Normand, d'une vieille race de marins et d'imprimeurs
caennais, Charles-Théophile Féret, très connu dans les milieux
littéraires, trop peu lu du gros public, est une des figures les plus
intéressantes de la littérature contemporaine. Il écrivit ses premiers
vers à quarante ans. N'a publié qu'un roman. Ses œuvres principales, la Normandie exaltée
, le Verger des Muses et des Satyres bouquins
,
l'Arc d'Ulysse
, sont des plaquettes de poésies à tirage infime qui,
n'ayant guère dépassé le cercle des critiques, ne seront point oubliées
néanmoins des anthologistes de l’avenir. Tout ce qu'écrit
Charles-Théophile Féret, s'inspire de la plus pure tradition gauloise.
Sa verve étincelante, drue, s'apparente à celle de Villon et de
Rabelais. Nous sommes heureux d'offrir à nos lecteurs une nouvelle du
poète normand qui, à soixante-dix ans, nous écrit : « Je suis vieux,
mais bien portant et allègre. Je ne me plains point du sort ; j'ai
celui que je me suis fait : quelques amis sûrs, des loisirs, un ardent
amour de mon art, de ma terre, de mes gens. Et je chante comme on
chante à vingt ans. »
I
En 18.., à l'estuaire de la Seine, au Grand-Saint-Aubin-en-Roumois,
jouxte la petite chapelle de Saint-Léonard, qui subsiste seule
aujourd'hui, maître Bourdel s'était aménagé, dans les bâtiments d'une
léproserie ruinée, un domaine plus rustique que seigneurial, où il
vivait sans domestique, avec sa femme et sa fille Denise. Sans
domestique, sans le grand valet des fermes normandes, car maître
Bourdel, encore que paysan et riche, ne faisait pas
valoir. Il avait
avec des commissionnaires anglais un prospère négoce de bestiaux,
aussitôt achetés, aussitôt conduits au port d'Honfleur. Au grand
scandale de ses gens, tous terriens, il avait épousé une Harfleuraise,
une fille de la mer, qui l'accompagnait aux foires et lui était d'un
grand secours dans ses marchés, ayant appris de son père, matelot, le
parler des insulaires.
Ailleurs l'Ouest frémissait encore des derniers soulèvements des
Chouans. Leurs bandes dispersées avaient grossi les associations de
Chauffeurs qui commençaient alors à répandre l'usage des confessions
ardentes. Mais cette presqu'îlette, découpée par le dernier caprice du
fleuve, jouissait d'une quiète paix, et les figures sinistres n'y
inquiétaient pas les chemins, comme dans le « Pé d'Auge », le « Bocage
», Virois ou Le Maine.
Certes, à la nuit close, on fermait solidement les portes et l'on
n'accueillait mie [?] les pèlerins. Mais nulle sérieuse inquiétude ne
venait au bonhomme, quand il partait pour la foire de Guibray ou
d'ailleurs, de laisser seule au logis Denise, sous la sauvegarde du
chien, des murs, des douves, et des recommandations bien comprises.
A quinze ans, la jeune fille en paraissait dix-huit. Elle était douée
d'un rare esprit de décision qui donnait à ses jolis yeux bruns et
veloutés une expression d'intelligence avisée, de bonne audace franche.
Elle avait deux jeunes seins qui pointaient précocement sous son
caraco, des formes rondes, de sveltes mollets nerveux qui, aux soirs de
bal champêtre, agaçaient dans, le va-et-vient des jupes le sournois
désir des gars. Mais encore que libre, (non pas libre, aisée d'allures)
avec les jeunes hommes, Denise Bourdel était pleine de prud'homie. Et
ses gens le savaient bien qui, le soir où commence ce récit, s'en
allaient pour une quinzaine d'heures, répétant leurs ordinaires
recommandations, mais pour la forme : qu'elle attendît sa cousine Rose
qui lui viendrait servir de compagne de lit, et, celle-ci venue,
qu'elle fermât bien la porte et n'ouvrît à personne, et qu'elle eût
l'oreille au chien.
Médor tirait sur sa chaîne dans un impatient aboi vers son maître. La
jument rouge dérapa sous son fardeau double. Quelques secondes, la
jeune fille regarda le groupe sonore fuir sur le chemin, le grand
chapeau noir aux bords infléchis, et la coiffe du pays de Caux adoptée
par sa mère, la coiffe de la conquête, plus haute que le casque de
Minerve, qui dansait au rythme du trot, sur le fond de pourpre du
couchant.
C'était la mi-juillet aux courtes nuits bleues. Au-delà du marais et du
fleuve, le soleil éclaboussait de roses incarnadines les blanches
déchirures féodales des rocs où se démantèlent les tours de
Tancarville. L'enfant entr'ouvrit son fichu croisé à la fraîcheur du
crépuscule. Elle ferma au loquet la grande porte, dit naïvement :
Bonsè (bonsoir) à ses bonnes poules qui caquetaient à voix basse dans
le poulailler, d'une étrange voix confuse et grave de vieilles en
confidences. Le chien s'était endormi très vite anormalement. La
cousine bientôt frappait au heurtoir. Et, après un frugal souper de
lait sûr, les deux jeunes filles montaient à leurs chambres en causant
de leurs innocents fleuretages.
Elles formaient un vif contraste : Denise, brune, gaie, pleine de sève
; Rose, blonde, chlorotique, renfermée, de geste lent. Celle-là se
décoiffait avec des rires ; l'autre, assise bas sur une chaise de
paille, dénouait les lacets de ses souliers : son regard machinal
errait par la chambre, quand elle étouffa un cri. Sous le lit, là, un
homme allongé !
— Ah !
Sa camarade, toute à ses gazouillis d'oiselle, ne perçut, de ce ah !
d'angoisse qu'un faible soupir auquel elle se méprit.
— T'es donc encore souffrante
annui (aujourd'hui), bonne Rose ? Pas
de chance. T'auras jamais de mari, cousine, si t'es pas vaillante en
santé, Le mal, ça chasse les galants.
Rose se méprit à son tour à cette attitude de son amie. Pourquoi
était-elle si calme ? Et cette allusion aux galants ? Au lieu d'y voir
une suite naturelle à leur propos de tout à l'heure, sa cervelle
défiante et jalouse lui suggéra cette pensée :
« Peut-être bien que tu n'en manques pas, toi, de galants, ma chère ?
Et celui-ci, j'en jurerais, est sous ton lit par ta permission.
Comptes-y que je vas servir de chaperon à ton amoureux ».
Mais ce fut un simple aparté. Dédaignant d'interroger sa cousine, et
bien rassurée maintenant, elle rajusta en hâte ses chaussures et dit
seulement d'un ton piqué :
— Oui, je me sens souffrante ce soir, et ça me ferait deuil de troubler
ta nuit, Laisse-
mé rentrer chez mes gens.
— Comment, tu veux me faire rhabiller ? Est-ce que je ne te soignerai
pas aussi bien que chez toi ? J'ai de l'eau des quatre-voleurs, de la
tisane des quatre-fleurs...
— Je veux rentrer. Passe seulement ta mante et mets mé à la porte, que
ton chien ne me
màque (mange) point.
Denise céda et ferma le grand porte sur un
bonne nieut ! (bonne nuit)
tout sec de sa cousine. Puis elle remonta quatre à quatre, et n'ayant
fait qu'enfiler ses petons dans des savates et couvrir ses épaules de
la mante de défunt sa grande, elle fut vite déshabillée.
L'innocente fille, quelques secondes accouvée sans rien voir, fit
tinter d'un vase la faïence sonore. Une senteur flotta dans la chambre.
Et vite, elle se coula dans le lit. Elle mouilla le bout de son doigt
majeur dans la valve d'un coquillage abrité de buis, se signa et
s'endormit dans ses cheveux, un bras pendant hors de la couche, l'autre
replié sous sa tête, montrant le chaud mystère de son aisselle.
L'homme, sous le lit haut juché à la mode d'autrefois, glissa sur ses
coudes. La lune éclairait faiblement la chambre. Une tête ronde,
grosse, brune, apparut. Puis des épaules trapues. Et il se dressa « ès
pieds ». Il essuya la poussière et des fils d'araignée sur ses yeux,
et, sans s'occuper de la dormeuse, il se remit à genoux pour tirer une
arme cachée sous le lit. Tranquillement il sortit de sa « poukette »
une chandelle des douze-longues et battit le briquet. L'enfant dormait
toujours. Mais la sensation de la lumière fit ce que n'avait pu le
bruit. Ses paupières battirent, et elle ouvrit des yeux effarés.
Un homme !... Elle ne le vit que de dos qui déficelait un paquet sur la
commode. Nettement, malgré son épouvante, elle perçut un cliquetis de
métal. Mais la peur figeait son sang,
Elle ne put ni bouger, ni crier. Elle referma les yeux, étranglée,
paralysée, morte. Lui, étalait une pince, un marteau, un ciseau à
froid, sans hâte, et juste à ce moment-là, il se mit à penser tout haut
:
— Faut voir si elle dort pour de bon.
Sa chandelle au poing, il alla vers le lit et leva la lumière au-dessus
du visage clos. Un instant, il jouit du désordre des cheveux, de la
gorge plus qu'enfantine.
L'arôme grisant, qui monte des draps où mijote le sommeil des brunes
neuves et nubiles, enfla sa narine.
Il se pencha pour subodorer l'aigrelette aisselle, où le naissant
écheveau de la puberté faisait une petite touffe fine comme de la
plume. Mais la volupté est ennemie des affaires ! L homme se reprit
vite, et penchant exprès pour son expérience le suif enflammé, en fit
tomber deux larmes chaudes sur le bras nu de la dormeuse.
Denise aussi s'était reprise. Elle eut le courage, quand la cuisson
moira d'un frisson sa peau moite, d'ignorer la brûlure légère et de
rythmer son souffle sous l'œil ennemi.
— Bon répit ! fit l'homme. Tu dors ? Tant pis au réveil. C'est pas ton
père ni ton chien qui te viendront à l'aide. Mais pour sûreté, tandis
que je vais ouvrir aux amis, je t'enferme.
D'un pas assuré, il sortit de la chambre en fermant au dehors la porte
à double tour.
La prisonnière entendit décroître le bruit des pas et d'un bond fut sur
pieds. Il était temps que fût dénouée l'affreuse contrainte de son
immobilité. Etre impassible sous la main de l'égorgeur ! Elle sentait
qu'elle n'aurait pu rester une seconde de plus sans hurler. Perdant
toute prudence, elle se rua contre la porte, mais on usait alors de
bonne grosse et loyale charpente. L'enfant nue meurtrit inutilement ses
poings sur le chêne.
Cette porte avait été celle d'une cave aux temps de la léproserie. On
l'utilisa pour la chambre de Denise. Les ferrures en étaient
grossières, mais solides comme à l'huis d'une geôle.
Le père Bourdel naguère l'avait voulu remplacer. Car les mesures
exactes en largeur étaient insuffisantes d'un quart de pied pour la
hauteur. Mais maîtresse Bourdel lui dit :
— Laisse c'te porte : s'il y a du jour par en bas, ça fera une
cattière (chatière).
Le trou du chat est sacré en Normandie. Maître Bourdel laissa la porte.
L'enfant prise au piège fut navrée par le cri de la chouette que son
ouïe exercée lui révéla un signal.
Déjà des pas montaient l'escalier. Instinctivement, sans réflexion
préalable, elle tira deux verrous qui en bas et en haut fermaient la
porte au-dedans, détail ignoré et négligé par le bandit, et auquel
elle-même n'avait pas tout d'abord pensé, sa main ayant eu plus de part
à ce geste que sa volonté. La clef tourna dans la serrure et le
Chauffeur poussa la porte qui, à sa surprise, ne s'ouvrit point.
— Ah ! la garce ! mugit-il. Enfermée ! Elle ne dormait donc point
Et l'assaut commença. De prisonnière, elle devint assiégée. Les poings
lourds sonnaient sur le chêne, et les ruades. Puis des silences, et les
coups de repleuvoir dans un tonnerre suivi de nouveaux répits.
C'étaient des colloques à voix basse avec des soudains éclats, des
colloques aussi terribles que le bruit de l'assaut, car en pouvait
surgir l'idée infernale, l'horrible victoire subtile des assassins.
Denise tournait dans sa chambre, affolée.
Elle fit tomber du coude sur la commode l'attirail sonore des bandits.
Ah ! s'ils avaient eu avec eux leurs bonnes pinces et leur croc ! et
n'importe quel outil. Mais non, ils avaient tout laissé à cette
péronnelle. Maison de malheur qui tenait en échec l'effort de trois
hommes robustes. Et dire qu'on n'avait découvert qu'un louchet, qu'on
n'avait mis la main sur aucun des bons outils des fermes. Ah !
malédiction ! Ah ! chienne ! Elle les entendait s'insulter, se maudire,
se narguer, se reprocher leur faute, et l'insulter aussi, elle,
d'outrages précis à son sexe, qui faisaient monter des flammes à ses
joues vierges.
Elle était baignée de sueur, comme d'une longue fuite éperdue.
Et de nouveaux outrages la flagellaient de leurs sextuples lanières, la
brûlaient sur tout le corps, broyaient ses yeux de honte sous ses mains
crispées.
Elle se signait, elle invoquait Notre-Dame. Elle restait debout,
l'héroïque pucelle, ferme dans sa défense immobile.
Des espoirs qu'elle avait étaient si douloureusement détruits ! Les
assiégeants descendaient. Partaient-ils ? Fuyaient-ils le jour qui
pointait aux carreaux ? Non. Ils remontaient par l'étroit escalier la
loge du chien dont ils frappaient, han ! comme d'un bélier, han ! han !
han ! la paroi loyale. Ils frappaient chaque coup sur son cœur. Mais la
porte tenait bon, la place sur l'étroit palier manquait aux Chauffeurs
pour réunir leurs efforts. Les gonds étaient à peine ébranlés.
Vers quatre heures, une voix dit :
— Te rendras-tu ?
— Non.
— Te rends-tu? Tu auras la vie sauve !
— Non
— Eh bien, si tu veux qu'on parte, rends-nous nos outils.
— Hein ? ceux qui peuvent mettre bas la porte ?
— Non, on va te laisser. Mais rends au moins mon sabre et nous
partirons... Tu ne réponds pas ? Eh bien, nous reviendrons en force
vous égorger tous, les tiens et toi, un jour que tu ne nous attendras
plus. Passe-moi donc mon sabre par la chatière. T'as pas peur qu'on
ébranle ta porte avec une lame de sabre ? Ah ! tu ne réponds pas,
coquine? Eh bien ! on va recogner. On l'aura ta porte maudite ! Elle
s'ébranle...
— Si vous jurez de partir, je vais vous le rendre. Baissez-vous et
coulez votre main. Ça y est-il ?
— Oui.
L'homme de nuit dont elle avait vu le dos, et qui s'était penché sur
son sommeil feint, coula sa main sous la porte.
Alors Denise, qui avait assuré le sabre dans sa dextre, rejeta le corps
en arrière et, de toute sa force rénovée, abattit la lame sur le
poignet qui fut tranché net.
Le sang gicla jusqu'à ses mollets. L'homme aboya de douleur comme un
chien dont une roue a coupé la patte, et Denise Bourdel, épuisée par
cette nuit tragique, tomba évanouie sur le plancher, dans le sang de sa
victoire.
Nue parmi les étoiles pâlissantes, dégageant des longs voiles de crêpe
et des noires écharpes ses sveltes cuisses, la Nuit de juillet secoue
sur son dos creux et sur ses fesses ivoirines le deuil de ses cheveux
violâtres.
Déjà ses orteils plongent dans la mer, tandis qu'ascensionne aux crêtes
mauves des collines le vol glorieux du matin. La lumière effare le
crime, affermit le faible, et les hommes recommencent à remplir leurs
sentiers d'une vie forte.
II
Cinq fois les vicissitudes des étés et des hivers ont rajeuni le
manteau des vergers. Et Denise est entrée dans une nouvelle saison
humaine. Elle a vingt ans, et ce lustre l'a encore embellie. Choucas du
cauchemar, le sinistre souvenir s'est envolé en croassant des hauts
peupliers de Saint-Léonard. Sous l'opaque frondaison des ormes, les
oiselets de juin font piailler leurs petites cornemuses. Le buccin
laborieux des abeilles rôde et ronfle.
Maître Bourdel marie sa fille, et la noce sort de l'église de
Saint-Aubin, s'épand parmi les tombes fleuries du vieux cimetière, où
les poussières accumulées des ancêtres ont enflé le sol presque jusqu'à
la crête des murs, à trois pieds au-dessus du chemin.
Le calvados d'Eudes, l'aubergiste de Saint-Aubin, a rougi les trognes.
Les hommes sont tous en redingotes et en boisseaux. Maîtresse Bourdel,
en soie puce, arbore la gloire paysanne du haut bonnet cauchois, tel
que Rolleville en a incurvé et doré la corne triomphale ; sur ses
épaules la molle écharpe rouge, du même rouge ardent que l'émail sur
l'écu de Normandie, est bordée d'effilés jaunes. Et la croix d'or, à la
Jeannette, scintille à son col.
Elle aussi la mariée, est fidèle à la coiffure des aïeules. Sa taille
svelte se hausse dans ses tulles blancs comme un jeune pommier fleuri
sous la nuptiale parure de mai. L'ébène luisant des cheveux fait un
piquant contraste avec la neige du voile. Les formes de la jeune fille
se sont accusées en plus provocantes saillies : les cuisses hautes
moulant la jupe d'un dessin hardi, et le corsage copieux. Mais la
fierté chaste du visage semble se complaire à n'inspirer la volupté que
pour désespérer le désir. C'est déjà un fruit, mais toujours une fleur,
fruit d'une saveur encore un peu verte, dont pourtant on ne souhaite
point attendre l'amollissante maturité. La lèvre supérieure charnue
s'estompe du précoce duvet des brunes chaudes. Denise n'a pas dans les
yeux l'exquis orgueil conquérant des filles mariées selon le vœu de la
chair, ni la tristesse non plus des amours contrariées, mais la gravité
des jeunes épouses qui ont obéi et resteront fidèles.
— Allons,
bruman, clama le père Bourdel,
crochez la bru. Nous vous
suivons.
Le couple prit la tête. Le violoneux de Saint-Aubin des rubans au
capet, sa boîte sonore au menton, se mit à crisser de l'archet. Les
invités entonnèrent, ceux de la tête, la vieille chanson du pays :
Adieu, Quillebœuf, le haut et le bas,
De te quitter, je ne puis guère,
Adieu, Quillebœuf, le haut et le bas,
De te quitter, je ne puis pas...
tandis que la queue du cortège distord répondait par un refrain de
noces :
Vot'e fille, braves gens.
A'n'vos appartient pus.
Allez-vos-en,
Dites à evouer à la bru.
Les mariés ne chantaient pas. L'homme avait l'épaisse encolure des
trapus quadragénaires. En cheminant par la plaine, entre les avoines et
les blés, il rappelait à sa jeune épouse tous les déboires de son
pourchas amoureux.
C'était un
mercelot comme on dit ès foires. Il courait de bourg en
ville. Mais il en avait assez à la fin de changer tous les soirs de
lit. Et, comme ça, il avait songé à se fixer depuis quelque temps. Mais
quand il la demanda à son père, oh ! Bourdel le reçut comme un chien
dans un jeu de quilles. Bon : il ne se laissa pas démâter. Il le
rencontrait une quinzaine après à Honfleur, près de la Lieutenance.
— Je ne suis qu'un porte-balle, comme vous l'avez dit, maître Bourdel.
Mais j'ai quelques sous. Si je m'établissais? Tenez à Quillebœuf, par
exemple? C'est à un petit quart de chez vous. Ça serait-il votre
dernier mot ?
— Faut voir, j'y ai pas songé, lui dit sèchement le père. Et malgré
tout, la semaine ensuivant, le coureux de marchés prenait à loyer sur
le quai, entre le Ruquai et le Cohue, la maison où la Nigrisse venait
de mourir. Et il y faisait venir de la mercerie, de la rouennerie, de
la bonneterie, vère de la soierie, plein la boutique. Et il revenait à
l'assaut du père, un jour que celui-ci passait sur le quai, et
regardait un peintre qui écrivait sur l'enseigne : « Maison Tricq. »
— Bonjour, maître Bourdel !
— Ah ! c'est vous, maître Tricq, votre balle a mué en
bouticle, je
crois. Vous êtes têtu, da ! Mais voyez-vous, ma fille est encore bien
jeune. Vous, quel âge avez-vous ?
— Je vas sur quarante. Mais vous savez bien que jamais les femmes ne
sont plus heureuses qu'avec de plus vieux hommes. Et puis, c'est pas
vieux, quarante ? Vous qui en avez cinquante, n'êtes-vous pas des bons ?
— Flatteux, va ! On en reparlera. Mais vrai, j'y ai pas assez réfléchi
: Au revoir !
Et cependant, les objections une à une vaincues, Tricq avait épousé
Denise.
Ici la bru, prenant la parole, dit à son mari :
— Et puis, il y avait votre accident qui le retenait un brin.
— Oui, répliqua Tricq, avec un frémissement rapidement dominé. Vous
parlez de mon pauvre bras, n'est-ce pas ? qui a été si abîmé pendant
les grandes guerres. Mais si
asteurs les jeunesses rabrouaient tous
les éclopés, avec qui se marieraient-elles ? Il n'y a plus que des
stropiats. Napoléon n'a-t-il pas fauché la nation ? Tout un chacun
boitille ou manchotte dans la gloire. Ça m'empêche-t-il de travailler ?
On pourrait même se défendre d'une attaque, oui-da !
En même temps les yeux du soldat mercelot se durcissaient d'une
expression de rudesse plus agressive que défensive, certes ! Et comme
si ce sujet ne lui offrait aucune répugnance, il y revint.
— Seulement, je crains le froid. Quand l'air y touche, la balle remue.
Mais je me remettrai de ça. On me l'a promis à Paris.
— A Paris ! s'exclama la jeune fille rêveuse soudain. Vous avez été à
Paris, Jean ? Est-ce que vous me ferez voyager quelquefois ? Par
exemple, pour connaître vos gens ? Tenez, si papa a fait tant
d'oppositions à notre mariage, c'est beaucoup aussi pour cela que vous
êtes un horsain.
— Bah ! Denise, vous les connaîtrez mes gens, vous les connaîtrez.
Espérez un brin. Mais vous, est-ce que cela vous empêche de m'aimer,
parce que je suis un horsain ?
— Dans notre famille, Jean, une femme a toujours aimé son mari. C'est
de race, et la nôtre ne produit pas de mauvaises femmes. Je serai une
brave compagne comme ma mère fut. Pour que je ne vous aime pas, il
faudrait que vous me fissiez bien du mal, dit-elle en adoucissant sa
phrase d'un sourire, comme pour railler elle-même son absurde hypothèse
et provoquer une protestation d'amour.
Elle s'appuya avec un abandon câlin au bras du bruman. Mais le visage
de l'homme, sans raison apparente, restait songeur et fermé.
Avec quelles secrètes délices les pupilles de sa langue savouraient
déjà le fruit exquis et remâché de la revanche ! Tricq, l'assaulteur de
la nuit tragique, le bandit à la main coupée, comme il triomphait sous
son masque d'honnête négociant en rouennerie ! Horsain, donc suspect,
mais engraissé de brigandages, quadragénaire, mais mâle robuste et
durci ; estropié, mais habile à donner le change, n'avouant pas sa main
de bois articulé sous un double gant, mais expliquant l'ankylose
complète d'une main de chair par une balle autrichienne et un gel
russe, il avait gagné la partie avec ces trois mauvaises cartes : âge,
origine, et césure.
Tout de suite ami du maire, il se montrait volontiers aumônier aux
gueux du bourg et des routes. Sa frime d'ancien soldat, abondant en
récit des grandes luttes, avait toute la considération du brigadier de
gendarmerie, confrère, sinon frère d'armes. L'accumulation rapide des
marchandises suppéditées par des compères avait emporté les dernières
défiances de l'esprit normand, qui ne sait point bouder le crédit et
les ressources. Adoncques, il avait eu Denise.
Avec un frisson voluptueux de fierté intérieure, Tricq repassait ces
choses, la noce finie, tandis qu'il ramenait, de Saint-Léonard à
Quillebœuf, sa neuve épouse au logis, sous une nuit de soie bleue,
embaumée, magnifiante. D'immenses nappes de lumière électrique
ruisselaient de la lune et sur le sol se découpaient nettement, en
fusains japonais, les ombres mouvantes des feuilles, les fines nervures
des branches.
La volonté du horsain, nettement formulée, avait écourté, après les
rincettes et les glorias, les plaisanteries rituelles qui prolongent
indéfiniment les noces roumoisanes. Sur une jument du beau-père, ils
allaient d'un trot rapide, Denise enlaçant son mari pour se tenir plus
solidement en croupe. Après la chaleur du jour, ces longues attablées,
les fumées du cidre bouché, l'haleine du soir délicieusement éventait
le front de la jeune femme, mais sans calmer l'émoi de la vierge à
l'approche des initiations. Le cœur lui gonflait en sanglots comprimés
quand elle évoquait les pleurs silencieux de l'adieu maternel. Dans la
solitude bleuâtre et frémissante, dans la fuite de la bête, elle se
sentait d'une faiblesse de proie emportée. Il fallait qu'il lui fût
tout désormais, cet homme un peu âgé pour elle, un peu rude, qu'elle
connaissait à peine. Eh bien il lui serait tout. Elle saurait l'adoucir
et se l'attacher. Il l'aimerait. Il l'aimait sans doute déjà pour
l'avoir si fort voulue. Et au milieu de cette vague et imprécise
sensation qu'elle avait d'être enlevée comme dans un rapt, persistait
la conscience d'être une proie opime. Car elle se savait désirable.
Machinalement — (besoin de protection implorée ? don d'elle
consenti ?) — elle pressait plus fort son maître contre le double
bouclier de sa blanche poitrine.
L'assassin des bois, celui qui l'avait assaillie pour la mort et
qu'elle avait puni par le sabre, si elle avait su que tel était à cette
heure son maître ! Et non par une des surprises dont il était
coutumier, mais de par la loi, ordinaire ennemie, cette fois complice
!...
L'homme éperonnait la jument, ajoutant la volupté de la vitesse à
l'exaltation de ses sens, à l'ivresse de son cerveau. Seul, il savait !
Seul, il avait écrit le Destin, tel Dieu. Mais l'heure n'était pas
encore venue d'y faire lire sa victime. Il gardait le masque. Elle
était sienne, celle dont il avait flairé le sommeil. Il avait bien le
droit, sans trahir la cause si patiemment servie, sans déranger sa
revanche immuable, de posséder avec plénitude cette jeune vierge dont
le corps se scellait au sien ! Le vent, parfois, dérangeait sous le
bonnet de sa femme des boucles odorantes qui flagellaient les tempes du
marié, allumant ses fièvres.
Bientôt, la Route-Neuve inclina ses talus abrupts, tout dorés le jour
des touffes de pommereules. Du fleuve plus rapproché monta un grand
souffle frais avec l'immense bruissement doux des vagues. Les sabots de
la jument grise firent sonner les échos de la place de la Marine, puis
du quai. Encore quelques foulées. C'est là.
*
* *
Un mois plus tard, sous couleur de céder aux prières de Denise,
désireuse de connaître son beau-père (que le grand âge, disait Tricq,
retenait perclus à Rouen), l'ex-mercelot emmenait sa jeune femme en
voyage. Ils se rendraient de pied à Aizier et s'y embarqueraient pour
Rouen, grâce à une « occasion d'eau ». Ils se mirent en route
de bon matin et, Trouville-la-Haulle dépassé, s'engagèrent dans la
forêt que l'ultime méandre du fleuve ceinture. C'est la forêt de
Brotonne, qui pousse ses derniers taillis le long des anfractuosités
des falaises, jusqu'en face de Saint-Léonard. Quand ils eurent dépassé
l'if gigantesque du Vieux Port, l'âme ardente de Denise fut saisie
d'une admiration religieuse pour les hautes futaies druidiques et les
sombres hêtrées.
— Oui, dit l'homme, il y a de belles curiosités dans ces bois : le
Chêne-Cuve, l'arbre de la Houssaye. Veux-tu quitter le chemin et couper
au plus bref ? Ça nous fera gagner du temps, et tu verras la statue
miraculeuse.
— Celle de Saint-Maur ? De grand cœur. Maman y vint en pèlerinage. Mais
j'ai hâte d'arriver. Je suis lasse déjà.
Ils entrèrent sous le couvert, et la marche devint tout de suite
difficile. Les ronces égratignaient les jupes de leurs pattes griffues.
Sur les souches mortes, ils trébuchaient. Les branches basses cédaient
pour se détendre et leur donner, de leurs petites paumes vertes, de
brusques gifles. Ils firent détaler une harde de cerfs. Enfin, ils
arrivèrent à une éclaircie, un rond de fées, où Denise, épuisée, fit :
ouf ! et s'assit.
— Bah ! fit l'homme, autant vaut ici que dix toises plus loin. Aussi
bien, je reconnais les approches du Chêne-Cuve. Je ne suis plus loin de
mon rendez-vous avec « la Brocante » et « le Rouge ».
— De quel rendez-vous voulez-vous parler ? Je ne vois pas ici de
statue, Jean.
— Il s'agit bien de statue, ricana bruyamment le fourbesque. A quelle
distance te crois-tu ici de la route d'Aizier?
— Vous me glacez le sang ! Pourquoi me dites-vous ça ?
— Réponds, fit la voix impérieuse. Crois-tu qu'il passe ici un chrétien
tous les dix ans ? As-tu là ais et verroux pour te garder de moi ?
— Jean, ces yeux ! cette voix ! Qu'avez-vous ? Vous perdez le sens ?
— Mais pas la mémoire. Et toi, te souviens-tu ?
Qu'as-tu fait de la main coupée ? Je jure par le ventre qui m'a mis bas
que si tu ne la recolles ici sur l'heure, avec les artères vivantes et
les doigts agiles, tu meurs !
Et le manchot, de ses dents furieuses déchirant la peau du gant,
brandissait le moignon sur la tête de la jeune femme effondrée, les
yeux dilatés par l'horreur.
— Lui, lui ! C'est lui !
— Oui, c'est moi.
— Grâce, râla-t-elle.
— Et à moi, m'as-tu fait grâce ?
— Mais je ne vous connaissais pas. Mais je n'étais pas votre femme.
Mais tu me voulais la mort. Grâce je n'ai fait alors que me, défendre.
— Et moi, je me venge.
— Ah ! pitié ! pitié ! au nom de ce corps que je t'ai donné vierge et
que tu m'as dit tant aimer.
— Ton corps ? je le maudis. Maudite ta beauté qui m'eût voulu faire
traître à mon serment. Tiens, hier encore, sous les falaises, mes
associés me reprochaient rudement cette lune de miel où je me suis
acagnardé peur tes beaux yeux. « Le Rouge », que tu vas voir tout à
l'heure, me criait dans la barbe avec mépris :
« — Tu nous goures, tu nous achètes ; voilà un mois que ça dure.
Voyez-vous ce loup qui a couvert une agnelle ! Est-ce qu'il veut
attendre qu'elle ait vêlé un louveteau ? Et, pendant ce temps-là, le
grand trimard chaume. »
— Quittez vos amis, Jean ! Et je vous pardonnerai. N'avons-nous pas une
boutique pour vivre ? Mon père nous donnera ce qu'il faut. Quittez ces
brigands.
— Ces brigands ? Quelle façon déplorable pour désigner d'honnêtes
négociants de grande route. Mais ils ne me quitteraient pas, eux !
Assez longtemps ils ont entretenu ma fainéantise et ma vengeance.
Crois-tu qu'elle n'ait rien coûté à tous, la boutique ? Madame s'estime
une grosse mercière, et veut faire souche de bonnetiers. Par malheur,
belle dame, depuis notre départ à l'aube tiroirs et comptoirs doivent
être déjà vidés par les bons compagnons, et la camelote en sûreté et
franchise. Ah !il y a longtemps, scélérate, que ton sang eût dû couler.
Et je n'ai encore versé que celui de tes prémices. As-tu songé à tout
ce que j'ai souffert pour toi ? et que tu me vouais fatalement aux
gendarmes royaux et aux pourvoyeurs du gibet, avec ce signalement du
poignet tronqué ? Eh bien ! tu vas connaître le Manchot, comme on
m'appelle. Déshabille-toi.
— Oh pitié ! grâce !
Le brigand sortit de sa poche un paquet de cordelettes et un couteau.
— Te déshabilleras-tu, ou je te saigne ?
Hypnotisée, la malheureuse se dépouille, et gémit plus faiblement,
tandis que tombent draps et toiles.
— Pitié ! Pardon ! Epargnez-moi. Je me tairai. Je jure que si vous
m'épargnez, je ne vous vendrai point. Et malgré mon horreur, je
resterai votre servante fidèle. J'aurai la bouche scellée. (Elle
écrasait ses lèvres de son poing tremblant, pour mieux symboliser la
promesse du silence.)
Mais déjà la folie l'égare. Elle crie :
— Lui ! Lui ! C'était donc lui !
Et ses bras nus semblent repousser un fantôme surgi.
— Tu vois bien que je te fais horreur. Allons vite ! Epargnée ? ah ! ah
! ah ! mais tu me livrerais ce soir. Pas de pitié. Ceux qui m'ont
emporté, le bras sanglant, il y a cinq ans, connaîtront le Manchot.
Enfin, tu me réhabilites devant les frères et amis.
Maintenant Denise est nue. D'un poing rude, il a fait sauter la chemise
de l'épaule. Il lie et tord les bras longs et délicats. Les nœuds
bleuissent et tuméfient les fines chevilles, les jarrets où la chair
safranée se plisse. Une dernière corde l'immobilise, et creuse un
double sillon dans le mol embonpoint des seins. Le fourbesque noue et
serre sans miséricorde, contre le tronc verdi d'un hêtre, la dryade
gémissante. Puis embrassant d'un coup d'œil l'affreux tableau, il
ricane :
— Attends-moi surtout ! Deux minutes au plus. Je vais chercher les
témoins qui t'ont vu gagner la première manche. Mais à moi la belle.
Surtout, ne t'en vas pas quand j'invite des amis. Ne me joue plus de
tour incivil.
Et il s'éloigna en raillant.
La malheureuse attendit la mort en bramant comme une biche blessée. En
s'enfonçant dans les fourrés pour y choisir le lieu du supplice, Tricq
n'avait pas vu que, s'il s'éloignait de la route d'Aizier, il se
rapprochait de celle de Sainte-Croix. Un coquetier s'en allant au
marché de Bourneville-en-Roumois avec sa carriole, perçut le bramement
lugubre. Il saute à terre et, guidé par les gémissements, il découvre
le corps nu, annelé de courroies. La malheureuse, qui prend ce sauveur
pour un des séides de son bourreau, redouble de plaintes et de
supplications, qui font deviner plutôt qu'entendre au paysan l'énigme
du drame. Il la rassure, tranche les liens en trois coups d'eustache,
emporte la jeune femme demi-morte jusqu'en sa
querrête. Il fouette sa
bête à tour de bras, il arrange son fardeau sur de la paille, tout au
fond, sous la bâche. Il accumule devant elle le fouillis caquetant des
cages à poulets.
A peine a-t-il ressaisi les guides que trois hommes, saillis du
couvert, l'interpellent tous les trois.
— Eh ! coquetier !
— Eh ! l'homme !
— Halte ! As-tu vu une femme par ici ?
— Ah ! mes amis, réplique le bonhomme auquel le danger donne l'esprit
d'à propos, que si, j'ai vu eune femme. Que si ! Et même qu'on s'y
pouvait pas tromper. Car elle était nue comme un ver. A courrait aveuc
un homme qui l'a hissée sur un bourril.
— Par où ?
— Parle !
— De quel côté ?
—
Par ilieu, man pore homme. J’en
sieus cô tout mort de
peue,
d'avouer ouï ses gémissements. Oh ! je sais pas queu drame, que
c'était, mais la femme criait à la mort.
Déjà la Brocante, le Manchot et le Rouge ne l'entendaient plus. Le
Coquetier avait dit « Par illeu » en montrant la route derrière lui.
Ils y bondissent, les dents grinçantes, dogues affamés ; chacune de
leurs foulées les éloignait de leur proie. Le coquetier en sens
contraire, enlevait son cheval dans un galop de folie, lui rendait les
guides, le lardait de coups, là où le cuir plus mince est plus
sensible. C'était un brave homme plutôt qu'un brave. La sueur
d'angoisse mouillait sa chemise et collait ses grègues à ses fesses. Il
clamait au bidet :
— Hue, hop, pour not'vie ! File ou crève ! Hue ! Là-bas c'est
Sainte-Croix-sur-Aizier ; là-bas c'est la vie sauve pour la femme et
pour moué. Derrière, c'est la mort pour loyer de mon sauvetage. J'sis
un héros, sauvons-nous ! Hop, hue, galope plus vite que la mort. Ah,
ces têtes horribles de gars ! S'ils m'rattrapent, j'sieus fini. Que
j'atteigne les ormes du tournant, et j'sieus sauvé. Ah ! Notre-Dame !
j'vois l'auberge du père Thouroude. Hue ! la bonne bête. Ho là ! Hop !
J'ai le feu aux gambes et pourtant j'sieus trempé. J'sommes t'y sauvés ?
Au village on donna des soins à la malheureuse. La mère Thouroude lui
descendit une
gonne (robe) et des bas, et une chemise.
Mais non ! mieux valait la réchauffer dans un lit.
Le maire, les conseillers, les Frères de la Charité, le garde
champêtre, tout le pays s'assemble en rumeur. Les hommes s'arment.
Chaque femme dit au sien à l'oreille :
— T'expose point, té !
Les gendarmes prévenus battent avec les plus vaillants toute la forêt.
Mais ni
annuit, ni demain, ni jamais, comme disait après la battue le
coquetier un peu saoul des demoiselles et des demis versés à son
héroïsme fugace, on n'a mis ni ne mettra la patte sur la moindre
apparence de brigands, voire sur une trace, foulée, marque ou crotte,
empreinte ou ombre vague des Chauffeurs.
Evanouis
Le marchand d'œufs se fit payer pendant des semaines moult gouttes dans
les marchés en contant son cas. Et peu à peu ses trousses oublièrent
leur frousse. Mais, Denise, elle, n'oubliera pas.
Car dans ses flancs mûrit le fruit de l'hymen abominable ; l'œuvre de
mort tentée a fait de la vie, et le bandit un innocent. Une fille naît
qui connaîtra les baisers de sa mère plus que ses sourires. Une
inguérissable mélancolie affine, creuse et voile le visage de la jeune
femme. Sa chair renonce à vingt ans aux nuits heureuses. Elle a repris
son existence monotone, près de son père, qui désormais ne voyage plus.
Plus jamais la ferme ne reste seule ou confiée aux femmes. La présence
d'un valet augmente la force de la défense éventuelle. Longtemps on a
redouté un retour offensif mais la petite Denisette marche sur ses huit
ans. Le Manchot a dû désespérer de jamais vider sa querelle.
III
Le gars Eudes, un jeune géant roux, un pur Scandinave, de la taille des
ancêtres, encore dans l'avril de l'âge, fit son entrée dans la
grand'salle, suivi d'un inconnu. Ce dernier pouvait avoir cinquante ans
; il avait deux petites touffes de favoris en coton blanc, était vêtu
comme un maquignon riche.
— Bonjour, maître Bourdel et la compagnie.
— Bonjour, Eudes. Qu'est-ce qu'il y a pour ton service, mon gars ?
— Y a, dit Eudes, fils de l'aubergiste de Saint-Aubin, que c'est demain
la Saint-Léonard, que j'avons pus de place pour la moitié d'une
bérouette. Monsieur que v'là a entendu la même antienne dans toutes les
auberges à la ronde. I m'a demandé de li montrer le chemin de chez
vous, pa'ce qu'on y avait dit quo vos avez de la place pou'li et ses
bêtes, et pis que vos êtes serviable au monde. J'y ai montré la route.
Et v'là. Ça se peut-i ?
— Moyennant salaire, comme de juste, précisa l'étranger.
Mais au mot d'argent, Bourdel fit la moue, et les broussailles de ses
sourcils au-dessus de son nez camus se massèrent en petits plis.
L'homme corrigea, voyant qu'il avait été trop brutal.
— Soit dit sans offense, monsieur. Je pense bien que vous êtes
indifférent à un gain de ce genre. Mais, voyez-vous, j'ai six ânes et
des ânes de prix. Ils ont fait, avec une charge lourde, une étape
longue. Je ne veux pas qu'ils couchent à la belle étoile, eux et ma
marchandise, qui craint l'humidité ! J'en ai pour deux cents pistoles.
C'est du sucre...
— Du sucre ? interrompit Denise. Et c'est pour vendre demain ?
— Sans doute, madame. Il est très bon, et je me permettrai de vous en
offrir pour vos gelées de groseille.
— Oh ! je vous en prendrais trop de livres, répondit-elle en riant.
— Et où est votre attelage ? demanda maître Bourdel radouci.
— A la porte. Voulez-vous le voir ?
On alla jusqu'au seuil. On admira les ânes robustes, une clochette au
col, avec, chacun, deux énormes paniers en équilibre sur l'échine. Le
marchand les parcourut lui aussi d'un coup d'œil comme pour faire un
choix. Il en élut un noiraud aux pattes roussâtres. Il défit le
couvercle soigneusement ficelé d'un des paniers. De gros cailloux
luisaient avec leurs cassures de marbre blanc. On goûta. Denise et la
maîtresse Bourdel opinèrent :
— C'est de la belle marchandise.
Les longues oreilles de bure saluaient le groupe de leurs nutations
approbatrices.
— Eh bien ! c'est dit, conclut Bourdel. Et pour les conditions, ce sera
à votre plaisance.
Sur ce, Eudes prit congé, en serrant les mains à la ronde,
avec, à la dérobée, une tendre œillade à la jolie Denise, dont il eût
volontiers abrégé le veuvage.
Le grand valet s'offrit à donner un coup de main au marchand pour
décharger, mais l'homme s'y opposa catégoriquement. « Je ne permettrai
pas... C'est trop de bonté... C'est de la marchandise délicate... » et
autres balivernes à rembourrer les dents creuses.
De fait, les bourris furent bientôt déchargés, à belle vigueur de bras,
et le marchand déclara qu'il s'allait coucher tout de suite. Malgré les
habitudes de bien vivre que son teint rosé, sa tenue, son linge, ses
breloques pouvaient faire supposer, il sembla prêt à s'allonger sans
façons sur une botte de
feurre (foin) dans la querretrie même. Mais
Bourdel ne l'entendait pas ainsi. Ses instances et courtoisies d'hôte
furent si vives que l'ânier dut accepter au moins de casser une croûte
avant de souhaiter la bonne nuit. Il se plaça à table en face de la
fenêtre.
La petite Denisette, en entendant parler de sucre, avait dressé
l'oreille, ou si mieux aimez, léché sa languette. C'était alors une
friandise plus rare qu'aujourd'hui. Les bourgeoises les plus cossues de
Roumois ne sucraient guère leur café ou leur compote qu'avec de la
cassonnade. L'enfantine gourmandise était en grand émoi à s'imaginer
cette bonne chose, par monceaux si près !
Elle restait hésitante, comme une poule sur une patte, au bord de la
querreterie, sans que l'ânier la pût voir. Car elle était beaucoup plus
petite que l'appui de la croisée ; lui était assis, et le rayon de sa
surveillance oculaire passait par-dessus la tête de l'enfant. Enfin
elle entra sur la pointe du pied et, avisant un panier au hasard, se
dressa sur ses orteils pour atteindre le couvercle qu'elle tenta en
vain de soulever. Alors une voix basse, partie des profondeurs de
l'osier, chuchota :
— c'est-i toi ? C'est-i l'heure ?
La menotte retomba comme si elle avait touché du feu. En deux ou trois
bonds de biche, l'esprit un peu bouleversé, obéissant à la logique
impulsion des enfants que trouble un fait anormal, elle advola vers sa
mère.
Celle-ci était toujours dans la grande salle et, par heureux cas
fortuit, assez loin de l'hôte, avec lequel Bourdel dégustait un pot de
maître cidre, levant son verre, non sans un peu d'orgueil normand, vers
le reste du jour pour mieux faire briller les claires topazes.
L'ânier ne prêta aucune attention à la rentrée de la fillette qui se
jeta éperdument au giron maternel.
A cette ardente accolade, Denise sentit le trouble de l'enfant. Elle la
pénétra toute de ses prunelles interrogatrices.
— Maman, murmura Denisette à son oreille, le sucre qui parle !
Oh ! le frisson de mort qui secoua la jeune femme ! Oh ! son pauvre
cœur crispé ! Et le vacarme des cloches dans ses tempes. Sans qu'elle
en sût le plan, l'existence d'un horrible complot lui fut révélée.
Sentant tout le péril d'un mot imprudent, elle ouvrit son caraco, y
enfouit la chère tête blonde comme pour le sommeil accoutumé, pressant
contre ses seins tièdes la petite bouchette, et assurant ainsi son
silence par une obstruction matérielle. En même temps elle sortit,
disant à la tablée en forme d'excuse :
— Le bonhomme au sable qui passe !
Dehors l'enfant répéta sa phrase naïve et terrifiante.
— Oui, mère, le sucre qui parle ! J'ai voulu soulever le couvercle, et
une voix m'a dit comme ça : C'est-i-toi ? C'est-i l'heure ? »
Allant au plus pressé, Denise cacha sa fille dans un tilbury à cul sous
un pommier, lui recommanda, sans trop l'effrayer, de ne pas bouger quoi
qu'il advint, et de l'
espérer un petit moment. Elle prit dans la
voiture une ou deux longes et partit, après un baiser passionné sur la
petite bouche un peu tremblante, un peu blêmie, qui lui disait : « Oui,
mérette, oui ! » avec des sanglots retenus.
La jeune femme rentra dans la salle. D'un geste naturel, elle prit une
nappe où l'on roule aux temps chauds le « pain brillé » pour l'empêcher
de durcir. Elle en couvrit ses cordes. L'homme buvait une dernière
rasade et guettait toujours la querretrie.
Denise, sous couleur d'aller porter sa nappe au dressoir, passa
derrière lui.
Bourdel regardait vaguement sa fille aller et venir. La jeune femme,
dressée dans le dos du bandit, fixa son père à son tour, le magnétisa
avec des yeux exaltés qui clamaient l'angoisse du péril, mit sur sa
bouche un doigt suppliant pour implorer le silence et, sans faiblir,
ayant balancé la corde, la jeta brusquement autour du col ennemi et
avec rage la lui tordit sur la nuque. Deux secondes et la tête inerte
frappait le bois de la table.
Les spectateurs s'étaient levés stupéfaits, les mains tendues, presque
prêtes, ma foi, à défendre l'inconnu. Le marchand étouffait, pris au
garrot, les yeux saillis des orbites.
La vaillante femme le tenait toujours à sa merci, elle expliqua en
quelques paroles saccadées la voix du panier, sans doute les assassins
tapis, la nouvelle machination de mort.
— Liez-le, je le maintiens.
Le grand valet eut tôt fait de ficeler cou, bras et jambes, d'un
poignet violent. L'inconnu sous le bâillon ne râla plus ; son visage
devint noir, et on le laissa là, inerte.
— A la querretrie maintenant ! Vite, à la querretrie ! Et fermez-en la
porte ! ordonna Denise.
Bourdel s'y rue et tourne la clef. Il était temps. Déjà on perçoit
au-dedans une rumeur.
Les bandits ont-ils eu l'éveil ? Quelque cri échappé tout à l'heure ?
En attendant, Denise, en vrai capitaine, coërce les force, distribue
les rôles. Maîtresse Bourdel va délivrer sa petite-fille du tilbury et
court
quant et elle à Saint-Aubin ramener du secours, prévenir les
gendarmes. Des bourrées sont accumulées dans la cour. Maître Bourdel et
son valet les roulent des bras, des pieds et du buste contre la porte
de la grange. Puis on décroche de la cheminée un vieux fusil à pierre.
Les coups des Chauffeurs commencent à pleuvoir contre les battants qui
ne pourront pas longtemps résister.
— Père ! crie Denise d'une voix stridente, la querreterie est isolée
des bâtiments, boutons-y le feu. Us sont dans le foin et dans le bois,
ils vont griller comme des bringelles.
— Oui ! brûlons donc la ferme avec, s'il le faut, rugit Bourdel.
Et sans plus de menaces, il rapporte de la cuisine un tison pétillant
et le jette en pleines brindilles. Mais ça n'irait pas assez vite. Il
arrose le bois avec sa provision d'huile. L'incendie fait aussitôt rage.
— Maintenant, mes gars, il ne vous reste plus qu'un chemin pour sortir
: la lucarne, là-haut. N'y a pas d'échelle dans la grange, mais des
gars d'osier, comme vous, ça doit être souple à la grimpade. Seulement
on ne peut passer qu'un à la fois. A qui l'honneur ?
Bourdel désignait l'étroite fenêtre par où l'on entasse le foin dans
les combles. Le valet en visait l'ouverture, un doigt posé sur la
détente.
Cependant une fumée épaisse mentait des bourrées pétillantes, déjà
léchées partout de longues langues de feu.
C'était au centre un véritable brasier. La chaleur grandissait. La nuit
était tout à fait tombée. La lutte des grandes ombres, mangées par des
clartés et les dévorant à leur tour, dansait dans la cour sinistrement.
Les ânes poussaient des hi ! han ! lugubres. Les appels de ces âmes
obscures remuaient la pitié.
A leur tour, les prisonniers vomissaient d'horribles imprécations, ou
criaient.
— Grâce ! J'étouffe ! Je meurs ! La vie !
Dans un élan d'apitoiement, Denise leur cria, mais sans en être
entendue :
— Combien êtes-vous ?
— Ils sont onze, va, observa Bourdel. Six ânes, douze paniers un de
sucre, onze de viande. Ils sont trop, y a pas de pardon.
— Qu'ils crèvent, conclut le valet.
Alors, à la lueur des flambées, une forme noire se dessina à la
lucarne. Quelque Chauffeur plus souple ou plus désespéré. Et presque
aussitôt, la forme sauta dans la cour... Mais l'homme n'était pas à
terre que déjà le valet l'avait assommé avec la crosse de son fusil,
économe de sa poudre.
— Et de deux !
Maintenant le feu allait gagner le toit. Les prisonniers hurlaient à
mort. Les bêtes claironnaient des clameurs de détresse presque humaine,
quand une troupe d'hommes fit enfin irruption dans la cour.
C'étaient les Saint-Aubinais ramenés par la mère de Denise. Eudes en
tête, ayant une revanche à prendre d'avoir introduit l'ennemi dans la
place, brandissait une fourche. Ses yeux clairs étincelaient, ses
moustaches de Wiking faisaient sur ses lèvres serrées deux virgules
barbares. Son visage était trouble, terrible et beau comme Thor ; une
seconde, la pudique Denise s'oublia à l'admirer dans la rouge gloire
dont le drapait la flamme.
Tréfouel, le bûcheron, avec sa hache, le tonnelier Hamelin avec son
maillet, le maçon Ygouf qui pointait une pique de uhlan 1815, relique
des guerres, le maitre-queux du médecin, Levreux, serrant le manche
d'un grand coutelas, Lebigre, gesticulant avec un tromblon, dix autres
derrière complétaient la collection bouffonne et picaresque de cet
arsenal paysan. Bien vite fourches et pelles eurent déblayé l'entrée de
la grange des bûches en flammes et des braises. La porte consumée
s'abattit au premier heurt.
Mais pour qu'Eudes pût passer, il fallut vider vingt seilles et lui
arroser un chemin. La terre fumait sous ses pas. A tout instant, on
redoutait la chute du toit.
— Sortez donc, les gars ! Allons, les Chauffeurs
écauffés,
montrez-nous vos trognes cuites.
Mais il ne sortit qu'un âne, la queue et les oreilles brûlées, qui
découvrait hideusement ses gencives dans un horrible rictus. La pauvre
bête fi t deux pas, buta, oscilla, tomba, se mit à ruer. Levreux, à
l'espagnole, comme d'un coup de machète, le libéra de la vie. Mais de
Chauffeurs, nul. Morts de peur ? Roussis ?
Eudes se risqua sous les yeux de Denise. Il enjamba des panses d'ânes
gonflées, des mares de sucre fondu. Il dut, des pointes de sa fourche,
forcer dans leurs coins les bandits asphyxiés, flageolants, aveugles.
Même, trois furent ramenés qui ne donnaient plus signe de vie.
Et de cinq ! six ! sept ! huit ! neuf !
Bourdel les comptait à voix haute, inspectant avidement ces visages
inconnus. Denise aussi se penchait, toute son âme dans ses yeux. En
était-il,
Lui ?
On le tira, onzième et dernier, de dessous une barrique vide et
défoncée, où il avait trouvé un abri. Mais dans la cour, d'un bond
formidable, il se dégagea et saillit hors du cercle des paysans.
— Le Manchot ! Le Manchot ! clama Bourdel. Denise s'affaissa, brisée
par l'angoisse. Sa fille et sa mère la couvraient de baisers et de
larmes.
Mais Eudes n'entendait pas que lui échappât sa proie. Visiblement plus
leste, il eut vite rattrapé le fugitif et de sa fourche l'abattit.
— Denise, dit avec un peu d'emphase Eudes, dévoilant ainsi devant tous,
dans l'heure tragique, sa tendresse cachée, je vous venge ! La bête ne
jettera plus de venin.
Tricq, les reins crevés par les dents de la fourche, gisait à terre
dans une mare rouge.
— A boire, à boire ! gémit-il.
Denise alla remplir un verre à la seille du puits. Les paysans
s'étaient rapprochés et regardaient l'homme secoué de longs spasmes.
— I va pas durer longtemps asteurs, opina Ygouf.
Et c'était le sentiment général que la blessure était mortelle. Bourdel
montrait le poing au manchot.
— J'aurais pourtant bien voulu t'aller voir couper le cou à Evreux,
scélérat !
— Le cou de son gendre ! I n'y pense pas, murmurait Lebigre. Vaut bien
mieux que ça finisse comme ça. C'est pas un cadeau pour sa
genée (sa
race) qu'un panier de son !...
Cependant Denise revenait du puits. Au moment de tendre le verre au
Chauffeur, elle hésita. Son geste eut une répugnance, et perdant
elle-même dans le tumulte de son âme la mesure des mots à dire et à
taire
— Tiens, fit-elle, à Denisette, donne à boire à ton...
Une détonation lui coupa le mot. C'était Tricq, dressé sur son coude,
et qui, tirant de sous sa veste un pistolet insoupçonné, avait visé sa
femme, mais perdait, en la ratant, sa suprême revanche. Son bras épuisé
par l'effort n'était pas retombé à terre que la terrible fourche
s'abattait sur lui.
Avec une férocité de Northman violant un havre de Neustriens, le géant
roux traversa l'assassin des quatre dents de fer.
Il le tint au bout des crocs comme une fourchette crève un hareng et,
l'approchant du feu aux cris d'horreur des femmes, il le fit
tranquillement griller.
— Cuis, vieux capon !
(A ceux qui disent de nous, gars de l'Ouest, qu'à une race de proie a
succédé une race de ruse, nous prouvons parfois qu'en nos veines rouges
bouillonne toujours le sang des grands loups danois.)
Un hurlement fou déchira la nuit. Le corps se convulsa comme une
feuille de papier qui brûle, avec une odeur de poils roussis.
Et le tardif galop des gendarmes sonna sur la route.
Ch. Th. FÉRET.