~ * ~
Parmi les vieilles institutions qui meurent, les antiques monuments qui
tombent, les mœurs et les coutumes qui s'effacent, rien peut-être
n'offre plus d'intérêt, plus de curieux souvenirs que ces vastes
marchés annuels qui, s'ouvrant sous le nom de foires, attiraient dans
leur sein une multitude variée de marchands et de visiteurs de tous
pays.
Ce devait être un spectacle bien beau que ces grands centres, où se
donnaient rendez-vous tous les membres de la fraternité des commerçants
; où toutes les industries concouraient à satisfaire les besoins de la
changeante civilisation. Nous avons peine à nous figurer maintenant,
avec quelle impatience nos bons aïeux attendaient cette époque
importante. Nous ne comprenons plus le pittoresque de ces assemblées,
la poésie de ces pèlerinages si longs, si pénibles, souvent même si
dangereux. Nous oublions que venir alors de Paris à Guibray, c'était
entreprendre un voyage aussi difficile que d'aller de nos jours à
St.-Pétersbourg. Aussi, les aventures de voyage ne manquaient pas ; et
les détails sur ce qui se passait dans la capitale, ou dans telle autre
ville que le marchand avait visitée, étaient-ils attendus impatiemment
par les confrères qui avaient l'habitude de traiter avec le voyageur.
Et ces confrères avaient aussi des nouvelles à donner, en échange de
celles qu'ils apprenaient ; et tous étaient heureux d'entendre et de
conter, tous étaient crédules, car tous étaient trop honnêtes gens pour
se jouer de la bonne foi de leurs auditeurs.
Une des foires les plus anciennes et les plus fréquentées, est sans
contredit celle de Guibray, et comme tant d'autres institutions, qui
peu à peu se sont métamorphosées avec le temps, celle-ci , aujourd'hui
toute consacrée au commerce, dut son origine à la piété ; et ce
concours immense de trafiquants ne fut d'abord qu'une réunion de pieux
pèlerins.
Dans les premières années du VIIIe siècle, le terrain où est bâti le
faubourg de Guibray était couvert d'une forêt de chênes et de
châtaigniers. Un berger, s'aperçut qu'un de ses moutons, au lieu de
paître l'herbe, s'était arrêté à gratter le sol avec une insistance peu
ordinaire ; il essaya de le faire rejoindre le troupeau, mais le mouton
répondait par des bêlements tout-à-fait extraordinaires et surnaturels
; puis, il recommençait à gratter avec une nouvelle ardeur. Le berger
se décida donc à fouiller la terre avec sa houlette, et bientôt il
découvrit une statue de la Vierge Marie tenant un enfant dans ses
bras.
On dut alors s'occuper de déposer la relique dans un lieu convenable,
où elle pût être exposée à la dévotion des fidèles ; aussi vers l'année
720, époque de cette découverte , on s'empressa d'élever sur le lieu
même, au milieu de la forêt , une humble chapelle consacrée à la
Vierge. Tel fut le miracle qui devait pendant tant de siècles faire la
prospérité de Falaise. Remarquons ici le rôle important que les bergers
et les moutons jouaient autrefois dans toutes les découvertes de ce
genre ; aujourd'hui, les antiquaires ont beau fouiller partout, ils ne
dénichent plus de pareils trésors : il n'est donc pas étonnant si la
crédulité publique se prit un jour à considérer les bergers comme
sorciers ; mais les pauvres moutons sont restés moutons, et les
antiquaires sont toujours antiquaires comme devant. Cependant par amour
pour ces derniers, nous dirons deux mots sur l'étymologie du nom de
Guibray. Ce faubourg de Falaise, éloigné d'environ un kilomètre de la
ville, a tiré son nom, selon les uns, du mot bray, dérivé du celtique
braïa, qui signifie terre, boue, et selon les autres, du bray ou cri
des druides appelant le peuple à cueillir le gui dans la forêt, ou
encore bray ou bêlement du mouton qui découvrit la statue dont nous
avons parlé. Pour repousser cette dernière opinion, il suffit de
remarquer que le mot bray entre dans la composition du nom de plusieurs
lieux voisins, où le cri des druides et surtout le bêlement du mouton
merveilleux ne se sont jamais fait entendre.
Quant à la première partie de ce mot, elle a donné lieu également à
diverses conjectures. Vient-elle du latin
Viscus signifiant
Gui, ou
de l'anglo-saxon
Whit qui signifie
blanc ? Ce nom serait alors
terre du gui ou
terre blanche ; nous laisserons le choix au
lecteur, en faisant remarquer, toutefois, que le changement du W en G
est ordinaire dans l'anglo-saxon et dans l'anglais moderne : de
William, on a fait Guillaume ; de Wash, gouache ; de Wasp, guêpe ; de
Wimple, guimpe ; de Wales, Galles : les citations ne finiraient pas.
Cependant, est-il bien probable qu'un peuple forme le nom d'un lieu de
deux mots tirés de deux langues diverses, si on excepte les noms
composés par les savants ? Peut-être la première partie de ce mot ne
serait-elle en définitive qu'un nom propre.
Une léproserie avait été établie à Guibray vers la fin du XIIe
siècle, au retour des croisades, il en reste encore une chapelle
consacrée à St.-Marc et dont partie est de reconstruction plus moderne
: on y va de Falaise en procession, le jour de la fête du saint. C'est
encore des hauteurs de Guibray que le duc de Glocester, général d'Henri
V, roi d'Angleterre, attaqua Falaise à la fin de l'année 1407. Mais
revenons à l'image de la Vierge Marie.
Quoiqu'il en soit de la manière dont l'image fut trouvée, et la
chapelle érigée ; le bruit du miracle , auquel cette pieuse fondation
devait son origine, attira bientôt un nombreux concours de fidèles.
Alors accoururent aussi de tous côtés des colporteurs et marchands
ambulants, venant s'établir autour de la chapelle, pour vendre des
images et des reliques de la Vierge. Alors s'élevèrent ces petites
échoppes, telles qu'on en voit encore dans le voisinage des lieux
fréquentés par les pèlerins. Alors aussi les auberges s'ouvrirent en
grand nombre, pour se prêter aux exigences de cette foule toujours
croissante.
Bientôt enfin on comprit les avantages qu'on pouvait tirer de cette
assemblée annuelle, et on songea à la fixer d'une manière permanente
dans le voisinage de la ville.
Croyant sans doute favoriser cette dernière, Robert-le-Libéral, père de
Guillaume-le-Conquérant, assigna d'abord un
emplacement plus voisin de Falaise que ne l'était le premier. Ce fut ce
même terrain où, en 1785, on fit des fouilles pour découvrir du charbon
de terre, et près duquel se trouve l'hôpital général actuel. Cet
emplacement porte encore le nom de Camp ou Champ-de Foire. Le
Champ-Priseur, le Champ-aux-Œufs, le Pré-Cochon qui, depuis huit
siècles, ont conservé leur nom, indiquent assez l'usage dont ils l'ont
tiré.
Non loin de ce dernier champ, était la croix Hérault ou de Hin-Ha dont
on voit encore les débris au carrefour, sur le chemin de Saint-Clair.
Le nom de cette croix lui viendrait-il de ce qu'un hérault se serait
placé au pied pour faire les proclamations alors en usage, et qu'on
aurait voulu imiter son cri, ou le bruit de l'instrument dont il se
serait servi par les sons hin-ha ? Ces proclamations du reste
commençaient toujours par les mots :
oyez, oyez : cet usage s'est
conservé en Angleterre, seulement le crieur a défiguré ces mots de
notre vieux langage qu'il ne comprenait plus, et il se contente, en
agitant sa clochette, de crier :
o yes , o yes, ce qui n'a plus le
sens commun ; mais n'empêche pas le public de se presser autour de lui
pour l'entendre.
Ce fut également Robert-le-Libéral qui érigea, en foire proprement
dite, cette réunion qui jusqu'alors s'était faite sans ordre et sans
règles : mais, on ne tarda pas à s'apercevoir qu'on ne laissait pas
impunément de côté, à cette époque, la patronne dont on avait d'abord
cherché la protection. La foire placée plus près de la ville que de la
chapelle, perdait trop vite de son caractère religieux ; et cette
brusque transition, refroidissant dévots et chalands, on comprit qu'il
fallait se rapprocher du lieu où se trouvait l'image protectrice, sous
peine de jeter à la fois du discrédit sur la chapelle et sur le marché.
Guillaume-le-Conquérant reporta cette foire sur le lieu même où les
premiers marchands s'étaient installés, et où de nos jours elle existe
encore. C'est peut-être cette circonstance qui a fait croire à quelques
auteurs et notamment à d'Expilly, que Guillaume-le-Conquérant en était
le fondateur. Toujours est-il que cet établissement lui dut un grand
nombre d'immunités et de privilèges qui en firent la prospérité.
Il est vrai qu'en 1532 François Ier enleva aux bourgeois et aux
marchands certains privilèges qu'il prétendait avoir été usurpés par
ceux-c i ; mais malgré ces ordonnances toutes fiscales, cette foire
prit un développement tel, qu'elle devint bientôt la première en
France, après celle de Beaucaire.
Cependant, l'accroissement rapide de pèlerins et de marchands avait,
dès les premiers temps, nécessité une transformation dans l'édifice
ouvert à leur piété ; aussi en 1076 la petite chapelle ayant été
abattue, Mathilde, fille de Beaudouin, comte de Flandre, et épouse du
Conquérant, devenu roi d’Angleterre, avait fait reconstruire sur le
même lieu une église qui porte encore le nom de Notre-Dame de Guibray.
Le style primitif de cette église a été défiguré par un revêtement
moderne qui tient un peu du style grec ; au reste, c'est ainsi qu'on
traite tous nos monuments. Le portail e l'apside encore intacts sont
des morceaux remarquables ; ce replâtrage fut fait en 1771, et c'est ,
nous croyons, à cette époque que l'image miraculeuse, devenue trop
grossière , fut reléguée du chœur où elle se trouvait dans une chapelle
latérale, et qu'une plus belle statue, ayant été apportée du ciel par
les anges, fut mise à la place de la première (2).
L'ouverture de la foire avait lieu jadis le premier mercredi d'après
l'Assomption ; alors deux inspecteurs allaient par les magasins visiter
les marchandises et s'assurer de la qualité, avec droit de saisie sur
toutes celles qui n'étaient pas confectionnées selon les règlements,
mais la liberté du commerce a détruit cette institution qui était la
garantie de l'acheteur. Maintenant, c'est le 15 août, jour même de la
fête, à cinq heures du soir, que l'ouverture a lieu. Le clergé fait ce
jour-là une procession tout autour du champ de foire, et les opérations
du négoce commencent ensuite. Le lendemain une quête pour les pauvres
se fait chez tous les marchands. La durée de la foire est fixée à 15
jours, mais c'est dans la première semaine, appelée la grande semaine
ou semaine des franchises, que se font toutes les affaires ; et même
les plus considérables sont terminées dès les quatre premiers jours.
Lors du déballage qui a lieu le 13 août, les pompes sont essayées en
présence du maire, et elles stationnent pendant la quinzaine suivante
près d'une citerne, située au milieu du champ de foire, pour la
sauve-garde des marchandises qui y sont agglomérées à cette époque. On
ne pouvait autrefois vendre ni dresser d'échoppes en dehors des limites
prescrites, mais ce règlement n'est guère bien observé aujourd'hui.
Vers 1778, selon M. Coquebert de Monbret qui a puisé ses renseignements
dans les archives du commerce, les opérations s'élevaient à 7 ou 8
millions, M. Rulhières les porte même jusqu'à 25 millions, et M.
Galeron pense qu'elles ont dû beaucoup approcher de ce chiffre, mais
dès 1780, cette foire commença à perdre de son importance, et depuis ce
temps elle a toujours décliné : d'un côté, la facilité des
communications, et de l'autre, le refroidissement des fidèles pour la
patronne lui ont porté un coup funeste ; terribles effets de la vapeur
et de la philosophie. Cependant, malgré l'état de décadence où tombent
toutes ces institutions d'une autre époque qui disparaissent une à une
avec les besoins qui les ont fait naître, le commerce de Guibray
offrait encore des résultats assez satisfaisants, il y a une douzaine
d'années ; aujourd'hui même, il est encore considérable si on le
compare à celui des autres foires. Les marchandises qu'on y trouve
consistent surtout en laines, frocs, flanelles, draps, toiles et
roueuneries. Les aciers, la quincaillerie de Laigle et de Paris, les
bois de teinture et les cuirs de Pont-Audemer, de Saint-Germain et
d'Harcourt, forment aussi quelques-uns des principaux articles, ainsi
que la bonneterie de Falaise qui, pendant le cours de l’année, occupe
un nombre considérable d'ouvriers.
Tous ces documents que nous venons de donner suffisent sans doute pour
montrer l'antiquité de cette foire et l'importance qu'elle put avoir
jadis ; mais ces dates, ces chiffres, au moyen desquels tout se traduit
à l'esprit du lecteur, n'offrent, à vrai dire, qu'un tableau bien pâle
et bien incomplet. La physionomie de cette scène animée a disparu et le
langage est impuissant à la reproduire ; aussi M. Galeron qui sait
quelle infinie supériorité un tableau possède en pareil cas sur toutes
les descriptions du monde, se prend-il à regretter vivement qu'une
excellente gravure, représentant la foire de Guibray telle qu'elle
était il y a plus de deux siècles, soit devenue tellement rare qu'il
n'ait pu parvenir malgré ses recherches à se la procurer ; en
conséquence il a cru devoir engager ceux qui la retrouveraient à la
reproduire par la lithographie. La lithographie ! Quoi M. Galeron vous
cherchiez un tableau qui vous retraçât les vieux costumes, les vieilles
mœurs de nos ancêtres, il y a plus de deux cents ans, et vous voulez
les reproduire par un procédé moderne ! Vous voulez obtenir la
physionomie de l’époque, et votre lithographie née d'hier détruira la
physionomie du tableau. Il faut à ces reproductions, le crayon du
temps, le burin du graveur contemporain ou tout est gâté. Eh bien ! M.
Mancel a compris ces vérités et nous devons, dans l'intérêt de l’art,
l'en féliciter. M. Mancel a réussi à se procurer cette fameuse gravure
dont il avait vu, à la bibliothèque royale de Paris, un exemplaire
déchiré ou brûlé en partie ; et il s'est empressé de songer à la
reproduire en lui conservant son originalité, sa vérité dans les plus
petits détails. Et certes il a eu raison de ne pas hésiter à préférer
la gravure au procédé lithographique. Il s'agissait d'enrichir les
collections des amateurs, bien plus que de faire une spéculation.
D'ailleurs la lithographie qui, dans certains cas peut avoir quelques
avantages sur la gravure, échoue toujours quand il s'agit de retracer
un assemblage d'objets de petite dimension ; ce procédé ne donne alors
qu'une sorte d'
estompé, pâle, confus et insaisissable. Dix-huit mois
ont été consacrés par un habile graveur de la capitale à rendre la
planche trait pour trait, coup de burin pour coup de burin, aussi à
l'exception de la couleur du papier, est-ce à se tromper entre
l'original et la copie.
*
* *
La voilà donc maintenant cette foire de Guibray, vivante et animée,
folle et commerçante, riche et brillante, telle que vous eussiez pu la
voir il y a deux cents ans, cela vaut sans doute la peine de se
déranger, et vous ne demanderez pas mieux, j'en suis sûr, que de la
parcourir.
Faisons toutefois une remarque sur les gravures de cette époque, c'est
qu'elles manquent de perspective ; mais loin que cela soit une faute
dans de telles compositions, nous pensons que c'est un grand avantage.
La perspective nuit au tableau qui représente des scènes multiples de
ce genre : on a sur le premier plan quelques personnages bien exprimés
et les autres plans n'offrent qu'une foule confuse. La perspective ici
ne serait autre chose qu'une foire vue d'un point fixe adopté par le
peintre, et Dieu sait si jamais on peut se faire une idée nette d'une
foire vue de cette manière ; l'absence de perspective, au contraire,
nous donne un tableau sur lequel on avance de scène en scène, et où
tout se déroule avec suite et enchaînement, comme sur le terrain
véritable. L'artiste d'ailleurs a eu le soin de diminuer la proportion
des figures à mesure qu'elles s'éloignent du spectateur, mais sans les
déranger de leur place naturelle, de sorte qu'il faut faire une
véritable promenade sur la gravure pour la voir dans tous ses détails,
et Dieu sait si ces détails sont nombreux, curieux et variés, naturels
surtout, parfois même au-delà de l'expression raffinée de notre langage
moderne : Je vais vous donner une preuve concluante de mes assertions.
Il me souvient, bon lecteur et aimable lectrice, qu'en l'année seize
cents et quelques, si je ne me trompe, j'étais allé à cette fameuse
foire de Guibray, en compagnie de plusieurs honnêtes bourgeois et de
leurs charmantes moitiés : depuis ce temps, ceci avait bien déserté ma
mémoire , lorsqu'en jetant les yeux sur la gravure que j'ai eu
l'honneur de vous signaler, je me prends à m'ébahir et à me reconnaître
comme si c'était encore hier que j'eusse fait cette excursion. Vous
voyez que je suis le vieux des vieux, ne vous étonnez donc pas si
j'aime à conter, et, si cela ne vous ennuie pas, je vais vous retracer
la chose comme elle se passa, en vous engageant à suivre mon itinéraire
sur la planche que vous avez ou devriez avoir sous les yeux.
Je sors donc après un bon diner de l'auberge
du sermon, qui se trouve
sur notre main droite, j'offre le bras à l'une de ces dames , et tout
guilleret je me lance dans la foule pour faire voir à ma jolie
promeneuse les curiosités. Vous pensez bien que nous ne nous égarâmes
guères au milieu de cette cohue qui n'est autre que le marché au bétail
; d’ailleurs, je ne vous ferai pas la description de la race bovine qui
l’occupait, vu que c'est une espèce de quadrupède éminemment
inaccessible à la civilisation, et dont les mœurs et le costume sont
toujours restés les mêmes depuis des siècles.
Nous jetâmes pourtant en revanche un coup- d'œil sur le marché aux
chevaux, cela valait s’arrêter, car c'était la fine fleur de nos
chevaux normands. Noble conquête ! s'est écrié Buffon depuis, en voyant
l'élégant et vigoureux quadrupède ; et pourtant, Buffon n'avait pas vu
encore notre hippodrome, ni ces courses brillantes, où nos rapides
coursiers rivalisent de grâce et de vitesse ; Buffon ne les avait pas
vus triomphant devant un nombreux concours de spectateurs qui leur
prodiguent des applaudissements, auxquels, tout chevaux qu'ils sont,
ils ne manquent pas d'être fort sensibles, l'amour – propre ayant
toujours été un point extrêmement saillant dans le caractère du cheval
et de l'auteur dramatique. Je crois que ma belle dame avait quelque
petite peur de ces fiers animaux, mais elle se risquait néanmoins,
peut-être à cause de tous les élégants gentils-hommes qui chevauchaient
à l'entour avec leurs riches costumes, leurs longues moustaches, leur
rapière plus longue encore et leur plume flottante, balancées sur le
chapeau à grands bords qui depuis est tombé dans le domaine exclusif
des brigands Italiens.
Il faut convenir que voilà bien ces galants cavaliers peints au naturel
, portant le noble oiseau sur le poing et caracolant à plaisir sur
leurs fringants destriers ; voilà bien ces pages, ces écuyers,
Et ces piqueurs alertes,
Qui sur leurs manches vertes
Portent les noirs faucons.
Tous, il est vrai, n'ont pas au poing l'agile chasseur, mais sans doute
ils s'empressent de venir l’acheter, car on en vend encore à ce marché
où l'on vend déjà tant de choses ; c'est du moins ce que nous dit le
bon M. de Bras. Là,
de toutes nations s'assemblent un grand nombre
d'hommes qui se fournissent tant de grands chevaux, haquenées de prix,
de besteaux, oyseaux de proie, etc. , etc. , et s'y assemble encore,
continue le même auteur ,
si grand nombre de peuple, que les
bateleurs, baladins et pauvres quaymans s'y treuvent pour en profiter.
Et vous pouvez en effet voir sur la gravure deux ou trois
quaymans
qui mendient à en importuner les promeneurs.
Tout près du marché aux chevaux, se trouvent les boutiques des selliers
où se confectionnent, et aux devantures desquelles on voit pendre les
colliers des chevaux de trait, tels à peu près qu'on les fait encore
aujourd'hui.
Mais tout cela intéressait bien moins ma promeneuse que ce farceur qui,
monté sur deux tonneaux pour théâtre, amusait par ses tours et ses
chansons les spectateurs qui l'entouraient ; et pourtant, nous passâmes
assez lestement. Alléchés que nous étions par un autre genre de
spectacle, nous allâmes nous arrêter devant ce singulier théâtre dressé
en plein vent et qui attirait une foule immense. Ne sont-ce pas
vraiment des figures à peindre que toutes ces bonnes faces ébahies
tournées vers ce baladin vêtu en grand seigneur, et qui fait l'annonce
de son spectacle ? Là sont accourus gentilshommes et bourgeois, les uns
à pied, les autres à cheval, nobles dames et humbles demoiselles, et
tous écarquillent les yeux et ouvrent les oreilles bien grandes, pour
ne pas perdre un geste, pour ne pas laisser échapper un mot. Avouons
aussi que la
curiosité était digne des curieux : c'était un maraud de
bateleur Italien qui s'avisait de faire voir la huitième merveille du
monde, chacun se pressait, se poussait avec fureur pour passer derrière
le rideau qui cachait cette merveille, et que trouvait-on ? Une femme
muette de naissance. Bateleur impertinent, va ! je ne voulus pas entrer
et je fis bien : le charmant babil de ma dame était pour moi une
merveille bien plus précieuse ; nous avions perdu le mari dans la
foule, où nous n'avions pu le retrouver, bien que nous ne le
cherchassions pas, mais c'est ainsi que les maris se retrouvent
toujours.
Plus loin, ce sont des voltiges sur la corde avec pirouette et
suspension la tête en bas, selon la coutume encore suivie de nos jours
dans ce périlleux exercice. J'aurais bien voulu m'arrêter plus
long-temps devant ce saltimbanque des jours anciens, qui se tient en
l'air à la force du jarret, sur la corde non roide, mais la prudence
nous fit un devoir de nous esquiver le plus tôt possible. Hélas ! c'est
que la police n'était pas faite alors aussi sévèrement qu'elle l'est de
nos jours ; et si vous en doutiez, je vous montrerais ces deux
champions qui ont mis l'épée à la main et s'escriment bravement au
milieu de la foule effrayée qui se disperse autour d'eux (3).
Ce n'est pas, du reste, la seule scène de ce genre qui se passât alors
dans ces sortes de réunions, en voici encore plusieurs autres de la
même force qui sont si fidèlement reproduites, que je vous ferai grâce
de la description.
Non loin de là se trouvent les
beuvettes, non pas fermées de toiles
comme celles que nous avons l'avantage de posséder maintenant dans nos
foires et notamment sur le Cours-la-Reine.- Ces
beuvettes étaient
alors bien loin du luxe que l'on remarque aujourd'hui chez ces braves
gens qui débitent à 8 sous le pot du cidre sans tache, dont ils
exposent un échantillon dans une bouteille suspendue au bout d'une
perche, sur laquelle le coq gaulois se tient fièrement perché. On ne
voyait pas le Pompier trinquer avec le Grenadier aussi cordialement que
cela se voit sur les enseignes modernes où l'on annonce le cognac
première qualité à
un sou le petit vert, suivant l'orthographe
historique. Non certes ces
beuvettes étaient loin
d'être aussi confortables, mais elles étaient mieux aérées et ce devait
être un grand avantage. Simples hangards couverts en chaume, elles
abritaient les joyeux buveurs, qui semblaient, pour être un peu plus à
l’air, n'en pas prendre moins gaiement leur
quarte du plus pur
pays
d'Auge.
D'autres lurons, non moins altérés et non moins heureux que les
premiers, sont attablés hors même du chétif abri de la
beuvette, tout
près de la broche en plein vent, dont nous retrouvons l'échantillon
dans toutes nos assemblées de campagne. Là tourne le morceau de lard
sacramentel dont le fumet réjouit l'odorat du gastronome
champêtre.
Viennent aussi les amateurs du fameux jeu de quilles, le
billard de la
guinguette, le complément de toute buvette respectable et fréquentée.
Voilà des amateurs plus ou moins adroits qui jouent leur dépense faite
ou à faire, l'une et l'autre peut-être, car quand on a joué ce qu'on a
pris, il faut nécessairement jouer encore quelque chose à prendre, et
c'est ce qui fait l'avantage de tout bon établissement. Aussi la
guinguette moderne comme la beuvette antique, n'oublie-t-elle pas le
jeu de quilles, ne fût-ce que pour avoir l'honneur de mettre sur son
enseigne ce spirituel distique qu'on lit sur celle d'une petite
chaumière voisine, je crois, de la barrière du Trône :
Grâce au vin généreux qui de ce broc découle,
On peut perdre la quille et conserver la boule.
(historique).
Je sais bien que les beaux jours de ce jeu sont passés, et j'avoue que
c'est une des institutions d'avant la révolution que je regrette le
plus vivement.
Mais laissons là les joueurs pour continuer notre promenade. Au milieu
de cette foule à pied, ne voyez-vous pas s'avancer deux équipages d'un
modèle fort curieux et fort peu en harmonie avec les formes
d'aujourd'hui ? Ce doit être de bien grands seigneurs que ceux qui
passent ainsi dans les rues de cette foire, car les équipages alors
étaient d'une rareté princière, plus rares même que les princes, je
crois, car il était bien des princes sans équipages, mais pas
d'équipage sans prince. Pourquoi, d'ailleurs, ne croirions-nous pas que
ce sont de très-hauts et très-puissants personnages, nous à qui les
chroniqueurs disent, que les princes et la noblesse venaient aussi bien
que la bourgeoisie prendre part aux divertissements qu'offrait cette
foire. Les Anglais y accouraient aussi en grand nombre, et l'on voit
une des rues porter encore leur nom.
Et puisque nous voilà sur le chapitre des rues, je vous engagerai à
visiter avec nous les principales, et je prendrai l'occasion de vous
indiquer celles qui ont changé de nom depuis le jour où je fis la
fameuse excursion dont je vous ai parlé. L'emplacement occupé par les
magasins et les boutiques offre, comme vous le voyez, un carré long
traversé par une douzaine de rues parallèles, aboutissant à deux rues
latérales qui prolongent le champ de foire proprement dit, dans toute
son étendue. Cette rue large et belle où se presse la foule des
promeneurs, a conservé le nom qu'elle a porté depuis des siècles ;
c'est la rue du Pavillon, ainsi appelée parce qu'elle conduit au
pavillon où pendant douze jours siège l'autorité municipale au temps de
la foire. A l'autre extrémité se trouve la rue de Caen, qui porte
aujourd'hui le nom de rue de Rugles ; cette rue est peu fréquentée des
promeneurs, mais elle est garnie d'étoffes de tout genre et c'est là
surtout qu'on trouve les acheteurs.
On peut se faire une idée de la nature des marchandises et du pays des
marchands qui se trouvaient dans toutes les rues, par la diversité des
noms qu'elles portent encore aujourd'hui. C'est la rue de la
Quincaillerie, de la Dindanderie ou Dinanderie et de la Boucherie. Là
vous trouverez aussi ces larges places où venaient s'entasser les
divers articles auxquels elles étaient destinées, nos ancêtres leur
donnaient le nom de fosses ; c'est la fosse aux
Thoilles,
la fosse
aux Draps,
la fosse aux Cuirs, qui est devenue la rue de Trun. Il
est à regretter qu'on ne trouve pas
la fosse aux Lions ; mais le lion
est une suave création de la fashion moderne : espérons que l'espèce,
pour être d'origine récente, ne périra pas de sitôt ; et pourtant, on
ne manquait pas alors d'élégants qui comme ceux de nos jours,
avaient de beaux cheveux, mais on ne s'était pas avisé de considérer
cet ornement comme une crinière ; il faut avouer que la mode est bien
féroce aujourd'hui.
Viennent ensuite la rue de Rouen, la rue de l'Épicerie et la rue de
Paris, où les orfêvres et joailliers de la capitale venaient étaler les
brillantes parures qui se transmettaient dans une famille de génération
en génération, comme les joyaux de la couronne. C'est la rue d'Alençon,
la rue de Tours, la rue de la vieille Mercerie, où se déployaient aux
regards toute la richesse des étoffes d'or, d'argent et de soie,
destinées aux vêtements de l'aristocratie, ainsi que les toiles de fil
ou de coton et la serge dont se vêtissaient les classes plus humbles
des bourgeois. Là s'étalaient encore les riches pelleteries et les
chaudes et moelleuses fourures. Mais vous vous tromperiez étrangement
si vous comptiez trouver aujourd'hui dans ces rues les marchands et les
marchandises que nous y trouvions jadis. Tout a bien changé depuis le
jour où l'artiste confia au papier l'image de cette vieille foire de
Guibray. Les corporations qui établissaient un lien indissoluble et
respecté entre tous les membres d'un même corps de métier ont été
abolies, et chaque artisan, au lieu de voir désormais un ami dont il
cherchait le voisinage et au besoin l'appui, n'a plus vu, dans un
confrère, qu'un concurrent dont il s'est défié et dont il cherche à
s'éloigner le plus possible. Aussi chacun s'est-il dispersé selon son
caprice, dans les diverses rues, sans tenir compte du nom qu'elles
portent ; et d'ailleurs les trafiquants des autres villes ne viennent
plus en assez grand nombre pour peupler celles qu'ils occupaient jadis.
On chercherait également en vain ces chevaux bretons, ces chevaux
allemands, auxquels de longues files d’écuries, bien allignées du côté
du vieil simetière, étaient destinées avec ce titre :
escuries pour
les chevaux bretons, escuries pour les chevaux allemans.
Chevaux et marchands étrangers, denrées abondantes, riches marchandises
de tout pays, acheteurs et promeneurs de toute nation, ont bientôt
tout-à-fait disparu. Nous devons donc nous trouver trop heureux de
posséder cette gravure ancienne, où comme dans un vivant panorama, la
foule qui encombrait Guibray aux beaux jours de sa prospérité, s'agite
et se meut à nos regards avec cette vérité de mœurs, de costumes et
d'ensemble qui donne un si haut prix à de telles productions. Les
environs même de Guibray, les chapelles, l'église de Notre-Dame, les
nobles habitations voisines, rien ne manque à l'effet du coup-d’œil,
tout est là, rendu avec une scrupuleuse fidélité, si bien qu'en
parcourant ces scènes curieuses, vous seriez tous tentés de vous croire
aussi vieux que moi et de vous imaginer, comme j'ai l'habitude de le
faire, que je me suis promené dans cette foire au temps de Louis XIII.
(Extrait de la Revue du Calvados.)
NOTES :
(1) Nous ferons remarquer que la date de la gravure a dû être
postérieure aux faits retracés par l'artiste, faits qui remontent tous
évidemment au temps de Louis XIII.
(2) P. S. Langevin, prêtre. Recherches hist. sur Falaise, 1re partie,
p. 24. Edition de Brée, année 1814.
(3) Cet épisode semble ne pas être de pure invention. On peut croire
qu'il n'a pas été uniquement destiné par l'artiste, à retracer une de
ces rixes, si fréquentes dans toute assemblée aussi nombreuse qu'une
foire ; ou à imiter les scènes de son contemporain Jacques Callot qui
venait de mettre à la mode les gueux, les bohémiens et les spadassins.
Les champions qui se chargent avec acharnement, au second plan à droite
du spectateur, paraissent devoir rappeler une aventure qui venait
d'arriver à l'époque où la gravure fut exécutée, et qui devait avoir
vivement frappé les esprits.
En 1631, plusieurs gentilshommes, depuis long-temps ennemis, s'étant
pris de querelle dans les rues de Guibray, avaient mis l'épée à la main
et s'étaient battus à outrance. Les suites de ce combat avaient été
funestes de part et d'autre : deux gentilshommes avaient été tués, un
troisième blessé, et un quatrième, frère Jacques de Sérant, sieur
d'Audrieu, chevalier de St.-Jean de Jérusalem, avait été emprisonné et
condamné à mort. Ce seigneur n'avait pu se soustraire à l'arrêt qui
l'atteignait qu'en levant la Fierte à Rouen. Encore ne fût-ce pas sans
difficultés qu'il obtint l'application de ce privilège. Des
contestations s'élevèrent, à ce sujet, entre le chapitre de la
cathédrale de Rouen et le parlement de Normandie, ce qui occasionna des
troubles, armements et tumultes, dans la capitale de la province, à ce
point que le roi, Louis XIII, fut obligé d'intervenir. Cependant frère
Jacques de Sérant n'avait pu être rendu à la liberté que le jour de
l’Ascension, 1634. (Voir les détails de cette affaire dans l'histoire
du privilège de St.-Romain par A. Floquet, t. 1, p. 543 et suiv. , t. 2
, p. 465.) Il ne serait, pas étonnant qu'un artiste, qui avait entrepris de
représenter les lieux où un semblable drame avait commencé, ait cherché
à le reproduire, lorsqu'il en avait encore les circonstances présentes
à la mémoire, et lorsqu'il en entendait, peut-être, encore parler tous
les jours. (
G. Mancel)
A PROPOS DE LA GRAVURE DE CHAUVEL
Titre (orthographe modernisée) de la gravure originale (1658) : «
La foire de Guibray en Normandie près la ville de Falaise, dédiée à
Mgr le marquis de Thury et de Lamotte Harcourt comte de Croisy maréchal
des Camps et armée du roy gouverneur des ville et château de Falaise,
par son très humble et obéissant serviteur François Chauvel, 1658. »
Planche excessivement rare de 53 cent. De haut, sans y comprendre le
titre, sur 43 cent. De large, dessinée par Fr. Chauvel, gravée par Nic.
Cochin et publiée par G. Jollain à Paris. Elle représente la foire de
Guibray, telle qu’elle se tenait dans le XVIIe sc., avec les détails de
mœurs, d’usages et de costumes de l’époque. La copie fac-simile ou
report, publié en 1840 par M. Mancel, lib. A Caen, donne des épreuves
plus grises que les épreuves originales, mais du reste tellement
semblables que l’œil même exercé peut les confondre. Il a été tiré des
exempl. Sur papier de Chine, avant la lettre. On a donné une
description de cette planche en 1841 ;
Caen, Mancel, in-8 de 23 p. –
V. G
UIBRAY. [R
EF. :
Manuel du Bibliographe normand - E. Frère]
Côte de l'exemplaire du fac-simile de 1840 conservé à la Médiathèque intercommunale André Malraux à Lisieux : Bm Lx : X(1) 32.