DUBOSC,
Georges (1854-1927) : Le Lait de mai
(1898).
Numérisation du texte : O.Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26.III.2008) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Première parution dans le Journal de Rouen du 08 mai 1898. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1496) de Par-ci, par-là : études d'histoire et de moeurs normandes, 3ème série, publié à Rouen chez Defontaine en 1923. Le
Lait de mai
par
Georges Dubosc
~*~Voilà certes un
vieil et bon usage qui, depuis longtemps, est en grand
honneur en Normandie, et qui est encore suivi. Par les belles matinées
de mai, la tradition n'est point, en effet, complètement perdue pour
nos ouvriers et nos employés, de s'en aller gaiement, dès l'aube, en
compagnie joyeuse, jusqu'aux fermes et aux guinguettes voisines,
savourer quelque bolée de lait, chaud et crémeux. Les femmes et les
enfants aiment particulièrement ces collations matinales, où le bon air
frais, les salubres senteurs de la campagne au réveil, sont au moins
aussi efficaces que le régime lacté auquel ils se soumettent si
bénévolement. Il est vrai que ce lait qu'on vient de traire sous l'oeil
du... consommateur a quelque chance d'être un peu moins falsifié,
adultéré et baptisé que celui offert aux citadins, grands et petits,
dont la Ville défendait si mal jadis la santé, en dépensant vingt et
un francs pour tout son service d'analyse et de
surveillance !...
Le lait de mai ! Il y a de beaux ans que l'usage traditionnel en existe. Dans tous les poèmes, au moyen âge, en effet, on retrouve cette habitude de s'en aller, au renouveau, goûter le lait et la crème, sur l'herbe nouvelle en galant équipage. C'était, pour ainsi dire, l'accompagnement obligé de toutes ces jolies fêtes de mai : divertissements de la jeunesse au printemps de l'année, les trimazzos bretonnes, les trimousettes du Poitou, les quêtes par les maisons, la plantation du mai fleuri, qui était alors un gage d'amour, élevé par les amoureux du village devant la porte de leur mie. Une collation suivait, collation de laitage et de friandises, et c'était le lait de mai. Ecoutez plutôt ces vers d'un vieux poète au XIIIe siècle : Je vis l'autre jour
Mariette,
Yseult, Margot et Heniette Qui toutes trois mangeoient des mattes De dessus l'herbe nouvelette. Pourquoi cet usage du lait plutôt au mois de mai qu'à toute autre époque de l'année ? Le mois de mai, le joli mois de mai a pourtant contre lui bien des préventions, et ce diable de Voltaire, qui n'aimait guère les changements de température, disait qu'il était « l'emblème des réputations mal acquises ». Autrefois, il existait même contre le mois de mai un préjugé bien curieux et bien invraisemblable : on croyait que les mariages faits pendant ce mois ne seraient jamais heureux. Depuis, on est bien revenu de ces antiques superstitions, et les listes de l'état-civil nous prouvent qu'il n'en est rien resté... Tout au contraire ! Le lait de mai, du reste, ne rencontra jamais pareille prévention. S'il passe pour meilleur et plus délicat que celui de tout autre mois de l'année, ah ! c'est bien simple ! C'est que l'herbe nouvelle et drue, fraîche et jeune, toute imprégnée des premières caresses du soleil et de la rosée, est d'une meilleure alimentation pour les bonnes vaches rousses qui vont s'en régaler... et que leur lait s'en ressent ! Il n'y a pas d'autres mystères dans cette tradition ! On le trouvait alors si salubre, si sain, si bon pour la santé, le lait de mai, que sa réputation s'était étendue jusqu'au beurre qu'on en tirait. Dans toute la pharmacopée, parfois si étrange du moyen âge et même au XVIIe siècle, vous trouverez cité, à côté des pierres de bézoard et de la poudre de sympathie, le « beurre de mai ». C'était tout simplement du beurre qu'on considérait comme un onguent souverain et qu'on étendait sur de petits morceaux de toile, « la toile de mai ». Mathurin Régnier, dans une de ses satires, celle où il décrit la maison hospitalière de la vieille Macette, n'a pas manqué de citer, parmi tous les talismans superstitieux qu'il y trouve : tisons du feu de la Saint-Jean, chauve-souris, feuille de fougère, pain bénit, De la graisse de
loup et du beurre de may.
La vieille commère immortalisée par le poète n'était pas seule, du reste, à croire à l'influence utile et salutaire du « beurre de mai ». Dans la Muze normande, une nourrice du Tronquay, qui écrit à la mère d'un de ces nourrissons, lui apprend que son enfant a été souffrant, mais qu'une voisine lui a rendu la santé. Elle n'y boutit
jamais que du beurre de mai
Un p'tiot de pain mâqué avec de l'écopache. L'écopache ! c'est tout simplement de la salive. Ne riez pas ! Combien encore de vieilles bonnes femmes ne savent apaiser les cris et les pleurs des nourrissons qu'avec une tututte, qui n'est autre que la peu régalante mixture dont parle le poète rouennais. Le lait de mai devait surtout plaire à Rouen, car ce n'est pas d'hier que le Normand est friand de laitage, de crème et de fromage. Pas une poésie populaire - car il faut bien toujours revenir à cette source de renseignements sur les moeurs d'autrefois - qui ne nous montre nos paysans comme de grands amateurs de mattes. A propos de tous les repas interminables des noces campagnardes, la Muze normande, en ses tableaux si pittoresquement brossés, nous montre les convives, après avoir mangé et baffré pendant toute la journée, avalant comme dessert cinq ou six écuelles de mattes. Tous ces bons compagnons, tisserands, laineux du quartier Saint-Nicaise, ne trouvent rien de mieux, comme dessert, que ces platées de crème et de laitage, ces fromages à geai, ces caillebottes de lait caillé dont ils se font un régal. D'eux, on pourrait dire ce que disait d'un amateur de laitage un chroniqueur : « C'était un gros petit homme trapu, le plus étendu à jurer et à boire des mattes qu'il y eût dans la paroisse, si bien que les fumées lui en montaient parfois à la tête ! » Friands de lait comme on nous les montre, les Rouennais devaient accueillir avec faveur la mode du laitage, de l'alimentation frugale préconisée par les médecins du XVIIIe siècle. C'est le temps où Saint-Simon écrivait : « Maulévrier fut malade de la poitrine, fit semblant de perdre la voix, mais on le mit au lait. » C'est le temps où Marmontel se met également au lait pour six semaines. C'est le temps où Voltaire, lui aussi, suivant ce régime lacté, écrivait de Normandie, de la Rivière-Bourdet, près de Quevillon, à son ami Thuriot : « Je m'en retourne ce soir à la Rivière pour partager mes soins entre une ânesse et ma tragédie de Marianne. Dites à Mlle Lecouvreur qu'elle hâte son voyage, si elle veut prendre du lait dans la saison... et pour que j'y passe le temps avec elle. » Comme tout le monde, Voltaire s'est mis à suivre le régime à la mode et est devenu un enragé buveur de lait. Plus tard, à Canteleu, dans la maison de Formont, et à Déville, il continuera à suivre ce régime de laitage. Qui sait même si, pendant son séjour à Forges, il ne se régalera pas de ces beignets à la crème, vantés par La Rouvière, médecin du roi, et cités dans la France gastronomique, d'Améro ? Qui sait si lui, le verveux satirique, n'a pas signé ce quatrain fameux ? Par sa bonté, par sa
substance,
D'une ânesse le lait m'a rendu la santé. Et je dois plus en cette circonstance Aux ânes qu'à la Faculté !... Tout cela, au surplus, n'est que pour prouver combien le lait, à cette époque, fut le remède à la mode. A Rouen, ce fut, très probablement, le moment où, parmi les anciens mangeurs de mattes, l'usage se répandit d'aller à la campagne déguster le lait de mai. Les grandes fermes n'étaient pas encore très éloignées et la promenade matinale ne s'étendait pas trop loin. Au milieu des arbres, on découvrait bientôt ; sur les hauteurs, la ferme du Colombier, à Boisguillaume, la ferme de la Petite-Madeleine, ancien domaine des hospices, qui existe encore et qui, sur un pan de muraille lézardé, porte encore en lettres noires l'inscription : Bon lait, bonnes mattes, qu'on trouvait jadis peinte sur presque toutes les fermes. D'autres fermes et d'autres guinguettes, du même côté, se recommandaient encore aux amateurs de lait de mai : les Trois-Pipes, où la mère Deshays trônait ; le Grand Saint-Vivien, tenu par Mouty ; le Veau qui tette, aujourd'hui métamorphosé, mais où l'on servait également un lait chaud et savoureux ; puis, dans un des replis du vallon du Mont-Fortin, près de la rue du Bas, la Ferme Duboc, où l'on pouvait encore lire cette amusante et suggestive enseigne : Lait champêtre, à toute heure ! De l'autre côté de la Seine, on n'avait pas besoin d'aller bien loin non plus pour aller boire le lait de mai. Au temps du grand siècle, les amateurs de collations champêtres s'en allaient à la Mi-Voie, aux Célestins, aux Chartreux ; il y a soixante-dix ans encore, on rencontrait une ferme dans l'île Lacroix, là où l'acrobate Auriol vint plus tard monter les planches de son théâtre ; puis d'autres sur la rive gauche, si complètement métamorphosée aujourd'hui, la ferme Pinguet, près des Docks, la ferme Barbet, qui fut remplacée par les Forges rouennaises. C'était encore trop loin pour le beau monde, pour les élégants et les élégantes du Tout-Rouen, qui désiraient prendre le lait de mai, et suivre la mode. Il faut bien se dire, en effet, qu'en ces temps romantiques de 1830, tout le monde, par genre, par snobisme, dirions-nous aujourd'hui, était poitrinaire. Tout comme la névrose et la neurasthénie sont bien portées aujourd'hui ; la phtisie, à cette époque des Antonys et des Pamélas, était fort goûtée. Pour complaire à ce chic, à cette manie du jour, les médecins qui savent si ingénieusement suivre les caprices de leurs malades, préconisaient comme remède à la faiblesse des santés délabrées, le lait, le lait sauveur, le lait de mai ! On le prenait tous les matins, de six heures à huit heures, tout en haut de la ville, au Boulingrin. Le Boulingrin n'était pas alors l'espèce de désert sablonneux qu'il est aujourd'hui : on n'en avait pas abattu les arbres, ces vieux arbres des villes que la voirie urbaine a tant à coeur maintenant de voir disparaître. Sur trois côtés de la place, s'étendait alors une double rangée de grands et beaux marronniers étalant leur ombrage au loin : ils ne sont, du reste, tombés qu'en 1870. Sous ce dôme de feuillage verdoyant, on installait des tables, des chaises, des bancs, et c'est là que les jeunes femmes et les jeunes filles goûtaient les tasses de lait qu'on venait leur apporter des auberges et des cabarets voisins. Des étables étaient installées dans ces auberges, mais, la plupart du temps, on trayait les belles vaches dehors, sur le Boulingrin même, et ce spectacle champêtre ne manquait ni d'animation, ni de gaieté. Vers huit heures, toute cette aimable société, mise en belle humeur par cette promenade matinale et réconfortante, regagnait son logis. Aujourd'hui, le régime lacté est de plus en plus répandu : on l'emploie avec beaucoup d'efficacité dans mille affections, et le lait, qu'on appelait le vin de l'enfance, opère encore de nombreuses guérisons miraculeuses ; mais la mode n'est plus d'aller le boire sous les ombrages défunts du Boulingrin. Avec les facilités de transport fournies par le tramway circulaire - ce métropolitain rouennais - peut-être pourrait-on la remettre en honneur ! Disparue également la renommée de la crème de Sotteville, presque aussi répandue que celle du lait de mai. Le lait et la crème de Sotteville, sans laquelle on n'aurait pu jadis faire de bons mirlitons, cette pâtisserie tout à fait rouennaise, ce furent à vraiment dire, au siècle dernier, les délices de Rouen. Vieille réputation, au surplus. Déjà, en effet, dans les premières années du moyen âge, les laitiers de Sotteville comptaient parmi les puissantes corporations, puisqu'ils prêtèrent alors leurs secours aux Anglais pour tendre aux soldats français, sous les ordres de Jacques Le Lieur, une embuscade dans la forêt de Rouvray. Entre nous, ils auraient pu occuper leurs loisirs à des passe-temps un peu plus patriotiques... ne fût-ce qu'à baptiser leur lait ! Pour faire pâturer leurs grands troupeaux de vaches, les Sottevillais avaient alors toutes les vastes prairies verdoyantes qui bordent la Seine. Il y avait là la prairie de l'Aigle, qui tirait son nom d'un vieux fief du villagee ; le pré des Martinières, le pré aux Boeufs, la Noë-Brunette, la Mantelle, et bien d'autres. Les unes appartenaient à la seigneurie de Sotteville, les autres à l'archevêché de Rouen ; d'autres, enfin, au prieuré de Grandmont, et plus tard aux Jésuites. Bien entendu, les fermiers de ces prairies, dans leurs redevances, devaient apporter à leurs seigneurs quelques pots de cette bonne crème, dont la réputation était si bien établie. Au XVIIe siècle, on ne reculait pas devant le voyage pour aller manger la crème de Sotteville et les fromages à la crème qu'on fabriquait également au même endroit. Dans sa Muze normande, David Ferrand, en pensant à la construction du pont nouveau, qui rendra plus facile la communication entre les deux rives, se dit qu'au retour du printemps, hommes, femmes et enfants se rendront pour Dehors su pont,
aller en un mouchel
Terquer les mattes avec le cheminel. Les mattes et les chemineaux ! c'étaient alors les deux mets, les deux friandises populaires qu'on allait chercher à Sotteville, car il s'agissait bien de Sotteville. Là-dessus encore, nous avons le témoignage de Grisel, dans ses Fastes de Rouen, commentés avec une érudition si avertie par M. F. Bouquet. Parmi les usages ou les coutumes du mois de juillet, celui qui fut le peintre des moeurs rouennaises du grand siècle, après nous avoir rappelé les bains froids, les concerts sur l'eau, dont Corneille nous a donné une si jolie description dans Le Menteur, les visites aux cerisiers dans les îles de la Seine, parle des mattes de Sotteville et nous fait assister aux dînettes champêtres qui s'organisaient au bord de l'eau, dans les prairies. Le grave Grisel est vraiment le Paul de Kock... en vers latins de ces parties de campagne. « Des Rouennais en plus grand nombre, dit-il, se rendent en société aux délices de Sotteville : ils portent du pain, du sucre, du vin. Une terrine appétissante de lait avec une couche de crème dorée est placée au milieu de l'herbe. On s'assied autour : on y mêle du sucre et du pain. On y plonge les cuillères et puis on vide des verres remplis de vin rouge », probablement ce vin clairet qui était « de la couleur des vitres de Saint-Godard. » Mais, parfois les dînettes sur l'herbe étaient interrompues. On ne pouvait plus aller déguster la crème de Sotteville, parce que les vaches et les bestiaux avaient été enlevés par quelques bandes de soudards, échoués aux environs de Rouen et, vivant de pillage et de rapines sur le pays terrorisé. Ainsi en fut-il souvent et la Muze normande s'est fait l'écho de ces mésaventures, qui gênaient fort les galants et les mondaines d'alors, dérangés dans leurs habitudes. Adieu Dame friolière,
Qui veniez parfois sur ces eaux Prendre la collation légère Avecque vos godelureaux. Vous n'aurez plus dans vos bateaux. Je n'avons pus vaque ni veaux. C'était là ces jolis bateaux, ornés de verdures, véritables abris de feuillages, où Dorante offre sa collation présumée à ses belles inconnues et dont un voyageur allemand, Thomas Platter, parle déjà, en 1599, dans un curieux manuscrit de la bibliothèque de Bâle, qui a été traduit par M. Mie-Kettinger. La crème de Sotteville, mais elle faisait les délices, non seulement des purs Rouennais, mais aussi des touristes, des visiteurs ; c'était une friandise locale, comme le sucre de pomme, comme ce premier citron, qui, « à Rouen, fut confit »; comme les biscuits et les macarons de la Porte du Bac. Un curieux type de bohème, musicien ambulant, qui, sous le titre de Confiteor de l'Infidèle Voyageur, a laissé des mémoires amusants de ses voyages en zig-zag à travers la France et l'Espagne, Georges Martin, a rendu également hommage à la crème de Sotteville, en termes reconnaissants et, chaleureux. « Pour la crème de Sotteville, je la mangeais fort volontiers, avec le sucre et la cannelle et deux doigts de vin d'Espagne, qui me semblait beaucoup meilleur que toutes les eaux minérales de la fontaine Saint-Paul... » Friandise de collation, de dîner improvisé, la crème sottevillaise n'en figurait pas moins dans les grands repas solennels et elle tenait sa place dans les menus du dessert, au milieu de toutes les sucreries dont se composait le dernier service. Ils étaient alors très nombreux à Rouen ces grands dîners officiels. Pour les magistrats, qui ont dû garder jalousement leur réputation de fins gourmets, il y avait le dîner du Cochon. Pour le Chapitre de la Cathédrale, c'était le dîner de l'Ascension ; pour les Prieurs-Consuls, c'était le grandissime repas offert le jour de leur élection. Par une tradition constamment respectée, la crème de Sotteville avait sa bonne place dans ces interminables menus. En 1604, on la trouve figurant sur la table des Chanoines, fort bien servie ; c'est la « crème en plat de Valence », avec accompagnement de darioles et de petites noix ; en 1612, elle reparaît encore sous la forme de tourte à la crème, flanquée de pommes de rainette, de court-pendu, de pépin-favay. Au banquet des Consuls, on la déguste également en 1697 ; elle apparaît au dessert, au moment où nos graves magistrats consulaires, abandonnant toute majesté, se coiffaient, pour être plus à l'aise, de bonnets à la turque, et au moment où on offrait à tous les convives des pipes et du tabac pour pétuner à l'aise. Elle était devenue tellement à la mode, la crème de Sotteville, que sa réputation s'en répandit bientôt jusqu'à la cour de Louis XV. Quelque courtisan rouennais de la province de Normandie avait dû y apporter l'habitude de ces collations rouennaises, dont a parlé le médecin Lepecq de la Clôture, qui signale « l'abus étrange, à Rouen, de ces petits repas friands si souvent répétés à toute heure du jour ; les maisons où le pot au lait est continuellement entretenu pour subvenir à de prétendues faiblesses ; pour d'autres, ce sont des crèmes avec le café et le chocolat. » Toujours est-il que Louis XV, qui faisait venir pour la Pompadour quelques tonnes de cidre de Montigny, voulut aussi goûter de la crème de Sotteville. Il fit venir à Versailles des vaches et une fermière de Sotteville ; il fit même construire une jolie baratte en bois d'ébène et en ivoire. Mais rien n'y fit, et l'essai ne réussit pas. Ce qu'il n'avait pu transporter dans le désert aride de Versailles, c'était l'air pur et l'humidité des bords de la Seine, qui rendent si plantureuses et si verdoyantes nos prairies normandes. Le souvenir de cet essai royal nous a cependant été conservé par le chansonnier Olivier Ferrand, un de ces curieux types de la rue qui, au moment du Consulat, à propos de tout et de rien, a lancé une foule d'opuscules d'actualité, ne manquant pas, à défaut de sévérité dans la versification, d'une verve amusante. Lisez plutôt dans Les Fromages à la crème ou l'Assemblée de Sotteville, ce dialogue entre un maçon et l'auteur : L'AUTEUR
A Paris, ils voulaient imiter ce village Pour avoir dans leurs murs ce même bon fromage. Ils n'ont pu parvenir au bat de leur envie. LE MAÇON Pourquoi n'aurait-on pas transporté la prairie ? L'AUTEUR On n'aura jamais vu du temps de saint Ignace Un herbage et un pré pouvoir changer de place ! Et la conversation continue entre Ferrand et son interlocuteur - quelque ouvrier de Saint-Etienne-du-Rouvray, le pays des maçons et des paveurs - sur la bonté exquise des fromages à la crème de l'endroit. Un étranger venant
du château de Beauvoir
A, par tous les moyens, cherché pour en avoir. Jamais on n'avait vu pareil agiotage Venir à Sotteville, acquérir le fromage. Comme il en est vendu beaucoup dans le canton, La plupart sont déjà en réquisition. Et puis, disons-le, la grâce alerte des laitières de Sotteville - ces belles filles à marier dont parle le dicton - devait bien être pour quelque chose dans la réputation du lait qu'elles transportaient. Si on en juge par la gravure de Lenté, par la vue de Rouen de Martin, les Perrettes sottevillaises, en cotillon rouge et corsage bleu, avec une cornette légère de dentelle, qui ne s'envolait pas - espérons-le - au-dessus des moulins, devaient être charmantes. Grimpées sur leurs ânes, avec leur provision de lait, contenue dans des cruchons de grès, bouchés avec de la paille, placés dans deux grands paniers à vivres suspendus aux flancs de la bête, tous les matins, elles prenaient le chemin de la grande ville où elles allaient faire leur distribution. Leur quartier général était la place du parvis de la Cathédrale, animée dès l'aube par leur va-et-vient. D'autres venaient attacher leurs ânes aux bornes placées en avant du Collège de Rouen, près de la rue du Maulévrier. Quand l'âne était fatigué de sa station trop prolongée, il faisait entendre un de ces chants « gracieux » qui ont le don de troubler souvent le voisinage. Auprès du Collège, ce concerto offrait un autre inconvénient : il troublait les classes et la récitation des leçons. Parfois, un écolier, peu ferré sur une églogue de Virgile, en profitait pour... ânonner sa leçon et l'escamoter. On avait peine à réprimer une furieuse envie de rire. Mais quand le professeur, avec une pointe de malice, disait : « Attendez un instant que l'autre ait fini », les rires éclataient de toutes parts. Tableaux pittoresques et gais disparus, comme tant d'autres vieilles choses. Seul, était resté pendant longtemps ce vieil usage rouennais du lait de mai, dont il nous a plu de conter, à coups de souvenirs, l'histoire populaire.. GEORGES DUBOSC |