CABOT, Artus : Georges Dubosc (1854-1927) :
notice biographique parue dans le Journal
de Rouen du dimanche 19 juin 1927 .
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (16.VIII.2004) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (coll. privée) de la Bibliographie des travaux de Georges Dubosc (1876-1927) publiée par les Editions du Journal de Rouen en 1931. Georges Dubosc
(1854-1927)
par Artus Cabot
~*~Le Journal
de Rouen vient de perdre un
des doyens de sa
rédaction, le plus savant et le plus populaire de ses
collaborateurs, Georges
Dubosc, qui s'est éteint doucement hier après-midi. Au
Lycée de Rouen, qui ne
s'appelait pas encore Lycée
Corneille, la double vocation de Georges Dubosc se dessina de bonne
heure, dans
sa prédilection marquée pour les cours de
littérature et de dessin. S'il se
montra, comme l'a dépeint un de ses anciens condisciples, dans
une biographie
d'ailleurs cordialement louangeuse, « frondeur,
indiscipliné,
magnifiquement dédaigneux des gloires du palmarès
», il n'en fut pas moins un
brillant élève à sa manière. Il savait
apprendre. La richesse de sa mémoire,
son esprit d'observation, toujours en éveil, la maturité
de son jugement, qui
laissait à ses satires et à ses caricatures les plus
osées un cachet de bon
ton, sa verve intarissable, lui valaient la considération
affectueuse de ses
maîtres. Ils avaient deviné en lui un sujet d'avenir, et
plus d'un parmi eux,
tels M. F. Bouquet et M. A. Lefort, devait, par la suite, entretenir
avec lui
les plus étroits rapports de bonne confraternité
littéraire. Puis ce fut
le volontariat d'un an, qu'il
fit à Givet
(Ardennes), non loin de la frontière belge, avec notre
distingué concitoyen
Auguste Leblond. Quand il eut ensuite à
faire choix
d'une carrière, il se
prononça d'emblée pour la peinture. Un court stage
à l'Ecole des Beaux-Arts, en
compagnie de Philippe Zacharie, de Delattre, d'Alphonse Guilloux ; il
va
ensuite à Paris et entre dans l'atelier de Dupuy de la Roche. Il
court les
musées, les expositions, les conférences, les
théâtres. Il a retrouvé, au
Quartier Latin, Julien Goujon, qui fait son droit, et qui, toujours
enthousiaste et entreprenant, a fondé un petit journal, le Molière,
où il
enrôle son jeune compatriote, enchanté de s'essayer dans
la critique. Mais la
fièvre de cette vie intellectuelle en partie double,
après les fatigues du
régiment, est nuisible à sa santé. On lui
conseille un séjour dans le Midi. Sa
mère l'emmène à son pays natal. Il y passera
près de trois années, guidé dans
ses excursions aux sites pyrénéens par un vieil artiste,
le père Xau, dont la
compagnie rompt agréablement pour lui la monotonie de cet exil
salutaire à ses
poumons.
De retour
à Paris, il
fréquente un moment l'atelier de
Bonnat et celui de Gervex, où il fait la connaissance d'artistes
déjà en passe
de célébrité comme Manet, Desboutins, le
caricaturiste Forain ; il se met à la
chronique théâtrale au Paris-Plaisir,
où il
collabore avec le romancier
visionnaire Huysmans et le bon poète Raoul Ponchon.
Bientôt cependant il dit
adieu à la capitale et rentre définitivement à
Rouen. Encore une
période où il va
flotter entre deux tendances
également attirantes : la peinture et le journalisme.
Officiellement, il est
artiste-peintre et il consacre ses journées à sa
profession, avec un talent
déjà sûr de lui, que ses premières
expositions mirent en relief. Il nous
souvient, notamment, d'une petite toile, Le Baptême, qui
recueillit tous les
suffrages des connaisseurs : le trousseau d'un bébé,
symphonie ravissante de
nuances tendres, où la fraîcheur du coloris et la
souplesse de la facture, le
disputaient au bon goût de l'arrangement. Mais le soir, au
théâtre, dans la
fréquentation des artistes et des critiques, c'est vers une
autre formule d'art
qu'il se sentait invinciblement porté. C'était
l'époque où,
en attendant la reconstruction du
Théâtre des Arts, incendié en 1876, des
représentations lyriques se donnaient
au Cirque de la rue Lafayette, où, sous la direction
Dupoux-Hilaire, elles
alternaient avec le drame. De ces soirées, Georges Dubosc
donnait, chaque
semaine, à la Chronique de
Rouen, des comptes rendus pleins de
saveur ; il
faisait, dans les mêmes colonnes, la critique du « Salon
», avec une compétence
très remarquée. Il se sentait dans son
élément. Puis, vers 1883, au lendemain
de la réouverture du Théâtre des Arts, c'est dans
la Lorgnette qu'il
s'escrima ; un petit journal hebdomadaire qu'il avait fondé avec
Paul
Delesques, Henry Bridoux (Pierre Esnard) et son frère cadet,
André Dubosc, le
chimiste, esprit fin et original, lui aussi, et qui avait un sens
très affiné
du théâtre. Le succès vint tout de suite à
la petite feuille satirique. On y
égratignait quelque peu les autorités du jour. «
Myop » (c'était le pseudonyme
de Georges Dubosc), excellait dans ces pointes toujours malicieuses,
jamais
médisantes et d'autant plus cruelles aux amours-propres
flagellés dans leurs
petits travers. De là certaines inimitiés ; mais à
quoi servirait d'avoir de
l'esprit si l'on ne gardait son franc-parler? Pour une
plume aussi déliée
que la sienne, c'étaient là
de simples passe-temps qui étaient loin d'absorber toute son
activité. Et
pourtant, peu à peu, il délaissait sa palette et son
chevalet, épris d'une
conception dont il s'était ouvert à quelques intimes, et
qui lui permettrait
d'appliquer simultanément au service de l'art ses aptitudes
d'écrivain et son
talent de dessinateur. Il rêvait d'initier et d'intéresser
le grand public au
jour le jour, par tranches rattachées à
l'actualité, à l'histoire de la vieille
cité rouennaise et de la Normandie, monuments, vieux logis,
châteaux,
curiosités et célébrités de tout genre ;
histoire sans doute abordée déjà dans
des ouvrages savants, mais qui n'atteignaient point le lecteur
ordinaire. Il
rêvait de populariser ce passé si riche et
généralement si peu connu de la
foule. Il y avait
là un filon nouveau
à exploiter ; mais à une
telle entreprise de vulgarisation, il fallait un cadre plus ample que
ceux dont
il disposait alors. En attendant, sûr de sa voie, il s'y
préparait par de
patientes lectures, associées à des investigations que
nul n'eût été à même de
conduire plus expertement que lui grâce à son
exceptionnelle connaissance du
milieu. L'occasion
souhaitée se
présenta en 1887. Le poste de
critique dramatique au Journal de
Rouen allait être vacant par
la démission
de M. Samuel Frère, qui le tenait avec un brio
incontesté, en musicien
consommé, qui était aussi un lettré et un
artiste-peintre en vogue. Quel
meilleur successeur pouvait-on lui désigner que Georges Dubosc ?
Le directeur
du journal, M. Léon Brière, qui s'y connaissait en hommes
de valeur, appréciait
le talent de notre ami et savait ses intentions ; il n'était pas
néanmoins sans
quelque prévention contre l'érudition telle qu'on
l'entendait alors ;
l'archéologie, comme il disait, n'était pas à sa
place dans un quotidien qui,
s'adressant à tout le monde, doit être compris par tous,
de la première à la
dernière ligne. Pourtant, il agréa vite le nouveau
collaborateur qui lui était
proposé, séduit par la conversation piquante de ce
Rouennais qui connaissait sa
ville sur le bout du doigt, aussi averti des choses du jour que celles
du
passé, et pour qui ce fut un jeu de démontrer au grand
« patron » qu'on peut
être savant jusques aux dents - comme les rats de 1a fable - et
cependant
traiter les sujets les plus ardus sous une forme accessible aux moins
instruits. La partie était gagnée. Avec le rédacteur en
chef, M.
Joseph Lafond, c'était fait
déjà. Ils se connaissaient depuis 1882, pour s'être
fréquemment rencontrés soit
au théâtre, soit à la librairie Schneider
frères, ou chez Klein, l'éditeur de
musique, deux rendez-vous fréquentés par des hommes de
lettres, des
bibliophiles et des artistes, soit chez les bouquinistes, ou bien
encore, et le
plus souvent, à la bibliothèque de la gare où,
dans leur impatience d'être plus
vite au courant des nouvelles, ils avaient accoutumé de se
rendre à l'arrivée
des trains de Paris apportant les journaux. Ces deux intelligences de
même
ordre, d'égale culture, de même universalité, avec
des dons différents, étaient
bien faites pour s'entendre et se rechercher.
Entre ces
deux hommes d'élite, que
rapprochait encore
leur connaissance des milieux parisiens, où l'un et l'autre
avait fait ses
débuts, le sentiment de la hiérarchie ne pouvait mettre
aucune gêne, même à
partir du jour où M. Joseph Lafond prit la direction du Journal
de Rouen. La
collaboration confiante et enjouée qui s'est poursuivie entre
eux pendant
trente-quatre années est tout à leur honneur. Voilà
donc Georges Dubosc de la
Maison, et tout de suite
à l'aise au milieu de confrères qui étaient
déjà ses camarades. Il y
retrouvait, parmi les collaborateurs occasionnels, des visages
familiers :
Eugène Noël, le conservateur de la Bibliothèque
Municipale, l'écrivain
philosophe des Loisirs du
Père Labêche, l'ami de
Michelet ; deux des
bibliothécaires, Robert Pinchon, qui avait été le
compagnon de jeunesse de Guy
de Maupassant, et Raoul Aubé, un fureteur, lui aussi,
spécialisé dans la
chronique des vieilles coutumes et légendes et des anciennes
corporations.
Parfois aussi Hugues Delorme, l'auteur de cette charmante bluette Pierrot financier,
et qui s'exerçait avec succès dans le genre des
chroniques rimées. Du jour où il
était
entré dans notre rédaction, Georges
Dubosc n'avait pas borné sa collaboration à ses comptes
rendus des soirées
théâtrales, écrits de verve, documentés aux
meilleures sources, soigneusement
exempts de tout pédantisme et d'une lecture d'autant plus
agréable qu'ils
reflétaient, avec une mesure parfaite, les impressions du
public. Il se
plaisait aussi à enrichir la « Chronique locale
» d'entrefilets variés et
toujours intéressants, qui lui venaient à la
pensée, à propos de tout.
Reportage artistique qui le ramenait à sa préoccupation
initiale et qui le
montrait journaliste expérimenté, fertile en ressources
et rompu à toutes les
convenances du métier. Il avait le feu sacré.
Il devait en donner un surcroît de preuve assez inattendu, à l'occasion des manoeuvres d'automne. A la surprise de ceux qui connaissaient son tempérament médiocrement belliqueux et plutôt casanier, il s'était offert à suivre ces manoeuvres pour le Journal de Rouen. Avant de se mettre en route, il avait étudié la carte d'état-major, pioché ses horaires, réuni les souvenirs historiques se rapportant aux localités qui seraient traversées, et, ainsi armé, questionnant sur le terrain les grands chefs et les officiers, que sa discrétion avisée mettait en confiance, il envoyait au journal des comptes rendus pleins de couleur et d'exactitude, que, le lendemain, on s'arrachait dans les deux camps adverses. Il en fut ainsi jusqu'en 1893, année où l'état de sa santé l'obligea à prendre un repos momentané. Pendant cette cure d'air forcée, qu'il alla faire sur le plateau de Boisguillaume, il n'interrompit ni ses lectures favorites ni sa collaboration de plus en plus goûtée au Journal. Une de ses distractions était sa correspondance avec ses intimes qui recevaient de lui des lettres dont parfois chaque page s'ornait de paysages à la plume ou de quelque silhouette finement coloriée : sa façon, à lui, de leur montrer qu'il se maintenait « en forme ». Mais, par
exemple, de retour à la
ville, les précautions
auxquelles il devait encore s'astreindre, par ordre de la
Faculté, allaient
entraîner un notable changement dans ses anciennes habitudes.
Finies les
longues veillées après le spectacle, les joyeuses
réunions à la Cafetière, et
ces déambulations nocturnes où le feu de la causerie
faisait souvent oublier
l'heure. Adieu les randonnées militaires et les excursions,
Rouen serait
désormais son unique horizon. Mais quel horizon pour un
observateur de sa
qualité! Il lui en avait coûté de renoncer à
la Chronique des théâtres ; sa
bonne étoile lui ménageait, presque coup sur coup, les
deux compensations les
plus agréables qu'il pût espérer. La mort de M.
Alfred Darcel, le grand
critique d'art, lui ouvrait la rubrique des « Salons » qui
était bien de sa
compétence. Et puis, avec l'année 1894, le Journal de
Rouen, qui ne
paraissait jusqu'alors que sur quatre pages, ayant inauguré un
Supplément du
dimanche, littéraire, artistique et scientifique, ce fut enfin
pour Georges
Dubosc l'occasion de donner l'essor à la série, depuis si
longtemps méditée, de
ses Par ci, Par là,
illustrés de croquis, où,
suivant la juste expression
d'un de ses biographes, il allait « rénover
l'histoire de Rouen et de la
Normandie ». Ce qui plut tout de suite et
fit le
succès de ce genre
nouveau, bien à lui, c'était la variété des
sujets, l'à-propos avec lequel ils
étaient amenés, la simplicité aisée de leur
présentation, dans un style
toujours limpide et souvent rehaussé de traits malicieux. Cela
supposait une
documentation formidable, des recherches sans fin à travers les
livres, revues,
manuscrits, anciens plans, dictionnaires, catalogues; une connaissance
approfondie des oeuvres d'art, sculptures, tableaux, gravures,
estampes,
dessins et des mille trésors que les siècles ont
légués à notre ville. Encore,
pour se débrouiller dans un domaine si touffu, pour retrouver
à point nommé le
souvenir, l'anecdote, le fait inédit ou peu connu, la note
caractéristique qui
donneraient de la couleur à l'article, fallait-il aller droit au
but, en
économisant du temps, afin de rester dans l'actualité. Le
secret de l'auteur
des Par ci, Par là était bien simple : né causeur,
il avait l'art de faire
causer les maîtres de l'érudition et les
spécialistes de tout ordre.
Aux Archives
départementales, il
avait eu la bonne
fortune d'intéresser M. Ch. de Beaurepaire, savant
éminent autant que modeste
et obligeant, qui lui avait appris à compulser les vieux
grimoires,
méthodiquement et savamment classés par ses soins et qui
le mettait sur la
trace des mille détails qui, même insignifiants en
apparence, aident à
reconstituer un événement, une physionomie ou une
époque. Au Musée d'Antiquités
et au Musée de Céramique, il consultait avec fruit M.
Gaston Le Breton, membre
correspondant de l'Institut, tonitruant, verbeux, mais si
étonnamment
documenté, pour avoir étudié tous les grands
Musées de l'Europe et parcouru les
pays d'Orient. Au Musée de Peinture, sa première passion,
et dont tous les
coins lui étaient familiers, il avait, pour se tenir au courant
des
transformations et des acquisitions, des amis tels que Lebel, Gaston Le
Breton
déjà nommé, Minet, et, plus tard, leur actif et
savant successeur, M. Guey. Au
Muséum d'Histoire Naturelle, il se plaisait à
s'entretenir avec le docteur
Pennetier, naguère le disciple et l'ami de Pouchet, qui fut
l'antagoniste de
Pasteur dans la célèbre controverse sur la
génération spontanée ; Pennetier, un
puits de science, qui s'était attelé à un travail
encyclopédique : le
Répertoire-Commentaire de tous les ouvrages qui ont
été publiés sur la
biologie. Les
collectionneurs les plus
réputés, Edouard Pelay, Le
Secq des Tournelles, l'aquafortiste Jules Adeline, Garreta, Gaston
Manchon,
François Depeaux, Deglatigny et tant d'autres accueillaient
à bras ouverts ce
visiteur qu'attirait chez eux, non une curiosité banale, mais
l'amour de l'art
et de l'inédit. Georges Dubosc les écoutait avec
déférence, recueillant leurs
souvenirs, s'imprégnant de leurs méthodes et de leur
expérience, emmagasinant
une foule d'idées, de notions et de suggestions dont il ferait
usage à
l'occasion. Mais son champ d'action par
excellence,
son quartier
général, dirait-on volontiers, c'était la
Bibliothèque de la Ville. Rares
étaient les jours où il n'y allait passer quelques
heures. Il était là comme
chez lui; l'expression était plus particulièrement vraie
encore en ces
dernières années, où il se voyait l'objet de mille
prévenances affectueuses de
la part du sympathique conservateur, M. Labrosse, et de ses adjoints.
Depuis
que la Bibliothèque avait été
transférée rue Restout, il en connaissait à fond
le classement. Les bibliothécaires, ces érudits
professionnels, regardaient
comme un des leurs ce chercheur infatigable, si bon appréciateur
lui-même de
leurs consciencieux travaux. Avec les principaux habitués,
ecclésiastiques,
professeurs, magistrats, artistes, membres des diverses
Sociétés savantes,
bibliophiles, historiens, il échangeait aussi des
renseignements, dans des
conversations à voix basse, qui étaient tout profit pour
chacun et où se
nouaient de précieuses amitiés.
Où il
trouvait encore une mine
d'informations utiles,
c'était à visiter les travaux de restauration qui
s'exécutaient par la ville,
en quelque quartier que ce fût. Il mettait à contribution
la science des
architectes, qui se faisaient un plaisir de lui développer leurs
plans et de
l'avertir si, d'aventure, la pioche remettait au jour quelque
intéressant
vestige. Il ne négligeait point, à l'occasion, de
questionner les modestes
praticiens, tailleurs de pierres, charpentiers, etc. Rien de ce qui
touchait à
l'art décoratif ne le laissait indifférent. Il avait
beaucoup appris et noté
dans ses entretiens avec Ferdinand Marrou, ce virtuose du métal
repoussé au
marteau, auteur des clochetons de la flèche de la
Cathédrale ; avec le
sculpteur Despois de Folleville, avec Paul Baudoüin, le
rénovateur de la
peinture à fresque, et beaucoup d'autres. Bien entendu, il
s'était de bonne
heure familiarisé avec toutes les branches de l'industrie du
Livre. Lié avec
tous les maîtres d'imprimerie et les éditeurs, nul
n'était mieux initié que lui
à tous les procédés, anciens ou nouveaux, de
reproduction de la pensée. Dans cette
glane continuelle, qui, pour
d'autres, eût été
un travail absorbant, mais dont son esprit, toujours en éveil,
se faisait comme
un délassement naturel, comment s'étonner qu'au contact
de tant de
personnalités éminentes et de tant de
spécialistes, grands ou humbles, il se
fût peu à peu formé un fonds incomparable de
documentation qui ne le laissait
jamais au dépourvu? Comment s'étonner que la
variété de ses articles lui eût
rapidement créé la plus enviable notoriété? Le plus
généralement, c'est
chez lui qu'il mettait en
oeuvre, au gré de l'actualité, l'extraordinaire amas de
matériaux que chaque
journée voyait grossir. Après la mort de ses parents,
qu'il avait chéris et
vénérés de toute son âme, resté
célibataire, Georges Dubosc avait d'abord loué
une partie de maison rue Stanislas-Girardin, au coin de la rue de
Buffon. Vers
1900, il s'installa dans une maisonnette à un seul étage,
au n°46 de la rampe
Bouvreuil, qu'il ne devait plus quitter. Détail minime, mais si
gentiment
caractéristique de sa popularité : fière d'un
tel hôte, sa propriétaire ne
songea jamais à l' « augmenter » et eut soin qu'il
en fût de même après elle.
Ainsi, notre regretté ami n'a jamais éprouvé pour
son compte la crise du loyer,
si dure à tant de bourses. Une seule
fois, de toute sa vie, il fit
une absence :
c'était vers la fin d'août 1914 - quand l'arrivée
des avant-gardes allemandes à
la lisière de la Seine-Inférieure faisait
appréhender l'invasion immédiate de
Rouen - pour aller mettre en sûreté, à Caen, ses
dossiers et ses notes,
précieux et indispensables instruments de son labeur
d'écrivain, et dont la
reconstitution, en cas d'accident, lui eût été
impossible. Il avait
aménagé son
cabinet de travail dans une petite
pièce au rez-de-chaussée, sur la rue. Assis devant sa
cheminée, le dos au feu
l'hiver, à sa table, où journaux et revues voisinaient
avec des répertoires
d'art, ayant en face de lui une étagère aux rayons garnis
de volumes, et, à sa
gauche, un meuble bourré de ses notes, il rédigeait, son
éternelle cigarette
aux lèvres. C'est sur un coin de cette même table,
qu'à des heures d'une
incurable irrégularité, désespoir de sa
domestique, il prenait ses repas,
toujours à la hâte et en lisant. En un quart
de siècle, que de
visiteurs sont passés dans
cette petite salle ! Des amis et des confrères qu'il
était toujours heureux de
recevoir ; des auteurs, poètes et romanciers, qui recherchaient
son avis, et
surtout des artistes-peintres, les uns déjà en renom, ses
camarades pour la
plupart, les autres débutants timides, quoique pleins de feu,
venus pour lui
confier leurs espoirs et lui soumettre leurs essais comme à un
juge. Il se
plaisait à les accueillir en ainé qui n'ignorait rien des
difficultés de la
carrière et n'en était que plus à même de
guider les talents naissants.
Beaucoup qu'il aida s'en sont montrés reconnaissants. Il y eut
quelques ingrats
; il en était très affecté. Les
visiteurs partis, il reprenait sans
un instant
d'hésitation la phrase qu'il avait interrompue pour les
recevoir. La
caractéristique de son style était à la fois sa
tenue et son extrême facilité.
Son écriture demi-gothique, aux lignes étroitement
serrées, couvrait rapidement
les feuillets, presque sans ratures, tant il était sûr de
sa pensée et maître
de son sujet. C'est ce qui explique comment, à côté
de sa collaboration presque
quotidienne au Journal de Rouen,
il a pu mener à bonne fin
tant d'autres
travaux littéraires ou historiques. La
série attachante des
publications spéciales qu'il a
consacrées à la glorification de sa ville natale : Rouen
aux principales
époques de son histoire, A travers Rouen ancien et moderne;
Rouen monumental au
XVIIe et au XVIIIe siècle ; Rouen d'hier et d'aujourd'hui ; Rouen et son
port à travers les âges, etc., qui
réunissait, en
les coordonnant avec art et
après une mise au point consciencieuse, une foule de ses anciens
articles épars
dans nos colonnes, suffirait à faire la réputation d'un
historien. Avec quelle
maîtrise aussi dans la documentation il s'est attaché
à mettre en relief les
grandes figures de notre cité, en ses ouvrages : Autour de la
vie de Jeanne
d'Arc ; Trois Normands
(Pierre Corneille, Gustave Flaubert, Guy de
Maupassant), où il a fixé des points historiques
du plus
grand intérêt. La
variété de sa contribution à notre histoire locale
s'affirme encore dans ses
livres : La Guerre de 1870-71 en
Normandie, L'École de
Rouen,
ses peintres
et ses ferronniers ; Les
Fêtes du IIIe Centenaire de Pierre
Corneille,
etc... Cette partie
plus spécialement
littéraire de son oeuvre,
il lui avait semblé, à juste titre, utile de la
compléter en réunissant en
volumes les plus typiques des Par
ci, Par là, qui avaient
été le point de
départ de sa renommée. Dans cette collection
(éditée par son ami Henri
Defontaine, et qui en est à sa quatrième série)
(1), les jeunes, en lisant à leur
tour ces curieuses monographies qui ont si longtemps fait les
délices de leurs
aînés, verront la place considérable que tenait
dans son esprit sa chère
province de Normandie, dont il avait si ingénieusement
pénétré l'âme, scruté la
vie intime et mis en relief le rôle historique. Une mention à part est
due au
recueil qu'il a consacré au Millénaire
Normand. Il appartenait bien à Georges
Dubosc de se faire
l'historiographe incomparablement documenté de cette grande
manifestation qui,
en 1911, réunit à Rouen tant de personnalités
illustres, hommes d'Etat,
historiens, littérateurs accourus de Scandinavie, d'Angleterre,
d'Amérique pour
participer à la commémoration de la conquête
normande. Il avait été
l'inspirateur de cette fête, mémorable par le
retentissement qu'elle eut. Il en
fut l'infatigable organisateur, avec M. Lucien Valin, fin
lettré, doublé, lui
aussi, d'un érudit, qui avait « réalisé
» le grand honneur qu'une solennité de
ce genre ferait à notre ville. De tous les services que Georges
Dubosc a rendus
à la capitale normande, par sa plume et ses conseils,
celui-là était, certes,
l'un des plus notables.
Des
services, n'en rendait-il pas «
à coeur d'année »,
comme on dit chez nous, dans une foule de Commissions et
Sociétés Commission
des Théâtres, Commission des Beaux-Arts,
Société des Amis des Monuments
Rouennais (dont il avait été l'un des fondateurs),
Commission du Vieux Rouen,
Commission Départementale des Antiquités, Commission des
Sites et des
Monuments, Commission des Inscriptions. Nous en oublions, sans doute,
et bien
involontairement, car il était partout où il y avait
à défendre le patrimoine
artistique de notre région contre le vandalisme et
l'indifférence. Et nous
n'avons pas parlé encore
des nombreuses préfaces
qu'il écrivit pour les ouvrages de compatriotes dont il
appréciait le talent ;
des « Guides », comme Rouen
et ses Environs, De Rouen
à la Mer, qu'il
composait à la demande des Sociétés d'initiative
et de tourisme ; de sa
collaboration à divers périodiques, tels que Notre Vieux
Lycée, L'Architecture
et la Construction dans l'Ouest, Par Chez Nous, la Normandie Illustrée, etc.,
etc... Depuis son entrée
dans la carrière, ne
l'avait-on pas vu fréquemment envoyer des notes documentaires
à des journaux ou
revues de Paris ou de l'étranger, le Journal des
Débats, L'Intermédiaire
des
Chercheurs et Curieux, le Burlington
Magazine, etc.? tant il avait
le souci
passionné d'étendre au loin le culte et le renom de sa
ville et de sa province. Portraituré (2),
crayonné,
caricaturé, photographié à
toutes les époques de sa carrière - les murs et le
vestibule de son cabinet de
travail étaient tapissés de ces hommages amicaux -
Georges Dubosc a eu le
plaisir délicat de savourer, en mainte occasion, le jugement de
ses
contemporains sur sa personne et sur son oeuvre. Des diverses
biographies qu'il
a pu lire ainsi, et qui ne faisaient que devancer le verdict de la
postérité,
quatre durent lui être particulièrement agréables :
l'une parue dans Rouen-Gazette
(17 septembre 1910), sous la signature de son ancien
condisciple Bridoux ; une autre, dans la Revue Illustrée (10
août 1911), sous
le pseudonyme Pierre Esnard, du même vieil ami ; une
troisième, écrite en juin
1921, pour Par Chez Nous, par
son jeune ami Pierre-René Wolf,
imprimeur d'art
et homme de lettres. La dernière en date, et la plus
achevée par conséquent,
n'était autre que le brillant discours prononcé, le 30
juin 1922 par M. le
chanoine Jouen, pour la réception de Georges Dubosc à
l'Académie des Sciences,
Belles-Lettres et Arts de Rouen (3).
Ce
jour-là, en présence
d'un auditoire d'élite, notre ami
s'entendit louer à ses divers titres d'artiste-peintre, de
journaliste, de
critique d'art et d'historien, par un orateur à qui rien de son
oeuvre n'avait échappé,
et qui, dans une analyse présentée avec un art
consommé, n'avait pas trouvé à
glisser quelqu'une de ces pointes qui sont quasi de règle dans
un éloge
académique. Après ce panégyrique si
pénétrant, Georges Dubosc, qui n'ignorait
pas depuis longtemps la considération dont il était
entouré, ne pouvait plus
douter qu'il eût pleinement atteint le but qu'il s'était
proposé à son entrée
dans les lettres. Est-il récompense plus flatteuse pour un
écrivain ? Il lui en
manquait peut-être une
encore : le ruban rouge,
qu'on demandait pour lui depuis des années, et qui ne devait lui
venir que le
23 août 1925. C'est par une manifestation de caractère
littéraire, d'un prix
exceptionnel à ses yeux, que ses amis voulurent fêter
cette distinction trop
tardive. Rien ne pouvait lui être plus sensible que leur
idée d'éditer par
souscription un Répertoire complet de ses innombrables
écrits. Epars sur tant
d'années, beaucoup risquaient d'être oubliés. Ils
seront réunis et catalogués
en un fort volume qui va paraître par les soins du Journal de
Rouen et de M.
Henri Labrosse, l'éminent directeur des Bibliothèques
Municipales. Un tel hommage, qu'on
n'eût pas eu
l'idée de rendre à un
indifférent, dépasse tous les éloges, en montrant
que, chez l'homme qui a su le
mériter, le coeur était à la hauteur de l'esprit.
Jeune, Georges Dubosc avait
eu des camarades enthousiastes, eux aussi, d'art et de
littérature, qui
aimaient à se grouper autour de lui comme auprès d'un
maître affectionné. C'est
ce même sentiment d'irrésistible sympathie qui lui
attachait ses amis de l'âge
mûr. S'il préférait à toute distraction le
tête-à-tête avec ses livres et ses
notes, il restait accueillant, toujours prêt à ouvrir sans
parcimonie le trésor
de ses souvenirs et de ses recherches, heureux de rendre service. On le
savait,
et il ne manquait pas de visiteurs. Il n'avait pas besoin de courir aux
nouvelles pour être informé de tout.
A la longue, le genre de vie qu'il avait adopté, - confiné le plus souvent entre quatre murs, chez lui ou à la Bibliothèque, ne sortant guère que pour les besoins de sa documentation, rebelle à la marche, prenant le tramway pour le moindre trajet, à moins qu'il n'eût un occasionnel compagnon de route, s'accordant rarement un tour de flânerie - ce régime peu hygiénique avait fini par altérer gravement son état de santé. A diverses reprises, il avait éprouvé des crises d'oppression assez sérieuses pour alarmer son entourage. Mais, la crise passée, rassuré en se retrouvant plein de verve, l'esprit dispos, la mémoire aussi obéissante que jamais, la plume toujours alerte, il redevenait vite insoucieux d'une rechute possible... Les soins éclairés et affectueux du docteur Raoul Brunon, son ancien condisciple du Lycée, n'ont pu conjurer la crise suprême. En cherchant
à retracer les
principaux traits de la
carrière si remplie de Georges Dubosc, nous avons peine à
nous figurer que nous
ne reverrons plus ce bon Rouennais par excellence, cet ami
fidèle et dévoué de
notre Maison, cet inestimable collaborateur, dont le cerveau
était une
bibliothèque vivante, ce journaliste accompli, doué au
plus haut degré du sens
de l'actualité, sans cesse à l'affût de
l'inédit, aussi minutieusement au
courant du mouvement contemporain que familier avec les choses
d'autrefois. Artiste,
critique, historien, il a été journaliste par-dessus
tout. Nous éprouvons, à le
constater, une fierté d'autant plus légitime que le Journal de Rouen a eu le
meilleur et, sans contredit, toute la substance de son oeuvre de
vulgarisation
; nos colonnes, au cours de quarante années, ont
été le véhicule toujours
préféré de sa pensée et de sa production
littéraire. Nous ne l'oublierons
jamais. Nous le pleurons de tout
coeur, avec son
bien-aimé frère
André et sa famille, dont nous partageons le deuil ; avec toute
cette élite
d'hommes de lettres, d'érudits et d'artistes qui, de près
ou par
correspondance, étaient sa société intellectuelle
; enfin, et non moins
certainement aussi, avec la foule de ses lecteurs, avec ce grand public
pour
qui il écrivait ses articles, sur ce ton de causerie
aisée qui rendait si
clairs et si intéressants pour chacun les sujets en apparence
les plus arides.
Comme tous,
ou presque tous les fervents
du passé,
Georges Dubosc n'aimait guère les changements dans les
dénominations de nos
rues. Non pas tant à cause du trouble momentané dans les
habitudes et des
complications dans les recherches qui en résultaient
(c'était le prétexte de
façade) que par un respect invincible et quasi-religieux de ce
qui fut, et
parce que, si banales parfois que nous paraissent ces anciennes
dénominations,
elles avaient eu, à l'origine, un sens déterminé
et aident encore à repérer sur
le terrain la formation et le développement d'un quartier. Mais si, un
jour - bientôt - le nom
de Georges Dubosc
était inscrit sur les plaques bleues de la « rampe
Bouvreuil » (4) pour
rappeler que, là, vécut, plus de trente ans, un
écrivain qui, mieux que tout
autre, a su mettre en relief les illustrations de tout ordre, les
trésors
artistiques, les coutumes et traditions de notre vieille cité,
cet hommage
rendu à sa mémoire ne serait-il pas, en même temps,
un hommage à tout ce passé
qu'il a voulu sauvegarder ? Nous
déposons ce voeu sur son
cercueil, dans la pensée
qu'il répond au sentiment unanime de nos concitoyens. (1) Les deux
premiers volumes parurent en
1922, le
troisième en 1923, le quatrième et le cinquième
après la mort de Georges
Dubosc, en 1928, suivis, en 1929, du sixième et du
septième volume. (2)
Signalons, en nous excusant des
oublis presque
certains, les portraits de Ch. Lévy, Wust et Philippe Zacharie ;
les dessins de
Maurice Cléret, Pierre Hodé, Victorien Lelong et Pierre
Le Trividic ; les
charges de Ferrière, Kine [Gaston Lespine], La Broue,
André Marie, Mô [Maurice
Geng], F. Mondo [Fernand Mandeville], Pol Pitt [Vitrais] et Kendall
Taylor ;
les sculptures d'Eugène-Paul Bénet, Xavier Boutigny,
Robert Busnel, Chabert,
Robert Delandre, Richard Dufour et Alphonse Guilloux ; les
photographies de
Delvaux-Madeleine et de Pierre Vicaire. (3)
Reproduit in extenso par le Journal
de Rouen du 23
août 1925. (4) Le nom de Georges Dubosc n'a été donné à aucune rue de Rouen, mais un monument a été élevé à sa mémoire, boulevard de la Marne, à quelques pas de sa maison de la rampe Bouvreuil, par les soins d'un Comité, présidé par M. Auguste Leblond. Le centre de ce monument, dû à l'architecte Pierre Chirol, est occupé par un buste de Georges Dubosc, oeuvre ressemblante et pittoresque du sculpteur Alphonse Guilloux. Ce monument a été inauguré solennellement, le 28 avril 1928, par M. Eugène Brieux, de l'Académie Française, ancien rédacteur au Nouvelliste de Rouen, vieux camarade de Georges Dubosc. |