DUBOSC,
Georges (1854-1927) : Courses
de Rouen (1897). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (20.IX.2006) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Première parution dans le Journal de Rouen du 27 juin 1897. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là : études d'histoire et de moeurs normandes, 3ème série, publié à Rouen chez Defontaine en 1923. Courses
de Rouen par Georges Dubosc
~*~De
toutes les fêtes rouennaises, la double journée des courses, qui, vers
la fin de juin, vient réveiller les goûts sportifs de la population,
est certainement celle qui tient le plus à ses moeurs et à ses
habitudes. Aucun bon Rouennais ne partirait en vacances ou au bord de
la mer, s’il n’avait entendu la voix des camelots, dûment commissionnés
par le Comité des Courses, annoncer sur le cours Boieldieu le « nom des
coursiers, la couleur des jockeys ! » Il lui manquerait quelque chose
s’il n’avait pas vu le quintuple rang de tables de café envahir sa
promenade traditionnelle, et si, après les péripéties d’un
steeple-chase ou d’une course de haies, il n’avait pu assister, sur le
coup de six heures, au défilé des équipages, des autos de toutes
marques, des taxis et des auto-cars, ramenant, vers la ville, les
habitués des courses rouennaises. Il lui manquerait quelque chose si, pour cette date, on ne dépavait pas le pont de Pierre, suivant une tradition qu’on a pourtant l’air d’abandonner ! Les courses rouennaises qui viennent un peu malencontreusement se placer entre le Grand Prix et les grandes réunions des plages à la mode, c’est plus qu’une habitude, c’est une véritable institution qui rallie grand et petit public, celui-ci peut-être plus fervent encore que l’autre. Les courses, cependant - est-il besoin de le dire ? - furent à leur début un plaisir aristocratique. Ah ! le bon public qui s’y rue aujourd’hui, qui accourt sur le moindre hippodrome suburbain, pour risquer ses vingt sous sur le tuyau ou la demi-certitude fournie par son journal, les dédaignait profondément à leur origine. En Angleterre, il n’en avait pas été ainsi : immédiatement, elles avaient été suivies avec entrain par la foule. Chez nous, les courses furent tout d’abord une exhibition mondaine où se donnaient rendez-vous les élégants cavaliers. Tel fut le caractère, par exemple, de la première course de 1776, qui eut lieu dans la célèbre plaine des Sablons, où le Roi avait coutume de passer les grandes revues de sa maison militaire. Ce fut un simple match entre un cheval au comte d’Artois, le Charles X de l’histoire, et un cheval du marquis de Conflans, maître de camp, colonel d’un régiment de hussards. A ce premier military devait, l’année suivante, en succéder un autre, entre l’Anglais Fitz-Gerald et un cheval au duc de Nassau-Sarrebruck, dont l’écurie allait se mesurer avec les chevaux du prince de Gueméné et ceux du duc d’Artois, principalement sur le champ de courses de Vincennes dont nous aurons à reparler. C’étaient là des courses privées, résultats capricieux de paris engagés entre gentilshommes, férus des idées anglaises à la mode, et essayant d’introduire en France les moeurs, les habitudes et les goûts d’outre-Manche. Bien entendu, les chroniqueurs se moquaient gaiement de ces manies exotiques, et du diable si on aurait consacré trois longues colonnes du journal d’alors pour recommander Vasistas ou Doge ! Mercier, dans son Tableau de Paris, ne cesse de blaguer « ces courses d’animaux efflanqués, qui passent comme un trait tout couverts de sueur au bout de dix minutes », et ces « jockeis qu’on purge et qu’on surveille, afin de les rendre moins lourds et plus dispos, ces adolescents aux cheveux tondus qui se rendent poussifs ou asthmatiques pour faire gagner M. le Duc, lequel remporte le prix de la course dans son lit ». Il ferait bon maintenant risquer de pareilles ironies sur le compte d’Archer, auquel on fit des funérailles nationales, de Rolf, de Dodge ou de Lane, les héros modernes ! Aux courses de parade et d’ostentation des anglomanes du XVIIIe siècle, courses où l’on jouait déjà de très grosses sommes, succédèrent sous l’Empire des courses plus utiles et mieux organisées. L’Empereur n’était point suspect d’aimer tout ce qui venait d’Angleterre ; mais, sur ce point, il ne fut pas anglophobe et comprit, au contraire, les services qu’elles pouvaient rendre. Il leur donna, pour ainsi dire, une existence officielle au fameux camp de Boulogne où, le 31 août 1805, fut courue une intéressante épreuve : d’autres aussi, de 1806 à 1819, furent organisées sur le terrain sablonneux et détestable du Champ-de-Mars. Mais tout cela ne passionnait guère le bon public, quelques efforts que Louis XVIII et Charles X, le bouillant écuyer, fissent pour encourager le nouveau sport, allant même jusqu’à féliciter chevaux et jockeys, ce qui faisait hérisser d’horreur les perruques des ultras. Décidément, la mode n’y était pas : tout au plus, la course entre Lattitat, le cheval du comte de Narbonne, et Caleb, au peintre Vernet, souleva-t-elle quelque intérêt. C’est seulement sous le règne suivant que les courses commenceront à prendre le caractère de sport national, de fête populaire, qui s’accentuera surtout de nos jours. Le duc d’Orléans les mettra en faveur : il réunira tous les hommes de cheval de son temps, Delamarre, le comte Demidoff, Charles Laffite, le prince de la Moskowa, de Normandie, tous les habitués de la Croix-de-Berny, et on fondera le Jockey-Club, d’où sortira la Société d’Encouragement, qui a tant fait pour la prospérité de l’élevage national. Chantilly, la ville des jockeys et des entraîneurs, où on mènera une vie très sportive, sera fondée. C’était le temps où Auber, le musicien de la Muette, ne montait que des purs sangs, disant qu’un cheval sans race lui faisait l’effet d’une partition sans mélodies. Que dirait-il maintenant ! C’était le temps où Eugène Sue cavalcadait, en bottes surprenantes et en habits prestigieux, sur des chevaux de prix. C’était le temps où Auguste Lupin fondait une des premières écuries de course, en achetant quelques poulains à la vente après décès de M. de Rieussec, qui venait d’être tué à la tête de sa légion par la machine de Fieschi. Il y avait peu de chevaux de sang, à part ceux de Lupin, d’Alexandre Aumont qui allait fonder, en Normandie, le haras de Vitot, du prince de la Moskowa et de lord Seymour, qui râflait tous les prix. Vint cependant, dès lors, la mode des steeple-chases et des courses de gentlemen ; la première a été courue en 1829, par ce lord Seymour, dont les excentricités sont restées proverbiales, contre le comte Walewski. Est-ce à dire que malgré leur volonté croissante, les courses avaient désarmé la critique ? Que non pas. Les chroniqueurs qui, aujourd’hui, célèbrent les courses sur tous les tons, suivant en cela le goût du public, se moquaient agréablement des cérémonies hippiques. Alphonse Karr trouvait que l’amélioration de la race chevaline se traduisait surtout par des capilotades de jockeys, et des écrasements de gentlemen riders, qu’on appelait des « gentlemen ridés ». Le théâtre s’attaquait également au nouvel engoûment, et dans la Comédie à cheval, dans l’Ecole des familles, d’Adolphe Dumas, on dénonçait « ce Paris sellé, botté, caparaçonné » où l’on ne parlait qu’anglais. Sous l’Empire, les courses se développèrent encore, et, dès lors, le goût public s’y attacha complètement. Déjà quelques chevaux français avaient passé la Manche pour disputer les prix aux chevaux anglais à Epsom ; en 1853, Jouvence enleva même la Coupe de Goodwood. Dix ans plus tard, en 1863, on fondait le Grand Prix de Paris pour les chevaux de trois ans, et la grande bataille entre la Touques, le cheval de M. de Montgoméry, le vainqueur du prix du Jockey-Club à Chantilly, et The Ranger, le champion anglais, s’engageait. Puis vint toute une série de succès français : Fille-de-l’Air, gagnant des Oaks en Angleterre ; Vermouth, battant dans le Grand Prix le vainqueur du Derby anglais ; Vermouth, le père du fameux Boïard, un autre vainqueur du Grand Prix, et enfin Gladiateur, qui les surpassa tous, gagnant successivement le Derby et le Grand Prix. Gladiateur ! on ne se figure plus aujourd’hui quel accès de folie ce fut quand on apprit la victoire du cheval français. C’était du délire : tout fut à la « Gladiateur », et les couleurs rouge et bleue du comte de Lagrange furent arborées sur toutes les toilettes. Dans ce succès, qu’on alla jusqu’à nommer « une revanche de Waterloo », et qui fut célébré en pleine Chambre des députés, la Normandie peut revendiquer sa part, car Gladiateur, par Monarque et Miss-Gladiator, était un pur cheval normand, comme Plaisanterie, un autre cheval normand, fille, petite-fille et arrière-petite-fille de juments nées en Normandie ! Du reste, on s’est toujours occupé d’équitation à Rouen, et le cheval y fut toujours en honneur, comme dans tout le pays normand. Pour s’initier au bel art de l’équitation que Pluvinel et Grison venaient de remettre en honneur, les Rouennais eurent une Académie d’art équestre, à laquelle des maîtres-écuyers, nommés par lettres patentes du Roi, présidaient. Dès 1654, ce premier manège rouennais se trouvait sur les remparts, entre la porte Bouvreuil et la porte Saint-Hilaire, et son directeur qui offrait à la noblesse normande des carrousels et des courses de bagues et vraisemblablement ce spectacle des sauts de barres, remis en vogue par le Concours hippique, était un Rouennais dont le nom n’est pas encore disparu, M. Gohon de Corval. Jusqu’à la Révolution, le manège très fréquenté, se maintint à Rouen. A Gohon de Colval, succédèrent Claude Legrix, puis Vincent, puis François Cottard, écuyer, maître d’Académie du roi, et son fils, Pierre-Alexandre Cottard ; le manège s’était fixé sur les remparts de Bouvreuil, à peu près sur l’emplacement où se trouve aujourd’hui la statue d’Armand Carrel, dans le voisinage du Couvent des Bénédictines du Saint-Sacrement. Cela ne faisait même pas l’affaire des braves religieuses… à cheval sur les convenances et qui, en 1729, se plaignent à la Ville que, leurs jardins étant à découvert, les jeunes gens qui fréquentent l’Académie d’équitation jettent des regards indiscrets sur leur intérieur et « tiennent des discours peu convenables et dissolus qui les forcent à battre en retraite ». La Ville prit en considération les scrupules pudibonds des nonnes, et, comme c’était elle qui concédait le terrain aux maîtres de manège, elle transporta l’Académie à la porte Cauchoise… Mais tout cela nous éloigne un peu des véritables courses de chevaux. Elles furent créées bien plus tard ; mais déjà, au XVIIIe siècle, elles intéressaient nos populations normandes et la preuve en est qu’en 1781, Le Journal des Annonces de Normandie, qui n’est autre que le Journal de Rouen, publiait, dans un supplément spécial, le programme des courses internationales de Vincennes, créées par le Roi. Il est très curieux, ce programme, envoyé à tous les éleveurs normands et montre combien les choses du sport prenaient déjà d’importance dans la vie publique. Il y avait cinq jours d’épreuves, sur des parcours de 2.000 toises, avec des prix de 100 à 200 louis. Les chevaux français et étrangers pouvaient y prendre part, sous certaines conditions énoncées dans le règlement. Le stud-boock n’était pas encore créé, et cependant on demandait déjà « que le propriétaire certifiât par écrit de quel père et de quelle mère, en quelle année et en quel lieu était né le cheval. S’il n’était pas né ou élevé chez le propriétaire qui le présentait, celui-ci était tenu de produire un certificat du premier vendeur, accompagné d’un acte de notoriété qui en constatait l’authenticité ». Toute l’organisation de nos courses actuelles se retrouve dans ce document peu connu. Vous y verrez « les entrées », la somme que chaque cheval doit payer pour participer à la course. Il en coûtait alors quatre-vingts livres ; ce qui est assez curieux. C’est que si le cheval gagnait le prix, on retenait à son propriétaire « le sou pour livre », pour subvenir aux menus frais relatifs aux courses. Vous y trouverez un handicapage basé sur l’âge : le cheval de trois ans portait 91 livres, celui de cinq ans, 98 livres, celui de six ans, 120 livres, et celui de huit ans, 121 livres. Vous y rencontrerez des prescriptions très sévères sur le pesage et les balances, sur les disqualifications qui frappent « ceux qui auront croisé, poussé ou frappé un autre cheval, en courant ». Les coupeurs ne datent pas d’hier. Aussi bien pour toutes ces infractions, des commissaires étaient nommés, sous la présidence du marquis de Conflans. Les éleveurs normands prirent-ils part à ces premières courses ? C’est à penser, si l’on s’en rapporte à la publicité faite dans notre région. Sous la Révolution même et sous l’Empire, on ne cessa pas de se préoccuper à Rouen de l’amélioration de la race chevaline, et, en 1812, le frère de Lepelletier Saint-Fargeau, Félix Lepelletier, l’ancien aide de camp du prince de Lambecq, qui, après une vie agitée, s’était retiré au château des Tilleuls, à Bacqueville-en-Caux, présidait un concours de poulains et de chevaux à la foire Saint-Romain. A vrai dire, les courses de Rouen ne datent que de 1843. C’est à cette époque que fut fondée la Société des Courses, par tous ceux qui, dans notre ville, tenaient au monde sportif ; mais ce ne fut pas sans mal. La Ville, cependant, soutint et encouragea le Comité qui avait pour président M. Henry Barbet et qui, parmi ses membres, comptait nombre de noms encore connus dans notre région : MM. Mathéus, Prevel, Dambray, d’Escalles, Reiset, Marion-Vallée, Fouquier, Fouché, Delaitre, Girardin, du Boullay, Baudouin, Manby, Buddicom et de Guercheville. Un prix de 3.000 francs fut offert par l’Administration municipale, et un autre par la Société d’Agriculture, qui alloua 500 francs pour une course au trot attelé. Ces premières courses rouennaises, qui eurent lieu le 26 et le 27 août 1843, mirent toute la population en émoi ; elles se déroulèrent dans le magnifique décor des prairies de Sotteville, où avait été installé un hippodrome, dont une lithographie de Balan nous a conservé l’aspect. Six grandes tribunes couvertes, pavoisées d’oriflammes flottantes, avaient été dressées sur un des côtés ; de l’autre, une tribune découverte avait été réservée pour les petites places. Pour ce début, les épreuves n’étaient pas nombreuses : quatre courses, le premier jour, et autant le second jour, et encore un des prix ne fut-il pas disputé. Ce prix de la course au trot attelé, sur lequel on comptait, ne fut point brillant et se termina par un walk-over ; les éleveurs n’avaient pas eu le temps de se préparer. Voulez-vous connaître les noms des chevaux vainqueurs sur le turf sottevillais ? Dans la course au trot, le vainqueur fut Windeliffe, à M. d’Arthenay, qui battit le cheval de M. Aumont, Intrépide. Dans la seconde course, en partie liée, dit le programme, ce fut une pouliche baie brune, Dona-Isabella, qui remporta le prix. Elle appartenait à Charles Carter, dont le nom est bien connu comme entraîneur, et était montée par Flatmann. Un autre Carter enleva également le prix du Département avec Prospero ; le champ, pour cette épreuve, était du reste assez fourni de chevaux, dont un portait un bien joli nom : Rhinoplastie, à M. d’Hédouville. La troisième course, pour chevaux de chasse, - de notre temps, on dirait des hunters, - se réduisit à un match entre Zampa, à M. White, et Diodore, à M. Fouquier, qui fut déclaré vainqueur. Le second jour, le prix de la course au trot revient à Pegasus, à M. Courant, qui avait la monte de Manby, et les 3.000 francs de la Ville de Rouen passèrent à Nativa, au prince de Beauveau, montée par Jennings, l’entraîneur bien connu, le « vieux chapeau », qui est toujours resté fidèle à nos courses rouennaises. Quant au steeple-chase, ce fut le cheval de M. Mathéus, Pantalon, qui le remporta, sa concurrente, Ida, ayant désarçonné son jockey. Ces premières courses avaient été très goûtées ; les billets d’entrée s’étaient enlevés chez Louis Brune, qui en était le distributeur, et près de cent mille personnes s’étaient rendues dans les prairies de Sotteville, où le service d’ordre était fait par le 1er Léger. En dépit de ce premier succès, les courses qui eurent lieu, en 1844 et 1845, laissèrent à leurs organisateurs, malgré le patronage de Jacques Lafitte, un déficit de 20.000 francs. Le souvenir cependant en était resté, et c’est lui qui engagea la Société d’Agriculture, en 1863, à tenter une nouvelle série de courses, non plus dans les prairies de Sotteville, mais sur le champ de manoeuvres des Bruyères-Saint-Julien, bien que le terrain sablonneux et mouvant n’en fût pas très bon. Trois réunions d’été furent ainsi organisées ; elles réussirent si bien que l’idée vint de former une Société indépendante, la Société des Courses rouennaises, celle qui existe encore et qui est certainement, par le chiffre des subventions qu’elle reçoit et par le montant des prix qu’elle délivre, une des plus importantes de province. Pour ses débuts, elle eut fort à faire : création de pistes meilleures par des remblais et des nivellements ; annexions de terrains réclamés par l’Administration militaire ; agrandissement du champ de manoeuvres pour lequel 30.000 mètres cubes de terre furent remués ; long procès avec la commune de Saint-Etienne-du-Rouvray, qui avait trouvé bon de réclamer le droit des pauvres pour le champ de courses, situé sur son territoire, procès que les demandeurs perdirent, du reste, devant le Conseil d’Etat. En ces dernières années, la Société allait encore être menacée dans son existence propre, par les exigences de l’Administration militaire, qui, suivant son droit, voulait la déposséder du Champ de Courses, qu’elle avait eu tant de peine à créer, à coup de travail, de temps et d’argent ! Heureusement que le transfert du champ de manoeuvres de la garnison en pleine forêt de Rouvray, vint trancher la question et assura l’avenir d’une oeuvre utile, fort difficilement édifiée. Que de souvenirs n’évoque pas cette longue période de nos courses rouennaises ! On peut dire que tous les éleveurs français ont passé par ce champ de courses, que le comte de Lagrange citait comme le seul où un propriétaire pouvait suivre du regard la course entière. Ce furent jadis les plus connus de nos sportsmen, le vieux marquis de Croix, l’ancien sénateur de l’Empire, dont le haras se trouvait à Serquigny ; le comte de Lagrange, alors propriétaire du grand haras de Dangu ; Hennessy, Aumont, le baron de Hérissem, le baron de la Motte, le major Fridolin, le général Popoff, qui nous amenait ses trotteurs russes Gourko, Kosir, qui devint étalon de l’Etat, Bédouin ; c’étaient nos éleveurs normands ; Forcinal, Montfort et Tiercelin ; Fonlupt, d’Elbeuf, qui remporta de si vifs succès, Saint-Ouen, de Saint-André-sur-Cailly ; M. Bouju, M. Merlin, M. Lanfray, qui compta tant de victoires avec Toujours. Qui ne se rappelle encore les triomphes de la vieille Espérance, au marquis de Croix qui, six années durant, à partir de 1865, enleva le prix de la Ville de Rouen ? Qui ne se rappelle Hersilie, Bayadère, à MM. Montfort et Tiercelin, Miss-Pierce, Leybourne, le cheval anglais à M. Tyler, qui enleva maints prix, Gringalet, Mastrillo et Jason, à M. Forcinal. Le Derby des trotteurs, créé en 1874, fut remporté à son origine par Plaisir-des-Dames. Que de concurrents ne réunit-il pas ? Une année, une de ces courses au trot attelé mit en ligne quatorze sulkys : la piste réservée n’était pas assez large et on dut utiliser la piste des haies. C’est alors qu’on vit un fervent et zélé commissaire qui coupait lui-même les haies pour débarrasser rapidement le Champ de Courses ! Les courses de steeple n’étaient pas moins fournies. Il fallait voir alors Astrolabe franchir d’un bond la « terrible banquette irlandaise », qu’on a maintenant supprimée, et trouvant des imitateurs dans Colonel, dans Auricula, à M. Desvignes. C’était alors le temps où « l’on pouvait parler aux chevaux » et où, dans le rush final, les jockeys anglais poussaient des cris pour surexciter l’ardeur du cheval. Le turf avait même alors ses chevaux amusants, les Augustes de la piste. Que de fois, par exemple, n’a-t-on pas vu apparaître Ximènes, « entraîné par Farfouillot » et son fantaisiste propriétaire, brave garçon, qui ne courait que sous la casaque et la toque tricolores, mais qui, au dernier moment, ajoutait à ses couleurs un brassard de deuil et un crêpe à sa casquette « parce qu’il avait perdu sa tante ! » Les courses de Rouen n’ont actuellement rien perdu de leur prestige ancien, grâce au concours de ses dévoués présidents, MM. Brunier, Fauchet, Lesouef, Rochette et de ses commissaires ; elles comptent encore les meilleurs éleveurs normands de la génération actuelle, et les succès que les réunions de printemps, d’été et d’automne rencontrent, montrent que les courses rouennaises sont restées à la hauteur de leur passé. GEORGES DUBOSC |