DUBOSC,
Georges (1854-1927) : Gustave
Flaubert et les « Caluyots »
(1920). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (20.IX.2006) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Première parution dans le Journal de Rouen du 30 mai 1920 sous le titre : Le football de Pâques dans les églises du Moyen-Age. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là : études d'histoire et de moeurs normandes, 2ème série, publié à Rouen chez Defontaine en 1922. Gustave
Flaubert et les « Caluyots » par
Georges Dubosc
~*~Il
y a une question des « Caluyots ». Et qui plus est, cette question se
rattache à Gustave Flaubert. Comment ? Ces jours passés, un chroniqueur
littéraire du Temps, M. Emile Henriot, faisant un pèlerinage… un peu
triste au pavillon de Croisset, releva la phrase de Flaubert, gravée
sur le marbre, où le maître jeune encore, remontant le Nil, évoque « sa
maison blanche sur un fleuve plus doux et moins antique ». De retour à
Paris, M. Emile Henriot, en comparant l’inscription gravée du Pavillon
avec les textes imprimés, publiés dans Par les champs et par les
Grèves, trouva le texte de l’inscription inexact. Et de fait, le texte de Flaubert a été coupé, raccourci, modifié, « tripatouillé » pour obtenir une concision ou plutôt une circoncision… lapidaire. Tout cela, du reste, dans les meilleures intentions du monde. Pour mieux en juger, voici, d’ailleurs, le texte en question, daté du 6 février 1850, extrait d’un fragment de Notes de voyages en Egypte, portant le titre A bord de la Cange. Tout ce qui a été supprimé dans l’inscription de Croisset se trouve entre crochets : [LA-BAS, SUR UN FLEUVE PLUS DOUX, MOINS ANTIQUE,] J’AI QUELQUE PART UNE MAISON BLANCHE [DONT LES VOLETS SONT FERMÉS, MAINTENANT QUE JE N’Y SUIS PLUS]…. (Quinze lignes sont supprimées.) J’AI LAISSÉ LE [GRAND] MUR TAPISSÉ DE ROSE ET LE PAVILLON AU BORD DE L’EAU, (UNE TOUFFE DE) CHÈVREFEUILLE POUSSE [EN DEHORS] SUR LE BALCON DE FER. A UNE HEURE DU MATIN, EN JUILLET, PAR LE CLAIR DE LUNE, IL Y FAIT BON VENIR VOIR PÊCHER [LES CALUYOTS.] Le texte, en son entier, est établi d‘après la première publication de A bord de la Cange, dans le Gaulois, en 1881, puis par l’édition Charpentier, par l’édition ne varietur. A. Quantin, 1885. Tome VI, Trois Contes, suivis de mélanges inédits. Reste l’édition Louis Conard, parue en 1910, qui, dans le tome 16, Notes de Voyages, Egypte, publie : A bord de la Cange, avec une variante des plus curieuses (p. 74, dans la phrase finale. Au lieu de : IL Y FAIT BON VENIR VOIR PÊCHER LES CALUYOTS, on trouve en effet dans cette édition : IL Y FAIT BON VENIR PÊCHER LES CALUYOTS. Or, cette version de l’édition Conard paraît inadmissible. Il est impossible de pêcher les « caluyots » du balcon du Pavillon Flaubert, si rapproché soit-il de la Seine, dont il est séparé par la route et par le quai. On ne pourrait, même à la ligne, « pêcher les caluyots » du balcon du pavillon Croisset. Et puis, on ne voit guère Flaubert, si ami de son repos, se livrer à la pêche nocturne. La première version semble donc la véritable, et Flaubert se contentait vraisemblablement du spectacle de la pêche, au clair de lune, par les pêcheurs de Croisset et de Grand-Couronne, dont le paisible travail n’était pas troublé, en 1850, par le passage des grands cargo-boats qui, actuellement, parcourent le fleuve, en tous sens et à toutes heures. Il faut dire en passant, que le texte de Par les Champs et par les Grèves, le volume auquel se rattache A bord de la Cange, n’est guère fixé et arrêté, ainsi que l’a démontré René Descharmes, dans Autour de Flaubert (Tome II. Appendice I,) en une étude d’abord parue dans les Annales romantiques. « Jusqu’à présent, conclut-il, on peut admettre que les fragments publiés en 1885 chez Charpentier, font partie sinon de la version que Flaubert aurait jugé lui-même définitive, au moins d’un second état corrigé et amélioré du texte de Par les Champs et par les Grèves. » * * * Mais, direz-vous, qu’est-ce que c’est que les Caluyots que Flaubert aimait voir pêcher ? Vous pouvez chercher ce mot bizarre dans tous les dictionnaires et lexiques, vous ne le trouverez pas ! Rien dans Littré, dans tous les Larousse. Rien dans les dictionnaires de langue française ancienne. Rien dans Ménage, dans Lacurne de Saint-Palaye, dans Godefroy ; rien dans les dictionnaires de basse latinité comme Du Cange ; rien dans les dictionnaires de patois normand, même dans Moisy, à l’ordinaire bien renseigné. Il ne nous a été donné de rencontrer le mot que dans un livre fort curieux, l’Histoire naturelle de l’Eperlan, publiée en fructidor an VI, par Noël de la Morinière, un des premiers rédacteurs du Journal de Rouen. A la page 35, il cite plusieurs poissons remontant la Seine, « le brochet, le cahuhaux, la feinte, qui poursuivent, dit-il, particulièrement le frais dans la saison du printemps ». Or, donc, le « caluyot » dont on vend, tous les jours, au mois de mai des lots sur les « tables à poisson » des Halles, et qu’on entend crier par les rues est un poisson assez court qui appartient à la famille, si… goûtée des aloses. En réalité, le caluyot est le mâle de la feinte, qui, à tout prendre, n’est qu’une variété très proche de l’alose si bien que Littré dit qu’on l’appelle feinte, « parce que c’est une alose feinte, ressemblant à l’alose », de la famille que Cuvier appellent les clupeides. Brehm lui, dit que la finte - il orthographie ainsi le nom - ressemble tellement à l’alose commune qu’elle a été confondue avec elle par tous les naturalistes. Elle est pourtant un peu plus fine, un peu plus allongée et puis, sur son dos bleuâtre, sur l’épaule, au lieu d’une seule tache noire comme l’alose, elle porte un point noir suivi de quatre ou six taches plus petites. Or, le caluyot, mâle de la feinte, remonte la Seine comme il remonte toutes les autres rivières, et quand la feinte a frayé, répandant dans les eaux tranquilles ses oeufs, sa rogue, le caluyot les recouvre de sa laitance. C’est à cause de ces particularités que la feinte, dans la Loire s’appelle Pucelle et Maid en Angleterre, dans la Severn où remontent de nombreuses troupes d’aloses. Quant à notre « caluyot normand, d’après Gustave Flaubert, ou « cahuhaux », sur les bords sablonneux de la Loire, on l’appelle laiteau, le porteur de laitance ! Toute cette question de la génération et du développement de l’alose et de la feinte a fait l’objet d’une étude scientifique du Dr Georges Pouchet et de Bietrix, dans le Journal d’anatomie et de physique. On sait que Georges Pouchet était un grand ami de Flaubert qui, en septembre 1875, avec l’excellent Dr Pennetier, alla passer deux mois au laboratoire de Concarneau, où il écrivit même Saint-Julien l’Hospitalier. En dehors de ces quelques précisions scientifiques, que de fables, que de légendes, que de bourdes n’a-t-on point recueillies sur les trois poissons migrateurs remontant la Seine ? Elles auraient fait la joie de Bouvard et Pécuchet. Au Moyen-Age, par exemple, Vincent de Beauvais - ce Larousse de l’époque - qui donne une description assez exacte de la feinte, dit qu’elle aime la musique et que lorsqu’on la pêche avec de grands filets ou sennes, on y place une clochette pour les attirer vers le piège qui leur est tendu ! Dans son Traité de la police, La Mare (T. V. Titre XXIV, page 22) va plus loin ; il prétend qu’on voit les aloses et leurs familles s’assembler en troupe quand elles entendent la musique ou le son des instruments « et s’élancer à 3 ou 4 pieds au-dessus de l’eau, lorsqu’il se fait quelques chants ou sons harmonieux. » C’est lui aussi qui prétend que les aloses craignent le tonnerre et se réfugient, en cas d’orage, au plus profond des eaux. Enfin, le Dictionnaire de Trévoux, a rapporté, également, quelques autres bizarreries, dignes du sottisier de Flaubert. Il fait venir leur nom du grec Als, sel, et prétend « que les aloses aiment tant le sel, qu’elles suivent les bateaux qui en sont chargés, plus de 300 lieues en terre ! » A côté de ces fables, l’alose, l’excellente alose, et son voisin le « caluyot » ont leurs titres de noblesse et d’antiquité, puisqu’on les trouve figurés sur les monnaies de l’ancienne Grèce et de l’ancienne Rome, particulièrement dans les cités de l’Espagne romaine, situées sur le Guadalquivir, à Caura, Illipa, Aria, Epora près de Cordoue, médailles qui ont été recueillies par l’historien espagnol Florez. Ausone s’est très certainement trompé, quand, dans son Idylle de la Moselle, il a avancé que l’alose était le mets de la canaille, à cause de ses arêtes… Stridentes que focis opsonia
plebis alausas. Tout au contraire l’alose, pendant tout le moyen-âge fut un des poissons les plus recherchés et le « Ménagier de Paris », entre plusieurs manières de l’apprêter cite la bonne sauce Cameline, qui était faite de bon gingembre, clous de girofle et moustarde, disent les statuts des Apothicaires. * * * Dans la Seine, aloses et caluyots sont connus de toute antiquité. Il serait même trop long de citer tous les « droits d’alose » que les seigneurs riverains de la Seine, avaient sur les pêcheries. Ainsi tous les pêcheurs d’Anneville qui voulaient jeter leurs filets sur la largeur du fleuve, dans les parages de Jumièges, devaient aux religieux de l’abbaye 20 sols de rente et une alose, pour chaque « senne » ou bateau. Bien plus, l’alose était comptée au nombre des cinq « poissons royaux », avec l’esturgeon, le saumon, l’anguille d’avalezon et la morue. En notre pays normand, la première alose pêchée, devait être aussitôt portée au seigneur ; c’était pour ainsi dire son droit de pêche, droit fort discuté que Colbert finit par confisquer au profit de l’Etat. Cette apparition des aloses, poissons de mer, remontant la Seine, la Loire, la Garonne, - on sait que les aloses de Bordeaux sont passées en proverbe - est signalée très anciennement dans notre beau fleuve. Guillaume Le Breton, en effet, dans sa Philippide, écrite au commencement du XIIIe siècle, avance que les aloses de la Seine auraient alors remonté le fleuve, jusqu’à Mantes, mais c’est une licence… poétique et aloses et caluyots ne dépassent pas les barrages au-dessus d’Elbeuf, même dans les grandes crues. Le texte n’en est pas moins très explicite :
Implicat innumeros quasi pisces retentos : Utque ascendentes fallit Gaubertus alosas Retibus oppositis, vada sub piscosa, Meduntoe. Depuis ces temps reculés, pas une année ne s’est passée sans qu’aloses, feintes et caluyots ne soient venus faire leur visite habituelle aux rives de la Seine, jusqu’au dessus d’Elbeuf, depuis fin mars jusqu’à la mi-juin. Les « caluyots », qui ont 20 à 25 centimètres de longueur, se pêchent souvent à l’épuisette, au trouble ; mais les aloses se pêchent le plus souvent en descendant le courant, à l’aide de grandes sennes. Si le temps est orageux, lourd, le poisson descend à 2 mètres et se tient dans les grandes eaux ; si la chaleur est sèche, dure, les aloses viennent s’ébattre dans les anses abritées et jouer sur le sable et les cailloux. Mais le meilleur moment pour la pêcher, c’est la nuit, sous la lune, comme le dit fort bien Gustave Flaubert, qui, maintes fois, de son cabinet de travail, où il écrivait fort tard, a été témoin de ces pêches nocturnes aux caluyots et aux fintes. Combien de fois n’a-t-il pas assisté à ces pêcheries de nuit, très pittoresques, où l’emplacement des filets est signalé par de petites bouées portant des lumières dansant sur l’eau ? Très souvent même, pour éviter ces filets, des steamers ou des navires descendant la Seine, ont coulé les pauvres barques des pêcheurs, mal signalées par leurs « feux de position ». Ce sont tous ces souvenirs des anciens bords de la Seine, des anciennes moeurs du fleuve, si complètement métamorphosé aujourd’hui qu’évoquent les quelques lignes de Flaubert, reproduites au début de cette chronique. Sur les cartes postales, représentant le Pavillon de Croisset, on a eu le bon esprit de rétablir le texte et la mention : « Il y fait bon venir voir pêcher les caluyots ». En ce moment où le petit Musée Flaubert s’augmente, grâce à l’activité de M. G. A. Le Roy, d’oeuvres intéressantes : le portrait du maître par Eugène Giraud, la reproduction du buste peu connu de Clésinger, le portrait à l’huile de Flaubert enfant, pourquoi ne reproduirait-on pas, sur l’inscription de Croisset, le texte exact de A bord de la Cange, sans rien supprimer, pas même les malheureux Caluyots, au nom sonore, bizarre et inconnu ? GEORGES DUBOSC |