[Extrait d'un Mémoire sur l'Instruction publique dans le Calvados, couronné
(médaille d'or) par l'Académie littéraire et musicale de France, en 1889.]
Au T.C.F. Joseph, supérieur général des Frères des Ecoles chrétiennes, je
dédie respectueusement ces modestes et
glorieuses pages du livre d'our de
son institut
E. Veuclin
Bernay, 27 Avril 1890.
En 1775, l'évêque de Lisieux, Mgr Jacques-Marie de Caritat de Condorcet, forme le noble et généreux dessein de fonder, à ses frais, une Ecole de Charité pour l'instruction gratuite des jeunes garçons de la ville et des fauxbourgs de Lisieux.
A cet effet, le 29 septembre de la dite année, le zèlé prélat fait l'acquisition d'une maison sise rue du Bouteiller, paroisse Saint-Germain, bornée d'un bout par la dite rue et d'autre bout par les remparts de la ville. Cette maison, payée par l'évêque la somme de 7,860 livres, est destinée à établir des Frères des Ecoles chrétiennes.
Ce n'est qu'un an plus tard, le 21 septembre 1776, devant Daufresne, notaire à Lisieux, qu'a lieu un traité de convention pour l'établissement de trois Frères "Saint-Yon" dans la ville épiscopale. Ce traité est conclu entre Mgr de Condorcet et Frère Ennuce, ancien directeur de la maison de Saint Omer et autres, de l'Institution des Ecoles chrétiennes, au nom et comme fondé de la procuration générale et spéciale de Frère Florence, supérieur général, et Frère Philippe de Jésus, secrétaire du dit Institut, faisant pour l'absence de Frère Exupère, premier assistant, et de Frère Anaclet, second assistant. - Voici les conditions et conventions arrêtées entre les deux parties :
1° Il sera fourni par le seigneur évêque une maison convenable et commode pour loger les trois frères et y tenir les écoles, lesquelles écoles seront aussi par lui fournies de tous les meubles nécessaires tant à l'usage des maîtres qu'à celui des écoliers ;
2° Pour l'entretien de la maison et des meubles, il sera laissé et fourni par l'évêque, une rente annuelle de cent livres au moins.... ;
3° Pour la nourriture et entretien des trois Frères, il leur sera payé annuellement la rente de 2.250 livres placées à cet effet, sur le clergé de France, au denier 25, par l'évêque.... ;
4° Il sera donné en outre, par l'évêque une somme de 800 livres une fois payée, pour le premier voyage et l'ameublement de chacun des trois Frères ;
5° Les meubles ne pouvant toujours durer, ceux que l'évêque aura donnés aux Frères seront censés usés au bout de 30 ans, et qu'ainsi ceux qui se trouveront dans la maison, après ce laps de temps, leur appartiendront... ; - Et dans le cas où les Frères viendraient à quitter la ville soit avant ou après les 30 années expirées, ou que cet établissement ne pourrait avoir lieu dans la suite, par quelque révolution imprévue, l'évêque veut que la maison qu'il fournira soit vendue et que le prix avec les capitaux des rentes qu'il fournira également, l'une de 100 livres, et l'autre de 900 livres, aillent au bénéfice savoir, moitié, de la communauté des Filles de la Providence de cette ville, et l'autre moitié au profit de la maison du bon Pasteur de la même ville ;
6° Les Frères ne seront tenus de recevoir des écoliers avant l'âge de 7 ans accomplis, ni d'en admettre plus de 60 dans les classes des écrivains, ni plus de 80 dans les autres ;
7° Ils feront entendre la messe à leurs écoliers, tous les jours d'école ; les fêtes et dimanches, ils assisteront avec eux à la messe de la paroisse, supposé qu'on leur assigne dans l'église une place à cet effet, et les mêmes jours de dimanches et fêtes, ils leur feront le catéchisme l'après-midi, puis les conduiront à vêpres, le tout suivant l'usage de leur institution. - Ils feront les écoles selon la méthode universellement pratiquée parmi eux, l'on ne pourra rien y changer, non plus qu'à leurs règles et à leur régime, afin qu'ils puissent conserver l'uniformité qu'ils regardent comme un des principaux soutiens de leur société ;
8° Ils ouvriront les écoles dès le 1er avril prochain, parce que les rentes précitées coureront à leur profit dès le 1er janvier aussi prochain.....
Ce traité est fait et passé à Lisieux, au château des Loges, le samedi 21 septembre 1776.
Le 8 octobre suivant, le supérieur général de l'Institut approuve le contrat ci-dessus.
Par lettres-patentes données par le roi, en février 1778, l'évêque de Lisieux est autorisé à établir son Ecole charitable, laquelle fonctionnait déjà à la satisfaction générale.
En effet, le 13 mars de la dite année, les maire, échevins et notables de la ville certifient que depuis 10 mois que les Frères de l'Institut des Ecoles chrétiennes ont ouvert leur Ecole, les citoyens n'ont qu'à se louer de la bonne instruction et éducation qu'ils ont données et donnent journellement à leurs enfants, et que la ville espère infiniment de la continuation de leur zèle et attention (10 signatures).
Cinq jours plus tard, les doyen, chanoines et chapelain de l'église cathédrale de St-Pierre-de-Lisieux, témoins de la vie exemplaire des Frères des Ecoles chrétiennes établies dans cette ville, et de leur grande exactitude à remplir leurs obligations, louent, agrèent et approuvent leur établissement comme très avantageux pour l'éducation chrétienne et civile (1)
En exécution de l'arrêt de la cour du Parlement de Normandie, en date du 1er juin de la dite année 1778, les lettres-patentes royales sont, le 22 du même mois, signifiées au maire et aux diverses communautés religieuses de la ville.
Puis, le lendemain, une information est faite, à la requête de l'évêque, aux fins d'obtenir l'enregistrement de ces lettres patentes. Sont entendus : Me Sebire, curé de la paroisse de St-Jacques ; Me Denis, vicaire de la paroisse de St-Germain ; Guillaume-Louis-Félix de Bonnechose, écuyer, ancien chevau-léger de la garde ordinaire du roi ; Marc-Antoine Le Mercier, écuyer, chevalier de l'ordre de St-Louis ; François-André de Bellemare, écuyer, ancien officier au régiment de Flandre-infanterie ; Me Hauvel, curé de la première portion de la paroisse de St-Désir ; François Formage de Clairval, marchand, de la paroisse de St-Germain ; Charles Morel, marchand, de la même paroisse ; Jean-François-Germain Vattier, marchand paroisse de St-Jacques ; Claude-Nicolas-François Mery, archidiacre d'Auge et J.-B. Le Rat, prébendé du Pré, députés du chapitre ; André Maillet, avocat fiscal en la haute-justice de l'hôtel-de-ville, et Charles Auboulet, députés de la ville ; Sebire, député des communautés hospitalières. Tous approuvent l'établissement de l'Ecole charitable dont l'utilité et les avantages sont notoires ; pourquoi le Parlement enregistre les lettres-patentes.
Le 5 octobre suivant, est rédigé le contrat définitif de conventions entre Mgr de Condorcet et Frère Louis Bernard, procureur du vénérable Frère Agathon, supérieur général de l'Institut. - Fr. Bernard est directeur des Frères des Ecoles chrétiennes de Lisieux.
Après 12 années d'un exercice paisible et fructueux, l'établissement de Mgr de Condorcet est troublé dès le début de la Révolution, laquelle trouve l'Ecole charitable doublée, car une seconde maison avait été ouverte, aux frais de l'hôpital, dans la paroisse St-Jacques, et six Frères instruisaient 300 élèves.
En 1790, Fr. Chérubin, est directeur des Frères des Ecoles chrétiennes de Lisieux ; le 27 mai, il remet à la municipalité l'état des charges et revenus de l'établissement qu'il dirige ; le revenu s'élève à 4.170 livres, dont 400 livres payées par l'hôpital général pour la classe de la paroisse de St-Jacques ; les dépenses excèdent les recettes de 88 livres 10 sols. - Parmi les dépenses figurent les suivantes : Etrennes mignonnes, 5 l. 4 s. ; 1 Calendrier universel, 3 l. ; Méditations, 3 vol. 6 l. - Cet état est signé par : Fr. Roland ; Fr. Nizier ; Fr. Chérubin.
17 mois plus tard, les Frères refusent de prêter le serment civique et sont expulsés, sans violence ; mais préalablement, le 15 octobre 1791, en présence de Frère Chérubin, les officiers municipaux rédigent l'inventaire de tout ce que renferment les locaux occupés par les Frères et devenus biens nationaux ainsi que ce mobilier.
De la longue liste des objets inventoriés, citons les suivants :
Parloir : - Un tableau encadré ayant pour légende : Tentation de S. Antoine. 1 autre ayant pour légende : Arbre de vie. 2 autres tableaux, l'un portant pour légende : Ecce ancilla Domini, et l'autre : L'innocence sous la garde de la fidélité.
Réfectoire. - 3 tableaux avec leurs cadres. 1 bénitier de cuivre.
Cuisine. - Une Vierge.
Second parloir. - 1 devant de cheminée peint sur toile représentant l'Innocence. Sur la cheminée, une peinture sur bois.
Seconde classe. - Une châsse renfermant un Christ au milieu de 2 figures représentant S. Thibault et S. Germain 1 petit cadre.
Première classe. - 1 tableau doré.
Chapelle. - l'autel est en bois de chêne doré sur les moulures, sur lequel est un tabernacle renfermant un st ciboire en argent massif de 7 pouces de hauteur on environ. 1 crucifix en bois de chêne doré sur moulure. 4 chandeliers en bois. 1 tableau servant de contrebable, peint sur toile et représentant la Sainte Famille....
Sacristie. - Une châsse ou niche dorée avec son Christ. 1 soleil en argent dont les rayons et la croix dont dorés, 1 calice en argent avec sa patène. Une couronne d'argent destinée à être placée sur le soleil. 1 christ et 4 chandeliers en or moulu. 4 autres en cuivre argenté. 2 encensoirs. 7 chasubles, 1 bénitier. 1 cadre. 1 christ.
Tribune. - Un tableau représentant l'Immaculée Conception.
Laboratoire. - 2 petits tableaux et 2 autres plus grands appartenant à la communauté de Rouen, lesquels tableaux représentent l'instituteur (probablement le vénérable de la Salle) et l'autre un de leurs confrères mort en odeur de sainteté.
Chambres. - 2 mauvais tableaux. 1 tableau encadré.
Corridor. - 3 tableaux
Grenier. - 1 vieux tableau.
Bibliothèque. - 112 ouvrages, presque tous de piété et de théologie. Les autres étaient : Nouveau Mercure galant. Abrégé de la chronique ancienne. Essai de dissertation sur les dents artificielles. Manière de bien instruire les pauvres de la campagne. La vie réglée dans le monde. L'art de plaire dans la conversation. Devise pour l'Académie françoise. Le curé du Beaucage. Expériences sur l'électricité. L'inoculation de la petite vérole. Lettres de Mme de Maintenon. Histoire du grand chisme d'Occident. Histoire du chisme des Grecs. L'esprit de la Fronde. Histoires Moreaux. Académie des Jeux. Coutume de Normandie. Cérémonie d'église. Les aventures de Robinson. Almanach royal.
Chambre de l'horloge. - Une horloge marquant l'heure à 3 cadrans différents.
Chambre de Fr. Chérubin. - 1 tableau représentant le Sacrifice de Geveté (sic). 1 autre tableau représentant le Sacrifice d'Abraham.
Grenier. - 1 vieux et mauvais tableau.
Clocher. - Une petite cloche à l'usage de la chapelle.
L'inventaire de l'Ecole de St-Jacques, rue de la Poste aux Lettres, est fait le 24 octobre, - Le frère directeur déclare que l'on a enlevé les croix en argent dont on décorait ceux des écoliers de mérite (2) et que Frère Prudence de Jésus, procureur général, à Paris est détenteur des titres de la Maison de Lisieux.
Le lendemain, 25 octobre 1791, la municipalité installe dans cette maison, dite de St-Yon, 6 instituteurs laïques : Lécuyer, Davin, Crespin, Saint-Denis, David, Leclerc (3). Cette installation est précédée d'une messe du St-Esprit célébrée en l'église St-Germain.
Bien que privés de l'exercice de leurs fonctions, les Frères ne quittent point immédiatement la ville et ils ont la douleur de perdre un des leurs.
Le 30 juin 1792, Fr. L. Ribaux, dernier directeur de la maison des Ecoles chrétiennes, rend compte à la municipalité de la gestion de cet établissement pendant 1791. Dans les dépenses scolaires, nous relevons les suivantes : 2 compas, 3 livres. Une rame de papier d'Hollande, 29 livr. Une rame de griffon, 10 l. 3 Nouveaux Testaments portatifs, 9 l. 4 Imitations de J.-C., 5 l. 3 canifs, 9 l. 2 rames de papier, 14 l. 1 étui de mathématique, 18 l. 4 règles, 4 l. - Les frais d'enterrement du Frère décédé sont de 18 l. 15 s. - Les dépenses suivantes se rapportent au départ des Frères : Voyage d'un Frère à Rouen, 24 livres, 8 chapeaux de St-Yon, 32 l. 15 s. 8 rabats neufs, 35 l. Voyage de 6 Frères partant de Lisieux, 520 l. 6 cannes aux 6 Frères, 6 l. - L'abbé Julien est le chapelain. - Avant 1791, Fr. Aventia est directeur. - Récapitulation de ce compte final : Recettes, 2.325 l. Dépenses 4.710 l. 19 s. 9 d. Avance, 2.415 l. 19 s. 9 d., dont Fr. Ribaux demande le remboursement.
5 mois plus tard, le 30 novembre, a lieu la vente nationale des meubles des ci-devant Frères St-Yon ; elle produit 3.657 l., 5 sols.
Assimilés au clergé, les Frères des Ecoles chrétiennes subissent les mêmes persécutions durant la tourmente révolutionnaire, mais, en l'an XIII, ils trouvent en Napoléon un puissant protecteur. En effet, l'Empereur déclare qu'il a l'intention que l'Institut des Frères et des Soeurs des Ecoles chrétiennes soit rétabli ; ce qui a lieu.
Bien que l'instruction publique soit alors à Lisieux, comme partout, dans le plus grand désarroi, ce n'est qu'en 1810 que la municipalité lexovienne rappelle les sympathiques Frères St-Yon et, le 16 janvier 1811, ils réouvrent leur Ecole (4).
Depuis cette date, les dignes disciples du vénérable de la Salle suivent avec honneur l'humble et glorieuse voie tracée par ceux de leurs devanciers dont nous avons la satisfaction de rappeler les noms peut-être oubliés à Lisieux.
E. VEUCLIN.
(2) Les comptes précités portent, au chapitre des dépenses annuelles, une somme de 50 livres pour les récompenses décernées aux écoliers. Il s'agit évidemment d'une Distribution solennelle de Prix à la fin de l'année scolaire.
(3) Ces instituteurs, la plupart improvisés, abandonnèrent leur poste avant l'an III. L'un a cependant laissé un bon souvenir ; c'est Davin Etienne, lequel exerçait encore en 1815. A cette date, il remontre à la municipalité qu'étant âgé de 69 ans, il a 45 ans d'exercice, dont 37 à Lisieux sans interruption et 6 au régiment de la couronne ; il a présentement 12 à 15 élèves ; leur rétribution est de 30 à 40 sous par mois ; 2 élèves sont gratis. Il fait observer qu'il a soutenu 6 ans l'instruction en remplacement des Frères St-Yon ; il comptait plus de 90 élèves. Il ajoute : "Mon zèle pour l'éducation fut tel, qu'abandonné par mes confrères, je restai seul pour soutenir cet établissement l'espace de 18 mois, sans rétribution et privé de donner des leçons particulières". - En l'an IV, Davin avait 60 élèves et un traitement annuel de 1.200 francs.
(4) Toutes ces notes sont tirées des archives communales de Lisieux ; dossier de l'Instruction publique.