cathédrale d’Herbert fit place à celle que nous voyons aujourd’hui et qui porte les caractéristiques de l’art ogival du XIIe au XVe siècle. Tout le gros oeuvre appartient à l’art gothique primitif ; les parties hautes du choeur, le chevet, la tour lanterne, la tour du nord sont du XIIIe siècle ; les collatéraux furent ajoutés au XIVe siècle et la chapelle Notre-Dame termina l’ensemble au XVe siècle. Le siècle suivant vit la réédification de la tour du sud et de sa flèche, qui s’étaient écroulées le 16 mars 1553.

La description archéologique du monument, commencée par l’extérieur, se poursuit par l’intérieur ; elle est savamment fragmentée et d’une lecture très attrayante, n’ayant rien de commun avec la technique prétentieuse et sèche de nos modernes archéologues. C’est en même temps l’histoire détaillée de chaque morceau que M. l’abbé Hardy raconte après l’avoir décrit. On le suit sans fatigue et sans ennui à travers les multiples parties de l’édifice : façade occidentale, tours, murs latéraux, croisillons, tour lanterne, narthex, nef, triforium, collatéraux, transept, choeur, sanctuaire, déambulatoire. Tout est soigneusement décrit, savamment étudié ; rien n’a été omis, de façon à tout faire connaître, réfutant au passage des allégations plus ou moins erronées, des appréciations plus ou moins exactes.

Dans le détail des chapelles des collatéraux, l’auteur a conservé les anciens vocables sous lesquels elles étaient primitivement connues ; on doit lui savoir gré de ce scrupule qui permet la compréhension des anciens textes et conserve ainsi le souvenir de dévotions et de traditions qui risquent de se perdre, pour faire place à des idées nouvelles qu’on ne devrait pas accepter aussi facilement. En lisant ce chapitre, on regrette que les siècles aient fait disparaître la plupart des oeuvres d’art qui devaient garnir ces chapelles malheureusement bien appauvries aujourd’hui.

La dernière addition importante faite à la cathédrale, dans le cours du XVe siècle, fut la construction de la chapelle Notre-Dame, édifiée sous l’épiscopat de Pierre Cauchon, qui fut évêque de Lisieux de 1432 à 1442. Une légende, qu’il est bien difficile de réfuter, s’attache à cette construction, qu’on regarde comme une expiation de la sentence inique que le prélat prononça contre Jeanne d’Arc. Quoiqu’il en soit, la chapelle Notre-Dame se recommande par ses notables proportions, l’élégance de ses lignes et le fini de sa décoration. Un érudit lexovien, qui a consacré tous ses loisirs à étudier Saint-Pierre, M. V. Lahaye, l’a décrite et étudiée dans ce livre, attirant l’attention sur les six bas-reliefs dont il a donné l’explication la plus rationnelle, savoir qu’ils servaient de monuments funéraires à des chanoines. L’inscription obituaire, gravée sur cuivre, se trouvait au-dessous, dans l’emplacement qui se voit encore sur la muraille. Le musée de Lisieux possède encore un fragment de ces inscriptions, au dos duquel on grava plus tard une longue épitaphe à la louange du cardinal Leveneur.

Déterminer l’âge exact de la cathédrale était une question troublante pour un archéologue, question d’autant plus complexe que les textes narratifs sont très rares ou par trop laconiques. Il y a bien la correspondance d’Arnoul, dans laquelle se trouvent quelques indications, les brèves mentions de quelques chroniqueurs, des traditions rapportées par des historiens qui les ont plus ou moins fidèlement transcrites ; l’auteur a minutieusement réuni les unes, étudié et comparé les autres et a pu ainsi arriver à des conclusions bien près de la vérité. M. l’abbé Hardy a tiré des lettres d’Arnoul les meilleurs arguments de sa thèse et, chemin faisant, a esquissé un portrait de ce prélat, qui éclaire d’un jour nouveau cette physionomie si peu connue et pourtant si intéressante. Après avoir tout examiné, tout discuté, l’auteur s’est demandé si la cathédrale que nous avons sous les yeux était bien celle dont il est question dans les divers écrits étudiés par lui. Sa conclusion, basée sur une étude comparative de monuments similaires, à dates certaines, est affirmative et corrobore l’opinion émise récemment par M. le chanoine Porée sur la date de construction de la cathédrale de Lisieux. Il serait intéressant de suivre point à point la démonstration de M. l’abbé Hardy, mais notre cadre restreint s’y oppose, contentons-nous de dire qu’il est désormais acquis que la cathédrale Saint-Pierre appartient en grande partie au dernier tiers du XIIe siècle et au premier tiers du XIIIe, soit 1160-1190 et 1126-1233.

Le mobilier de la cathédrale Saint-Pierre semble, de prime abord, n’offrir qu’un champ restreint d’étude au savant et à l’artiste, pourtant, dans le livre que nous présentons, il occupe une place assez importante. Si notre cathédrale, qui a bravé tant de siècles, subi les mutilations des révolutions et des tourmentes politiques, n’offre plus aux regards émerveillés les oeuvres d’art dont on retrouve la trace dans les inventaires, elle a néanmoins conservé quelques morceaux dignes de retenir l’attention.

En premier lieu, il convient de citer les soixante stalles qui décorent le choeur et qui appartiennent aux premières années du XIVe siècle. Leur valeur esthétique, qui les a fait classer comme monuments historiques, justifie l’opinion des archéologues qui les ont toujours regardées comme une oeuvre remarquable qui séduit toujours les amateurs les plus avertis. Patiemment assemblées par des huchiers anonymes, magnifiquement polies par un long frottement, elles sont la plus belle parure du choeur de la cathédrale. Mutilées par les protestants en 1562, elles furent, à ce moment, réparées par deux huchiers lexoviens : Jehan Bullet et Girot Heulte, dont on retrouve les noms dans les comptes du fabriquier.

Au XVIIIe siècle, ces stalles reçurent une clôture en chêne sculpté qui contrastait étrangement avec le style de la cathédrale. Ces riches boiseries furent heureusement enlevées et, après avoir un moment masqué les élégantes arcatures de la chapelle Notre-Dame furent, en 1883, cédées par la ville à Mme Herbet, qui les transporta au château de Combray, où elles servent de lambris à la bibliothèque.

Les stalles de Saint-Pierre ont retrouvé leur aspect primitif grâce à d’habiles restaurations terminées en 1884. M. l’abbé Hardy, qui a étudié et décrit minutieusement ces stalles, y a retrouvé quarante-quatre têtes de chiens de toutes tailles et de toutes races, deux têtes de bélier, cinq grotesques, un mouton, sept têtes d’anges et un portrait d’homme, à la physionomie très expressive, qui pourrait bien être celui de l’imagier anonyme.

Dans les parcloses, on retrouve de jolies découpures, des fenestrages intéressants et quelques personnages qui nous permettent de savoir comment s’habillaient les Lexoviennes du XIVe siècle. Des figures d’apôtres et de saints, deux scènes qui glorifient  la charité chrétienne, sont à remarquer, sans oublier les rats aux oreilles allongées que le tailleur d’images a si ingénieusement campés dans les écoinçons et que Raymond Bigot a si habilement recopiés. Les stalles de Saint-Pierre méritaient une longue description, l’auteur n’a rien négligé sur ce sujet.

M. l’abbé Hardy passe ensuite en revue la chaire, le jubé, dont il ne reste que le souvenir et deux jolis bas-reliefs encastrés dans la muraille absidale de la chapelle Notre-Dame, le grand autel, les orgues, les cloches et le trésor. Tout cela est moderne et ne parvient pas à faire oublier les choses disparues. Pourtant, il faut tenir compte de la bonne volonté, de la générosité des donateurs, qui ont essayé de voiler l’austère nudité de la cathédrale en la dotant d’une parure qui détonne assurément beaucoup moins que celle dont les chanoines l’affublèrent aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Pendant de longs siècles, la cathédrale servit de lieu de sépulture aux évêques et à de notables personnages. L’ensemble de tous ces monuments funéraires devait constituer une somptueuse décoration qui serait aujourd’hui une des curiosités de la cathédrale. Mutilés en partie au XVIe siècle, l’ignorance et le mauvais goût des chanoines du grand siècle en consommèrent la destruction. Ils trouvèrent tout naturel de faire disparaître ces effigies antiques qui offusquaient leurs regards. C’est pitié de lire l’auteur anonyme d’un Memorial de ce qui se passa alors à Lisieux, et qui raconte le fait comme une chose tout à fait banale, sans importance. Pas le moindre regret ne perce sous sa plume qui énumère complaisamment les embellissements de messieurs les Chanoines à l’époque des Matignon !

Au cours de restaurations et de travaux, quelques fragments ont été retrouvés, ce qui a permis à M. l’abbé Hardy de nous entretenir des tombeaux du cardinal d’Estouteville, de Fouques d’Astin, de Guy d’Harcourt, de Guy du Merle, d’Etienne Blosset de Carrouges et du cardinal Leveneur. Mais ce ne sont là qu’une infime partie de ce qui existait jadis. Peut-être dans les anciens inventaires ou itinéraires en trouverait-on l’indication de beaucoup d’autres.

Saint-Pierre de Lisieux n’est pas seulement une merveille d’architecture, une oeuvre d’art remarquable, c’est en quelque sorte l’âme de la cité, le reliquaire de pierre délicatement ouvré dans lequel flottent toujours les grands souvenirs du passé. La vieille cathédrale a une existence propre, une vie qui dure toujours et qui se perpétue à travers les siècles avec une éternelle jeunesse. Elle a été si intimement mêlée à l’existence de nos aïeux, qu’il suffit d’interroger ce témoin muet pour qu’aussitôt ses pierres s’animent et revivent. Quand on remue les cendres du passé, il s’en échappe toujours des étincelles !

Quelle attachante vision que celle de l’intronisation du prélat dans sa cathédrale ! C’était jour de fête pour toute la cité. Le cérémonial en avait soigneusement réglé les moindres détails et, du VIe au XVIIIe siècle, depuis Thibaud jusqu’à La Ferronnays, qui mourut en exil en 1799, la cathédrale vit à peu près les mêmes pompes se dérouler sous les hautes voûtes de ses nefs, au milieu de la foule, toujours empressée et curieuse pour tout ce qui réjouit ses yeux ou exalte son imagination.

A Lisieux, l’évêque jouissait d’un privilège tout spécial : il devenait, par le fait même de son élection, seigneur temporel de la ville, il était évêque-comte, titre que n’omettaient jamais les prélats, même dans leur signature. A l’occasion de la Saint-Ursin, le pouvoir féodal de l’évêque passait pour deux jours entre les mains des chanoines et deux d’entre eux, choisis par leurs confrères, exerçaient alors les droits seigneuriaux. Et ceci donnait lieu à une manifestation, menant grande liesse par toute la ville. La cavalcade de saint Ursin était un événement qui revenait tous les ans, le 10 juin, annoncé la veille par le joyeux carillon de toutes les cloches.

Quelques jours plus tard, c’était la saint Pierre, jour où l’évêque allumait solennellement sur le perron le feu de joie traditionnel qui éclairait la façade d’une manière si pittoresque jusqu’au moment où l’ombre, reprenant son domaine, la lune descendait à l’horizon et se perdait derrière les collines boisées.

Dans la liturgie lexovienne, on retrouverait encore des particularités curieuses se rapportant aux fêtes du Christianisme : Noël, avec l’office des bergers ; la Pentecôte, avec sa pluie de flammes et de fleurs d’oublies.

Mais, hélas ! vinrent des jours néfastes comme ceux de cette année 1562, où les protestants commirent dans la cathédrale des excès regrettables qu’il est douloureux d’enregistrer. L’histoire doit être impartiale, elle doit tout noter, tout raconter, laissant au lecteur le soin d’en tirer les conclusions qu’il jugera convenables. C’est alors qu’apparaît une physionomie bien curieuse, bien attrayante qui, pourtant, n’a pas encore tenté la plume d’un historien : Guillaume de Hautemer, maréchal de Fervaques. Déjà, R.-N. Sauvage a, dans le premier volume des Etudes lexoviennes, retracé le rôle du maréchal lors de ces tristes événements qui furent si funestes à l’église de Lisieux, qui se vit dépouiller de ses richesses artistiques. Chose étrange, Fervaques devint dans la suite un zélé catholique, fondateur des capucins à Lisieux, et les chanoines oubliant, ses ravages et sa conduite de 1562 lui accordèrent, en 1613, des obsèques grandioses et un caveau dans cette même chapelle Notre-Dame dont il avait fait jadis une écurie pour ses chevaux ! Une rarissime plaquette a raconté le détail de cette cérémonie funèbre qui se déroula dans les rues de la ville avec les allures d’un véritable triomphe. Par une cruelle ironie des événements, celui qui avait laissé profaner les tombeaux des évêques de Lisieux ne devait pas lui-même dormir en paix son dernier sommeil dans le caveau qu’il s’était fait préparer. Les révolutionnaires de 1792 lui firent subir le sort commun et ne respectèrent même pas sa sépulture.

Mais voici que la Révolution arrive, la tourmente s’engouffre dans le temple, chassant les chanoines, les chapelains, tout le clergé. Plus d’offices, plus de chants, plus de cloches, plus rien. L’auteur, bien documenté sur cette époque, a tracé un tableau très vivant de ce qui se passa alors : fermeture de l’église, jusqu’au jour où le culte de la Raison remplaça l’antique liturgie. Il faut lire ces pages émouvantes où les événements se précipitent et se confondent, pour arriver à une indifférence absolue des Lexoviens, qui n’assistaient même plus aux fêtes décadaires et se souciaient fort peu de la lecture des décrets de l’Assemblée nationale. Le culte de la Raison tomba bien vite en désuétude, et la vieille cathédrale connut l’isolement et l’abandon jusqu’au jour où une ère nouvelle ramena le calme et la paix dans notre ville.

Durant ces époques troublées, que de ruines amoncelées, que de pertes à réparer ! La vieille église Saint-Germain qui profilait, non loin de là, sa fine aiguille de pierre sur l’azur du ciel – et dont on retrouve une image fidèle dans ce beau livre – avait été jetée bas. Les églises Saint-Pierre, Saint-Jacques de Lisieux, Saint-Mards-de-Fresne, Auvillars et Ammeville en ont recueilli les dépouilles. Seule, la vieille cathédrale était toujours debout, mais combien dégradée, abimée, dévastée. Les orgues avaient disparu, les cloches fondues et transformées en canons, le mobilier vendu à l’encan, les statues mutilées, les verrières brisées. C’était bien la désolation de la désolation dont parle l’Ecriture.

Mais déjà le XIXe siècle se levait et allait marquer, par un brusque retour à la religion du passé, un renouveau de foi et d’espérance. Le 15 août 1802, Mgr Brault, évêque de Bayeux, délégua M. l’abbé de Créquy, dernier grand vicaire, pour procéder à la restauration du culte dans la cathédrale, et cette touchante cérémonie se déroula au milieu d’un grand concours de peuple, heureux de se retrouver dans l’église toujours aimée.

Et depuis ce moment, la vieille cathédrale reprit son existence, sa vie. De savants architectes, Piel, Dangoy, Naples, Sainte-Anne Louzier, de la Rocque, s’efforcèrent de réparer les ravages du temps et des hommes, et Saint-Pierre de Lisieux, après une restauration habile et discrète, retrouva toute sa beauté primitive qui continue à charmer les regards de tous, à intéresser les artistes et les savants qui viennent de contribuer si somptueusement à sa gloire, à son immortalité.

Tous ces grands faits que M. l’abbé Hardy a racontés en des pages vibrantes, pleines d’expression et de vie, un artiste honfleurais les a fixés en des images qu’on ne se lasse pas d’admirer. Léon Leclerc s’est inspiré de ces pages et, la réception de l’évêque, la cavalcade Saint-Ursin, la Noël, le feu de la Saint-Pierre, les funérailles de Fervaques, le culte de la Raison, la restauration du culte, ont été évoqués par lui en des oeuvres qui témoignent, non seulement la pratique d’un art consommé, mais la connaissance exacte d’une époque qui revit avec ses costumes et ses accessoires, délicieuse évocation du passé, dans un cadre si pittoresque.

Ce chapitre est pour ainsi dire l’âme de l’ouvrage, aussi l’auteur y a-t-il mis tout son esprit, tout son coeur. Devant l’abondance des matériaux amoncelés par une existence huit fois séculaire, le savant abbé a dû faire oeuvre de critique judicieuse pour ne pas tomber dans l’exagération et la prolixité. Malgré cela, l’histoire de Saint-Pierre reste à faire. Que de faits encore inconnus, que de souvenirs à évoquer quand on songe aux fondations et aux obits dont les vieux parchemins nous conservent encore la teneur ! M. l’abbé Hardy n’a pas pu aborder ces détails de la vie intime de la cathédrale, les pages d’un chapitre étaient insuffisantes pour cela.

La parure la plus brillante d’une cathédrale sont assurément les vitraux, pages aériennes si richement enluminées, dont les couleurs éclatantes se répandent en nappes diaprées sur l’albe nudité des murs. De tout temps, les fenêtres de Saint-Pierre furent pourvues de verrières peintes qui furent, pendant de longs siècles, le missel de nos aïeux dans lequel leur foi naïve lisait couramment.

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*   *

J’ai essayé de démontrer qu’à l’origine même de sa construction, des vitraux peints décoraient les fenêtres de la basilique d’Arnoul. Le Christ en majesté, conservé à la sacristie de Saint-Pierre, appartient à cette époque du XIIe siècle, qui compte en France peu de spécimens de vitraux de cette époque. D’un art quelque peu rudimentaire, il suffit pour nous donner une idée de la décoration des fenêtres à cette période si lointaine.

Au XIIIe siècle, la cathédrale reçut une vitrerie aux couleurs splendides, dont il subsiste quelques restes dans le croisillon nord, nous permettant d’en admirer la beauté et d’en regretter la disparition. Ce grand siècle de l’art chrétien fut l’apogée de cet art de la peinture sur verre, qui rivalisa avec l’architecture pour donner aux édifices un caractère mystérieux qui convenait si bien aux idées d’alors.

Pour avoir une réelle vision de cet art merveilleux, il faut visiter la cathédrale de Chartres par un beau soleil, ou encore, monter dans la chapelle haute de la Sainte-Chapelle élevée par saint louis dans le vieux palais de la Cité. Le regard est alors véritablement ébloui par ces mosaïques lumineuses et, peu à peu, l’oeil saisit et perçoit les mille détails des légendes enchâssées dans ce réseau multicolore.

Si j’ai étudié un peu longuement les deux fragments qui subsistent à Lisieux, c’est que je tenais à rechercher l’origine des thèmes iconographiques et à connaître les sources qui inspirèrent nos peintres verriers. Les légendaires, en particulier, la compilation de Jacques de Voragine, connue sous le nom de Légende dorée fut, pour le XIIIe siècle, une source commune d’inspiration.

L’oeuvre des miniaturistes fut également mise à profit ainsi que je l’ai suffisamment prouvé par la comparaison des vitraux de Lisieux avec des miniatures contemporaines. Plus tard, l’art du verrier s’affranchira de cette inspiration hiératique lorsque la gravure aura multiplié les épreuves d’une même composition.

Les textes anciens ne m’ont révélé qu’un seul nom de peintre verrier, Roger de Jumièges qui, en 1390, décora les fenêtres du choeur et celles des collatéraux, devers le manoir monseigneur, c’est-à-dire le collatéral nord. Un marché, sans doute assez détaillé, avait été passé entre lui et le chapitre, mais il ne nous est pas parvenu. Nous en sommes réduits à des conjectures pour le genre de décoration employé par Roger de Jumièges.

Les tympans des fenêtres du collatéral sud ont conservé quelques fragments de vitraux du XVe siècle qui dénotent une riche décoration d’ensemble. On y rencontre des figures très intéressantes, des détails de costumes très précieux pour l’archéologue, le tout traité avec une précision et une science du dessin, que ne relève malheureusement pas la richesse de couleurs des siècles antérieurs. Ces verrières, que je crois pouvoir rattacher aux productions de l’école des bords du Rhin, n’ont d’analogie nulle part. C’est en vain que j’ai cherché à les apparenter avec des xylographies ou d’autres verrières de la même date. Il faut attendre le XVIe siècle pour pouvoir, d’une manière exacte, retrouver dans les gravures des affinités certaines, de points de comparaison et même de reproduction. Un de ces vitraux, dans lequel se trouve un Couronnement de la Vierge offre une particularité intéressante dans la disposition des groupes de personnages et d’anges tenant des inscriptions à la louange de la Trinité. Je n’ai trouvé nulle part cette disposition originale et surtout ces textes, si difficiles à lire, à cause de leur emplacement et aussi des restaurations, plus ou moins habiles, qui y furent faites pendant le cours des siècles.

Quant à la vitrerie moderne, à part les fenêtres du déambulatoire et des croisillons, elle est insipide et sans art. On a voulu, pour une somme relativement minime, des vitraux partout, on en a eu pour son argent. Mieux eut valu procéder avec plus de lenteur et surtout ne pas regarder à la dépense ; la cathédrale serait aujourd’hui pourvue d’une vitrerie nouvelle qui, si elle n’eut égalé l’ancienne, aurait au moins la valeur esthétique d’une oeuvre d’art. Le XIXe siècle a produit d’excellentes restitutions, témoin celles du déambulatoire de Notre-Dame de Paris. Au lieu de cela, nous avons eu de mesquines scènes empruntées à une imagerie de bas étage.

Il serait à souhaiter qu’une initiative éclairée et généreuse reprenne quelque jour ce projet de restauration de la vitrerie de notre cathédrale. Il y a beaucoup à faire, mais combien le monument y gagnerait ! La lumière aveuglante et crue des affreux verres blancs remplacée par l’éclat irisé de vitraux dans le style du XIIIe siècle, quel contraste, quel surcroît de beauté ! Nous souhaitons vivement la réalisation de ce magnifique projet.

Si la peinture sur verre n’a laissé dans Saint-Pierre que peu de traces, par contre, la peinture sur toile y est largement représentée. Malheureusement, si nous avons la quantité, nous ne possédons pas la qualité. L’usage de cette ornementation des églises est d’origine assez récente, il est vrai que les oeuvres du moyen-âge sont assez rares dans nos régions et que l’emploi des tableaux ne devint général qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles. C’est à ce dernier surtout qu’appartient toute la décoration picturale de la cathédrale.

Jadis, dans une des chapelles du déambulatoire, alors dédiée à saint Ursin, se voyait un long polyptyque qui montrait comment les reliques de Monsieur saint Ursin furent apportées par miracle en cette ville, en l’an 1055, par les soins de Hugo, evesque de Lisieux. Ce tableau se trouvait être dans un état de vétusté, en l’année 1681 puisque, en cette même année, il fut refait sur l’original viel, par un peintre nommé Villers, qui reçut 45 livres 7 sols pour sa peine. Ce curieux tableau, tous les Lexoviens le connaissent et savent qu’il se trouve aujourd’hui en l’église Saint-Jacques, dans l’ancienne chapelle de la Charité. Robert Salles a étudié spécialement cette peinture et l’a scrupuleusement recopiée, ainsi qu’on peut en juger par la belle reproduction qu’on en trouve dans le volume. M. l’abbé Hardy en a expliqué le sens et retracé la naïve légende en des pages que tout le monde lira avec beaucoup d’intérêt. Quel dommage que le généreux Lexovien qui le découvrit jadis dans la boutique d’un brocanteur, n’ait pas eu la pensée de l’offrir à Saint-Pierre où il eût retrouvé sa place !

L’histoire des six grands tableaux, qui furent commandés par les chanoines à la fin du XVIIIe siècle, est aujourd’hui bien connue, et l’auteur a pu, grâce à des pièces d’archives, les restituer aux véritables artistes auxquels ils appartiennent, bien que pendant longtemps ils aient passé pour être tous l’oeuvre du peintre rouennais Lemonnier. En réalité, six artistes, tous élèves de Vien, y travaillèrent : Larrieu, Jean-Jacques Lagrenée le Jeune, Jean-Joseph Taillasson, Charles-Gabriel Lemonnier, Pierre de la Cour et Jean-Baptiste Robin, tous membres de l’Académie royale de peinture. Deux de ces tableaux eurent l’honneur de figurer au Salon du Louvre, en 1771 et 1773, Saint Paul devant l’Aéropage, par Lagrenée et Saint Pierre guérissant les malades de son ombre, par Robin.

Ces six grands tableaux, destinés à la décoration du choeur, furent reçus avec enthousiasme par les chanoines qui les avaient commandés et payés. Un dessin de Thorigny, que j’ai découvert au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale, montre l’emplacement qu’ils occupaient au début du XIXe siècle ; M. l’abbé Hardy l’a fait heureusement reproduire en phototypie. Actuellement, ces six grands tableaux, que peu de personnes remarquent, se trouvent placés : un dans le croisillon sud, trois dans les chapelles du collatéral sud, et les autres dans les chapelles du collatéral nord.

Ces six grands tableaux, qui retracent des épisodes de la vie de saint Pierre et de saint Paul, présentent, précisément à cause de leurs dimensions, des parties d’inégale valeur. Si l’ensemble est à peu près satisfaisant, bien des morceaux isolés n’offrent qu’un médiocre intérêt et ne visent qu’à l’effet décoratif. Par contre, quelques détails sont traités avec maîtrise et témoignent d’une certaine science de la mise en scène. Robert Salles, qui a reproduit quelques-uns de ces détails, a très bien fait ressortir le mérite artistique de ces vastes compositions, qui portent si bien le cachet de leur époque.

A dire vrai, ces tableaux seraient mieux à leur place dans une galerie ou un musée, car ils nuisent à l’effet général du monument et ne contribuent pas du tout à sa décoration. Leur style ne s’accorde pas avec l’austère beauté de la cathédrale et leurs proportions exagérées brisent les lignes et tachent trop violemment la blancheur des murailles.

Les autres tableaux sont d’un médiocre intérêt, à part, bien entendu, le Saint Sébastien, morceau remarquable, que l’on attribue au Carrache. Le Saint Jérôme, écaillé et assombri à l’excès, n’a d’autre mérite que le souvenir du chanoine Debonfils qui en fit don en 1749 ; la Cène, de Pierre-Michel Descours, est une page sèche et froide, qui fait regretter qu’elle ne soit pas signée de Michel-Hubert, le père de l’artiste, un peintre de réel talent, auquel on doit le beau portrait de Mme de Ticheville, conservé à l’hospice de Bernay. Une seule peinture, la Visitation, qui provient de l’ancienne église Saint-Germain, est digne de retenir l’attention. Les autres tableaux ne méritent que les appréciations judicieuses qu’on trouve dans le volume, rien de plus.

*
*   *

Un dernier chapitre, un peu court, mais ceci se comprend puisqu’il s’agit de parties aujourd’hui disparues, est consacré aux dépendances de la cathédrale : salle capitulaire, bibliothèque, cloître. Ces bâtiments, complément indispensable d’une cathédrale, ne sont guère connus à cette heure que par les archéologues et les historiens qui peuvent en déterminer l’emplacement.

La salle capitulaire, qui servait de lieu de réunion aux chanoines, avait été construite dans la seconde moitié du XIIIe siècle, après 1258, et occupait, au midi, un vaste espace accolé au croisillon. Elle était voûtée sur croisées d’ogives dont les arcs retombaient sur un pilier central, dont la base se voyait encore en 1880. Elle disparut vers 1804. On préféra la détruire plutôt que de la réparer, singulière façon de juger les choses. Elle aurait pourtant pu faire une très belle sacristie, et l’archéologue n’aurait pas eu à déplorer la perte de cet élégant morceau d’architecture, qui devait avoir quelque analogie avec la salle capitulaire de Saint-Pierre-sur-Dives qu’on restaure si habilement en ce moment.

Au-dessus, se trouvait la bibliothèque, dont la porte d’entrée, avec son inscription de marbre, se voit encore, à gauche en entrant par le portail du Paradis. Dans cette vaste salle d’étude où le public était admis, se conservaient un nombre assez élevé de volumes imprimés et des manuscrits précieux, dont quelques-uns avaient été offerts par Thomas Basin. Que reste-t-il à cette heure de tous ces trésors littéraires ? Quelques rares volumes, disséminés un peu partout, sur les gardes desquels on retrouve l’élégant ex-libris gravé aux armes du chapitre, un Bréviaire manuscrit à la bibliothèque de Caen, le Cartulaire de Thomas Basin à la bibliothèque municipale de Lisieux. D’autre part, j’ai retrouvé, en 1905, au moment où j’étudiais les manuscrits normands conservés à Paris à la bibliothèque Sainte-Geneviève, deux manuscrits qui proviennent certainement de l’ancienne bibliothèque du chapitre. L’un est une Légende dorée qui a été copiée en 1326 par un certain Alermus de Fenis, clerc de choeur à la cathédrale, à la requête de Roger de Victrelico, chanoine de Lisieux. L’autre est un remarquable Livre d’Heures, du XVe siècle, enrichi de fort belles miniatures d’une fraîcheur et d’une conservation parfaites.

Quant au cloître, il se dressait sur l’emplacement actuel du jardin d’agrément et du petit passage qui longe le mur sud de la cathédrale. On ne sait rien de son aspect ; son existence ne nous est révélée que par un texte de 1436, inséré dans le Cartulaire de Thomas Basin.

Quelques documents, qui n’ont pu trouver place dans le corps de l’ouvrage, ont été reproduits en appendice : chartes relatives à des fondations de chapelles, visites pastorales d’Eudes Rigaud, archevêque de Rouen au XIIIe siècle, et quelques pièces relatives à l’orfèvrerie et aux objets précieux envoyés à la Monnaie au moment de la Révolution.

Une bibliographie très complète, un copieux index et des tables soigneusement rédigées terminent le volume et facilitent l’utilisation de cet instrument de travail auquel les savants ne manqueront pas de recourir.

Quand on ferme le livre, on ne regrette rien, on ne constate pas de lacune dans cette oeuvre qui s’harmonise parfaitement. Texte et illustrations constituent un monument artistique qui datera dans les annales de la bibliographie normande. Il y a longtemps, en effet, qu’on a vu une monographie d’église aussi somptueusement éditée.

M. l’abbé Hardy, sans froisser sa modestie, peut s’appliquer ces paroles, que le vieil historien Ordéric Vital plaçait sur les lèvres de l’évêque de Lisieux, Hugues d’Eu, qui avait si heureusement terminé la basilique romane commencée par Herbert : « J’ai terminé l’église de saint Pierre, prince des apôtres.... j’ai mis beaucoup de soin à l’orner. Je l’ai dédiée honorablement, abondamment enrichie de toutes choses propres à augmenter son éclat. Je la recommande en suppliant au céleste maître : Ecclesiam sancti Petri, principis apostolorum.... perfeci, studiose adornavi, honorifice dedicari.... aliisque apparitubus copiose ditavi. Hanc celesti Domino supplex commendo ! »

Etienne DEVILLE.


NOTE :
(1) In-4° de XIV, 328 pages, 66 planches hors texte, dont 4 en héliogravure, 105 figures dans le texte, 20 têtes de chapitres, 17 culs-de-lampe, couverture illustrée.


ANNEXE

(Bm Lx : Ms 118-2)

~ * ~

AU JOUR LE JOUR

[LE TEMPS, 30 juillet 1919]

La signature des architectes

M. de Mély, érudit archéologue bien connu pour ses travaux sur la signature des « primitifs » qui ont donné naissance, on s’en souvient, à tant de controverses passionnées, a communiqué à la Société des antiquaires de France quelques inscriptions crytographiques rencontrées dans nos vieilles cathédrales et qui apportent à la détermination de leurs architectes et des dates auxquelles elles furent commencées de précieux renseignements.

Au portail de la cathédrale d’Angoulême, au centre, on voit un large monogramme qu’on n’a jamais pu expliquer. M. de Mély ayant trouvé l’épitaphe d’un chanoine de la cathédrale, Itier d’Archambault, mort en 1125, dans laquelle il est dit qu’il fut maître de l’oeuvre des grands murs, dégage très facilement dans l’enlacement des lettres le nom d’Itius, par conséquent, sur le monument même, la signature de l’architecte, confirmée par l’épitaphe et les chroniques locales.

A Lisieux, c’est un chronogramme qui précise la date à laquelle la cathédrale fut commencée.

Un chronogramme est une sorte de rébus, fort usité dans le haut moyen âge, qui consiste à réunir dans un vers des mots où se trouvent les lettres-chiffres romains, dont l’addition va donner la date dissimulée. Le second vers de l’inscription de Lisieux (disparue depuis 1831) ainsi conçue : ARNVLFI ANTIQVVM LEXOVIENSIS OPVS (oeuvre ancienne d’Arnoul, évêque de Lisieux) donne MLLXVVVVVIIII, c’est-à-dire 1139). On croyait jusqu’ici qu’elle avait été commencée en 1140 ; on voit la précision fournie par le chronogramme.

Chronogramme encore, le dernier vers de l’inscription de la cathédrale de Vaison (Vaucluse), signée par Ugo, qui construisit cinq églises dans la Provence.

IGNEA BISSENIS LAPIDVM SITVT ADDITA VENIS. L’explication est plutôt difficile, mais elle fournit MLVVVVII, soit 1072. On la regardait comme du début du douzième siècle, mais il faut dire que c’est la date à laquelle elle fut commencée.

Véritable rébus, les deux signatures des églises de Cervières et de Névache (Hautes-Alpes), du quinzième siècle : une portée de musique avec ré, mi, fa, suivie de TIN. L’architecte s’appelait Rémy Fatin. Le champ des découvertes s’étend ainsi chaque jour, à mesure qu’en pénètre la mentalité quelque peu insoupçonnée des artistes du moyen âge.

La date de la construction
de la cathédrale de Lisieux
[2.VIII.1919]

Notre savant concitoyen, M. de Mély, a fait, aux Antiquaires de France, une communication publiée dans le Temps du 30 juillet, communication que notre confrère, M. Jean Lafond, résume et apprécie dans le Journal de Rouen du 31.

 D’après le témoignage d’une inscription, disparue vers 1831, mais reproduite dans le Bulletin Monumental de 1836, le second vers : ARNVLFI ANTIQVVM LEXOVIENSIS OPVS, contiendrait, en chronogramme, la date précise de la construction de la cathédrale de Lisieux. Un chronogramme est une sorte de rébus, fort usité dans le haut moyen-âge, qui consiste à réunir dans un vers des mots où se trouvent les lettres-chiffres romains dont l’addition doit donner la date dissimulée. L’addition des lettres MLLXVVVVVIIII donne la date de 1139. Or, à cette époque, Arnoul n’était pas encore évêque de Lisieux. Il ne monta sur le siège épiscopal de cette ville qu’en 1141, succédant à Jean Ier, inhumé dans la cathédrale le 21 mai de cette année.

La découverte de M. de Mély n’apporte donc aucune précision, elle est même en désaccord avec la chronologie des évêques de Lisieux et ne mérite, par conséquent, aucune considération.

La date de la construction
de la cathédrale de Lisieux
[9.VIII.1919]

Dans notre dernier numéro, nous avons fait allusion à une communication de M. de Mély aux Antiquaires de France, relative à la date de la construction de notre cathédrale. Nous ne partagions pas l’opinion de notre savant compatriote, à cause d’une erreur de date qui réduisait à néant ses conclusions.

A la dernière réunion de la Société des Antiquaires de Normandie, notre ami Georges Huard a mis les choses au point et réfuté M. de Mély avec des arguments tout à fait probants. Voici comment les journaux de Caen résument la communication de notre distingué compatriote : M. Georges Huard, vice-secrétaire de la Société, signale un article publié dans le Temps du 30 juillet, sous le titre : La signature des Architectes où se trouvent résumées les conclusions d’une communication faite par M. de Mély à la Société des Antiquaires de France. Le passage relatif à la cathédrale de Lisieux est ainsi conçu : « A Lisieux... un chronogramme précise la date à laquelle la cathédrale fut commencée. Un chronogramme est une sorte de rébus, fort usité dans le haut moyen-âge, qui consiste à réunir dans un vers des mots où se trouvent les lettres-chiffres romains dont l’addition va donner la date dissimulée. Le second vers de l’inscription de Lisieux (disparue en 1831) ainsi conçu : ARNVLFI ANTIQVVM LEXOVIENSIS OPVS (oeuvre ancienne d’Arnoul, évêque de Lisieux) donne MLLXVVVVVIIII, c’est-à-dire 1139). On croyait jusqu’ici qu’elle avait été commencée en 1140 ; on voit la précision fournie par le chronogramme. »

M. Huard rappelle d’abord qu’Arnoul ne devint évêque de Lisieux qu’en 1141, que dans les premières années de son épiscopat il se borna à faire réparer la cathédrale du XIe siècle, incendiée en 1136, qu’il n’entreprit que beaucoup plus tard la construction de l’édifice actuel et qu’on creusait encore au moins sur un point, les tranchées destinées à recevoir les fondations, postérieurement au 29 décembre 1170.

Huard démontre ensuite que l’inscription « disparue depuis 1831 » n’a jamais existé dans la cathédrale de Lisieux ; En 1831, l’anglais H Gally Knight fit un voyage en Normandie dont il publia une relation en 1836 ; il a cité à la vérité comme se trouvant dans la cathédrale l’inscription dont M. de Mély a extrait la date de 1139, mais il la cite d’après le t. XI col. 778 de la Gallia christiana ouvrage publié au XVIIIe siècle par les Bénédictins. Si nous recourons à cet ouvrage, nous remarquons que l’inscription ne concerne pas la cathédrale de Lisieux, qu’elle ne se trouvait pas dans cette cathédrale, mais dans l’église de l’abbaye de Saint-Victor de Paris, où mourut Arnoul, en 1184, et où il est enterré. L’inscription porte sa date ; elle a été placée en 1531 quand l’église de Saint-Victor eut été reconstruite. En conséquence, l’opus antiquum d’Arnoul, dont il est question, n’est pas la cathédrale de Lisieux, mais l’église primitive de Saint-Victor de Paris.

Le Chronogramme de la
Cathédrale de Lisieux


Le bon et beau livre de M. l’abbé Hardy sur la Cathédrale Saint-Pierre de Lisieux résume dans un chapitre spécial tout ce qu’on sait actuellement sur sa construction.

Elle est due à l’évêque Arnoul qui occupa le siège épiscopal de 1140 à 1182. Un passage de Robert de Torrigny, antérieur par conséquent à 1186, dans sa Chronique du Mont Saint-Michel, ne laisse aucun doute à cet égard.

« Arnulfus, Luxoviensis episcopus, cum per annos XL eandem ecclesiam rexisset, et in ædificando ecclesiam et pulcherrimas domos laborasset, renunciavit episcopatur et perrexit Parisius, suos dies dimidiaturus apud Sanctum Victorem, in domibus pulcherrimis, quas ibi, ad opus suum contruxerat ».

Il avait succédé à Jean Ier, mort en mai 1140, inhumé dans sa cathédrale, et dont nous avons probablement, dans la partie nord du transept, le mausolée, en quelque sorte l’ancêtre des sculptures de Saint Zaccharia de Venise.

Arnoul occupa de son temps, comme le fait fort bien remarquer l’abbé Hardy, une place privilégiée dans la politique, dans la littérature, dans les arts du XIIe siècle. Mais, ajoute-t-il, la cathédrale Saint-Pierre semble mettre une certaine coquetterie à cacher son âge.

Or, je ne vois pas qu’il soit question là d’une inscription que Gally-Knight, qui visitait la cathédrale en 1831, dit être « gravée dans l’église actuelle ». (Bullet. monument. t. IV (1838), p. 71).

HOC TREMPLVM JUNCTÆQVE ÆDES
SVNT PRÆVLIS OLIM
ARNVLFI ANTIQVVM LEXOVIENSIS
OPVS

Il est vrai qu’il ajoute dans une note que si l’inscription paraît ainsi attribuer d’une manière irrésistible, la construction de la cathédrale à Arnoul, les auteurs de la Gallia Christiana démontrent que cette inscription n’est pas l’inscription contemporaine d’Arnoul, mais qu’elle lui fut substituée plus tard. Il ne rapporte pas la démonstration de la Gallia : il se contente de discuter « le style en pointe de l’église ».

Il semble cependant qu’il y aurait eu quelque intérêt à s’en préoccuper, car ces choses s’écrivaient au XVIIIe siècle et en 1831, à des époques où les documents étaient acceptés sans grande critique et disparaissaient avec une facilité surprenante.

Or, si Gally-Knight dit que ces deux vers sont gravés dans la cathédrale de Lisieux, la Gallia en cite quatre, mais qui sont dans l’église Saint-Victor de Paris :

HOC TEMPLVM JUNCTÆQVE ÆDES
SVNT PRÆSVLIS OLIM
ARNVLFI ANTIQVVM LEXOVIENSIS
OPVS
SI TER QVINGENTOS ANNOS
TRIGINTAQVE ET UNVM
ANNVMERES CHRISTO, CVM
REPARARER HABES

Elle nous apprend ainsi que le quatrain fut placé sur un nouveau sacellum, édifié en 1531, à Paris, à Saint-Victor, où l’évêque Arnoul avait été inhumé en 1184.

Cette épitaphe en remplaçait, dit-elle, une plus ancienne, ainsi conçue :

TV QVI DIVES CRAS ET MAGNVS
EPISCOPVS, OB QVID
SORTEM MVTASTI PAVPERIORE
STATV ?
IMO PAVPERIEM MVTAVI FENORE
MAGNO.
MVNDO DIVES ERAM PLVS FVIT
ESSE DEO

Ces deux distiques étaient ainsi la dernière conversation de l’évêque Arnoul avec l’Acteur.

Les deux constatations paraissaient au premier abord assez difficiles à concilier dans leur différence. Mais on ne peut nier que Gally-Knight parle de Lisieux et la Gallia, de Saint-Victor.

Et alors, quand on veut mettre la chose au point, si on relit par deux fois l’inscription de Saint-Victor, on doit commencer par se demander ce que viennent faire là, en 1531, les deux premiers vers. Arnoul a-t-il construit l’église de Saint-Victor ? Nullement. Que veulent dire les « Junctæ que ædes ? » N’avons-nous pas le Nécrologe de Saint-Victor, publié par Longnon dans les Obituaires de la Province de Sens, où, à l’anniversaire d’Arnoul, il est seulement question de livres, d’ornements d’église, de rentes données par Arnoul à l’Abbaye lorsqu’il fut devenu chanoine de Saint-Victor, après avoir résigné ses fonctions épiscopales.

Au contraire, c’est simplement le texte même de Robert de Torrigny, antérieur à 1180, relatant l’oeuvre d’Arnoul, à Lisieux, mis en vers.

Dès lors, sa place n’était-elle pas à Lisieux bien plutôt qu’à Saint-Victor ? Et il devient alors fort probable que les deux premiers vers furent simplement copiés sur l’inscription de Lisieux pour former l’en-tête du quatrain que les chanoines de Saint-Victor firent graver au seuil du norvum sacellum. L’inscription ancienne pouvait donc se trouver à Lisieux, et on ne voit aucune objection à ce que Gally-Knight ait encore pu constater sa présence en 1831 dans la cathédrale.

Mais si l’inscription primitive était dans la cathédrale, et les auteurs de la Gallia, en employant ce mot admettaient donc qu’il y avait une inscription plus ancienne, comment expliquer le mot antiquum, que nous y rencontrons ?

La cathédrale détruite en 1136, fut commencée par Arnoul dès le début de son épiscopat, car en 1143, il écrivait à Clément II qu’il ne pouvait quitter son diocèse parce qu’il était « en train de réparer les ruines de son église » ; il y travaillait encore en 1179. Mais la cathédrale, incendiée en partie en 1226, fut reprise : elle semble terminée en 1258, puisqu’Eudes Rigaud, archevêque de Rouen, préside, le jour de l’Epiphanie, une procession dans la cathédrale. Ce ne peut être qu’après cette date que l’inscription aurait été placée sur une pierre commémorative d’Arnoul, puisque son corps était à Paris. Et l’Opus antiquum, qu’on peut parfaitement distinguer dans le plan teinté que M. l’abbé Hardy a joint à son travail, serait ainsi ce qui avait pu être conservé, dans la cathédrale restaurée, de l’Opus Arnulfi.

Tout ainsi s’explique facilement. Car quelle raison invoquer pour mettre en doute la bonne foi de Gally-Knight, qui n’avait aucune conclusion nouvelle à en tirer et qui, au contraire, faisait, très honorablement, mention de l’objection de la Gallia, fort embarrassante pour lui, mais qu’il ne cherchait même pas à expliquer ?

De ce que l’inscription n’existe plus aujourd’hui, s’ensuit-il qu’elle n’existait pas en 1831 ? Celle de Saint-Victor n’a-t-elle pas également disparu ? Combien au cours de mes recherches en ai-je rencontré qu’on ne lit plus que dans des recueils inattendus, souvent fort étrangers au pays, recueillis la plupart du temps par des voyageurs intelligents, qui ne soupçonnaient pas le sauvetage qu’ils opéraient.

Mais notre inscription porte en elle-même une trace d’authenticité assez curieuse. Nos ancêtres connaissaient bien des choses que ne savons plus, que le temps, que les hommes surtout, ont fait disparaître.

Cette inscription, si conforme au texte de Robert de Torrigny, qui signale la construction de la cathédrale et des belles demeures qui y attiennent, contient, comme nombre d’autres du moyen-âge, la solution cherchée.

Le pentamètre est en effet un chronogramme comme à Avenas, comme à Vaison, comme sur la Danse de Salomé à Brunswick, comme sur l’Agneau des Van Eyck, comme le Rétable de Saint-Bertin.

Le chronogramme est une sorte de rébus très employé au moyen-âge : il consiste à réunir dans un vers, parfois d’une facture fort compliquée, des mots où se trouvent les lettres-chiffres romaines, dont l’addition donnera la date dissimulée. Le pentamètre de Lisieux :

ARNVLFI ANTIQVVM LEXOVIENSIS OPVS
donne ainsi :               VL  I        I VVM   L  X   VI        I        V
soit : MLLXVVVVVIIII, = 1139.

Cette date, antérieure d’une année à l’élection d’Arnoul, n’est pas inexplicable. Il est fort admissible qu’Arnoul, archidiacre de Séez, frère de l’évêque de Séez, neveu de Jean I de Lisieux, ait été à cette date appelé auprès de son oncle déjà très vieux et si malade que l’année suivante il laissait le siège épiscopal vacant, et qu’à ce moment, puisqu’il était operarius, c’est-à-dire architecte, il lui ait proposé un plan de reconstruction de la cathédrale, si endommagée par le siège de 1136 par Geoffroy d’Anjou, quoiqu’on dise n’en rien savoir, qu’il écrivait, comme nous l’avons vu, à Clément II en 1143, qu’il réparait sa cathédrale en ruines. Peut-être même en avait-il déjà commencé la reconstruction avant la mort de Jean I ? Et alors, à l’exemple de tant d’autres chanoines, qualifiés « sapiens architectus », aurait-il été élu, à la mort de son oncle, évêque de Lisieux, précisément pour continuer l’oeuvre que l’inscription lui attribue si clairement : ARNVLFI OPVS, avec la date de 1139.

Quant aux stalles que M. l’abbé Hardy pense être du XIVe siècle, après Sauvageot d’ailleurs qui les avait étudiées dans les Annales Archéologiques en 1863 (t. XXIII, p. 133), elles sont la fidèle copie du dessin des stalles de l’Album de Villard de Honnecourt, de 1250. Ce qui, une fois de plus, montre que les modèles se transmettaient d’ateliers en ateliers et que parfois nous pouvons nous trouver exposés à des erreurs chronologiques que les comptes et les noms d’artistes de dates certaines, permettent seuls d’éviter.

Elles pouvaient donc déjà fort bien exister en 1258 quand Eudes Rigaud vint à Lisieux.

                                        F. DE MELY.
                                Membre résidant de la Société
                                   des Antiquaires de France.


A propos du Chronogramme de la
Cathédrale de Lisieux
[LE LEXOVIEN, 2.IX.19]

Nous avons reçu de M. F. de Mély une lettre en réponse aux arguments de M. Huard, qui figurent dans notre numéro du 23 août.

Dans cette lettre, que malgré son intérêt nous ne pouvons insérer, faute de place, M. de Mély maintient ses assertions : Gally-Knight aurait vu l’inscription dans la cathédrale de Lisieux. Et, d’autre part, ce serait l’oncle d’Hugues de Saint-Victor et non pas Arnoul qui aurait construit l’église Saint-Victor de Paris de 1131 à 1141.

En ce qui nous concerne, nous considérons l’incident comme clos.


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