[DUMONT-D'URVILLE, Jules Sébastien
César (1790-1842] : Discours
prononcés lors de l'inauguration de la statue du Contre-Amiral
Dumont-d'Urville, à Condé-sur-Noireau, le 20 octobre 1844 /
Henri
Doyen, Alexandre-Lamotte, Gustave de Pontécoulant, Auguste Crochet,
Barlatier-Demas.- Condé-sur-Noireau, 1844.- pagination multiple ; 21
cm.
Recueil
factice contenant : Discours
prononcé par M. Henri Doyen, sous-préfet de Vire, lors de
l'inauguration de la statue du Contre-Amiral Dumont-D'Urville, à
Condé-sur-Noireau, le 20 octobre 1844 (4 p.) ; Discours prononcé
par M. Alexandre-Lamotte, maire de Condé-sur-Noireau, à l'inauguration
de la statue du Contre-Amiral Dumont-D'Urville (7 p.) ; Discours prononcé par M.
Gustave de Pontécoulant, lieutenant-colonel au corps royal
d'État-major,..., à l'inauguration de la statue de Dumont-D'Urville le
20 octobre 1844 (16 p.) ; Discours
prononcé par M. Barlatier-Demas, lieutenant de
vaisseau, à l'inauguration de la statue de Dumont-D'Urville le 20
octobre 1844 (8 p.) ; Ode à
Dumont-D'Urville dédiée à Condé, sa ville natale (7 p.) ; Toasts portés au
banquet le jour de l'inauguration de la statue de Dumont-D'Urville
(4
p.).
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique
de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (03.XI.2017)
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DISCOURS
PRONONCÉ
PAR M. HENRI DOYEN,
SOUS-PRÉFET DE VIRE,
Lors de l'inauguration de la Statue
du Contre-Amiral
DUMONT-D'URVILLE,
A Condé-sur-Noireau, le 20
Octobre 1844
~*~
Messieurs,
Une circonstance pénible en vous privant aujourd'hui de la présence du
premier magistrat du département, m'appelle au périlleux honneur de le
remplacer et de présider cette solennité consacrée à la mémoire d'un de
vos plus illustres concitoyens.
Dumont-d'Urville est un de ces hommes dont l'existence suffit à la
gloire d'un pays.
Si la patrie s'enorgueillit de l'éclat qu'il a répandu sur elle, Condé
doit être heureuse et fière de l'avoir donné à la patrie, et le jour où
cette ville élève sa statue, par les mains de la reconnaissance, est
pour elle un jour de fête.
Issu d'une famille distinguée par d'honorables services dans la
magistrature, il reçut lui-même une éducation forte et libérale.
De profondes études en botanique, en astronomie, en hydrographie le
préparèrent d'avance à la carrière que depuis il a si noblement
parcourue.
Telle était sa vocation pour la marine qu'il prédit, étant encore
enfant, qu'un jour il deviendrait amiral.
Il passa successivement par tous les grades qui l'élevèrent au rang
d'officier supérieur.
Plusieurs missions importantes, furent confiées à son courage, à sa
prudence, vous savez tous, Messieurs, avec quel succès il les remplit.
Appelé en 1827 au commandement de la corvette l'Astrolabe, il fut
chargé d'aller à la recherche des vestiges des vaisseaux de Lapérouse.
Il recueillit les derniers débris de ce triste naufrage ; plus tard,
hélas ! la douleur publique devait aussi, par une fatalité cruelle,
recueillir ses restes mutilés sur le théâtre d'une horrible catastrophe.
Dumont-d'Urville ! Lapérouse ! vos deux noms retracent à la fois les
plus brillants souvenirs et les plus amères douleurs ; que désormais
dans l'histoire ils soient unis par la gloire comme ils le sont par le
malheur !
En 1837, Dumont-d'Urville conçut le projet d'aller explorer les mers
australes; son but était de faciliter la navigation de ces mers
lointaines, d'enrichir la France de nouvelles colonies, d'étendre
encore la science de géographie, d'ouvrir au commerce des routes
nouvelles, de donner à l’industrie une heureuse impulsion, de signaler
le nom français dans des lieux où il n'était encore représenté par
aucune découverte.
Mais que d'obstacles à surmonter ! Transportez-vous en effet dans ces
affreux parages, sur ces côtes inhospitalières où nul vestige humain
n'avait encore été découvert, où la végétation même expire ; voyez le
climat, la contagion sévir contre l'équipage, des montagnes de glace
lui barrer le passage et être prêtes à l'anéantir. Dumont-d'Urville
mesure froidement le danger, la mort lui semble imminente, mais le
souvenir de la patrie est là, il s'abandonne à sa destinée !...
Ce n'était pas avec un talent vulgaire, un faible courage qu'on pouvait
tenter cette grande et périlleuse entreprise, elle n'appartenait qu'au
navigateur dont la fermeté, la prévoyante audace devaient en assurer le
succès.
Le plan tracé par Dumont-d'Urville fut accueilli avec faveur par le
roi, protecteur éclairé de tout ce qui peut contribuer au bonheur de la
France.
Les sentiments tendres et généreux n'étaient pas non plus étrangers à
son noble cœur ; vous le voyez tracer sur les rochers des rives qu'il a
découvertes les noms inspirés par ses affections : « Cette terre,
dit-il, portera le nom d’ Adélie, elle perpétuera le souvenir de ma plus
profonde reconnaissance pour la compagne dévouée qui a su par trois
fois consentir à une séparation longue et douloureuse, pour me
permettre d'accomplir mes projets d'explorations lointaines.
Quand il se plaisait à graver le nom d' Adélie, qu'il était loin de
prévoir ce que lui gardait l'impénétrable avenir ; qu'il était loin de
soupçonner que cette appellation touchante deviendrait sitôt une
inscription funèbre !
A une autre terre il donne le nom de Louis-Philippe, en mémoire du roi,
qui le premier conçut la pensée de ses reconnaissances vers le pôle
austral.
Celle-ci sera honorée d'un nom devenu de plus en plus cher à la France,
elle s'appellera Joinville.
Tant de talents et de vertus devaient-ils donc s'anéantir au milieu des
joies d'une fête, et pourquoi faut-il que du grand navigateur il ne
nous reste déjà plus que l'image !
Puisse, du moins, ce monument, objet de notre légitime orgueil, être
aussi durable que sa gloire et notre reconnaissance !
* *
*
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. ALEXANDRE-LAMOTTE,
MAIRE DE CONDÉ-SUR-NOIREAU
A l’Inauguration de la Statue du
Contre-amiral
DUMONT-D’URVILLE
~*~
M ESSIEURS,
La France a toujours voué le culte le plus religieux aux Grands hommes
qui l'ont illustrée : Poètes, Savants ! Héros, tous ceux dont le génie
et le courage lui ont donné, à cette belle et noble France, le titre
non contesté de Reine glorieuse des nations ; tous ceux-là, même si la
mère-patrie a pendant leur vie peu payé en honneurs l'éclat qu'ils lui
promettaient, lorsque la mort a consacré leur gloire, lorsque leur nom
respecté par tous s'entoure d'une auréole pure et brillante, alors sa
voix les chante, ses mains pieusement reconnaissantes leur élèvent des
MONUMENTS . . . des STATUES …. Elle a toujours compris qu'ainsi elle
s'approprie cette gloire qu'elle proclame : qu'elle s'honore elle-même
en honorant ses illustres enfants.... Oui, c'est ainsi qu'une nation
est grande.
Ce n'est pas un mince honneur, Messieurs, d'être choisi comme
interprète de la reconnaissance de la Patrie….
Car ce n'est pas nous seuls, ce n'est pas seulement Condé-Sur-Noireau
qui rend ici hommage à la mémoire du Contre-Amiral DUMONT-DURVILLE,
c'est la FRANCE tout entière qui remercie un de ses fils ; c'est la
France qui glorifie une existence toute passée à la servir ; et cet
honneur de représenter la France en cette occasion, trois villes se le
sont disputé : Toulon, d'où les expéditions partirent ; Paris, qui vit
sa mort déplorable ; mais CONDÉ a revendiqué avec instance son Illustre
concitoyen ; et en effet, Messieurs, Dumont-D'urville nous appartenait
avant tous.
Son père était Bailli de Haute Justice à Condé même, sa courageuse mère
appartenait à une des plus illustres familles du pays ; né à Condé, ses
études se terminèrent au collège de Caen. Disons le donc avec fierté :
Condé était sa patrie réelle et aussi sa patrie de cœur.
Lorsque les fatigues de longs et périlleux voyages avaient brisé sa
santé , à quelle contrée voulait-il demander le repos, des jours
paisibles ? . . . . « J'irai en Normandie; disait-il, je parcourrai
avec délices les lieux où s'écoula mon enfance. »
Et au milieu des traverses, des périls, des fatigues qui marquèrent le
dernier voyage de l'Astrolabe, sur une terre sauvage et inhospitalière,
il a une pensée pour sa ville natale, il lui destine une Magnifique
Coquille ; il veut qu'elle soit placée dans l'église où son front reçut
les eaux chrétiennes du Baptême.
Condé s'est souvenu de celui qui ne l'oublia jamais.
Ça a été une vie périlleusement traversée et laborieusement remplie que
celle du Contre-Amiral Dumont-d'Urville. A dix-huit ans il fesait son
premier voyage maritime ; son goût, ses études l'avaient toujours porté
vers le marine qu'il devait illustrer. Après six campagnes, à l'une
desquelles nous devons la découverte d'un Antique admirable, la Vénus
de Milo, dont il signala le premier l'existence, et qu'ainsi il a
donnée à son pays en 1820.
Il fit sur la Coquille son premier voyage autour du monde. D'importants
travaux de Botanique et d'Entomologie signalèrent cette campagne toute
scientifique ; il rapporta un précieux herbier de fleurs éclatantes de
l'Océanie qu'il voyait pour la première fois. Le Musée d'histoire
naturelle de Paris fut enrichi de brillants insectes ; le Jardin des
Plantes, de graines de plantes rares. Car, il faut le dire bien haut, à
la louange de Dumont-d'Urville, tous ses travaux, toutes ses
découvertes enrichirent sa patrie, et non lui. Il publia un nombre
infini d'ouvrages : plus de 40 volumes ; il annula plus d'une gloire ;
aucun esprit de spéculation ne le guida jamais.
Il voulait être utile À la science, se faire un beau nom, honorer sa
patrie.
Donnons-lui donc Messieurs, ce qu'il a cherché : la Gloire! ! la Gloire
d'être remercié par la France reconnaissante.
La destinée inconnue, mais trop surement malheureuse de Lapérouse
préoccupait vivement tous les esprits. La France était attentive au
moindres bruits venant des mers lointaines qui pourraient lui apporter
quelques nouvelles de ces aventureux marins. Dumont-D'urville cette
fois, capitaine de frégate, chef d'expédition, déploya toutes les
ressources de son génie dans une lutte continuelle contre des périls de
toute nature, son courage et sa persévérance parvinrent à lui faire
retrouver assez de restes de ses devanciers pour qu'il traçât un récit,
plus que probable, de leur triste naufrage ; et ces deux grands
capitaines, s'honorant l'un par l'autre, Dumont-D'urville , sur la
plage fatale de Vanikoro, éleva à la mémoire de la Pérouse un Monument
que l'Astrolable salua de tous ses canons.
C'était assez pour illustrer une vie, ce n'était pas assez pour
l'infatigable ardeur du contre-amiral, il repartit sur l'Astrolable
cherchant, à travers les glaces du Pôle sud, un continent austral et la
position de ce mystérieux Pôle magnétique qu'il surprit et constata.
Après la découverte de quelques terres et un long voyage dans
l'Océanie, qui profita, comme toujours, à la science, il revenait
lorsque, stimulé par les tentatives rivales du capitaine Ross et du
lieutenant Milket, il voulut, là comme partout, faire triompher notre
pavillon. Il poussa au milieu des montagnes et des mers de glace
jusqu'au 66ème degré, constata l'impossibilité du passage, et découvrit
la terre Adélie sous le cercle Polaire :
Il revenait alors après 4 ans d'absence, un voyage savamment conçu,
courageusement exécuté, 25,000 lieues parcourues, la Géographie de
l'Océanie éclairée, des terres découvertes, des points importants de la
science rectifiés ou résolus ; il n'avait plus qu'à contempler ses
œuvres et à achever paisiblement sa carrière ; il allait se livrer
enfin aux joies de la famille trop peu connues, se consoler de son
fils, des pertes cruelles de ses autres enfants, mettre en ordre les
immenses matériaux qu'il avait recueillis.
Cette besogne une fois terminée, je regarderai, m'écrivait-il, ma tâche
comme, tout-à-fait accomplie en ce monde.
Il n'avait que 51 ans, bien des jours encore devant lui, des jours de
repos qu'il s'était doré de gloire, qu'une famille tendrement aimée
aurait doré de bonheur ; aimé du Roi, apprécié, estimé, honoré de tous
; voyant son nom célèbre dans les lettres, comme dans la marine, comme
dans les sciences ; Contre-Amiral, Officier de la légion d'honneur ; il
avait devant lui une carrière de bonheur et de paix, lorsque
fatalement, au milieu d'une fête, par un accident épouvantable,
horrible dans ses effets, en dehors de toutes les prévisions humaines,
cette vie si remplie se trouve misérablement brisée, et non pas lui
seul, mais sa femme, mais son fils : tous périrent ! !..
Vous savez quel deuil ce fut pour notre ville ; Condé avait perdu le
plus illustre de ses enfants !..
Chacun comprit alors qu'une dette nous restait à payer à ce grand nom.
Une souscription s'ouvrit. — Vite couverte des noms les plus
honorables. — Le Roi, les Princes, là comme au danger, marchaient à
notre tête, et notre vœu le plus cher a été rempli, puisque cette
statue s'élève à Condé, à la mémoire du Contre-Amiral Dumont-d'Urville.
Ce n'est pas là, messieurs, un vain embellissement pour notre ville,
c'est une grande et utile leçon pour la jeunesse qui m'entoure. Qu'elle
apprenne par ces hommages rendus à la mémoire d'un grand homme, comment
la France récompense ceux qui la servent avec loyauté, avec dévouement
; qu'ils soient remplis d'un louable zèle, d'une sainte émulation, tout
travail consciencieusement accompli, toute vie dévouée à la patrie est
glorieusement récompensée ; et si nous avons des palmes et des cris de
triomphe pour l'ardente intrépidité de ces marins qui vont défendre
l'honneur de notre pavillon, comme à Tanger ou à Mogador, nous avons
des louanges moins éclatantes, mais tout aussi vraies, pour le courage
calme, qui, au milieu des dangers de toute espèce, enrichit la science
et honore son Pays.
* *
*
Discours
PRONONCÉ
PAR M. GUSTAVE DE PONTÉCOULANT,
Lieutenant-Colonel
AU CORPS ROYAL D'ÉTAT-MAJOR, MEMBRE DU CONSEIL-GÉNÉRAL
DU CALVADOS OFFICIER DE LA LÉGION-
D’HONNEUR,
A l’inauguration de la Statue
DE
DUMONT-D'URVILLE.
le 20 Octobre 1844.
~*~
Messieurs et chers Compatriotes,
A pareille heure, le 22 Octobre 1807, sur cette même place où tout un
peuple se presse pour rendre d'immortels honneurs à l'un de vos plus
illustres concitoyens, un jeune homme passait solitaire. Son front
large et intelligent était sombre et soucieux ; ses yeux étaient fixés
vers la terre et s'emblaient chercher jusque dans ses profondeurs la
solution d'un doute qui embarrassait ses esprits. Tout-à-coup ce jeune
homme s'arrête, son front se relève avec fierté, ses regards se
tournent avec confiance vers le ciel ; la sérénité enfin a reparu sur
son visage et tout son maintien décèle le calme et l'assurance que
donne toujours à l'homme énergique une résolution invariablement
arrêtée. Quelques-uns de vous, Messieurs, se le rappellent sans doute,
ce jeune homme c'était Dumont-d'Urville qui, après avoir terminé au
Lycée de Caen le cours brillant de ses études classiques, avait voulu
revoir encore une fois sa ville natale, avant de fixer le choix si
important, si difficile à son âge celui de la carrière qu'il allait
embrasser.
Nous étions alors à l'époque la plus brillante de l'ère impériale ;
jours de triomphes et de gloire qui ont coûté, depuis bien des douleurs
à la France, mais dont toutefois elle s'enorgueillira, car ils ont
montré au monde ce que peut un grand' peuple lorsqu'il est dirigé par
un chef habile qui a su l'apprécier et le comprendre. Napoléon, dans
l'immortelle campagne de Prusse, venait de triompher encore une fois de
ses ennemis du continent ; la paix avait été signée à Tilsitt et les
limites du grand empire allaient désormais s'étendre des rives de
l’Oder jusqu'à celles de l'Èbre. Mais l’Angleterre, cette éternelle
rivale de la grandeur de la France était encore debout et l'on pouvait
craindre que, par son or et ses intrigues bien plus redoutables que ses
armes, elle ne parvint bientôt à nous susciter de nouveaux adversaires
et à ranimer la lutte qui venait de s'éteindre dans les plaines d’Iéna et de Friedland.
La paix ne semblait donc qu'une trêve de courte durée, et toute la
jeunesse d'alors exaltée par ce parfum de gloire qui enivrait la France
entière, ne brillait, au sortir des écoles, que du désir de servir son
pays et de se faire un nom dans nos armées ou de terre ou de mer. C'est
donc entre les deux carrières qu'elles ouvraient devant lui que
Dumont-d'Urville avait à choisir. Toutes deux étaient sans doute
également honorables ; mais la marine lui offrait seule le moyen
d'appliquer les connaissances variées qu'il venait d'acquérir sur les
bancs du collège, et de cultiver le goût dominant qu'il avait montré
dès son plus jeune âge pour les sciences exactes. C'est en effet dans
l'art de la navigation que les Mathématiques et l'Astronomie trouvent
la plus belle application qu'elles puissent faire de leurs brillantes
théories. Ce sont elles qui conduisent le marin au milieu des écueils,
lorsque de tous côtés enfermé entre la mer et le ciel, il n'a plus pour
se guider que la tremblante lueur des étoiles. Grâce aux progrès de ces
deux sciences l'univers entier lui est ouvert ; il peut parcourir toute
l'étendue de l'Océan sans jamais s'égarer dans sa route. Franchir la
ligne, dépasser les tropiques, s'approcher des pôles sont pour lui des
entreprises faciles. Il court dans des climats lointains découvrir des
terres ignorées, des peuples inconnus. Tantôt il sert l'humanité tout
entière en explorant et en signalant à ses successeurs des rescifs
menaçants, des passages dangereux. Tantôt il ouvre au commerce de sa
patrie des débouchés nouveaux, en promenant notre pavillon d'un bout du
monde à l'autre, et en faisant retentir le nom de la France sur des
rivages ou la civilisation n'était pas encore parvenue.
Tels sont, messieurs, les éminens services que la marine peut rendre au
pays, mais n'oublions pas quels sacrifices, quel dévouement elle exige
de celui qui lui consacre sa vie. Une surveillance sans relâche, une
activité de tous les moments, une fermeté inébranlable contre laquelle
les obstacles se brisent, sont des qualités qui lui sont indispensables
et que la nature seule peut donner. Mais ce n'est rien encore ; il faut
que pendant de longues années il s'arrache au sol de la patrie, aux
affections de la famille, aux douceurs du foyer domestique. Il faut que
désormais toutes ses facultés, tous ses intérêts, toutes ses affections
se concentrent sur cet assemblage de quelques planches qui va le porter
aux extrémités de la terre, et peut-être l'engloutir avec lui sans
laisser même après soi aucune trace de son passage ! ! Ne nous étonnons
donc plus qu'avant d'embrasser une carrière hérissée de tant de périls,
de tant de fatigues, de tant d'abnégation, nous ayons vu
Dumont-d'Urville hésiter un moment ; mais aussi, lorsque nous aurons
montré que tous les talens, que toutes les vertus qui font le grand
navigateur, ont été possédés par lui ; lorsque nous l’aurons suivi dans
ses courses lointaines, tantôt découvrant des îles et des archipels
encore ignorés ; tantôt confirmant par des explorations savantes les
découvertes de ses devanciers ; tantôt, naturaliste habile,
enrichissant la botanique et l'entomologie d'une foule d'espèces
nouvelles ; tantôt philologue érudit, faisant connaître à l'Europe
civilisée les mœurs, les croyances, les idiômes des peuplades encore
sauvages de l'Océanie ; tantôt se frayant à travers les glaces
éternelles une route vers le Pôle antarctique et posant la limite que
les efforts humains ne pourront sans doute dépasser (1) ; tantôt
reportant dans les travaux du cabinet toute la persévérance qu'il avait
déployée dans sa lutte contre les éléments et classant dans des
ouvrages admirables d'ordre et de clarté les conquêtes nouvelles dont
chacune de ses brillantes expéditions venait d'enrichir la science.
Tour à tour marin intrépide, savant éclairé, écrivain habile ; doué au
plus haut point de ce coup-d’œil rapide qui sait mesurer toute
l'étendue du péril, de la prudente qui le fait éviter, de l'énergie qui
apprend à surmonter celui qu'on n'a pu prévoir, sans doute on ne
s'étonnera pas des honneurs que nous rendons en ce jour à notre célèbre
compatriote ; et, si quelques années ont suffi au jeune homme obscur,
qui naguère traversait cette place, pour atteindre la position élevée
qu'il va désormais occuper, c'est que la vie d'un grand citoyen est
toujours assez longue pour lui conquérir une éternelle renommée,
lorsque chacun de ses jours a été employé à accroître la dignité, la
considération et la gloire de son pays.
Dumont-d'Urville avait dix-sept ans lorsque, le 1er novembre 1807, il
partit de Caen pour se rendre à Brest où il devait être reçu à bord du
vaisseau l'Aquilon en qualité
de novice, car il n'existait pas encore alors en France d'école de
marine. Bientôt après, à la suite de brillants examens, devenu aspirant
de deuxième classe ; il quitta Brest, passa au Havre et de là fut
envoyé à Toulon. Jusqu'alors Dumont-d'Urville avait consacré tout son
temps, toutes les capacités de son intelligence aux études théoriques
et pratiques qu'exige la science navale. A Toulon les devoirs du
service lui laissent enfin quelques loisirs, il les emploie à cultiver
une branche de connaissances qu'il n'a pas encore abordées, et vers
lesquelles cependant, depuis ses plus jeunes années écoulées au sein
des coteaux agrestes du bocage Normand, il se sent entraîné par un goût
irrésistible. La botanique et l'entomologie, ces deux sciences
charmantes par leur objet, attachantes par leur variété, deviennent le
but de ses explorations journalières. Il ne leur demandait d'abord
qu'un délassement agréable, un refuge contre les passions et les
entraînements de son âge, elles lui donneront plus qu'elles n'avaient
promis, elles suivront le hardi navigateur dans ses plus périlleuses
entreprises, et deviendront un jour l'un de ses titres les plus
précieux aux hommages du monde savant.
Ainsi s'écoulèrent les premières années de la Restauration.
Dumont-d'Urville avait senti que cette grande révolution qui venait de
renverser un puissant empire et de briser tant de trônes qui s'étaient
élevés sous son ombrage, allait exercer aussi une immense influence sur
sa propre destinée. Il fallait renoncer aux idées belliqueuses qui
l'avaient poussé dans la marine militaire ; faire succéder les vertus
pacifiques aux vertus guerrières ; honorer notre pavillon par son
savoir au lieu de le faire redouter par sa valeur. Un tel changement
n'étonna pas la grande âme de Dumont-d'Urville ; comme il s'était par
de fortes études initié de bonne heure à toutes les connaissances qui
font le vrai marin, aucun des devoirs qui lui sont imposés pendant la
paix ne pouvait lui être étranger. Aussi voyons-nous dès 1819 l'un de
nos marins les plus distingués dans la science de l'hydrographie, M. le
capitaine de vaisseau Gauthier, choisir parmi tous les jeunes officiers
qui l'entouraient à Toulon, l'enseigne Dumont-d'Urville comme
coopérateur dans la mission importante qui lui était confiée de relever
les côtes de la Méditerranée et de réunir les matériaux d'une carte,
depuis longtemps désirée, de tout l'archipel du Levant.
L'année suivante, la corvette la Chevrette,
qui était rentrée à Toulon après cette expédition, reprit la mer pour
entreprendre une campagne nouvelle dont l'objet était plus étendu,
sinon plus important encore, que celui de la campagne précédente. Il
s'agissait de relever la carte hydrographique du détroit des
Dardanelles, de la mer de Marmara, du Bosphore et de la mer Noire, en
étudiant surtout avec un soin particulier la côte asiatique, Le
capitaine Gauthier était de nouveau chargé de ce grand travail qui
réclamait toute son expérience et toute son activité Il s'était trop
bien trouvé de la coopération de Dumont-d'Urville pour ne pas se
l'adjoindre encore dans cette savante expédition.
Après douze jours de mer la Chevrette aborda l'archipel grec et jeta l'ancre sur la rade de Milo. Milo,
ce nom vous rappelle, Messieurs, l'une des plus heureuses circonstances
de la vie de votre illustre compatriote. Vous savez tous comment dans
la misérable cabane d'un pâtre, sous l'argile et la terre qui la
déshonoraient encore, dans un bloc mutilé qu'on lui offrait d'échanger
contre quelques piastres, Dumont-d'Urville guidé par cet instinct du
beau qui est l’un des attributs du génie, reconnut l'un des plus
brillants chefs-d’œuvre de l'antiquité, une statue qu'on a depuis jugée
digne du ciseau de Phidias ou de Praxitèle, et qui, sous le nom de la Vénus de Milo,
fait aujourd'hui l'un des plus précieux ornements de notre Musée de
Paris. Sans doute, Messieurs, il y a du bonheur, du hasard peut-être,
dans une pareille découverte, mais n'y en a-t-il pas de même dans
toutes les conquêtes que la faiblesse humaine arrache à la nature ; ce
que l'on peut dire avec vérité, c'est que la fortune, dans le champ de
la science, accorde rarement de telles faveurs à ceux qui ne les ont
pas achetées par de rudes travaux. Dumont-d'Urville avait étudié dans
les auteurs originaux la topographie et les monuments de l'ancienne
Grèce, longtemps avant d'être appelé à visiter cette terre classique
des beaux-arts et de la liberté ; c'est un Pausanias
à la main, son auteur favori qui ne le quittait jamais, même au milieu
de ses expéditions maritimes, qu'il parcourait ces lieux qui déjà
depuis longtemps lui étaient familiers ; en abordant Milo, l'ancienne Mélos,
cette île de l'Archipel jadis illustrée par le séjour des plus célèbres
sculpteurs de l'antiquité, Dumont-d'Urville s'attendait à trouver un
chef-d'œuvre, il le pressentait, il le cherchait et ce n'est pas le
hasard seul qui amena sous ses pas la Vénus de Milo (2) ou du moins c'est le même hasard qui révélait à Newton la grande loi de la gravitation , à Cristophe Colomb l'Amérique.
M. le capitaine Gauthier ayant entièrement terminé son immense travail,
opéra son retour à Toulon et Dumont-d'Urville reprit à terre le cours
de ses occupations scientifiques. Mais bientôt, fatigué de l'inaction
et de la vie uniforme d'un port de mer, il conçut le projet le plus
vaste que puisse accomplir un marin et forma le plan de son premier
voyage autour du monde. L'exposé qu'il en traça était écrit d'une
manière à la fois si savante et si entraînante que le Ministre de la
Marine, auquel il l'avait soumis, l'approuva dans son entier, et qu'il
ordonna que la corvette la Coquille
fût mise en état d'entreprendre cette longue campagne. Dumont-d'Urville
qui l'avait provoquée pouvait être appelé à la diriger, le Ministre le
désirait ; mais, par une modestie qui n'appartient d'ordinaire qu'au
mérite supérieur, il demanda que le commandement fût confié à l'un de
ses camarades, le capitaine Duperrey, (3) officier très-instruit, dont
il avait su apprécier les talents, et ne réclama pour lui-même que la
modeste place de second sous le chef qu'il s'était choisi. Cette
expédition fut heureuse, la Coquille
sortie de Toulon en 1822, y rentra en 1826, après avoir effectué le
tour entier du globe et recueilli de précieux documents pour toutes les
branches des sciences naturelles. Dumont-d'Urville avait déployé dans
cette campagne de vastes connaissances comme marin et comme
naturaliste, un caractère énergique, un zèle à toute épreuve ; le grade
de capitaine de frégate et la croix de la légion d'honneur en fut la
récompense méritée.
Cependant son activité semblait croître à mesure qu'il avançait dans la
vie, comme ces nobles fleuves qui s'étendent à mesure qu'ils
s'éloignent de leur source. A peine Dumont-d'Urville était resté
quelques mois à terre que déjà il s'occupait d'un nouveau voyage de
circum-navigation plus important, plus étendu encore que celui qu'il
venait d'achever. Le ministre de la marine exigea cette fois qu'il prit
le commandement en chef de l'expédition et mit à sa disposition la
corvette la Coquille qui reçut le nom de l’Astrolable en mémoire du célèbre et trop infortuné Lapeyrouse, pour lequel Dumont-d'Urville professait la plus profonde admiration.
Nous ne nous étendrons pas ici sur les résultats de cette belle et
savante campagne qui employa les années 1825 1826, 1827 et 1828 ; ils
ont été publiés par Dumont-d'Urville lui-même et ce serait en affaiblir
le tableau que d'essayer de le résumer. Nous rappelerons seulement,
comme un brillant épisode de cette glorieuse expédition que c'est dans
les affreux parages de Vanikoro que Dumont-d'Urville, après de longues
recherches et des dangers inouïs, retrouva les tristes débris du
naufrage des deux navires, l'Astrolable et la Boussole,
commandés par l'infortuné Lapeyrouse et dont un grand nombre de
navigateurs de toutes les nations, depuis bien des années,
recherchaient en vain les traces. Après avoir reconnu la plage
inhospitalière où nos malheureux compatriotes avaient sans doute trouvé
la mort, et servi de pâture peut-être à de féroces cannibales,
Dumont-d'Urville éleva un mausolée à leur mémoire et le salua de
vingt-un coups de canon. Le bruit s'en perdit dans les grottes
profondes de ces rochers déserts, mais la patrie le recueillit et
sembla dès ce jour pleurer avec moins d'amertume la perte de ses
enfants ! !
L'Astrolabe rentra à
Marseille, le 25 mars 1829, après une absence de trente-cinq mois ;
elle venait de parcourir près de 25,000 lieues. Le voyage de la
Coquille n'avait été pour ainsi dire qu'une promenade pittoresque,
celui de l'Astrolabe fut une lutte continuelle contre les éléments,
contre les intempéries de climats dévorants, contre des dangers de
toute espèce. Jamais Dumont-d'Urville n'avait eu à déployer davantage
l'énergie de son caractère, mais sa grande âme suffisait à tout. Debout
sur son gaillard d'arrière il semblait commander aux tempêtes, et son
visage austère, qui prenait dans le péril une expression sublime,
inspirait de la confiance au plus timide. Ni l'influence fébrile d'un
fléau dévastateur qui avait moissonné une partie de son équipage, ni
les hurlements sauvages des peuplades féroces de Tongatabou qui
poussaient des cris de mort autour de sa mince escorte, ne purent
ralentir un moment son zèle pour la science, et malgré les traverses,
les fatigues et les dangers d'un pénible voyage, il rapportait de
volumineux journaux d'expériences et d'observations sur la physique du
globe et une cargaison tout entière d'espèces nouvelles dans toutes les
branches de l'histoire naturelle, qui n'attendaient qu'une main habile
pour être mises en ordre et pour prendre la place qu'elles méritaient
d'occuper dans les vastes dépôts de nos collections scientifiques.
Dumont-d'Urville, nous l'avons dit, déployait dans les travaux du
cabinet la même activité qu'il apportait dans tous les détails de sa
vie maritime ; la persévérance était le grand pivot de son esprit
mobile; aussi dès 1835, après avoir achevé et livré à l'impatiente
curiosité du monde savant la rédaction de son dernier voyage, ouvrage
immense qui restera, comme l'un des plus vastes monuments élevés à la
science, l'infatigable navigateur reprenait la route de Toulon. L'amour
des découvertes ne s'était pas encore affaibli en lui ; plus il avait
attaché à son nom de gloire et de renommée par ses deux voyages
précédents, plus il se sentait l'invincible désir d'y ajouter encore.
En vain les conseils de ses amis, les fréquents accès d'une goutte
violente, le besoin de soigner l'éducation de son fils, se réunissaient
pour le retenir au rivage, le plan d'un troisième voyage autour du
monde fermentait dans sa tête et rien ne pouvait l'en détourner. La
nature, chez lui, n'avait point encore réalisé tout ce qu'elle pouvait
produire, c'était comme un chêne vigoureux que la sève anime encore, et
qu'on eût étouffé en l'arrêtant dans son développement.
Deux corvettes, l'Astrolabe et la Zélée,
furent désignées pour cette nouvelle campagne de circum-navigation,
elles avaient pour mission spéciale d'explorer les détroits de Magellan
et de Torrès, et de s'avancer par une pointe hardie vers le pôle
austral pour s'assurer s'il existe ou non de ce côté un continent
polaire. Déjà des navigateurs Anglais et Américains avaient tenté
d'éclairer cette importante question géographique, Dumont-d'Urville la
trouva digne de toute son attention, il pressentait sans doute que la
solution lui en était réservée.
Le 7 septembre 1837, l'Astrolabe et la Zélée
appareillèrent de la rade de Toulon, et au coucher du soleil elles
avaient disparu comme un point imperceptible sur la vaste étendue de la
mer. Il serait impossible, sans dépasser de beaucoup les limites que je
me suis prescrites, d'analyser ici les glorieux trophées qui
couronnèrent cette troisième campagne plus riche encore en acquisitions
scientifiques, plus féconde en brillants épisodes que les deux
campagnes qui l'avaient précédée. Ce serait en effet le sujet seul
d'one épopée tout entière que ces terribles assauts livrés à deux
reprises différentes et, sous des méridiens très-distans les uns des
autres, par les équipages des deux corvettes à ces blocs immenses de
glaces éternelles qui, comme les murs d'une citadelle inexpugnable,
défendent l'accès du pôle antarctique. Qu'il me suffise de dire
qu'après des efforts inouïs, après des combats de géants, la
persévérance, le courage, la volonté de fer de Dumont-d'Urville
triompha de tous les obstacles. Ces énormes montagnes de glace, ces
terribles banquises,
attaquées par les éperons dont les vaisseaux sont armés, divisés par
les longues scies qui grincent sous la main des matelots, broyées par
la mine qui les brise en éclats, consentirent enfin à lui livrer
passage ; l'intrépide navigateur, selon ses prévisions, vit s'ouvrir
alors devant lui une mer libre, et sa persévérance fut couronnée par le
plus beau succès que puisse tenter l'ambition d'un marin ; au milieu de
ces masses inertes qui semblent la barrière éternelle que la nature a
placée entre la vie et le néant, il eut le bonheur de découvrir un
continent encore ignoré, et le premier il salua cette terre nouvelle au
nom du roi des Français. Le problème scientifique qui l'avait amené
dans ses affreux climats se trouvait donc définitivement résolu ; le
pôle antarctique comme le pôle artctique s'appuyait sur une base
solide, et le nom de Dumont-d'Urville allait prendre rang désormais
parmi ceux des Cook, des Lapeyrouse, des Bougainville, des d'Entrecastreaux,
parmi ceux enfin des plus illustres navigateurs qui ont reculé les
bornes de la terre et enrichi l'univers d'un continent nouveau.
Le 7 septembre 1840, l'Astrolabe et la Zélée
rentrèrent à Toulon après une absence de plus de trois années. Tous les
amis de la science s'empressèrent de fêter le retour de cette mémorable
expédition ; mais il faut le dire, ils cherchèrent eu vain dans le chef
habile qui l'avait dirigée, la mâle énergie, la démarche assurée, la
noble confiance en ses forces qu'ils avaient coutume d'y trouver. Les
fatigues de cette laborieuse campagne, une longue et cruelle maladie,
avaient fortement ébranlé la vigoureuse constitution de
Dumont-d'Urville. Ce corps si droit, si nerveux autrefois, maintenant
amaigri par la souffrance, marchait courbé vers la terre. On voyait
encore au récit de ses glorieux travaux s'animer cet œil d'aigle qui
avait brillé si souvent au milieu du péril, mais c'était comme les
dernières lueurs que jette un flambeau qui s'éteint. La grande âme de
Dumont-d'Urville semblait s'être laissée surprendre aussi par la
faiblesse et le découragement. Ce n'était plus cet esprit entreprenant
qui, au retour d'une expédition laborieuse, déjà en méditait une autre
; ce navigateur infatigable qui, comme l'athlète antique, semblait
reprendre des forces nouvelles toutes les fois qu'il touchait la terre.
Au milieu de ses amis, dans de longs entretiens empreints de tristesse
et de mélancolie, il revenait souvent sur sa résolution arrêtée de se
retirer du service. Il parlait comme Socrate de sa fin qu'il croyait
prochaine, et n'exprimait plus qu'un désir, c'est que sa cendre reposât
dans la retraite qu'il avait embellie, entourée de celle des trois
enfants qui l'avaient précédé dans la tombe ; enfin il était en proie à
cette douleur sans cause, souvent plus effrayante que la souffrance
véritable, parce qu'elle semble comme un lugubre avertissement du
destin. Telle était la situation morale de Dumont-d'Urville lorsqu'il
reçut la nouvelle de sa nomination au grade de vice-amiral qui venait
de lui être conféré par le Roi. Il reçut cette faveur avec une vive
reconnaissance et comme la consécration de ses glorieux services. Ce
fut la seule idée consolante qui pénétra dans son âme depuis son retour
à Toulon jusqu'à l'effroyable catastrophe qui termina sa noble vie.
Vous n'attendez pas, Messieurs, que dans un jour comme celui qui nous
rassemble, j'afflige votre pensée en rappelant ce désastre épouvantable
qui engloutit, avec tant d'autres victimes, la famille entière de votre
illustre compatriote. Ce long cri de terreur qui retentit d'un bout de
la France à l'autre, ce deuil religieux qui accompagna ses restes
recueillis par des mains amies au milieu des débris de l’incendie,
comme lui-même avait recueilli jadis ceux de Lapeyrouse sur les rochers
sauvages de Vanikoro ; ces discours éloquens prononcés sur sa tombe par
les marins les plus illustres, par les savants les plus distingués, ont
satisfait à ce qu'exigeait une trop juste douleur. En présence de ce
monument qui doit éterniser le nom de Dumont-d'Urville, ne laissons
pénétrer dans nos cœurs que des idées consolantes et dignes de sa
grande âme. Songeons que si la carrière d'un grand citoyen se mesure
aux services qu'il a rendus à son pays, celle de Dumont-d'Urville a été
longue, elle a été complète. Celui qui a consacré son existence au
noble culte de la science, attache peu de prix à la vie alors qu'il a
rempli sa tâche, et qu'importe sur cette terre quelques jours ou de
plus ou de moins à celui qui doit vivre éternellement dans la mémoire
de ses concitoyens ! !
Je m'arréte, Messieurs, je viens de retracer aussi brièvement que le
permettait un si vaste sujet, les droits que Dumont-d'Urville comme
citoyen vertueux, comme savant distingué, comme marin habile, s'est
acquis aux honneurs qu'il reçoit aujourd'hui ; je n'abuserai pas plus
longtemps de votre attention, il me tarde autant qu'à vous de voir
commencer le cours des réjouissances publiques qui doivent signaler un
si beau jour. Qu'il me soit cependant permis, en terminant, de vous
remercier au nom des amis de la science des hommages que vous lui
rendez en ce moment dans la personne de notre illustre compatriote. De
tout temps, Messieurs, et chez tous les peuples, la nature, à des
époques marquées par la providence, a produit des hommes transcendans,
des génies supérieurs au reste de l’humanité, mais rarement ces hommes
d'élite ont obtenu de leurs contemporains les honneurs qu'ils avaient
mérités. Galilée rétracta dans les fers l'irréfragable vérité de ses grandes découvertes ; Le Tasse expira dans un cachot ; Cristophe Colomb,
qui avait découvert un monde, mourut dans un état voisin de
l'indigence. Sans doute ces exemples, Messieurs, sont empruntés à des
siècles d'ignorance, et ne se reproduiraient plus aujourd'hui ; mais
rendons-en grâce au progrès heureux de la civilisation et surtout au
perfectionnement des lois sous lesquelles nous avons le bonheur de
vivre.
Grâces à elles, désormais toutes les carrières sont ouvertes au génie
et à la persévérance ; nul art n'est avili, tout mérite a sa gloire, et
les mêmes honneurs attendent le guerrier qui défend son pays par sa
valeur, et l'artisan qui l'honore par ses talents.
N'en doutez pas, Messieurs, de cet ordre de choses datera une ère
nouvelle pour l'humanité. Ce concours des forces vitales et
intellectuelles de tout un peuple vers un même but, celui de servir son
pays, doit produire de féconds résultats. La découverte de la vapeur a
changé toutes les combinaisons industrielles ; les rapides
communications qu'ouvrent les voies de fer menacent de bouleverser
toutes nos relations commerciales ; la nature n'est pas épuisée,
l'esprit humain est en marche, et nul ne peut fixer le point où il
s'arrêtera.
Quant à vous, Messieurs, une riche part vous est réservée dans ce champ
fertile du progrès. L'industrie a depuis vingt ans doublé l'importance
de votre cité, et déjà par vos travaux elle a pris l'une des premières
places parmi les villes manufacturières de la France. Suivez la ligne
que vous vous êtes tracée ; appelez la science à seconder les bras des
nombreux ouvriers qui se pressent dans vos ateliers, docile à votre
voix elle vous répondra, elle seconde toujours les efforts de ceux qui
savent, comme vous, l'honorer. Tant que la sagesse d'un prince éclairé
nous accordera les bienfaits de la paix, faites, en occupant leur
population, circuler l'abondance au sein de nos campagnes florissantes,
et, fiers d'une richesse laborieusement acquise, inscrivez d'une main
ferme sur le fronton de vos usines : L'industrie donne le travail, le travail donne l'indépendance !!!
* *
*
~*~
DISCOURS
PRONONCÉ
Par M. Barlatier-Demas
LIEUTENANT DE VAISSEAU,
A l’Inauguration de la Statue
DE
DUMONT-D’URVILLE
A CONDÉ-SUR-NOIREAU
LE 20 OCTOBRE 1844.
M ESSIEURS,
Permettez-moi, d'abord, de me féliciter d'avoir eu l’honneur d'être
désigné par Monsieur le Ministre de la Marine, pour assister, au milieu
de vous, à cette pieuse cérémonie.
Il y a quatre ans à peine, deux pauvres corvettes, fatiguées par de
longues années de navigation, décimées par la contagion la plus
cruelle, se traînaient péniblement vers les côtes de France.
Ces corvettes étaient celles de M. d'Urville.
M. d'Urville arrivait en France exténué, en proie aux plus vives
souffrances, son énergie seule l'avait soutenu au milieu des épreuves
sans cesse renaissantes de cette rude navigation,
Permettez-moi, Messieurs, de vous retracer en peu de mots l'existence si utile, si remplie de votre illustre compatriote.
Entré jeune au service, M. d'Urville se consacra tout entier à la
partie scientifique de la noble carrière qu'il venait d'embrasser ; il
servit activement pendant la dernière période de la guerre de l'empire.
A la paix, d'Urville était désigné par tous comme un officier de la
plus haute espérance, aussi fut-il embarqué sur la corvette la
Chevrette qui, sous les ordres du capitaine Gautier, avait reçu la
glorieuse mission de faire le relevé hydrographique d'une partie des
mers du Levant et de l'archipel grec.
M. d'Urville contribua puissamment aux succès de cette campagne, dont
les résultats ont été admirables. Les cartes de la Chevrette conduisent
aujourd'hui tous les marins qui sillonnent cette partie de la
Méditerranée.
Ce fut dans le cours de cette campagne que M. d'Urville enrichit le Musée royal de la magnifique Vénus de Milo, qu'il découvrit après les recherches les plus minutieuses.
De retour en France, M. d'Urville sollicita avec ardeur un voyage
d'exploration. D'une instruction profonde, doué d'une rare énergie et
d'une constitution de fer, M. d'Urville était par-dessus tout avide de
gloire. A lui le grand Océan, ses immenses archipels si dangereux, ses
sauvages, ses féroces cannibales.
Les grandes figures de Koock et de Bougainville étaient sans cesse
présentes à son esprit. Il se sentait appelé à de grandes choses, il
voulut les accomplir.
Le gouvernement reconnut ses services à bord de la Chevrette, par le grade de lieutenant de vaisseau.
On armait la corvette la Coquille pour un voyage de circum-navigation ;
le commandement en fut confié à l'un des officiers les plus distingués
de la marine, à M. Duperrey, aujourd'hui membre de l'Académie des
Sciences. Lié d'amitié avec M. d'Urville, il le choisit pour son second.
La Coquille rapporta les plus belles observations et d'immenses
matériaux en tous genres. Ils ouvrirent à M. Duperrey les portes de
l'Institut, et valurent à M. d'Urville le grade de capitaine de frégate.
M. d'Urville, à son tour, proposa un plan de campagne qui reçut une
approbation complète et qui eut en France un retentissement énorme.
Personne n'avait oublié le déplorable sinistre qui avait coûté la vie à
notre illustre et malheureux Lapeyrouse et à ses équipages. Déjà
l'assemblée constituante avait fait partir de France une expédition
sous les ordres du contre-amiral Bruny-d'Entrecasteaux. Il avait reçu
la mission spéciale de découvrir ce qu'étaient devenues l'Astrolabe et
la Boussole. L'expédition rendit d'immenses services géographiques ;
mais malgré les recherches les plus consciencieuses elle ne put rien
découvrir du sort de nos infortunés compatriotes.
Depuis, les guerres continuelles qui ensanglantèrent l'Europe ne permirent pas de tenter d'autres essais.
M. d'Urville reçut le commandement de la Coquille, qui prit le nom de l'Astrolabe en mémoire de la frégate de Lapeyrouse.
Arrivé sur le lieu du sinistre, après des fatigues, des dangers inouïs,
malgré la plus terrible épidémie que des pluies incessantes, des
chaleurs accablantes développèrent à bord de la nouvelle Astrolabe, M.
d'Urville parvint à arracher du fond de la mer les débris des
malheureuses frégates.
Un modeste monument rappellera aux rares navigateurs, qui viendront
explorer ces funestes parages, la terrible catastrophe de nos
devanciers, et l'intrépidité du grand navigateur qui bravant les
innombrables rescifs de corail, les fatales influences d'un climat
pestilentiel, est venu pieusement rendre à leur mémoire un dentier
hommage.
Échappé aux mille dangers de Vanikoro, M. d'Urville atteint comme la
plus grande partie de son équipage, de l'épidémie régnante, se dirige
vers les côtes de la nouvelle guinée.
Il explore avec un talent admirable la plus grande partie de ce vaste
continent et revient enfin en France, rapportant d'immenses matériaux,
des observations, des collections de toute nature.
Ces travaux reçurent leur juste récompense, M. d'Urville fut élevé au grade de Capitaine de vaisseau.
De retour dans ses foyers , M. d'Urville mit en ordre ses nombreux
documents, et livra au public la relation de son voyage, qui lui fit,
dès son apparition, la réputation d'un écrivain pur et élégant.
Fatigué de ses longues navigations, le commandant d'Urville se reposa
quelque temps au sein des douces affections de sa famille ; mais le
repos était antipathique à son énergique nature ; dans sa charmante
retraite de Toulon, il ne rêvait que mers et périls nouveaux. Ce fut là
qu'il conçut le plan de sa dernière campagne, la plus complète et
certes la plus aventureuse des temps modernes.
Il fut approuvé par le Roi et par M. le vice-amiral Ducamp-de-Rosamel,
alors ministre de la marine, sa Majesté daigna y ajouter elle-même
l'exploration du Pôle, austral.
Justement fier d'une pareille preuve d'estime et de confiance, M.
d'Urville ne pend plus qu'à hâter son départ. M. l'amiral de Rosamel
mit à sa disposition d'excellents équipages, les meilleurs produits de
nos arsenaux et lui laissa la faculté de choisir ses navires.
Au milieu des admirables bâtiments de notre flotte M. d'Urville choisit
sa fidèle compagne, sa vieille Astrolable et la Corvette la Zélée.
Le 7 septembre 1837 les Corvettes étaient sous voiles.
M. d'Urville se dirige d'abord vers le détroit de Magellan. Avant
d'aborder la région antarctique, il veut habituer ses équipages à une
température rigoureuse, à une dure navigation. Il y complète sa
provision de combustibles, puis longeant la terre de Feu, la terre des
États, il laisse bientôt derrière lui l'Amérique Méridionale et
s'élance bravement dans un monde nouveau.
D'abord ce sont de gigantesques montagnes de glaces qui flottant çà et
là, semblent menacer de leur masse les hardis navires, puis d'immenses
plaines solides viennent leur barrer le passage. M. d'Urville les
côtoie dans toute leur longueur, il parcourt ainsi plus de 200 lieues
sans voir de terme à cette imposante barrière.
Cependant la température se radoucit, les abords des banquises se
brisent, leurs débris flottent autour des corvettes et des craquements
prolongés semblent annoncer une débâcle. Le commandant prend alors une
énergique détermination, il la communique à ses officiers qui la
reçoivent avec enthousiasme.
La banquise qui se brise de toutes parts autour de nous ne peut pas
avoir une grande largeur, quelques lieues de glace à traverser et de
l'autre côté la mer libre vers ce Pôle si ardemment désiré.
En un instant les corvettes sont couvertes de voiles et se fraient un
étroit passage qui se referme immédiatement derrière elles ; elles
reçoivent des chocs terribles qui le ébranlent et font fouetter leurs
mâtures.
Mais le froid devenait plus vif, la neige tombait tellement fine et
serrée que l'horizon se bornait à dix pas, il fallut s'arrêter.
Deux forts glaçons servirent d'ancres flottantes aux corvettes. Deux
heures après nous étions enclavés dans une immense plaine, la neige
avait cessé de tomber et l'œil fatigué, par la réverbération pâle et
monotone de la glace, n'apercevait plus de mers, pas la plus petite
flaque d'eau. des vents du nord, qui soufflaient avec un bruit lugubre
à travers nos cordes gelées accumulaient sans cesse de nouveaux glaçons
; les longues ondulations de l'Océan soulevaient la banquise dont les
glaces venaient à temps égaux battre les flancs de nos pauvres navires
et cependant rien, pas un mouvement de muscle ne venait trahir une
angoisse, une pensée amère sur la figure de notre chef. Il était aussi
calme que si sa corvette eût flotté dans les belles eaux de l'équateur.
Pendant huit mortels jours cette affreuse position resta la même, tous
nos efforts furent infructueux. Nos braves matelots désormais habitués
aux périls, livraient des combats à outrance aux gigantesques phoques
qui se prélassaient autour de nous, et de toutes parts cette lugubre
plaine retentissait de leurs joyeux éclats.
Cependant de lourds nuages noirs s'amoncèlent sur nos têtes, on entend
au loin le mugissement de la mer et d'épouvantables craquements se font
entendre autour de nous ; c'est un coup de vent du Sud. La délivrance
ou une mort affreuse ? M. d'Urville n'hésite pas un moment, par son
ordre la corvette déploie toutes les voiles qu'elle peut supporter,
elle ploie sous la formidable pression qui lui est imprimée, sa forte
mâture est arquée comme un faible roseau sous l'effort du vent, mais le
brave navire se relève et part comme la foudre, broyant tout ce qui
s'oppose à son passage et bientôt nous le sentons bondir sous nos
pieds, comme un vigoureux cheval qui s'élance et se cabre, après avoir
longtemps blanchi son mords sous la main de fer qui le retenait.
Pardonnez-moi, Messieurs, si j'entre dans tous ces détails, si je me
laisse aller à mes souvenirs ; mais voici notre brave commandant, voilà
ses traits si nobles, et j'entends encore sa voix calme et sonore
dominer les hurlements de la tempête.
M. d'Urville, loin de se rebuter, continue sa dangereuse exploration,
mais partout, mais toujours cette désolante agglomération de glaces.
Une riche compensation lui était réservée, tant de courage ne pouvait
être dépensé en pure perte, et la découverte d'une immense terre vint
lui faire oublier les périls passés. Terre de désolation, sans une
créature vivante, sans un brin de mousse ; mais immense service rendu à
la Géographie.
M. d'Urville aux acclamations de tous lui imposa le nom de Terre Louis-Philippe premier,
Six mois après l'expédition parcourrait les belles Iles du grand Océan,
rectifiant les positions erronées, en indiquant de nouvelles, châtiant
les féroces populations cannibales des Viti, vengeant la déplorable
mort d'un capitaine et d'un équipage Français, dont ils avaient fait un
horrible festin.
Plus tard nous retrouverons l'expédition dans les mers de Chine, dans
les Moluques, toujours travaillant à compléter l'hydrographie de ces
parages encore peu connus.
Après deux longues années de la plus pénible navigation, M. d'Urville
trouve qu'il n'a pas encore assez fait, il va gagner les établissements
Anglais du sud de l'Australie, pour retourner dans les mers glaciales à
la recherche du Pôle.
Il veut planter le pavillon Français sur l'axe du monde.
Mais une terrible épidémie se déclare, officiers et matelots succombent
au cruel fléau. Chaque jour de nouveaux cadavres sont jettés aux
requins qui ne quittent pas le sillage des malheureux navires.
Quatre officiers, près de trente matelots sèment notre route de tristes jallons.
M. d'Urville malade lui-même n'en persiste pas moins. Cette fois il
arrive sous le cercle polaire, détermine le Pôle magnétique austral,
découvre un immense continent auquel il impose le nom de sa seule, de
sa plus tendre affection, de sa compagne chérie.
Riche de gloire il s'apprête à regagner la France mais en contournant
toutes les terres de la nouvelle Zélande dont il a fait un si beau
travail dans sa précédente campagne.
Puis il va remonter la côte Ouest de la nouvelle Hollande, passant en
revue les nombreux archipels qui s'y rattachent, et s'ouvre un nouveau
passage à travers les innombrables dangers du détroit de Torrès.
Là le plus affreux naufrage l'attendait, échoué pendant 72 heures sur
une tranchante arête de coraux, il parvient à remettre ses deux navires
à flot. Les vaillantes corvettes qui avaient résisté aux rudes
étreintes des glaces polaires ne pouvaient pas rester sur de bannals
rescifs. Enfin voici les côtes de France ! ses forces physiques étaient
à bout, il était tellement faible qu'il lui fallut l'aide de deux
matelots pour se rendre chez lui à pied. Mais désormais plus de
fatigues ; toute une existence de gloire et de bonheur.
Le 8 mai le Contre-Amiral Dumont-d'Urville, sa femme et son fils, mouraient broyés dans un chemin de fer.
* *
*
~*~
ODE
A
DUMONT D’URVILLE
DÉDIÉE
A CONDÉ
Sa ville natale,
Par M. Auguste Crochet
Généreuse CONDÉ, sois mille fois bénie ;
Naguères tu donnas ton lait à ce génie ;
Hier c'étaient des pleurs, aujourd'hui c'est l’encens,
Ta douleur maternelle élève sa statue,
Afin que tes regrets se repaissent la vue
Du plus cher de tes enfants.
Ni le souffle du temps, ni le vent de l'automne
Ne pourra, de ton front, effeuiller ta couronne
Que viennent arroser les vagues de la mer.
Tu cueillis chaque feuille au sein de la tempête,
Et, des pôles du Nord, ton intrépide tête
Vit le temple de l'hiver.
A peine dépouillé des langes de l'enfance,
Tu ceignis dans tes bras l'arbre de la science,
Ainsi qu'un jeune lierre embrasse un vieil ormeau.
Mais, hélas! bien souvent, Dieu veut que la colombe
Vole, sans sans douter, se choisir une tombe
Sur l'arbre où fut son berceau.
Hélas! l'homme se brûle au flambeau qu'il allume.
Et lui-même remplit le vase d'amertume
Où trempera sa lèvre au plus beau de ses jours !
La Fatalité veut qu'il tisse son suaire,
Et, de ses propres mains, creuse jusqu'à la terre
Qui le couvrira toujours.
Dans le char du Progrès, infortuné d'Urvile,
Dieu devait-il briser l'enveloppe d'argile
Où tomba de son sein l'un des plus beaux rayons ;
De notre ciel français retrancher cette étoile,
Et déchirer sitôt ta glorieuse voile
Qui vit tant de nations !!!
Mais le fil de la vie est un fil d'araignée
Que la mort vient un jour trancher de sa cognée ;
Aujourd'hui pour l'enfant, pour le vieillard demain ;
Un matin pour la gloire, un soir pour l'infamie,
Pour l'obscurité ; tard et tôt pour le génie,
Cet éclair du genre humain.
Mais la Mort jette au feu le froment et l'ivraie,
Pressure dans sa coupe et la figue et la baie,
Pose son doigt osseux sur la feuille et la fleur,
Arrache des feuillets au livre de l'histoire,
S'assied, pour dessécher les palmes de la gloire,
Sur l'aile de la vapeur.
La vapeur, cet oiseau de la science humaine,
Plus vite que le vent qui ravage la plaine,
Que le torrent roulant de la cime des monts !
La vapeur, ce coursier qui jamais ne se lasse,
Qui dérobe pour nous et le temps et l'espace
Rien que d'un seul de ses bonds.
La vapeur amphibie à l'haleine fumante,
Aux nageoires d'acier, à la bouche écumante,
Qui fait bouillir la mer comme un Léviathan,
Court sous le lit du fleuve, à travers les campagnes,
Et qui, pour marcher droit, oblige les montagnes
Même de s'ouvrir le flanc.
La vapeur, ce géant qui porte tout un monde,
Plus vite que ne l'est le caillou par la fronde,
Que le miel brigandé par l'essaim de frêlons ;
Pour lui le plus lourd poids n'est qu'un monceau de liège,
Ne lui pèse pas plus que le flocon de neige
Sur l'aile des aquilons !
Mais, ô malheur! un jour il se fit Minotaure,
Un jour il dépouilla sa robe de Centaure,
Afin d'en affubler ce grand navigateur.....
Ah! dans ce jour fatal, l'ange de l'anathème
Pulvérisait tes os et leur refusait même
La bêche du fossoyeur.
Tu goûtais le repos, tu dormais sur la plage ;
De baisers une épouse effleurait ton visage,
Un fils passait ses doigts à travers tes cheveux.
Mais soudain l'incendie accourt comme la foudre :
Et tige, et fleur, et fruit sont quelques grains de poudre
Aliment de vers fangeux.
O, Grand homme ! il te reste encor bien autre chose ;
C'est ta gloire immortelle et ton apothéose,
Ce don national de bronze et de granit,
C'est ton nom seul tracé sur la plage barbare ;
Où le marin français le verra, comme un phare,
Brillant au sein de la nuit.
Il te reste l'honneur d'avoir, par ta science,
Ajouté des lauriers au drapeau de la France,
Et d'avoir mesuré l'Univers de tes pas.
Ton pays te couronne au nom de Lapérouse,
Toi qui de son tombeau baisas les brins de mousse,
Et de pleurs les arrosas.
Sous des climats brûlants, sous des zones glacées,
Tu trouvas des trésors pour doter nos Musées.
Où l'on avait glané, toi souvent moissonnais ;
Des trois règnes toi seul envahis le domaine
Et brisas les anneaux de la magique chaîne
Qui ceint leur triple palais.
Martyr de la science, apôtre des lumières,
Tous nos cœurs ont pour toi des vœux et des prières,
Et tous venons baiser les clous de ton cercueil.
Notre France te pleure, et telle qu'une veuve,
Donnant de son amour la plus touchante preuve,
Fait de son voile, un linceuil.
Il ne te manque rien, ô glorieux d'Urville !
Un fils de notre Roi, le prince de Joinville,
Après toi fils du peuple, a monté sur ton bord
T'apporte pour tribut sa guirlande d'Afrique,
Et, sur ton piédestal, vient jeter une brique
Des remparts de Mogador.
Ah ! que la Renommée embouche sa trempette
Et proclame qu'en France on sait payer la dette
Qu'impose le Génie au pieux souvenir !
Condé, de l'or du riche et du, pauvre l'obole
A, d'avance, acheté l'éclatante auréole
Que te devait l'avenir.
Ah! regarde du Ciel, maintenant ta patrie,
Tout le peuple accourant honorer ton génie
Et rendre un pur hommage à ta célébrité !!!
Ecoute nos bravos et que ton œil contemple
Notre main bénissant les colonnes du temple
De ton immortalité.
Adieu d'Urville, Adieu, notre bouche t'implore
Et t'offre en holocauste à ce Dieu qui nous dore
D'un soleil bienfaisant, de fertiles sillons :
En retour, à Condé qu'il donne de grands hommes,
A ses fils ; du bonheur; à ses vergers, des pommes ;
A ses fleurs, des papillons.
J'ai semé des bleuets sur ce tapis de pierre,
Et je sais que pourtant leur pétale éphémère
N'aura plus de parfum au midi de demain ;
Mais je sais que l'autel aime la violette
Et ne dédaigne pas une humble pâquerette
Née à l'ombre du chemin.
Auguste Crochet
* *
*
~*~
TOASTS
PORTÉS
Au Banquet
Le jour de l’Inauguration de la Statue
DE
DUMONT-D’URVILLE.
M. le Sous-Préfet de Vire :
Au Roi! si juste appréciateur du mérite, dont le regard pénétrant, la
bienveillance éclairée découvre et met en relief tous les talents ! Au
Souverain qui, unissant à nos trophées en Afrique, les trophées de
l'industrie nationale, avance doublement la civilisation, ne combat que
la barbarie et ouvre ainsi une nouvelle ère de gloire et de prospérité
pour la France !
M. Lanon de La Renaudière
(AU NOM DE LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE) :
A la mémoire du contre-amiral d'Urville, l'une des gloires de la France
et l'un des plus illustres navigateurs géographes du 19e siècle.
Puissent les honneurs que lui rend sa ville natale exciter encore
l'émulation de ceux qui le prendront pour modèle. Au contre-amiral
d'Urville et à la ville de Condé, dont les noms sont désormais
inséparables.
M. le Maire de Condé :
M ESSIEURS,
C'est un beau jour pour la ville de Condé que celui où elle voit tant
d'honorables citoyens s'empresser, avec un si noble et si généreux
élan, à rehausser l'éclat de cette fête patriotique qui a pour but de
rendre hommage à la mémoire de son Illustre marin.
Dans cette mémorable circonstance, je suis heureux de vous exprimer
ici, au nom de la cité entière, les sentiments de gratitude qui sont
dûs à ceux qui, par leur généreuse souscription, ont concouru à
l'érection du monument que nous venons d'inaugurer, et par-là y ont
attaché leur nom ; je viens en même temps remercier, avec l'expression
de la plus vive reconnaissance, tous ceux qui sont accourus pour
honorer et embellir ce banquet véritablement national.
Au nom de la ville de Condé, je porte donc un toast de remerciement et de reconnaissance à tous.
M. Barlatier-Demas :
A la ville de Condé ! Je suis heureux d'avoir été choisi par M. le
ministre pour représenter la marine française que vous honorez si bien
en honorant Dumont-d'Urville !
M. Deslongrais,
DÉPUTÉ DE L'ARRONDISSEMENT DE VIRE :
Au prince de Joinville et à la marine française !
Élément de force, de richesse, de grandeur et de puissance nationale,
la marine française a toujours rendu d'éminents services au pays et
mérité sa reconnaissance. C'est elle qui dans la paix, état normal des
nations ouvre à notre commerce de nombreux débouchés, et porte sous
tous les points du globe les merveilles de nos arts et de notre
industrie. C'est elle qui, avec l'illustre Dumont-d'Urville et ses
intrépides compagnons, recule les limites du monde connu et apprend à
des peuples nouveaux à aimer et à vénérer le nom de la France. C'est
elle qui, sur toutes les mers, aux yeux de toutes les nations, étale
avec orgueil notre immortel pavillon, symbole de civilisation, d'ordre
et de liberté, comme un gage de protection pour les faibles, de respect
pour les forts. Si après lui avoir demandé ses soins, ses veilles, les
mille dangers qu'elle affronte chaque jour, la patrie fait un appel à
son courage, elle la trouve encore prête à verser son sang pour
soutenir l'honneur et la dignité du pays. C'est alors que l'armée
navale est heureuse et fière d'avoir pour chef un des fils du Roi,
notre brave et intrépide prince de Joinville. Elle l'a vu à
Saint-Jean-d'Ulloa, foudroyant en quelques heures une place que l'on
disait imprenable, prouver au nouveau monde que l'Océan et les
distances n'arrêtent pas la France pour venger une offense. Elle l'a vu
chargé d'une pieuse mission, ramener de Sainte-Hélène les cendres de
l'empereur Napoléon, prêt à s'ensevelir plutôt avec elles, que de les
laisser entre des mains qui ne fussent pas françaises. Naguères encore
à la tête de nos vaillants marins, le prince de Joinville ajoutait un
grand et glorieux épisode à la longue liste de nos victoires, au bruit
du canon de Tanger et de Mogador. La France entière y répondait par ses
acclamations.
Joignons-y les nôtres.
Vive le prince de Joinville! Vive la marine française!
M. Chatel,
Commandant de la garde nationale de Vire :
M ONSIEUR LE M AIRE, MES CHERS CAMARADES DE C ONDÉ,
Conviés par vous à cette fête, nous avons été heureux et fiers de venir
payer notre tribut d'hommages à l'une des plus belles gloires de notre
arrondissement, à votre illustre concitoyen, à Dumont-d'Urville.
Vous exprimer tous nos remerciements pour l'invitation cordiale que
vous nous avez adressée, devait être pour mes camarades, pour moi,
notre premier devoir. Mais, à cette heure, nos cœurs en éprouvent un
autre encore : c'est de vous témoigner toute notre gratitude pour la
réception si flatteuse que vous nous avez faite hier et pour cette
bienveillante hospitalité, dont nous emporterons un souvenir qui jamais
ne s'effacera.
A la ville et à la garde nationale de Condé : dévouement, reconnaissance, affection pour toujours !
M. Dumont-Delalonde,
DOCTEUR - MÉDECIN A VASSY, NEVEU DE L'AMIRAL :
M ESSIEURS,
C'est avec une bien vive émotion et un profond sentiment de
reconnaissance que je viens vous remercier en mon nom et au nom de
toute ma famille, de la glorieuse manifestation dont notre
infortuné et cher parent Dumont-d'Urville, est aujourd'hui l'objet ; si
quelque chose pouvait alléger les éternels regrets que sa fin
déplorable a laissés gravés si cruellement dans nos cœurs, ce serait
sans doute les généreux sacrifices que sa ville natale et la France
entière se sont imposés avec tant d'enthousiasme pour immortaliser sa
mémoire.
La ville de Condé, déjà si pleine de souvenirs pour les Dumont
d'Urville, où la plupart de leurs aïeux, depuis des siècles, ont vécu
parmi vous, la ville de Condé, dis-je, vient encore, en ce jour
mémorable, de resserrer, s'il était possible, par l'auguste cérémonie
dont nous venons d'être les témoins, les liens d'amour et de dévouement
que ma famille lui a voués à tout jamais.
NOTES :
(1) Dumont-d'Urville dépassant le cercle polaire s'est avancé jusqu'au
66e degré de latitude australe ; on annonce que le capitaine anglais
James Ross, a pénétré depuis jusqu'au 77e degré, mais la relation de
son expédition au pôle Sud n'est pas encore publiée et rien n'a
confirmé jusqu'ici l'authenticité de l'assertion précédente.
(2) C’est une notice savante rédigée par Dumont-d’Urville sur la Vénus de Milo, qui décida M. de Bivière, ambassadeur à Constantinople, à en faire l’acquisition pour la France.
(3) Aujourd'hui membre de l'Académie des Sciences.
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