Les évocations de la vie
d'autrefois ravissent nos imaginations en leur apportant une poésie que
la vie actuelle, hâtive et quelque peu brutale, leur refuse trop
souvent. C'est pour nous un plaisir, mieux : un bonheur de contempler
au passage les costumes aux formes curieuses, mais démodées, d'un
défilé ou d'une fête historique et, avec leur richesse, leurs couleurs
variées, éclatantes ou sombres, toutes cependant, quelles que soient,
au goût d'un populaire bon enfant, de nous repaître, si j'ose dire, du
spectacle qu'offrent aux regards rois et seigneurs en riches parures,
dames en atours fastueux, puis, dans leur entourage ou à leur suite,
les capitaines, les soldats, les bourgeois, les valets, les uns et les
autres, alors même que l'évocation se rapproche de notre siècle, si
différents de nous par l'habit comme par les usages, comme par les
mœurs. L'impression qu'on ressent est charmante : elle est telle que
l'envie nous prend des temps révolus, principalement de ceux où
vécurent les originaux des acteurs qu'on admire. Nous nous figurons
volontiers, devant ces comparses brillants, vus un jour de radieux
soleil, que le passé fut exempt des misères, des douleurs, des soucis
qui nous assaillent quotidiennement. Le
Bon vieux temps n'est pas
toujours une expression d'ironie banale : une cavalcade suffit pour lui
donner un sens précis, compréhensible de tous, enchanteur toutefois par
les visions fortunées qu'il éveille en nos cerveaux, trop souvent aux
prises avec les ennuis dune existeiluéy Triste dans sa dureté.

Je désire en ces lignes faire revivre une ce ces évocations, non la
plus grandiose et la plus scrupuleuse de celles que j'ai vues, mais la
plus gracieuse à coup sûr, celle en même temps dont j'ai gardé le plus
fidèle souvenir : je veux parler du « Marché-Vieux », tenu à Lisieux,
place des Boucheries, pendant les fêtes du mois de Juillet 1904. Il
mérite ce souvenir écrit ; dans la narration que j'entreprends, si je
parviens à donner l'impression de son charme ; si je puis peindre sa
grâce souriante et son animation joyeuse, tout difficile que puisse
être mon lecteur, il partagera mon opinion : d'avance j'en suis certain.
La réussite de ce marché fut merveilleuse : il se tint, il est vrai,
dans un décor magnifique, tout fait, se prêtant par sa beauté
archéologique aux reconstitutions de l'histoire locale et les faisant
valoir en les enveloppant de toutes les apparences de la vérité. Il
fut, sans conteste, la première et principale cause du succès : il me
faut, pour cette raison, le décrire tout d'abord.
Beaucoup plus longue que large, se rétrécissant peu à peu à mesure
qu'elle s'avance vers son extrémité nord, la place des Boucheries,
située en plein cœur du quartier Saint-Jacques, est d'un aspect
mouvementé des plus pittoresques. Débarrassée aujourd'hui des halles
qui jadis l'occupaient en partie, plus spacieuse et, par suite, plus
aisée à contempler dans son ensemble, elle réunit autour de son aire
les divers modes de l'art de bâtir avec le bois, depuis le manoir
encorbeillé â pignon du XVe siècle jusqu'au logis dont la façade plate,
la symétrie déjà banale, les combles sans agréments, témoignent de la
décadence du goût aux approches de la Révolution. Tout d'ailleurs s'y
mêle agréablement, sans heurt, sauf en certain endroit, vers la
Grande-Rue, où une maison contemporaine, dénuée de charme et de style,
offense l'œil par la crudité des tons lourds de sa peinture. Mais cette
tache disparaît, est oubliée, dès qu'on observe un peu attentivement,
dès qu'on pénètre la distinction, la grâce, l'originalité des autres
constructions : comment s'en souvenir, en effet, devant tel manoir qui,
remanié avec un tact infini dans la seconde moitié du XVIe siècle,
surmonte depuis lors son premier étage, œuvre coquette de la
Renaissance, d'un second d'aspect plus sévère, datant, aussi bien que
le pignon au gable ogival, de cinquante ans et peut-être même de
quatre-vingts ans auparavant ? devant tel autre, plus ancien et tout
aussi bien conservé, celui-là vaste, haut, puissant, autrefois percé de
multiples fenêtres, attestant comme le précédent, et à un égal degré,
avec le savoir-faire des « maîtres » du moyen-âge, leur souci
d'éclairer, d'aérer les intérieurs, leur soin d'accuser par le dessin
judicieux et robuste des lignes maîtresses de l'édifice, sa
destination, ses divisions principales ? devant tel autre encore, non
moins vieux, plus trapu toutefois et plus modeste que ce
dernier, et qui, sur le mur de son unique étage cuirassé d'essentes
ingénieusement disposées, fait surgir une lucarne immense, rustique
sans doute, mais imposante dans la nudité de son architecture. Si la
nécessité — et aussi le besoin, plus impérieux peut-être, de suivre la
mode — n'avait gâté nombre de rez-de-chaussée en les aménageant au
goût du commerce moderne, la place des Boucheries serait, avec la rue
aux Fèvres, sa voisine, le tableau le mieux conservé, le plus vrai, à
mettre sous les yeux de qui, ayant étudié la vie de nos pères, voudrait
en plus avoir l'idée exacte du milieu où ils la vécurent.
Qu'on se représente maintenant, dans ce décor extraordinaire, des
boutiques en plein vent, de construction légère et simple, couvertes
pour la plupart, telles, vraisemblablement qu'on devait les établir
vers la fin du XVIIIe siècle ; qu'on voit derrière leurs étaux, là de
jolies Normandes à la mode de celles que lorgnaient alors nos pères, le
haut bonnet lexovien en tête, la robe courte prenant bien la taille,
le foulard rouge et brun croisé sur la poitrine, la croix d'or au cou,
ici des marchands, des artisans, des campagnards, les uns
bourgeoisement vêtus ou dans un accoutrement de métiers autres porteurs
de la « blaude » traditionnelle ; enfin que de place en place, dans la
foule bigarrée, d'allures et de costume modernes, allant et venant sur
le marché, circulent tantôt un seigneur, la canne en main et l'épée au
côté, la perruque poudrée à frimas le tricorne élégant, tantôt de
graves citadins, ayant sans nul doute pignon sur rue en quelqu'artère
de la cité, moins brillants quant à l'habit, mais se rattrapant, comme
on dit, sur le fonds, en gens pratiques fixés sur sa valeur, tantôt des
paysans au chef rubicond surmonté d'invraisemblables coiffures — de
celle, par exemple, dont se couronna le débonnaire souverain d'Yvetot —
et, pour peu qu'on ait une teinte de science historique, l'imagination
et l'archéologie aidant, on aura facile de faire apparaître aux yeux de
l'esprit, sans trop d'inexactitudes, la fête charmante qu'il fut donné
aux Lexoviens d'admirer, place des Boucheries, pendant le rayonnant été
de 1904.
Si mon lecteur le yeut bien, je vais avec lui faire une promenade dans
le « Marché-Vieux » : errant de boutique en boutique, nous flânerons
sur son carreau, nous observerons ce qui s'y passe et nous le noterons.
Une connaissance plus intime avec lui fera apprécier mieux que mon dire.
Voici, au sortir de la rue aux Fèvres, dans l'axe longitudinal de la
place, la croix, symbole de paix et de bonne foi, œuvre authentique
d'un maître ferron du moyen-âge. Arrêtons-nous devant elle un instant :
mise en cet endroit pour attester la fidélité de la reconstitution
entreprise, elle est svelte, fine, sobre en détails, exquise de
légèreté. Puis engageons-nous dans les flots du peuple badaudant de
toutes parts, parmi ces curieux qui marchent, piétinent, se croisent,
se pressent, se bousculent, ici s'arrêtant près des vendeuses
coquettes, là, près des marchands aux boniments originaux, chalands
sans but précis, en quête seulement d'un achat justifié à leurs yeux
par l'occasion, comme en toute fête de ce genre.
Et comment ne se laisseraient-ils pas tenter ? L'occasion est partout
et tous les goûts peuvent se satisfaire. Voyez cette jeune femme,
aimable et jolie, qui d'un geste gracieux, montre en souriant son
enseigne : « Dans les petits pots, la bonne espèce ». Comment résister
? On ne résiste pas : ses faïences anciennes sont enlevées sans
contestation, sans débâts, « Qui veut des bâtons normands ? »
crie plus loin à tue-tête un beau gars, artisan du crû. La foule vient
à lui, s'arrête et fait cercle ; alors notre homme, d'un ton
plaisamment malicieux : « C'est pour les bêtes récalcitrantes ; au
besoin pour les femmes qui le sont ! » Le trait est fort, mais, bah !
on rit et on achète. La coquetterie — on le sait trop — est un de ces
péchés mignons que nous font payer cher les filles d'Eve : s'il est
souvent leur perte, il est aussi parfois la nôtre. Rien d'étonnant, par
suite, à ce qu'elles se serrent, ravies, autour d'une dentellière qui,
d'un doigt agile entrecroisant sur le métier les bloquets et les
fuseaux chargés de fils, fabrique avec une sûreté remarquable le tissu
léger et transparent aux dessins délicats dont elles rêvent toutes de
parer leurs toilettes. Ici, la réclame est inutile : la clientèle est
sûre, nombreuse, sans cesse accrue, toujours renouvelée.
Qui sont ces soldats étranges ? Le public les regarde, surpris : il
détaille longuement, avec une curiosité intriguée, leur uniforme blanc
aux revers couleur bleu de roi. Celui-ci d'ailleurs n'est pas pour lui
déplaire; il le trouve même des plus seyants : à l'entendre en parler,
on sent qu'il le ferait adopter, s'il pouvait. Ce sont des
gardes-françaises, ayant pour consigne d'assurer l'ordre. Ils
l'exécutent, certes, en conscience ; mais il leur arrive parfois de
s'en délasser par un brin de causerie avec les braves gens du marché.
Passons, sans trop le remarquer : métier de soldat, un tel jour, est si
fastidieux !
A l'enseigne du « Grand Saint Crespin », un maître du métier de
savetier-cordonnier, le tablier de cuir pendu au cou, la tête sous un
ample bonnet de coton, tire sur le cuir, ajuste l'empeigne, bat la
semelle, en artiste consommé : on voit qu'il a subi les épreuves
corporatives et s'en est tiré avec un parchemin attestant sa capacité
et sa suffisance. Il est bien de son temps, l'excellent homme ! il
prise et ne fume pas : remarque judicieuse, utile à faire de nos jours,
non sous le règne de Louis XVI. Jetons un coup d'œil sur l'échoppe du «
Chat Vanné », encombrée d'objets de toutes sortes, tressés en osier,
sur celle du glottier, fabriquant pour les fromageries des paillassons
de roseaux ; des fumets exquis nous attirent : allons les respirer de
plus près.
Quelle voluptueuse odeur, en effet ! Cela monte, s'étend, emplit l'air,
gonfle les narines. « Au parfum troublant de la Charcuterie », dit
l'enseigne ; elle dit bien. Nous sommes contre la baraque d'un
chaircuitier, savant dans l'art d'apprêter, de transformer de mille
manières, plus succulentes les unes que les autres, toutes les parties
de l'Animal-Roi que chanta Monselet, savant de même, et tout autant, en
celui d'exciter, de fasciner les convoitises gastronomiques par
l'exposition alléchante des produits dûs à cet ingénieux et
pantagruélique labeur : voyez le monceau de savoureuses victuailles
dont il tente les yeux agrandis de la foule ! Aussi que de ventres
stationnent au-devant de son étal : le « parfum troublant » les a pris
; il les domine et leurs propriétaires demeurent. C'est un fin
observateur de la mentalité humaine que notre marchand : son enseigne
démontre qu'on peut être à la fois commerçant avisé et profond
psychologue. Elle réunit également ces deux qualités précieuses, la
bonne faiseuse de galettes dorées qui, se souvenant peut-être de la
croix dominant le marché, en tout cas très convaincue qu'il n'est
meilleur adjuvant aux transactions que la bonne foi, se recommande de
même aux gourmets — et en général à toute la race des gourmands — par
une devise, moins ronflante sans doute, mais tout aussi persuasive en
son absence calculée cle prétention : « A l'honnête Pâtisserie ». On en
a là, comme à côté, pour son argent ; pourtant on s'empresse, là
encore, de l'échanger : le nez et l'estomac, ayant leur part dans un
achat qui les tente violemment, ne permettant pas l'hésitation.
La soirée s'avance ; portons ailleurs nos pas, si nous voulons tout
voir : aussi bien sommes-nous un peu las de visions mirifiques, trop
terre à terre cependant et, il faut bien le dire, vraiment trop
sensuelles. Ecoutons un brin, si vous le désirez, ces chanteurs
ambulants, poudrés comme des marquis et accompagnant des sons de la
cornemuse les airs célèbres du Biniou et de En Avant, ma Normandie,
puis allons vers les fleurs merveilleuses qui s'épanouissent là-bas,
sous les regards éveillés de jeunes boutiquières fraîches comme elles
et, comme elles, joignant les splendeurs de la forme aux splendeurs du
coloris.
Plaisir exquis des yeux, enchantement de l'odorat, les voici toutes, en
bouquets, en pots ou en guirlandes, les belles fleurs de l'été !
Lesquelles choisir ? On ne sait, tant elles sont toutes charmantes,
tant un art gracieux a su les grouper, les opposer, les faire valoir
l'une par l'autre ! L'indécision, d'ailleurs, est courte : la marchande
accorte, rieuse sous les blanches dentelles de son bonnet, a des mots
aimables qui arrêtent le choix sur le lys qu'elle présente, sur le
camélia qu'elle vous met en mains. C'est partout même empressement :
cohue : « Au Soleil levant », cohue « Aux Fleurs d'Amour ». Et nulle
part la pratique n'a garde de discuter : les regards enchantés, elle ne
cesse d'admirer les roses vivantes, trônant, radieuses sur leurs tiges
élancées, parmi l'encombrement des roses mortes. Un propos plus ou
moins délicat, une allusion plus ou moins bien venue, et elle paye.
Mais, à son air énigmatique, à la malice gauloise courant sur sa
figure, on devine qu'une interrogation s'arrête discrètement sur ses
lèvres, qu'elle brûle de l'en faire jaillir et qu'elle n'ose ;
toutefois elle la laisse lire clairement sur son front ; je l'ai
déchiffrée et la voilà : Les vraies fleurs d'amour ne sont-elles pas
celles-là plus encore que celles-ci ?
Nous pouvons nous avouer entre nous que la question n'existe pas ;
c'est assurément les premières qui sont les véritables : jeune fille,
vêtue de grâce et de beauté, fut toujours supérieure aux plus
éclatantes corolles. Tout en résolvant ce captivant problème de la
flore, nous avons marché et nous voici près du puits gothique aux
montants fleurdelisés que surmonte un fleuron largement touffu,
semblable à ceux qu'on rencontre par endroits, terminant l'accolade,
aux linteaux des portes du XVe siècle, dans les maisons environnantes.
Une joyeuse parade se fait entendre non loin de nous: terminons'notre
promenade en l'allant écouter.
O les bons baladins ! sur les hauts tréteaux de sa curieuse baraque,
Gauthier-Garguille et ses suppôts, Gros-Guillaume le ventru à la trogne
puissamment colorée, l'étique et glabre Turlupin, gais compagnons,
grands donneurs de répliques burlesques, après avoir fait vibrer par
leurs farces les longs éclats de rire du populaire, le convient à leur
rendre une visite, non gratuite et pour cause, mais, à leur dire,
rémunératrice pleinement par la joie folle qu'elle lui causera. Sur la
foi de cette promesse, le populaire se porte vers les tréteaux,
s'entasse à l'escalier, parvient enfin à les franchir, puis, contre
espèce trébuchante et sonnante, est admis à s'enfourner sous la tente
des bateleurs. Nous perdrons sans doute à ne pas l'imiter : ils sont si
amusants, les excellents compères ! ils sont d'un si parfait comique,
quand ils chantent nos vieilles chansons normandes ! Mais le repos nous
est nécessaire : cette excursion à travers le « Marché-Vieux» nous a
quelque peu fatigués.
Eh bien, que penses-tu, lecteur, de la fête décrite ici par moi ?
N'avais-je pas raison quand je te disais qu'elle méritait un souvenir
écrit ? Bien que je l'ai tracée, comme on dit, à grands coups de
pinceau, si ma description t'a plu par son agrément, tu dois désormais
partager mon avis. Sache bien pourtant qu'elle eût été d'un effet plus
vulgaire ; que, par cela même, son attirance eût été moins forte ;
privée du décor superbe dans lequel elle fut donnée. Certes, les
coquettes boutiques foraines, les habits d'autrefois, les parures
anciennes, les vieux uniformes, ont été pour les regards un régal des
plus attrayants : mais il est très sûr que toute cette défroque de nos
pères, si riche, si gracieuse qu'elle ait pu être, aurait perdu de son
charme, et plus encore de son cachet, dans un milieu en complet
désaccord archéologique avec elle. Lisieux est une ville rare : elle
est, de nos jours, une de celles qui ont le mieux gardé leur aspect du
temps jadis. Toute évocation du passé y est donc à sa place. Qu'elle
conserve le plus longtemps possible sa physionomie d'une beauté si
pittoresque ! A se transformer elle s'enlaidirait. C'est l'idée
qu'exprimait, ce semble, un Rouennais, homme de goût et de jugement,
quand il s'écriait à la vue du « Marché-Vieux » : « Nous venons
d'avoir, nous aussi, des fêtes normandes ; elles furent peut-être aussi
soignées que celles-ci : mais, hélas ! le cadre n'était plus ! » En
même temps qu'un hommage à la valeur artistique de nos architectures
ancestrales, ce cri n'était-il pas un avertissement d'avoir à
respecter, le plus que faire se pourra, les bonnes constructions
qu'elles nous ont léguées? Ne déplore-t-il pas en outre ce qu'on a
appelé « les embellissements de Rouen », c'est-à-dire les démolitions
mal comprises et sans raison, l'édification de maisons sans reliefs et
sans beauté, l'abus des alignements bêtes !
Ch. ENGELHARD.