Il n’est pas une seule province de France qui ne soit tributaire du
génie de Rabelais ; pas une à laquelle le puissant satirique, que la
Touraine revendique comme une de ses gloires, n’ait emprunté quelque
chose de son langage populaire, de ses légendes, de son tour d’esprit.
Que ne doit-il pas au Poitou où il a vécu si longtemps et où il
comptait des amis si dévoués ? Le Poitou non plus ne s’est pas montré
ingrat à l’égard de Rabelais. M. Poey d’Avant a écrit un mémoire
intéressant sur l’analogie qui existe entre le dialecte poitevin et
certains passages de Rabelais ; M. Léo Desaivre a montré dans un autre
mémoire les transformations qu’a subies en Poitou le mythe de
Gargantua, qui n’a rien de particulier au Poitou, puisque c’est un
reste des croyances communes à toute la race celtique. M. Paul Favre,
fils du savant éditeur niortais, auquel on doit plusieurs travaux
philologiques remarquables, a voulu faire mieux. Il vient de nous
donner une édition de Rabelais qui, nous l’espérons, ne sera pas moins
bien accueillie des philologues que des
pantagruélistes. Cette
édition reproduit le texte des
Grandes Chroniques de Gargantua,
publié en 1532, et le texte du
Gargantua et du
Pantagruel donné par
les éditions de 1542 et de 1567, accompagnés des commentaires de Le
Duchat et de Pierre Le Motteux.
Ce dernier appartenait par sa naissance à la Normandie ; il était
originaire de Rouen, quoiqu’il ait écrit son commentaire en anglais ;
la révocation de l’Edit de Nantes l’avait forcé à quitter son pays
natal et à s’exiler en Angleterre. Son commentaire est curieux et
mérite d’être consulté. Toutefois, nous pensons, avec de Thou,
qu’aucune des
clefs de Rabelais n’est complètement satisfaisante.
Rabelais, évidemment, s’est inspiré des observations qu’il avait pu
recueillir dans le cours de sa vie aventureuse, ou que son immense
mémoire lui fournissait. Mais, il ne semble pas douteux qu’il a voulu
peindre des types, créés par son imagination, et non faire des
portraits. Il n’en est pas moins curieux de connaître les modèles dont
Rabelais a pu se servir, les sources où il a puisé. Pour cela, il est
nécessaire de s’éclairer des renseignements, des rapprochements fournis
par les commentateurs. Rabelais, s’il faut en croire le cardinal du
Bellay, a écrit sous une forme bouffonne et satirique l’Evangile des
honnêtes gens : on comprend qu’un tel livre ait ses exégètes et ses
massorètes. Ceux-ci seulement n’ont pas la prétention d’être
infaillibles. Notre compatriote Le Motteux occupe parmi eux une place
distinguée.
Quoique Rabelais n’ait pas habité la Normandie, ses oeuvres contiennent
un certain nombre de passages où l’on retrouve quelques-unes de nos
traditions locales, quelques-uns des proverbes si chers au « pays de
sapience ». Rabelais, il ne faut pas l’oublier, a habité le Maine et le
Perche, soit comme prieur ou curé de Saint-Pierre-de-Souday et de
Saint-Christophe-du-Jambet, soit comme commensal des du Bellay. M. H.
Chardon, qui vient de consacrer à Rabelais un article publié dans la
Revue du Maine, paraît même redouter pour sa province que le nom du
titulaire de la cure de Saint-Pierre-du-Jambet, que Rabelais, dit-on,
appelait sa « Jambe de Dieu », n’y devienne, grâce à lui, trop célèbre.
Ces craintes ne sont peut-être pas sans fondement. Quant à Rabelais, il
ne semble pas avoir gardé le meilleur souvenir de ses relations avec
les Manceaux et les Percherons. Dans son cinquième livre du Pantagruel,
chapitre XXXI, il les représente tapis, près d’Ouï-dire, derrière une
pièce de velours à feuilles de menthe (2) et s’exerçant de jeunesse à
l’art de témoignerie : « si bien que partans du lieu et retournez en
leur province, vivoient honnestement du métier de témoignerie, rendans
sûr témoignage de toutes choses à ceux qui plus donneroient par
journée, et tout par ouï-dire. Puis nous avertirent cordialement
qu’eussions à épargner vérité, tant que possible nous seroit, si
voulions parvenir en cour de grands seigneurs ». Nous aimons à croire
que ce portrait des Manceaux et des Percherons a cessé d’être
ressemblant.
I
Dans ses
Grandes Chroniques de Gargantua, Rabelais raconte que
Grant-Gosier et Galemelle, se disposant à passer la Manche, sur les
confins de la Normandie et de la Bretagne, prirent chacun sur leur tête
le rocher qu’ils avaient apporté d’Orient et se mirent en la mer. « Et
quant Grant-Gosier fut assez avant, il mist le sien sur la rive de la
mer, lequel rochier à présent est appelé le mont Sainct-Michel. Et mist
ledict Grant-Gosier la pointe contre mont : et le puis prouver par
plusieurs michelets (3). Galemelle vouloit mettre le sien contre, mais
Grant-Gosier dist qu’elle n’en feroit riens et que il le falloit porter
plus avant. Et est ledit rochier, de présent, appelé Tombelaine. »
La même légende se retrouve, avec différentes variantes, dans les vieux
conteurs Bretons qui se sont inspirés des traditions celtiques, dans
l’histoire d’Arthur, dans le roman de Brut.
Il existe dans plusieurs provinces de France et particulièrement en
Normandie un grand nombre de pierres celtiques qui portent le nom de
Gargantua. A Crâménil-sur-Rouvre, canton de Briouze, se voit un des
plus beaux menhirs du département de l’Orne, connu sous le nom de la
pierre à affiler de
Gargantua auquel se rattache la légende si
curieuse qu’on lira ci-après.
En sortant de Saint-Germain-du Corbéis, par l’ancien chemin de
Saint-Barthélemi, à mi-côte, près du vieux chemin qui descend au
moulin, existait autrefois une roche, détruite lors de la construction
de la nouvelle route, sur laquelle on remarquait un creux d’environ 60
centimètres, qu’on disait être l’empreinte du pas de Gargantua.
M. l’abbé Cochet, dans son
Dictionnaire topographique de la
Seine-Inférieure, nous apprend qu’à Tancarville on montre le siége de
Gargantua (4), sa chaise à Saint-Pierre-de-Varengeville, à Veulettes
son tombeau. Son petit doigt est resté à Varengeville-sur-Mer, son
cheval, à Fresles.
Dans le département de l’Eure, M. le marquis de Blosseville signal le
siége de Gargantua, conservé à Port-Mort, sur la route des Andelys à
Vernon et la
Pierre à affiler de Gargantua, menhir situé à
Neaufles-sur-Risle, sur les limites du département de l’Orne.
L’origine de cette dénomination est expliquée par une légende populaire
recueillie par Vaugeois (5).
« Le peuple, qui appelle ce menhir la
Pierre à Gargantua, attache à
cette dénomination, comme à plusieurs autres monuments celtiques, une
fable analogue à tous les contes qui ont été faits sur ce géant célébré
par Rabelais, mais qui sûrement n’est pas de son invention. Les paysans
racontent donc (ce que peut-être ils croyaient autrefois, mais ils le
disent aujourd’hui en riant) que Gargantua venant de finir sa journée,
pendant laquelle il avait fauché dix-huit acres de prairies et n’ayant
plus besoin de sa pierre à faux, la jeta, du haut de la côte sur
laquelle il passait, dans la vallée où elle s’est plantée debout et que
c’est elle que nous voyons aujourd’hui. »
A Dormont près Vernon une hottée de terre jetée par Gargantua a suffi,
dit-on, pour former deux tumuli bien connus des antiquaires normands.
Près d’Argentan, entre la rivière de Baise et le ruisseau de Sarceaux
qui prend naissance dans plusieurs fontaines dont la plus renommée
porte le nom de fontaine de Michon existe un mamelon calcaire connu
sous le nom de butte du Hou, sur le versant du quel on remarquait, il y
a une trentaine d’années, un tumulus auquel on attribuait une origine
semblable. D’après les légendes locales, recueillies par Chrétien, de
Joué-du-Plain, c’était l’oeuvre d’un géant d’une taille si élevée qu’il
enjambait les hayes et les arbres comme on passe sur les herbes ; il
n’était arrêté dans ses voyages ni par les rochers les plus élevés, ni
par les rivières les plus larges. Avec cela il était doué d’une grande
force, car un jour voulant honorer la mémoire de quelques braves morts
pour la patrie, il prit une poignée de terre à Grogni, et forma ainsi
une excavation qui s’appelle aujourd’hui la
mare de Grogni. Il mit
ensuite cette terre dans une de ses poches et alla la déposer sur leur
tombe. Telle est l’origine du tumulus de la butte du Hou, qui, de temps
en temps, dit-on est encore visitée par ce géant.
Chrétien rapporte que, d’après les légendes du pays, le tumulus des
Hogues, situé sur la commune de Cuigni, près de la rivière d’Orne a
également été élevé par des géants.
J’ai gardé pour la fin la légende très-remarquable relative à la pierre
de Crâménil, dont je dois communication à M. L. de La Sicotière.
Cette légende, insérée par Chrétien, de Joué-du-Plain, dans ses
Veillerys Argentenois, peut être citée comme un échantillon des
choses curieuses que renferme un manuscrit dont la publication serait
certainement accueillie avec faveur.
Les Veillerys Argentenois se
composent d’une série de scènes champêtres, d’études d’après nature,
entremêlées de récits populaires, de légendes, d’observations
archéologiques, etc. Ce recueil conçu sur un plan différent des
Veillées Percheronnes de l’abbé Fret et beaucoup plus varié, me
paraît plein d’intérêt. L’étude des mœurs et coutumes d’autrefois
présente, en effet, d’autant plus d’intérêt que le principe même de
l’égalité tend à faire disparaître rapidement les traits
caractéristiques qui autrefois distinguaient les différentes classes de
la société. Quant à ces contes populaires, jadis dédaignés des savants,
dans lesquels se reflète l’image des temps qui n’ont pas eu
d’historiens, les travaux de MM. de la Villemarqué, Muller, etc. nous
ont appris le parti que la mythologie comparée peut en tirer.
La légende du menhir de Crâménil, beaucoup plus développée que celle du
menhir de Neaufle-sur-Risle, citée plus haut, nous montre Gargantua aux
prises avec saint Pierre : le dieu celtique, sûr de sa force, engage la
lutte avec courage ; mais l’apôtre juif ayant pour lui la ruse, finit
par triompher. Est-ce s’abuser que de voir dans ce récit un souvenir de
la lutte soutenue contre les missionnaires chrétiens par les derniers
défenseurs du paganisme, et de la défaite définitive de ces derniers ?
Le lecteur va être à même d’en juger.
« Le diable, autrement Gargantua ou le Géant, envoya un jour un défi à
saint Pierre pour faucher. Saint Pierre accepta, et l’on convint de se
trouver sur Crasménil, car la place était difficile, les champs étaient
couverts ça et là de gros rochers qu’il faut savoir éviter, et le grain
si court et si glissant qu’à peine on peut le saisir. Gargantua monta
dans son chariot traîné par trois démons, s’étant muni de sa faulx et
de son
olivier (6) garni de sa pierre affiloire. Il venait de loin,
car il voyageait depuis longtemps, lorsqu’il parvint dans la contrée,
avec un fracas si grand qu’on crut entendre un tremblement de terre à
plusieurs lieues à la ronde ; les côtes, les rochers, rien ne
l’arrêtait ; mais balançant sa tête décrépite et se dressant sur le
bout de ses pieds en forme d’ergots, pour mieux se fixer sur son siège,
il pensa plusieurs fois tomber en faisant la culbute. « Par ma barbe,
dit-il, les guérets sont rudes dans ce pays. » Ayant encore éprouvé une
violente secousse, en heurtant contre une roche énorme : « Oh là,
dit-il, voilà une motte qui est dure comme du fer. »
« Enfin commença l’entrevue, Gargantua salua saint Pierre de la main ;
saint Pierre lui rendit son salut en s’inclinant avec dignité. Alors
Gargantua fit trois sauts en avant, deux en arrière, puis un en avant ;
et saisissant la calotte rouge, dont il ornait son chef, il allait,
comme un élégant d’aujourd’hui passer la main sur ses cheveux pour les
placer avec grâce, lorsque dans cette opération elle se trouva arrêtée
par une de ses cornes ; c’est alors qu’il résolut de s’incliner encore
une fois profondément. Pour en finir, les pourparlers ne furent pas
longs : le concours commença, saint Pierre, en homme adroit, se mit
près d’un bloc de granite et tourna tout autour. Gargantua voulut
suivre, mais en vain, car sans s’en douter il avait plus de besogne à
faire ; il avait donc beau se démener, il n’arrivait pas. Enfin, pour
la troisième fois, il s’écria :
Afifilamus, Petre, et saint Pierre de
toujours aller et de répondre :
Non affilemus, diavole. Cependant
Gargantua voulant prendre à la hâte sa pierre pour affiler, la tira de
son
olivier, mais voyant que saint Pierre gagnait encore du terrain,
il la lança loin de lui, pour tenter un dernier effort. Alors voyant
qu’il ne pouvait venir à bout de regagner le temps perdu, il s’avoua de
bonne grâce vaincu. Saint Pierre, content de sa supériorité, quitta
Gargantua en le complimentant d’un air bénin, pour se rendre à son
poste, et Gargantua monta dans son chariot, sans penser à sa pierre
affiloire qui était tombée debout dans l’herbage du Grand-Douit.
« Cette pierre a douze pieds d’élévation, elle est d’une belle qualité
de granite, et offre quatre faces bien marquées dont les quatre angles
correspondent aux quatre vents principaux ; l’herbage où elle se trouve
est uni et le paysage sans effet....... »
Un proverbe qui montre l’authenticité et l’ancienneté de cette légende
s’est conservé aux environs de Crâménil, où l’on dit communément : «
Faire couper comme la pierre de Gargantua ».
Il est évident que dans la légende recueillie à Crâménil, nous avons
affaire non plus à un géant débonnaire et glouton, remarquable
seulement par un développement prodigieux des forces physiques, et sans
aucun caractère divin, mais à un dieu véritable, à un génie déchu,
relégué au rang des démons par la croyance populaire.
On trouve de même en Poitou une légende où l’on voit Gargantua essayant
de disputer le terrain aux héros chrétiens qui devaient remplacer les
dieux du paganisme. Sainte Macrine poursuivie par Gargantua, après
avoir passé le gué de Malvau (Mala Vallis, lieu mal hanté), s’était
réfugiée dans l’île de Magné, au milieu d’un champ où les paysans
semaient de l’avoine. Dieu prenant en pitié la détresse de sa servante,
fit subitement croître l’avoine presque à hauteur d’homme. A cette vue
Gargantua stupéfait abandonna sa poursuite ; mais avant de disparaître
pour toujours il nettoya ses sabots et forma ainsi le tertre de la
Gorette et celui de Sainte-Macrine, célèbre par les superstitions qui
s’y pratiquent dont l’origine paraît antérieure au christianisme.
Il est impossible à mon avis, de mieux raconter sous une forme
symbolique et populaire la destruction définitive des croyances
auxquelles restèrent si longtemps attachés les habitants des campagnes
(
pagani, païens, paysans). Lorsque la transformation de l’ancien
culte en une religion toute spiritualiste fut accomplie, « le mépris
public suivit longtemps, les derniers païens dans les retraites
inaccessibles où ils allèrent chercher leurs dieux vaincus, dont le
souvenir s’éteint peu à peu dans les traditions populaires (7). Bientôt
les géants les plus terribles n’inspirèrent plus de frayeur et les
enfants apprirent à rire à leurs dépens. Seule, la légende chrétienne
rend hommage à la divinité qu’on leur conteste en les mettant en
présence des derniers convertisseurs des Gaules, (8). »
Tous ceux qui ne sont pas étrangers à l’étude de l’archéologie
reconnaîtront la justesse de cette remarque. La transformation des
divinités du paganisme en démons est un fait que l’on rencontre à
chaque pas dans les légendes des saints (9). Il est aussi à remarquer
qu’en général un mauvais renom est resté attaché aux monuments de
l’ancienne religion lorsqu’ils n’ont pas été adoptés par la nouvelle.
Presque tous nos monuments dits celtiques sont dans ce cas.
Telle est, au reste la conclusion adoptée par le laborieux antiquaire
qui nous a conservé la légende de Crâménil. Comme nous, Chrétien voit
dans ces récits fabuleux le produit spontané de l’imagination populaire
frappée du discrédit dans lequel tombèrent les monuments et les dieux
de l’ancienne religion lorsque le christianisme, tardivement introduit
dans nos contrées, fut devenu la religion officielle. « De là, dit-il,
les noms de
Gargantua, de
Tue-la-Mort ou de
Folie, sous lesquels
on le désigne souvent... Pour en revenir à la pierre levée de Crâménil,
dans ce qu’on raconte du concours entre saint Pierre et le diable, on a
voulu figurer le triomphe de l’apôtre qui représente sous le nom de
Gargantua, le diable ou génie malfaisant et qui venait d’être vaincu ou
renversé.
Les habitants de Crâménil ont longtemps eu une réputation suspecte, qui
a fini par disparaître en prenant une teinte de ridicule. On les
appelait, d’après Chrétien (10) : « Les sorciers de Crâménil qui font
coucher les loups dehors », c’est-à-dire des sorciers qui ne le sont
pas.
II
L’antiquité du type de Gargantua établie, essayons de retrouver la
signification de ce mythe.
Les légendes recueillies par les anciennes Chroniques du pays de Galles
représentent le héros Gurgant Brabtruc (
à la barbe effrayante), comme
le fils de Belenus. Or Belenus est depuis longtemps connu comme le dieu
de la lumière ; c’était le Baal ou l’Apollon des Gaulois. La racine de
ce nom, en langue sanscrite, signifie briller. Le mons Belenatensis,
près de Riom, lui était consacré. On lui associait la déesse Belisama,
dont le nom rappelle celui de notre ville de Bellême,
Belismum (11).
Tombé, bien avant Rabelais, dans le domaine des contes populaires, le
prototype de Gargantua paraît moins facile à retrouver. On sait que la
racine de ce nom est
garg, bouche, gosier. Les travaux de MM.
Bourquelot et Gaidoz ont révélé le dieu celtique sous le déguisement à
la faveur duquel il a échappé à la prescription qui a atteint les
grands dieux de l’Olympe. Notre ami Léo Desaivre a retrouvé en Poitou
quelques fragments de sa légende. Mais, ce que ces savants n’ont pas
remarqué, c’est que l’histoire du Mont-Saint-Michel et celle du
Mont-Gargan contiennent des éléments communs qui peuvent servir à
reconstruire le mythe personnifié dans Gargantua.
Tout le monde sait que le mont Sant’-Angiolo, en Calabre, célèbre dans
l’antiquité sous le nom de
Gorgantus mons, ne l’est pas moins
aujourd’hui comme lieu de dévotion consacré à saint Michel. Il s’y
pratique une superstition que je ne puis m’empêcher de noter, parce
qu’elle rappelle ce qu’on observe à la chapelle de saint Ortaire, près
Bagnoles-de-l’Orne (12). Tout comme nos paysans bas-normands, les
Calabrais, lorsqu’ils sont atteints de douleurs, suspendent aux
branches des arbres des pierres qu’ils supposent avoir la vertu
d’emporter le mal.
On peut remarquer que les anciens observaient la même pratique,
particulièrement à l’égard de Mercure (13), auquel notre saint Michel,
dans la légende chrétienne, a emprunté quelques-uns de ses principaux
attributs. M. Fleuriot de Bellevue a signalé notamment, dans le pays
d’Aunis, des amas de pierres souvent considérables, placés sur le
sommet des collines, et qui étaient des signes indicateurs des chemins
que l’on consacrait à Mercure. Tous ceux qui passaient auprès de ces
monuments se faisaient un devoir d’y ajouter une pierre. Les
montagnards du Dauphiné et de la Savoie observent encore aujourd’hui la
même pratique, d’après M. Héricard de Thury. Il est rare de voir un
guide ne pas remplir ce devoir religieux (14).
Depuis la plus haute antiquité, notre Mont-Saint-Michel paraît
également avoir été un centre religieux très-renommé. Belenus, d’après
les historiens du Mont-Saint-Michel, y était honoré ainsi que sur le
rocher voisin qui a conservé le nom de Tombelaine,
Tumba Beleni. Il
paraît que les Romains bâtirent à son sommet un temple à Jupiter, dans
le but de substituer leur dieu national à une divinité gauloise. Une
troisième transformation du même culte eut lieu au VIIe siècle. A
l’imitation de ce qui avait eu lieu pour le mont Gargan, on résolut, à
la suite d’une apparition de l’archange, de consacrer ce mont à saint
Michel.
Ainsi, entre la légende du mont Gargan et celle du mont de Belenus,
l’analogie est complète. De part et d’autre, c’est saint Michel qui a
été substitué à une divinité païenne. L’on peut en conclure que Belenus
et le dieu honoré au mont Gargan devaient avoir des attributs
semblables.
En racontant que le Mont-Saint-Michel doit son origine Grant-Gosier,
père de Gargantua, l’auteur des Grandes Chroniques est donc resté
fidèle à la tradition mythologique et, sans le savoir, nous a fourni un
indice précieux.
D’autre part, la ressemblance que présenté le type de Belenus assimilé
à Horus, à Apollon à Mithra, à Mercure, avec les mythes solaires
d’Hercule et de Samson est trop frappante pour qu’il soit nécessaire
d’insister sur ce point. C’est ainsi que M. Gaidoz a pu voir en
Gargantua le dernier terme de la dégradation d’un mythe solaire
consacré par la religion de nos ancêtres.
Notons, en passant, que l’un des sommets de l’Ida, le plus élevé,
portait le nom de mont Gargan et que Jornandès cite une autre montagne
de l’Asie mineure désignée sous le même nom.
Près de Rouen, nous avons le
Mont-Gargan sur lequel s’élevait le
prieuré de Saint-Michel-du-Mont-Gargan. Dans la même ville, le jour de
la fête de saint Romain, on vendait de petites figurines
ithyphalliques, connues sous le nom de
gargans ; les jeunes filles
les mettaient dans leur corsage dans l’espoir de trouver plus
facilement un mari (15). Ainsi, Gargan ou Gargantua aurait hérité des
attributs du dieu Priape (16). Remarquons encore que saint Romain, à
l’instar de saint Michel, est surtout célèbre par la destruction de la
Gargouille, dragon monstrueux en qui l’on reconnaît la
personnification du paganisme. La légende de la destruction de
l’antique dragon se retrouve dans un grand nombre de localités. Nous
avons le serpent de Coutances, le serpent de Bayeux, étranglé par saint
Vigor et jeté dans la rivière, le serpent de Paris, tué par saint
Marcel, le serpent du Mans, tué par saint Julien, la Grand’Gueule de
Poitiers, le serpent de Niort, la
tarasque de Tarascon, etc. Nous
avons enfin, dans le département de l’Orne, la légende du serpent de
Bailleul.
Faut-il prendre au sérieux l’étymologie du nom de
Mont-Gargantin
donnée par le chanoine Le Paige dans son dictionnaire historique du
Maine, à la colline voisine de Domfront, beaucoup plus connue sous le
nom de Mont-Margantin ? Nous ne le pensons pas. En effet dans le
diplôme de Louis-le-Débonnaire de 832, contenant l’énumération des
métairies construites par saint Aldric, évêque du Mans, on trouve
mentionné le Mont-Mercantin, dans lequel il est difficile de ne pas
reconnaître notre Mont-Margantin. D’où l’on conclut que le plus ancien
nom de ce mont célèbre n’est pas Mont-Gargantin, mais Mont-Mercantin,
plus rapproché de la forme vulgaire actuelle.
Ce qui est certain c’est que ce mont paraît avoir été l’objet de
superstitions dérivées du culte rendu dans l’antiquité au dieu-Soleil,
Apollon, Belenus (Baal), Mithra.
Ces cérémonies superstitieuses avaient lieu principalement la veille de
la Saint-Jean, au lever du soleil, ou plutôt des soleils, car le 24
juin, dit-on, on en voit trois du sommet de la montagne. Des réunions
suspectes qualifiées d’
assemblées de sorciers, avaient lieu ce jour
là sur le Mont-Margantin. Elles ont été décrites d’une façon
fantastique et avec des amplifications grotesques dans une lettre
intitulée
Réponse de la lettre écrite à M. le curé de Domfront,
conservée dans les papiers de Caillebotte, qui m’a été communiquée par
M. Urbain Patou. On en trouve une analyse dans l’
Orne archéologique et
pittoresque (p. 131). On sait que le Mont-Margantin est le terme de la
procession de saint Ernier dite le
grand tour.
Les feux de la Saint-Jean et de la Saint-Pierre, encore en usage dans
beaucoup de localités, n’ont pas d’autre origine que la fête du
solstice. M. de Charencey, dans un mémoire sur les
Traditions
populaires du département de l’Orne, raconte que dans le sud de
l’arrondissement de Mortagne l’on fait un cercle de substances
inflammables à quelque distance d’un mât, érigé pour la circonstance.
L’assistance danse en rond pendant l’incendie, tout en se tenant en
dehors du cercle. Aux environs de Mamers, par suite du malheur arrivé à
une jeune fille qui, il y a quarante ans environ, avait été brûlée
vive, on prit le parti de former la ronde en dedans du cercle ou de la
roue enflammée (17).
On sait qu’à Paris le roi venait en grande pompe allumer le feu dressé
sur la place de Grève autour d’un
mai au haut duquel on attachait un
tonneau ou un panier rempli de chats. On reconnaît dans cette cérémonie
une atténuation du rite barbare décrit par César et par Strabon.
« Les druides en effet, à certains jours, faisaient une grande statue
de foin, à l’entour de laquelle ils dressaient un buscher et y
jettaient un grand nombre d’hommes vivans et de bestes ensemble, pour
rendre leur sacrifice plus solennel. » L’auteur des
Mémoires des
Gaules, auquel j’emprunte cette citation dit dans un autre passage : «
Leurs sacrifices estoient horribles et diaboliques.... Aucuns
dressoient des statues d’une grandeur démesurée, les membres desquelles
estoient tissus de coudre, lesquels ils emplissoient d’hommes vivans ;
en y mettant après le feu, les faisoient là cruellement souffrir (18) ».
On sait que ces horribles rites étaient spécialement consacrés à
Teutatès, dans lequel on reconnaît une divinité analogue au Thot des
Egyptiens, et au Mercure des Grecs et des Latins, que César cite comme
le principal objet du culte des Gaulois. Tite-Live parlant de certains
tumulus les appelle Mercure-Teutatès. On sait aussi qu’au sommet du
Puy-de-Dôme, centre religieux vénéré de toute la Gaule, s’élevait une
statue de Mercure, oeuvre de Zénodore, qui, d’après Pline, surpassait en
grandeur toutes les statues de l’époque.
Ainsi, par suite de la confusion ou du syncrétisme que nous avons
signalé, le géant Gargantua semble rassembler en sa personne
quelques-uns des traits communs aux différentes divinités du panthéon
Gaulois.
On peut voir dans le
Magasin pittoresque (T. I, p. 97) la
représentation de l’idole gigantesque dans laquelle étaient enfermées
les victimes humaines immolées à Teutatès.
Le même recueil (année 1833), p. 13) cite un fait curieux que l’on est
tenté de rapprocher des nombreux cas
d’atavisme observés par les
physiologistes. En plein XVIe siècle, on vit un farouche Ligueur, Louis
d’Orléans, absolument comment au temps des druides, émettre le voeu que
les bûchers de la Saint-Jean, où l’on n’immolait plus que quelques
chats, fussent ramenés à leur forme primitive et qu’on y jetât des
victimes humaines, pour purger le royaume des hérétiques et se
débarrasser du Béarnais leur chef.
« Il fallait, dit-il, les bailler aux Seize de Paris, afin de faire
offrande à Saint-Jehan en Grève et que, attachez comme fagots, depuis
le pied jusqu’au sommet de cet arbre, et leur roi, dans la nuit où l’on
met les chats, on eust fait un sacrifice agréable au ciel et délectable
à toute la terre. »
En 1672, un prêtre du Merlerault, Claude Le Febvre, fit diverses
donations à l’église du Merlerault, à la charge pour les trésoriers de
fournir »douze fagots bourrées, pour faire le feu, la veille
Sainct-Jean-Baptiste, chascun an, au lieu nommé le Champ des Halles ou
place publique du bourg dudit Merleraoult ; et auquel feu assisteront
le sieur curé du lieu, s’il a pour agréable, et autres prestres
originaires de ladite paroisse, comme il est dit cy dessus. A chascun
desquels sera payé par ledit trésor la somme de deux sols six deniers
par ce qu’ils seront tenus et obligez d’assister au dit feu
processionalement, partant de l’église du dit lieu, revestus chascun
d’une chappe, dont deux seront choristes ; et commenceront à chanter en
la dite église avant que de sortir le répond
Inter natos mulierum
etc. ; à la fin du quel le sieur curé commencera le
Te Deum. Sur quoy
l’on partira processionalement pour aller au feu ; où estant arrivez,
iceluy sera allumé par ledit sieur curé ou célébrant, à huit heures du
soir, pendant quoy l’on chantera les hymnes en l’honneur de sainct
Jean-Baptiste. Et en s’en retournant dudit feu, sera annoncé par ledit
sieur curé ou autres l’antienne de
Laudes de la feste du dit sainct,
puis après le cantique Benedictus tout au long, puis l’oraison de la
feste. Et parce que ledit sieur donateur désire que ce feu se fasse en
la manière cy dessus de son vivant et commence la veille
Sainct-Jean-Baptiste prochaine, il fera les frais qui y convient faire
et payera à chascun desdits sieurs curé et prestres assistants les
salaires cy devant déclarez et la somme de deux sols six deniers à
celuy des clercs qui sonnera le carillon avant la procession et tout le
cours d’icelle. (19) »
Longtemps proscrites par les évêques, notamment par saint Éloi, au VIIe
siècle, les cérémonies pratiquées à l’occasion du solstice ont ainsi
fini, grâce à un changement de nom, par obtenir droit de cité dans la
liturgie catholique. Il en fut de même des attributs de plusieurs
personnages de la mythologie. De même que chez les Grecs, Apollon, dieu
de la lumière, vainqueur du serpent Python, présentait plusieurs traits
communs avec Mercure, notre saint Michel est souvent représenté sous
deux formes, tantôt combattant le dragon, tantôt chargé du
pésement
des âmes (20) après la mort (psychostasie), à l’instar de Mercure
psychopompe. Comme Mercure enfin, saint Michel a été désigné comme le
patron des voyageurs et de marins.
III
Nous voilà loin du Gargantua de Rabelais. Je voudrais pourtant y
revenir pour rappeler l’épisode bouffon qui termine les
Grandes
Chroniques. Il en ressort visiblement que l’auteur avait eu quelques
rapports avec notre province et que la connaissance du blason populaire
de la Normandie ne lui était pas étrangère.
D’ailleurs cet essai mythologique sur Gargantua, étudié surtout au
point de vue normand, appelle une contre-partie. Rabelais lui-même ne
s’est-il pas comparé à ces coffrets antiques, appelés Silènes, du nom
du maître de Bacchus pleins intérieurement d’essences précieuses, mais
peints au-dessus de figures joyeuses et frivoles ? Le sel atique abonde
en Rabelais, mais sans préjudice de la bouffonnerie gauloise. Ce serait
se faire une étrange idée de l’auteur du Gargantua que de ne voir en
lui qu’un évhémériste. La raison sous l’habit de la folie, le sens
profond sous l’éclat de rire homérique, la verve exubérante
d’Aristophane et de Shakespeare, unie à la sagesse de Socrate, voilà
Rabelais.
A la fin des Grandes Chroniques, Rabelais raconte que lorsque Gargantua
voulut prendre congé du roi Arthur, celui-ci lui offrit une escorte de
cinq cents nobles d’Angleterre. « Mais Gargantua ne voulut point de ses
gens, car il avoit peur de leur queue. » La
queue des Anglais était
un thème de plaisanterie particulièrement cher aux Normands. M. Canel a
écrit à ce sujet un spirituel article. Du Cange, au mot
Caudatus,
cite l’extrait suivant du poète Jean Molinet, mort en 1507 :
Ce cat, nonne, vient de Calais ;
Sa mère fut Cathau la Bleue,
C’est du lignage des Anglais,
Car il porte très-longue queue.
Gargantua donc « s’en vint tout seul droit en Normandie et s’en alla
droit en Auge pour cause qu’il avoit ouy parler des citres du dit pays,
et vint à Saincte-Barbe en Auge où il beut la valeur de mille cinq cens
ponsons de citre, car il les trouva bien doulx. Mais il s’en repentit
bien après : car le citre le commença à brouiller et bouillir par le
ventre, en sorte et manière qu’il ne sçavoit qu’il debvoit faire, sinon
se pourmener en se frottant le ventre. Et quant il fut à Bayeulx, il
fut forcé qu’il se destachast ses chausses à la martingale (21) : et
declicqua en sorte et manière qu’il couvrit toute la ville de citre
qu’il avoit beu, en telle manière que les rues ne sont pas encore bien
nettes ; et pour ceste cause on les appelle
les foyreux de Bayeulx. »
Rabelais, on le voit, n’ignorait pas que les meilleurs crûs de la
Normandie étaient au pays d’Auge. Dès le commencement du XIIIe
siècle, le cidre de la vallée d’Auge était déjà célèbre. Dans son poème
sur Philippe-Auguste, Guillaume le Breton vante « les pommes rouges et
le cidre mousseux de la vallée d’Auge. » Vers 1100, Guillaume, comte de
Mortain, avait donné aux chanoines de Saint-Evroul la dîme de
Barneville en Auge (L. Delisle,
Etudes sur la condition de la classe
agricole et l’état de l’agriculture en Normandie au Moyen Age, p.
473-475).
Ce n’est pas au hasard que Rabelais a placé à Bayeux l’accident survenu
à Gargantua. Les Bayeusains furent, dit-on, frappés d’une épidémie
dyssentérique à la suite de l’injure qu’il avait faite à leur évêque,
saint Gerbold, en le chassant ignominieusement de leur ville. C’est à
cette légende qu’il est fait allusion dans l’épitaphe burlesque, en
patois normand, citée par Du Cange au mot
Senescallus :
Ci gist l’Encal (sénéchal) Cranctot ;
Ly fut qui cacha (chassa) saint Gerbot.
Len mal le prit le jour de Pagues,
Denpeux (depuis) son ventre n’eut relague
Ha Dieu ! combien il chia !
Dite po ly Ave Maria.
On lit également dans la farce de Pathelin :
Hé Dea ! j’ay le mau Sainct-Garbot,
Suis-je des foireux de Bayeux ?
Les playes Dieu ! qu’esse qui s’attache
A men cul ? Esse une vaque,
Une moque (22) ou un escarbot ?
Rabelais (
Gargantua, livre I, ch. LVIII) cite le nom d’un évêque de
Sées, saint Goderan ou Godegrand qui, d’après la tradition populaire,
aurait tiré une vengeance moins cruelle d’une injure plus atroce.
Godegrand, promu à l’évêché de Sées vers 765, était, dit-on, issu des
comtes d’Exmes ou Hièmes. Ennuyés de ses prédications continuelles, les
Hièmois l’auraient enfermé dans un tonneau qu’ils firent rouler du haut
en bas de la butte d’Exmes. Saint Godegrand se contenta de les
condamner à aboyer comme des chiens jusqu’à ce qu’ils eussent fait
pénitence. Telle serait, d’après le dicton qui a cours dans le canton,
l’origine des armes de la ville d’Exmes : d’
azur à deux chiens
affrontés et accolés.
Poursuivons notre citation des Grandes Chroniques :
« Quant Gargantua eut faict ceste purge, s’en alla droit à Rouen,
onquel lieu il beut bien cinquante cacques de bière : et por cause que
la bière estoit en grant quantité dedans son ventre, elle commença à
faire une opération ny plus ny moins que avoit faict le cistre :
parquoy son povre petit ventre estoit bien malade. Et fut contraint
Gargantua de destacher la martingalle de ses chausses et décliqua son
povre broudier en telle manière et si merveilleuse impétuosité qu’il
fist une petite rivière, laquelle on appelle encores de present Robec
et y voit-on encores de merdya culis (23). Toutesfois Gargantua leur
fist un grant service : car à cause qu’il avait tant bu de cistre et de
bière la rivière estoit bonne pour faire de bierre, et y a-t-’on faict
bonne biere, espesse et moussante et à cause de l’eau de la source de
ce broudier. »
La bière était jadis la boisson ordinaire des habitants de Rouen. Un
contemporain de Rabelais, Julien de Paulmier, dans son
Traité du vin
et du sidre (Caen 1589), rapport « que le cidre n’estoit anciennement
si commun en Normandie qu’il est de présent ; et il n’y a pas cinquante
ans qu’à Rouen et en tout le pays de Caux la bière estoit le boire
commun du peuple, comme est de présent le cidre. »
Quant au Robec, c’est probablement par ironie que Rabelais prétend que
ses eaux étaient bonnes à faire de la bière. Il suffit de rappeler que
des tanneries et des ateliers de teinture étaient établis le long de
cette petite rivière qui se jette dans la Seine près des ponts de
Rouen. Il est vrai qu’à cette époque, pas plus qu’aujourd’hui, les
brasseurs n’étaient pas toujours très-scrupuleux sur le choix des
ingrédients propres à fabriquer de bonne bière, témoin cet édit en 1625
où l’on lit : « La plupart desdits brasseurs, au lieu de se servir de
bons ingrédiens, comme ils sont tenus par les ordonnances et réglements
de police, composent les dites bières avec de l’eau épaisse et
corrompue et pour la colorer et lui donner du goût haut et piquant, y
font bouillir plusieurs mauvaises drogues, comme aussi, y mêlent
plusieurs sortes d’épiceries les plus grossières, tellement que par ces
matières et la cru dité de la bière qu’ils ne font bouillir qu’à demi,
pour épargner le bois, la peine et la journée des ouvriers, elle a des
qualités toutes contraires à celles qui la font rechercher ; car au
lieu de rafraîchir, désaltérer et nourrir, elle échauffe le sang,
altère et cause des catarres, des fluxions, hydropisies, fièves et
autres grièves maladie. Les autres qui semblent apporter plus de
considération que leurs compagnons à leur métier, rejettant ces
mauvaises matières, emploient le plus souvent en la composition de
leurs bières des grains et houblons moisis et corrompus, et ne lui
donnent la cuisson qu’à demi, qui est pareillement cause qu’elle n’est
ni saine ni de garde. »
Rabelais, dans plusieurs passages, a blasonné les Rouennais, en termes
tels qu’il est difficile de les reproduire dans notre langue du XIXe
siècle ;
Le Gaulois, dans les mots, bravait l’honnêteté.
Mais il a parlé si doctement des tripes qu’il est permis de soupçonner
qu’étant allé à Caen, il a gardé mémoire de ce mets national, car comme
dit M. G. Le Vavasseur :
Nos villes du
terroir normand
Ont chacune
aux yeux du gourmand
Leurs types ;
Rouen va son
sucre croquant
Vire a ses
andouilles, et Caen
Ses tripes.
Au prologue du second livre, parlant des soulagements que quelques uns
de ses clients affligés de la maladie à la mode au seizième siècle («
je dis de la plus fine, comme qui diroit de Rouen ») (24) recevaient de
la lecture du Gargantua, Rabelais s’écrie victorieusement : «
Trouvez-moy livre, en quelque langue, en quelque faculté en science que
ce soit, qui ayt telles vertus, propriétés et prérogatives et je
poieray chopine de trippes. » On voit par là en quelle estime Rabelais
tenait les tripes. Aussi parmi les auteurs qui composaient la fameuse
bibliothèque de Saint-Victor, Rabelais cite-t-il à un rang honorable
Beda, docteur de Sorbonne, surnommé le
Gros-soupier, auquel il
attribue un traité
De Optimitate triparum. Mais, dit l’auteur des
T
RIPES :
Pour moi, je pense que Cadmus
Ayant dérobé de Comus
Le Code,
En fondant la ville de Caen (25),
Nous en apporta quant et quant
La mode.
S’il a les tripes inventé,
Normands, vidons à sa santé
Nos pipes ;
La sève du pommier normand
Est faite pour l’arrosement
Des tripes.
Je ne puis mieux terminer que par ces couplets joyeux, qui rappellent
la conclusion philosophique du livre de Rabelais et la réponse de
l’Oracle, si longtemps cherchée par Pantagruel, une dissertation qui,
au rebours de l’oeuvre du grand satirique, semblera peut-être à
quelques-uns d’une lecture plus laborieuse qu’instructive. Je ne me
dissimule, en effet, ni la difficulté du sujet, ni l’insuffisance de
mes recherches. Le principal mérite de cet essai consiste probablement
dans quelques citations intéressantes et dans quelques rapprochements
plus ou moins ingénieux qui pourront je l’espère, ouvrir la voie à des
recherches plus approfondies et plus complètes.
NOTES :
(1)
oeuvres de Rabelais, édition nouvelle, collationnée sur les textes
revus par l’auteur, avec des remarques historiques et critiques de Le
Duchat et Le Motteux, publiée par Paul Favre, Paris, H. Champion, cinq
volumes in-8°.
(2) Menthe, lisez mente, menterie.
(3)
Michelets ou
miquelets, nom que l’on donnait aux pélerins du
Mont-Saint-Michel. Les bandits qui autrefois infestaient les environs
des Pyrénées portaient le même nom. Rabelais dans le chapitre XXXVIII du livre Ier parle encore des
michelots, à propos des six pélerins que Gargantua mangea en salade.
Les pélerinages du Mont-Saint-Michel, dans lesquels figuraient souvent
des troupes d’enfants qui, selon le Duchat, « prennent cette occasion
pour gueuser », avaient donné lieu au proverbe suivant : « Les grands
gueux vont à Saint-Jacques-en-Galice et les petits à Saint-Michel. »
(4) Cette pierre connue sous le nom de
Pierre gante, passe pour avoir
servi de siége à un géant qui se lavait les pieds dans la Seine.
(5)
Histoire des antiquités de la ville de Laigle et de ses environs,
p. 27.
(6) Olivier, sorte de vase allongé dans lequel le faucheur met sa
pierre à aiguiser, et qu’on nomme dans certains cantons de l’Orne
couie ; aux environs d’Argentan, cet ustensile s’appelle un
coffin
(du latin
cophinus), de même qu’au moyen-âge le mot
coffis servait
à désigner le carquois qui avait à peu près la même forme que le
coffin.
(7) Dans la
Tarane, par exemple, on a peine à reconnaître ce dieu du
tonnerre (
tarann, en bas-breton signifie tonnerre, d’après D. Martin)
hypostase d’Esus, dont parle Lucain dans le Ier livre de la Pharsale
(v. 446) : Et Taranis, Scythiæ non mitior ara Dianæ. La Tarane est un génie polymorphe qui apparaît la nuit tantôt sous une
forme, tantôt sous une autre. « On l’a vue partout, dit Chrétien ; mais
quelques-uns disent que c’est un génie, un diable, que sais-je. Celle
du Hamel de Loucé était disait-on un homme... Elle s’attaquait, comme
toutes les autres, aux chiens, les mettait en lambeaux et quelquefois
les dévorait. » Dans le pays d’Auge, on donne ce nom à une sorte de
revenant qui effraye beaucoup les paysans et surtout les jeunes filles.
–
Les Veillerys Argenténois, chap. XIV (mss). – L. Dubois,
Recherches sur la Normandie, p. 311-313. (
De la Tarane).
(8) Léo Desaivre,
Gargantua en Poitou (
Revue de l’Aunis, de la
Saintonge et du Poitou, 10e volume, 1869.)
(9) Il n’est pas sans intérêt de rapporter ici un passage d’Oderic
Vital (
Hist. ecclés. l, v. p. 322 de la traduction de Louis Dubois : « Le démon que saint Taurin avait expulsé de l’autel de Diane resta
longtemps dans la même ville et se présenta fréquemment sous diverses
formes ; mais il ne put nuire à personne. Le vulgaire l’appelle Gobelin
(
Gobelinus), et assure que, jusqu’à ce jour les mérites de saint
Taurin l’ont empêché de nuire aux hommes. Comme il avait obéi aux
ordres du saint évêque en brisant ses propres statues, il ne fut pas à
l’instant replongé dans l’enfer, mais il subit sa peine dans le lieu où
il régnait. » Julien Pitard, dans sa
Notice sur les seigneurs de Domfront, à propos
de la destruction de ce prétendu temple de Vénus ou de Cérès, attribuée
à saint Bômer, mentionne une tradition analogue : « Je ne sais, dit-il,
si quelqu’un ne s’imaginera point que ce lutin qui aimait tant à rire
et dont le peuple de Domfront fait de si plaisants contes, sous le nom
de
Gobelou, était encore le même démon qui s’y faisait adorer en ce
temps-là (
Annuaire de l’Orne, partie hist. 1869, p. 23). Cassien qui florissait à Marseille dans la première moitié du Ve
siècle, assimile le Gobelin au dieu Faune et dit qu’il se plaît surtout
à jouer des tours aux passants, mais sans leur faire de mal (Cassiani
Collationes Patrum, VII, cap. 32. – Du Cange au mot
Gobelinus.) La croyance au Gobelin s’est conservée jusqu’à nos jours. Le Gobelin
prend souvent la forme d’un cheval et s’amuse à jeter dans les fossés
ou dans quelque mare ceux qui ont l’imprudence de monter dessus. L.
Dubois a consacré un article au Gobelin, appelé aussi
Cheval Bayard
(
Archives annuelles de la Normandie, 1ère année, 1824, p. 243-246). En
Poitou le même lutin est connu sous le nom de
Cheval Mallet.
(10)
Almanach Argentenois, pour 1842, p. 111, – Canel,
Blason
populaire de la Normandie. T. I. art.
Crâménil.
(11) V.
Le dieu gaulois Belenus, la déesse Belisama, par d’Arbois de
Jubainville. (
Revue archéologique, T. XXV, 2e série).
(12)
Saint Ortaire et la chapelle du Bézier, 2e édition p. 24-25. La
Ferté-Macé, veuve Bouquerel (1879) in-8°, 32 p.
(13) « Augmenter d’une pierre le monument de Mercure, dit Salomon,
c’est rendre hommage à la folie » (
Proverbes, chap. XXVI, vers 8).
(14) (
Bulletin monumental, T. I, p. 62-63).
(15)
Gargantua. Essai de mythologie celtique, par H. Gaidoz. (
Rev.
arch. T XVIII, 2e série).
(16)
Baal-Peor ou Belphégor avait de même les attributs de
Priape.
(Nouvelle galerie mythologique n° 595 a.)
(17)
Mélusine, recueil de mythologie, p. 93.
(18) Dupleix,
Mém. des Gaules, p. 40 et 44.
(19) Archives de l’Orne, série G, cure du Merlerault.
(20) Le pèsement des âmes est représenté au portail ou sur les
chapitaux d’un grand nombre d’églises, à Saint-Lô, au Mans, etc.
(21) On appelait chausses à la martingale des culottes dont le
pont-levis s’attachait par derrière.
(22) La
vaque est un insecte du genre des coccinelles ;
moque est
la forme patoise de mouche.
(23)
Merdya culis, lisez
Mercurialis, plante de la famille des
euphorbiacées, nommée vulgairement
foirande, foirolle ou
foiroude
(Brébisson,
Flore de Normandie), dont on se sert pour faire des
décoctions laxatives. On s’en servait également autrefois pour composer
le
catholicon.
(24) Rouen a toujours eu une réputation de débauche et ses habitants
étaient appelés au XIIIe siècle : « Li garsilleor de Roam. »
Dans le
Triomphe de très-haute et très-puissante dame Vérolle, royne
du
Puy d’Amours, attribué à Rabelais, se trouve une figure
représentant la
Gorre de Rouen.
(25)
Cadomus, nom latin de la ville de Caen dérive, d’après certains
étymologistes, de
Cadmi domus, la maison de Cadmus. Bourgueville de
Bras fait honneur de la fondation de cette ville à
Caius Julius
César, d’où l’on aurait tiré
Caii domus et
Cadomus. D’autres enfin
voulaient voir en
Cadomus une contraction de
Casta domus, « pour la
continence que gardoient les citoyens hommes et femmes en pudicité ; et
je désire, dit gravement le vieux Bougueville de Bras, que cette
éthimologie là leur fust demeurée comme véritable. »
NOTES ET ADDITIONS
Page 7. – « Le fameux géant éternisé par Rabelais, Gargantua, qui passe
parmi nos villageois pour avoir eu une influence très-grande sur la
destinée de leurs pères, a partagé avec les fées le privilége d’établir
son patronage sur les pierres druidiques et plus particulièrement
encore sur les monuments naturels de forme gigantesque et singulière
(1). » Telle est, par exemple, la roche naturelle connue sous le nom de
Chaise ou de
Chaire de Gargantua, située dans la commune de
Saint-Pierre-de-Varengeville, citée ci-dessus. M. Deville a trouvé,
dans une charte du XIIe siècle, cette roche désignée sous le nom de
curia gigantis. D’après Hérodote et Pausanias, on montrait de même en Grèce « les
colossales empreintes qu’Hercule et Persée avaient, disait-on, laissées
de leurs pas (2). » Les héros chrétiens ont donné lieu à des légendes semblables. Nous
avons le
Pas-Saint-l’Hômer (Orne) ; le Pas-Saint-Martin,
Indre-et-Loire et Vienne).
Page 9. – Le tumulus de la butte du Hou contenait sept haches en pierre
polie recueillies par H. Bailleul, maire de Sarceaux. Le tumulus des
Hogues contenait également des haches en pierre. (
Rapport sur les
monuments historiques de l’arrondissement d’Argentan, par MM. de
Caumont, de Brix et Galeron, 1835, p. 10 et 11).
Page 10. – Le menhir de Crâménil est décrit dans le
Rapport de MM. de
Caumont, de Brix et Faleron (p. 7). Les paysans le nomment la Pierre de
Gargantua.
Page 11. – Note [6], lire Couié.
Page 12. – L’
homme à la calotte rouge reparaît dans la légende
relative à l’origine des empreintes si curieuses que présente le Grès
de Vaux d’Aubin (commune de Bailleul, commune de Trun). Ces empreintes
sont de deux sortes : les plus grandes en forme de pas de boeuf sont
attribuées par les géologues à un Bilobite appelé
Cruziana Prevosti,
les plus petites, de forme ronde, sont rapportées au genre
Rysophycus. D’après la légende populaire, ces dernières ont été
formées « par les bouts de la canne que portait
l’homme à la calotte,
lorsqu’il chassait ses boeufs devant lui » (Morière,
Note sur le Grès
de Bagnoles, Caen 1878, in-8°). On sait que le rouge jouait un rôle considérable dans la symbolique. «
Le rouge a passé dans presque tous les temps et chez tous les peuples
pour la reine des couleurs, » dit M. de Charencey (3). Le rouge était
chez les Egyptiens, consacré à Osiris, divinité solaire, (4) et en
hebreu, le nom du premier homme, Adam, signifie « le rouge », « le
glorieux. » C’était chez les Romains la couleur symbolique de l’été et
du midi. C’était la couleur du dieu Pan qu’on représentait : Sanguineis ebuli baccis minioque rubentem (Virgile,
Eglogue X).
Page 14. – Ligne 3, lire la Garette.
Page 15. – Il n’est pas inutile de rappeler que les noms de
cheval
bayard et
cheval malet, aujourd’hui inusités, sont empruntés à
l’ancien vocabulaire hippique. On appelait
bayard, au moyen-âge, un cheval bai. Un cheval
malet ou
mallier était un cheval d’attelage, un
brancardier.
Page 16. – L’histoire des antiques religions de l’Inde présente la même
série de transformations. Dans le Véda, les dieux sont appelés
deva, mot qui en Sanscrit
signifie « brillant », la lumière étant l’attribut le plus général des
différentes manifestations de la divinité, invoquée dans le Véda sous
le nom du Soleil, du Ciel, du Feu, de l’Aurore ou de l’Orage. Plusieurs siècles plus tard, après la réforme de Zoroastre, les
devas
(divus) furent rabaissés au rang des mauvais esprits.Plus tard encore, dans le bouddhisme qui devint le culte public de
l’Inde dans le troisième siècle avant Jésus-Christ, « nous trouvons les
antiques devas, dit Max Müller, devenus simplement des êtres
légendaires et montrés aux spectacles populaires comme des lutins ou
des héros fabuleux. » « On peut le dire de la religion comme du langage, dit Max Müller (5) ;
tout ce qui est nouveau y est vieux, tout ce qui y est vieux est
nouveau, et il n’y a jamais eu de religion entièrement nouvelle depuis
le commencement du monde. L’histoire de la religion, comme celle du
langage nous montre partout une succession de combinaisons nouvelles
des mêmes éléments radicaux. « Res ipsa quæ nunc religio Christiana nuncupatur erat apud antiquos
(S. Augustini
Retr. I, 13.) Ligne 16,
lire sous lesquels on les désigne.
Page 20. – Hercule, après être devenu le dieu sauveur par excellence
(Sôtêr), le dieu protecteur et bienfaisant qui éloigne tous les maux
et envoie tous les biens aux hommes, finit par être transformé en une
sorte de bon géant dont la légende, grossie de mille aventures
bouffonnes, prit la place du mythe primitif. « La fantaisie populaire,
dit M. Alfred Maury, le représente comme un être gigantesque et
monstrueux, comme une sorte de Gargantua d’une force incroyable, d’un
appétit vorace (Pamphagos, Polyphagos), rude buveur qui ne
connaissait pas de bornes à ses désirs (6). »
On peut encore rapprocher de la légende de Gargantua le mythe des
Cyclopes, personnifications de la foudre et des feux volcaniques qui
furent de même transformés par la légende hellénique en une race de
géants auxquels l’imagination populaire fit remonter l’origine des
antiques constructions et, comme au moyen-âge, dit M. Alfred Maury (7)
elle attribuait aux géants, aux fées, aux génies, au diable les restes
de constructions celtiques dont l’aspect rappelle celui des
constructions pélasgiques.
Page 26. – V. Du Cange au mot
Nedfri.
NOTES :
(1) Amélie Bosquet.
La Normandie pittoresque et merveilleuse, p. 177
(2) Maury.
Histoire des religions de la Grèce antique, T. 1, p. 565.
(3)
De quelques idées symboliques se rattachant aux noms des douze
fils de Jacob, p. 75 et 94.
(4)
Des couleurs considérées comme symboles des points de l’horizon
chez les peuples du Nouveau monde, p. 22.
(5)
Essai sur l’histoire des religions, p. VI.
(6)
Hist. des religions de la Grèce antique, T. I, p. 553.
(7)
Ibid. T. I, p. 17.
L’ORIGINE DU NOM DE RABELAIS
___
Il existe au bourg de Langey une vieille maison appelée
le Rabelais
qui, d’après un manuscrit de l’abbé Bordas (1), rédigé vers 1780,
aurait été bâtie par le cardinal du Bellay à l’usage de Rabelais. Sans
nier absolument cette tradition, admise par le bibliophile Jacob et par
M. Merlet (2), M. H. Chardon (3), fait remarquer qu’elle ne repose sur
aucune preuve positive. Cette réserve fait honneur au sens critique de
M. Chardon. En effet, il ne faut pas oublier que partout on rencontre
des lieux dits « le Rabelais » ou « le Rablais » dont l’origine n’a
rien de commun avec le nom de l’auteur de
Pantagruel.
Dans la commune de Bérus (Sarthe), à peu de distance d’Alençon, nous
avons l
e Rablais.
A Saint-Aubin d’Appenai (Orne), nous trouvons un village et un château
appelés
le Rabelais, où jadis existait une chapelle dite l’
Erablaie.
A Chantrigné (Mayenne), est le village de
la Rablais, connu aussi
sous le nom de l’
Erablay (L. Maître,
Dict. topogr. de la Mayenne).
Cette double forme le Rabelais (ou la Rablais) et l’Erablay
n’est-elle pas un indice qui met sur la voie de la véritable étymologie
de ce nom ? Le Rablais ne paraît être qu’une mauvaise forme de
l’
Erablay ou l’
Erablais. Telle est l’opinion de M. L. Maître. Ce
nom de lieu est d’ailleurs assez commun dans l’Orne et dans la Mayenne
où l’on trouve :
La chappelle des
Erabley (en latin
Darableio), commune de
Pervenchères ;
Les Erablais, commune de Saint-Cénéré.
L’
Erablay, communes de Brécé, de Javron, et de
Saint-Barthevin-la-Tannière.
L’
Erable, communes de Châtres, de Gennes, de Montourtier, de
Rennes-en-Grenouilles, d’Ahuillé.
Vers le commencement du XIIIe siècle, un Richard des Erables (
de
Erabliis) fit une donation à l’abbaye d’Almenêches (4).
Dans les anciens plans du comté de Montgommery nous trouvons le
bosc
des Erables (Verneuillet, plan B).
M. Léopold Delisle, qu’il faut toujours citer quand on s’occupe de
l’état de l’agriculture en Normandie au moyen-âge, fait observer que
beaucoup de lieux ont tiré leur nom de l’érable, qu’on nommait dans la
basse-latinité
arablium et
erablum. (5) On trouve ces deux formes,
la première dans une charte de Thomas, comte du Perche, de l’année
1217, relative aux droits d’usage dans les forêts du Perche, concédés
aux moines de Marmoutiers (6) ; la seconde dans une charte de 1245,
contenue dans le cartulaire de l’abbaye de Silli-en-Gouffern.
Remarquons qu’entre l’
Erablais et le
Rablais, ce n’est qu’une
question d’orthographe, appréciable seulement pour des lettrés. Quant à
la prononciation, qui seule est à considérer, elle est absolument la
même dans les deux cas. Les anomalies orthographiques du même genre
sont d’ailleurs assez nombreuses dans notre vocabulaire. Pourquoi, par
exemple, disons-nous
le Loriot, tandis que régulièrement nous
devrions dire l’
Auriol, ce mot dérivant du latin
Aureolus,
littéralement « doré », merle jaune, d’où
Auriolus ? Le mot lierre
est dans le même cas. On devrait régulièrement écrire l’
hierre ou
plutôt la
hierre, ce mot dérivant du latin
Hedera. Dans les deux
cas, l’article
le s’est agglutiné avec le substantif, ce qui a donné
naissance à des formes barbares telles que le
Loriot et le
Lierre,
où les grammairiens distinguent une réduplication insolite de
l’article. On a aussi plusieurs exemples de mots formés par le
retranchement de la syllabe initiale (apocope) :
Le latin Amaracana a donné Marjolaine
Apotheca Boutique
Adamantem Diamant
Unicornu
Licorne
L’espagnol Naranja
Orange
La transformation de l’Erablais en
le Rablais n’a exigé, au
contraire, ni retranchement ni addition d’aucune sorte : ce n’est
qu’une simple variante orthographique, comme nos noms de lieux en
fournissent tant d’exemples. Pourquoi une rue bien connue d’Alençon
est-elle appelée, par les uns, rue
aux Sieurs, par d’autres rue
aux
Cieux ? Je pourrais bien le dire, mais je réserve l’explication
très-rationnelle que l’on en peut donner pour un travail spécial sur la
topographie de l’ancien Alençon.
Maintenant, qu’un nom de lieu tel que le Rablais soit devenu un nom
d’homme, c’est ce qui ne doit surprendre personne. Une grande partie
des familles qui n’ont pas une origine bourgeoise, c’est-à-dire qui ne
descendent pas de gens de métier, ont tiré leur nom de la terre où
habitaient leurs ancêtres. Il en résulte que, dans beaucoup de cas, les
noms des descendants de familles nobles et ceux des fils de paysans
présentent une forme absolument semblable et que quelquefois il est
impossible de distinguer, les premiers des seconds. Cette difficulté se
rencontre surtout dans les anciens documents. On voit par là qu’au fond
la question de la particule, à laquelle certaines familles paraissent
attacher tant d’importance, ne peut souvent être résolue qu’en vertu
d’une convention. Heureusement qu’à partir du XVe siècle, un grand
nombre de roturiers ont laissé tomber la particule et souvent même
l’article qui accompagnait leur nom, dans l’origine, ce qui met hors de
peine ceux qui s’occupent de la transcription des vieux titres.
Tel qui, au XVe siècle, était Jean de la Ferrière, serait devenu dans
les âges suivants, La Ferrière, puis Ferrière. Pour ne parler que des
noms tirés des noms d’arbres tels que les suivants : de l’Aunai, de la
Boulaie, de la Châtaigneraie, de la Chênaie, de la Coudraie ou le
Coudrai, de la Foutelaie, de la Frênaie, de la Genevraie, de la
Pommeraie, de l’Oseraie, de la Saulaie, etc., il est arrivé que la
plupart de ceux qui portaient ces noms, sans y attacher d’ailleurs la
moindre idée nobiliaire, ont trouvé bon, dans les âges suivants, de les
abréger par le retranchement de l’article. M. la Chênaie est devenu M.
Chênaie, la Foutelaie,
Foutelaie, la Genevraie, Genevraie, etc.
Rien de surprenant à ce que leur congénère le Rablais se soit abrégé de
la même façon. Quant à l’auteur du Pantagruel lui-même il écrit son nom
tantôt
Rabelaesius, tantôt
Rablesius ou
Rablesus. D’où l’on
conclut qu’il en ignorait lui-même l’origine. Son ami Salmon Macrin
était d’avis d’écrire
Rablaesus.
Inutile de parler des étymologies forgées à plaisir par les ennemis de
Rabelais qui essayaient de démontrer que ce nom venait des deux mots
latins rabie et laesus, d’où ils concluaient que le terrible
satirique était évidemment mordu d’un chien enragé. Les amis de
Rabelais répondirent à cette étymologie épigrammatique par deux mots
tirés de l’arabe :
Rab, « maître » et
lez, « moqueur ». Entre ces
mauvais calembours et l’étymologie rationnelle indiquée ci-dessus, je
pense qu’il est impossible d’hésiter. En tous cas, j’espère avoir bien
mérité des véritables amis de Rabelais en essayant d’apporter un peu de
lumière sur cette très petite question qui devient intéressante du
moment qu’il s’agit d’un écrivain, regardé avec raison comme une des
personnifications les plus puissantes de l’esprit français.
NOTES :
(1)
Rabelais, sa vie et les ouvrages, p. 44.
(2)
Dictionnaire topogr du dépt. d’Eure-et-Loir.
(3)
Revue du Maine, 1879, p. 229.
(4)
Archives de l’Orne, série H,
Almenêches.
(5)
Etudes sur la condition de la classe agricole et l’état de
l’agriculture en Normandie au moyen âge, p. 353.
(6) Bry de la Clergerie,
Histoire des pays et comté du Perche et duché
d’Alencon, p. 217.