DUBOSC, Georges (1854-1927) : V'la qui r'crassine !,
autour d'un mot normand (1926).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.VII.2004) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque des Chroniques du Journal de Rouen du dimanche 15 août 1926. V'la qui r'crassine !
Autour d'un mot normand
par Georges Dubosc
~*~Pouvait-on trouver un titre
plus significatif et plus juste pour une revue « locale »
que V'la qui r'crassine,
qu'arborent les Folies-Bergère sur leurs affichent ?
Le crassinage ou, prononcé à la normande le crachinage ou encore le crachin est un terme si normand qu'il est, pour ainsi dire, symbolique de notre cité et de notre terroir pluvieux. Barbey d'Aurevilly n'a-t-il pas déjà écrit dans ses Memoranda : « La Normandie n'est belle que dans les pleurs » ? Le crachin c'est donc la petite pluie fine, pénétrante et lente, comme tamisée, tombant trop souvent à Rouen pendant des journées entières qui paraissent sans fin. « Il pleut sur la ville comme il pleut dans mon coeur » dit Verlaine qui ce jour-là, a dû songer au crachin rouennais. Qui veut garder une image typique de ce Rouen mouillé, trempé et triste, n'a qu'à se rappeler la rue et l'arcade de la Grosse Horloge, par un jour d'automne, sous la ruine de cette pluie douce, véritable brouillard condensé envahissant tout. Qu'il se balade encore sur les boulevards, sous les arbres dépouillés de leurs feuilles jaunies, au temps de la « Saint-Romain », quand les promeneurs vont patauger, sous une pluie fine tombant sans répit et dont l'humidité se mêle au relents de pétrole, d'acétylène, aux odeurs de graisse chaude des crêpes, des gauffres et des croustillons. Celui-là saura alors ce que c'est que le crachin, le vrai crachin. Et, il faut bien le dire, le crachin est nécessaire à la beauté et au décor de Rouen. Rouen, l'été, sous un soleil ardent, devient dur et rude, se découpe avec sécheresse. Combien les pinacles dentelés, les pyramides fleuronnées, les gâbles ajourés, gagnent en finesse aérienne quand ils se voilent et s'effacent sous la brume bleue du crachin ! De même, combien l'aspect moderne du Port en travail, s'élargit et s'agrandi quand la pluie brouille et recule l'horizon des collines et qu'on devine seulement les mâtures des steamers et les fils ténus du Transbordeur rayant le ciel gris. *
** Aussi bien, le crachin normand n'a-t-il pas ses lettres de noblesse ? Dans Madame Bovary, quand Emma, au matin, revient de quelque rendez-vous, elle raconte qu'elle a fait la rencontre du précepteur Binet, à l'affût, dans un tonneau à demi enfoncé dans les herbes, guêtres aux mollets, la casquette enfoncée, chassant au canard sauvage, avec sa longue carabine. La conversation s'engage entre Emma et Binet. « - Ah ! fort bien, fort bien, dit-il. Quant à moi, tel que vous me voyez, dès la pointe du jour, je suis là ; mais le temps est si crassineux, qu'à moins d'avoir la plume juste au bout de la carabine... Le temps n'est pas propice à cause de l'humidité, ajoute-t-il sournoisement, en regardant Emma, dont il soupçonne la conduite, mais il y a des personnes qui s'en arrangent ! » Bien qu'il ne figure dans aucun dictionnaire de la langue française, le terme crassin et crassinage est si typique, si imagé, que nous n'avons pas été étonné de rencontrer ce vieux terme du patois normand dans un conte du Journal, et Dieu sait, si les contes du Journal sont... à la page ! L'auteur, qui est une femme, décrit l'arrivée d'un paquebot à Marseille. Temps lamentable, dit-elle, brume, une espèce de brume dégoûtante qui poissait tout. Les passagers qui aiment bien voir l'arrivée, ne savaient ou se fourrer. Les remblardes collaient ; les ponts glissaient comme des margettes de lavoir ; le crachin chassait jusque dans le bar des premières. Tout le monde était transi. Un homme de l'équipage patine et se foule la cheville en tombant. Et le fait que les mots de crassine, crassina, le verbe crassinar existent dans la langue d'oc et figurent dans le dictionnaire d'Honorat ! Par contre, dans aucun
dictionnaire classique ou lexique de la langue française
même ancien, vous ne trouverez le mot crassin ou crassiner, mais il figure par
contre dans tous les lexiques et les dictionnaires de patois normand.
Dans l'ouvrage bien connu, Le
Dictionnaire du patois normand, de Moisy ; dans l'Histoire et glossaire du normand de
l'anglais et de la langue française de Le Héricher
(Tome II) ; dans le Dictionnaire
franco-normand, ou recueil des mots particuliers du dialecte de
Guernesey, de O. Métivier ; dans le Dictionnaire du patois normand de la Hague,
par Jean Fleury ; le Glossaire du
patois normand d'Edelestand et Alfred Duméril ; le Glossaire du patois normand, de
Louis Dubois ; le Dictionnaire du
patois du pays de Bray, de l'abbé Decorde ; le Lexique du pays de Caux, de A. de
Fresnay ; le Glossaire de la
vallée d'Yères, de Delboule, partout vous
trouverez le terme du Crassinage.
*
** Tous insèrent le mot et ses dérivés, avec la même signification, mais sur l'étymologie, les lexicographes sont d'opinions très différentes. Pour les uns crassin, crassiner, crachiner, bruiner se disant surtout d'une pluie abondante, et épaisse, vient de crassus, épais, de crassinare forme fréquentative de crassare « devenir épais ». C'est l'avis de Moisy, qui a trouvé dans Apulée, crassitas, signifiant épaisseur de l'air : « Aeris noxii crassitate densa » ou encore sous cette forme : « Terrarum halitu densiore crassatus aer ». On rencontre, du reste, dans l'ancien français et dans le patois normand quelques termes qui semblent dériver de la même origine : le Crassier, le crassarius, le marchand de tout ce qui est gras, le marchand de graisse, d'huile, de beurre, de chandelle, voire même d'épicerie. De là aussi viendrait ce terme bien connu en Normandie, le Crasset, la lampe en fer, à crochet et à bec qu'on fichait dans une sorte de bâton. C'est un moyen d'éclairage très primitif qui existe encore dans le Cotentin, et à Jersey, qu'on retrouve, par exemple, dans les Rôles d'Oléron : « Le maître doit le mettre hors et lui doit querre un hostel et si luy doit bailler crasset ou lanterne ». Les Rimes guernesaises disent encore : L'vent qui hurlait dans
sa guerbière
Faisait que l'crassait brûlait bleu. Les Anglais du reste ont gardé le mot cresset, lanterne, qui se trouve dans Milton : Starry lamps and blazing
crassets, fed
With naphta and asphaltus. D'autres étymologistes ne peuvent se résoudre à faire venir crassin, crassiner, de crassus, comme le font Moisy, et surtout Le Héricher dans son Histoire et glossaire du normand de l'anglais et les frères Duméril. O. Métivier qui s'est particulièrement occupé du patois des îles anglo-normandes donne de crassiner et crachiner le sens particulier de « tomber en petites gouttes ». Pour lui, c'est un diminutif de cracher, un peu comme « crachotter ». « Les frères Duméril, dit-il, n'auraient pas dérivé, le crachinage, crassinage, du latin crassus, « épais », s'ils avaient su que les Anglais disent dans le même sens : spitting. Par contre, Jean Fleury, qui fut un des plus charmants folkloristes normands, dans son Patois de la Hague, argumente fort ingénieusement contre Métivier : « Il crachyne, dit-il ; il tombe une pluie fine et pénétrante. Ce verbe ne peut venir de cracher qui est un mot d'une importation récente dans le haguais ; le vrai mot du pays, pour signifier cracher, est écopir ». Et c'est de là que nous vient la locution populaire : « C'est son père ou son frère, tout récopis ! » en français : « C'est son père ou son frère, tout crachés ! » Crachin, ajoute Jean Fleury, procède donc de « crache », de « crasse ». « Quand y crachine, c'est la crasse de l'air qui tombe ». Ainsi discutaient les étymologistes normands, sans apporter de solution absolue. Grammatici certant et adhuc sub judicilis est. *
** Observateur de la température, des saisons, du régime des vents, des pluies ou de la sécheresse, le Normand, paysan ou marin, a trouvé dans son langage mille nuances pour particulariser chaque variation du temps. Souvent même, il le fait en manière d'adages ou de formules rimaillées, changeant suivant les dates et les fêtes. Il y avait dans un roman très étudié sur les moeurs cauchoises, La Cavée Malheurt, par Jean Fid, qui a été publié ici-même, un vieux type de berger qui avait un proverbe campagnard pour tous les changements du temps. Et c'était fort justement observé. Pour la pluie, en dehors du crachin et du crachinage, il y a encore bien d'autres variétés d'averses ou d'ondée. C'est la birouée, la brouée, la berouasse, la brouasse qui est une pluie fine et lente qui brouille le temps. Le poète Gustave Le Vavasseur dans les Locutions normandes, a montré ce qu'était la brouée du matin et a donné un conseil pour la combattre victorieusement d'après un vau-de-vire de Jean Le Houx : C'est une grande
charité
De remettre en santé Une gorge altérée, Lui donnant au matin Du jus incarnadin Pour chasser la brouée ! Le terme est du reste assez répandu. On le trouve à Guernesey et même dans le patois du Jura. La guilée, c'est autre chose. C'est une averse qui chasse, une ondée qui tombe avec force ; le mot vient du vieux mot giler, jaillir, qu'en notre temps les écrivains naturalistes surtout, ont transformé en gicler, dont Emile Zola a fait une consommation énorme. Le vin, l'eau, le sang giclaient à tour de rôle !! Dans une petite pièce, Les Contents, d'Odet de Tournebus, un sieur Girard, dit à Rodomont : « Je n'ai pas été sitôt à la Rapée que j'ai senti une guillée d'eau, ce qui a été cause que j'ai tourné bride. » Somme toute, c'est une pluie rapide et courte, ce que le paysan appelle « une pluie d'abat ». D'autres la confondent avec l'harée, ou plutôt l'horée, la pluie qui dure une heure. Au demeurant, le terme n'est pas purement normand, mais est un mot venu du vieux français. Robert Estienne, dans sa Grammaire, l'a cité : « Harée est une pluye qui ne dure qu'une heure, ou guilée ». Le Dictionnaire de l'Académie l'avait accueilli et ne l'a fait disparaître que dans sa septième édition, en 1877. Mais que d'autres termes il y aurait à relever dans le langage imagé, savoureux des paysans normands à propos de la température, qui est une des préoccupations constantes de l'homme de la terre. C'est le temps maigre, le temps sec et froid du commencement du printemps et des semailles ; le temps matonneux, rempli de petits nuages blancs arrondis, comme des matons ou grumeaux de lait, dit Cotgrave dans son Dictionnaire, mais qui pourrait bien être une déformation de moutonneux, dont l'image est également tirée de la vie agricole. Voilà encore le temps embrunché, le temps qui s'embrunche, qui se couvre et qui brunit. Le mot a de la couleur. C'est un vieux terme français, qu'on trouve dans Alain Chartier, « Me tenant la teste et les yeux embrunchés », et en même temps dans le Procès de Jeanne d'Arc, où la jeune paysanne est représentée la tête penchée et embrunchée sous un chaperon. Les Anglais ont du reste gardé le terme : to embrown. Et les vents ! Comment ne pas citer les rouvents ou rouxvents si redoutés du paysan normand, pour les arbres en fleurs de sa masure, ou pour ses pommiers, mauvais vents sournois de printemps qui font périr rapidement les fleurs des arbres fruitiers. Il faut qu'avril
jaloux brûle de ses gelées,
Le beau pommier trop fier de ses fleurs étoilées, Neige odorante du printemps. Voici encore le vent du sud-ouest, le surouet, comme disent les marins et les pêcheurs, qui le connaissent bien, et qui a donné son nom au « ciré », au vêtement des matelots en temps d'orage. Voici aussi le halitre, qui, par l'action du froid aigre et du vent, cause des gerçures sur les lèvres. Le Héricher, dans son Histoire et Glossaire du normand, de l'anglais et du français, veut qu'il vienne de haler et de haleter. Le halitre, il n'est guère de terme encore plus employé dans les campagnes normandes. La caline, la caleine - qui est tout le contraire - signifie chaleur étouffante, lourde, pesante, orageuse, des mois d'août, au temps de la moisson. Le terme vient du latin calor, chaleur, et du bas latin calina. Les Anciens appelaient calinae les éclairs de chaleur. Mais connaissez-vous l'hernu ? Le terme est peut-être moins usité, mais il est bien significatif. C'est le tonnerre lointain, qui roule sourdement, sans pluie, en temps d'orage... Parfois l'hernu menaçant se tait et une riée, un rayon de soleil qui apparaît à travers les nuages, rassure les aoûteux dans la plaine. Mais voilà encore un terme, qui, par un détour, nous ramène à l'humidité de la terre et aux pluies d'automne. C'est la mucreur du sol, c'est encore le remeuil, d'où vient notre mot français : remugle, remeugle, dont ont tant abusé les romanciers français, notamment J.-K. Huysmans, ou le debet, variété du dégel qui pleure et qui larmoie. Actuellement règnent encore les beaux jours, mais soyons sûrs que dans quelques mois, quand la terre normande disparaîtra encore sous son voile de brume impondérable, de brouillard et de bruine, qui est son atmosphère, quand les petites pluies tomberont inlassablement pendant des jours entiers, on répétera encore le titre de la revue de saison : V'là qui r'crassine ! GEORGES DUBOSC |