Les Écrivains normands contemporains.
1903
Premier fascicule
par
Charles-Théophile FÉRET
~*~
EDWARD MONTIER
Né à Bolbec, en 1870, élevé au
collège ecclésiastique d'Yvetot, M.
Moutier a fait, de 1890 à 1893, Son droit, à Rouen, où présentement il
est avocat à la Cour. Voici l'ordre chronologique de ses œuvres :
L'idéale Jeunesse, L'Eveil d'Eros, Les Fontaines de Rouen. Le premier
livre en 1899. C'est Sully-Prudhomme, ami du poète, qui en a écrit la
préface.
M. Moutier a créé à Rouen un patronage et une gymnastique modèles :
Les Philippins, où il applique le programme religieux et viril de son
premier ouvrage.
Idéale Jeunesse débute par une prière au Christ, et la promesse
d'être un bon ouvrier dans la Vigne.
UT OPERARETUR :
Je veux vous faire aimer des jeunes cœurs que j'aime, Mon Dieu !
je
vous dédie aujourd'hui tous mes vers.
Qu'en les lisant chacun vous
adore à travers,
Et j'aurai fait mon œuvre en faisant un poème.
Dans la seconde pièce du recueil l'auteur nous advise que
Ses vers ne seront pas de frêles objets d'art
et qu'il préfère « être aimé à être admiré ». Au moins c'est un
programme. Tant d'autres ne veulent qu'éblouir par la prestesse d'une
inutile cabriole ! Hélas! c'est l'éternel débat. Ici d'habiles
ciselures sur un coffret vide ; là l'armoire
aux bonnes choses avec
des panneaux nus. Et seul, l'Aède souverain nous donne d'utiles leçons
dans une langue enchanteresse. Le temps injurieux rue à bas la Statue
qui ne repose point aux épaules de ces deux cariatides : L'Art et la
Pensée.
Faire, comme j'en sais, de beaux vers pour ne rien dire, pour ne jamais
susciter un rêve, ni éveiller l'espérance, ni affirmer une foi, c'est
imiter l'artiste japonais qui sculpte amoureusement l'ivoire du bouton
caché que cherchera le doigt en tâtonnant dans l'ombre. C'est
déshabiller le modèle sans en tirer un croquis. Que dureront ces rimes
amusantes et bariolées qu'enchasse un art laborieux et futile ? Juste
le temps qu'elles ont scintillé aux yeux épris parce que paternels du
Rimeur. Il est certain que l'art se suffit à soi-même, sans autre but.
Mais l'art n'est pas enfermé dans la seule musique. Autrement,
accouplez pour tout poème le gongorisme en désordre des mots
castillans, riches en voyelles. Mais l'art n:est pas enclos dans la
seule peinture. Il n'est pas où n'est pas la pensée. Masque vide, que
nie font tes barbes en vieux point d'Alençon ? Il n'y a rien dans tes
yeux creux... Mais ce reproche ne va pas à M. Ed. Montier. Au contraire.
Si l'auteur, qui prétend dédaigner le vêtement de sa pensée, n'avait
pas changé d'avis en chemin, vous entendez bien que son nom ne serait
pas inscrit sur ces pages. Il appartient aux
Semaines Religieuses et
non aux Revues littéraires, de signaler les livres de piété et les
cantiques. Mais si je préviens le lecteur qu'il pourra applaudir de
beaux vers, je regrette aussi que M. Montier n'en ait pas laissé
beaucoup d'autres
dans ses cahiers de rhétorique
Peu me chault
comme critique de l'unité d'une noble vie. Ce n'est pas
la valeur d'une bonne action que je loue, niais le mérite d'une belle
œuvre.
Vertu ne tient lieu de génie. Génie peut tout absoudre. Villon s'est
introduit par escalade dans le collège de Navarre. Il fut affilié à des
voleurs et pipeurs de dés. Meurtrier du prestre Sermoye derrière
Saint-Benoît-le-détourné, le laurier pourtant ceint son front sur le
bronze d'Etcheto, non loin du clapier de la grosse Margot, dont la
cynique ballade chante en vers truculents la croupe plus enflée « qu'un
venimeux escharbot » et les bruyants déduicts. Vertu ne tient lieu de
génie. Génie peut tout absoudre.
L'idée maîtresse du livre de Montier fut ainsi formulée par
Sully-Prudhomme. « Ce poème est votre premier né, destiné à former
l'homme qui pourra naître de votre sang. » — Dans les premières pièces,
pieusement dédiées aux professeurs et aux condisciples, l'inexpérience
est grande. Le vers a des trous, des allitérations fâcheuses. « Mes
premiers vers sont d'un enfant, les seconds d'un adolescent »... Trop
souvent le poète entasse des verbes qui n'ajoutent rien à l'idée, rien
à l'image, rien à sa gloire. Puisqu'il est hanté par l'Hellade, que
n'en aime-t-il la ligne pure et le sobre contour ? — Toutefois ne le
prenez pas au mot s'il vous prévient qu'il ne sera pas un ciseleur.
Constamment il appète au beau, et parfois lé réalise. Quelques
réminiscences. Oh ! involontaires !
Les portes de Scées, le
miroir
puissant renvoyant les feux multipliés.
En général la métaphore est
sèche, pas précise, un peintre ne pourrait pas la peindre. Les gestes
n'ont pas leur suite logique. C'est aussi faible que du Louis Bouilhet,
n'en déplaise aux édiles qui déshonorent Rouen de son buste.
Mais déjà le vers fluide apparaît, doux comme un gazouillement de
sources, avec un choix de vocables tendres, le vers en dactyles et en
anapestes. Encore une critique hélas ! pour la monotonie des
alexandrins. Elle naît : 1° du
mètre uniforme. Pendant
quatre-vingt-dix pages, rien que des quatrains aux rimes mêmement
entrelacées. 2° de la
coupe du vers plus rigoureusement classique
qu'un vers de Boileau dans le repos des hémistiches. Une seule coupe
ternaire en quarante pages ! 3° de la
composition : un récit, puis
une morale. Et toujours la même chose : un récit qui suit un prêche
onctueux. Des conseils de confesseur méticuleux et janséniste. Je sais
: intention droite, admirable apostolat. Mais encore un coup, c'est
l'estime littéraire (le ciel, après, le ciel, demain) qu'il fallait
conquérir.
Or c'est fait quand M. Montier lâche l'alexandrin pour le vers de
huit pieds. C'est sa véritable voie. Il y sait de prestes escrimes.
Lisez
LA VEILLÉE D'ARMES
Sire Dieu ! voici la mi-nuit.
Dans le castel en son réduit
Ma Dame au très doux cœur sommeille :
Et dans la chapelle, à genoux,
Le front sans haubert devant vous
Guy, votre gentil page, veille.
C'est bientôt que mon suzerain...
Pour mieux aux dangers l'aguerrir
Ma jeune épaule va férir
Du plat de sa joyeuse épée.
Sur mon écu si graverai,
Sur mon pennon si broderai
La devise de mes ancêtres ;
......................................
Cette vesprée, à votre autel
J'en jure un serment immortel,
Par les tombeaux où sont les restes
De saint Jacques et de saint Denys,
Sans forfaicture et sans dénis,
Chez les Francs j'inscrirai vos gestes.
............................................
Des orphelins j'aurai merci,
Et dans un grand respect aussi
Je maintiendrai l'honneur des Dames
............................................
Sous le pennon des fleurs de lys
Si veulx avec le Roy Loys
Voguer en nef devant Damiette,
Et reconquérir le Tombeau
Où, trois jours, votre Fils très beau
Fut nâvré dans la mort muette.
...............................................
Faites-moi votre bon Sergent,
Sans peur, sans reproche en sa gent,
Courtois pour Demoiselle en larmes,
Terrible aux seuls païens ! — Voilà
Comme à Dieu son seigneur, parla
Guy le page, en sa veille d'armes.
Vers de page amoureux, féal et bien disant. Plus de gaucheries.
L'enfançon est mué en homme. Il a les manières de la cour. L'archaïsme
voulu de son
langaige plaist moult aux troubadours. Et déjà sa dextre
armée fait de la pointe ou de l'estoc blesmir le mécréant. (J'ai gagné
le droit de louer, ayant été un résolu chercheur de tares.)
Pour mieux éclairer ce livre, je dois revenir sur un détail
biographique, vous apprendre ainsi que M. Montier avec ses amis de la
Conférence Saint-Philippe-Néri, à Rouen, a visité les jeunes ouvriers,
les a instruits, consolés, assistés, nourris. Cela m'a paru très
touchant. Le poète aime à se pencher « sur les yeux purs de l'éphèbe
candide »,
Et lorsque le roman de son cime s'achève
Au prologue ingénu grâce à lui revenir.
Il a rêvé d'un enfant ! Et ce fils, non de sa chair mais de son esprit,
il l'a trouvé dans la personne d'un petit rhétoricien du lycée
Corneille qui, près de ses grands camarades moustachus et pubères,
a
gardé la robe des lys (sic). C'est que la chasteté préoccupe fort M.
Montier. Il fulmine contre toutes pollutions avec une insistance
précise qui donne un étrange caractère à cet extraordinaire recueil.
Il flétrit «
ces horribles choses que Tibulle, en beaux vers, eût
dites à un bel enfant blond. » Il châtie
comme Jérôme à Béthléem (?)
sa chaude exubérance. Il quitte ses amis brusquement si le soir ils se
glissent vers leS rues chaudes de Rouen.
On m'a laissé, parfois, seul, rebrousser chemin.
M. Montier me rend jaloux. J'ai naguère écrit le
Sixième précepte.
Mais mon cher compatriote est beaucoup plus ferré que moi sur la
matière ! Hélas, il est aussi plus croyant.
Je concède qu'il est excellent pour la race, que la virginité ne soit
trop précocement perdue. Mais tout cela, monsieur, n'est pas du domaine
de l'art. Comme j'eusse préféré voir votre Normandie natale tenir en ce
livre une plus grande place ! Un vers seul y révèle votre paysage
familier :
Le soleil à flots d'or ruisselle
De Bon-Secours à Canteleu.
L'auteur a pris sa revanche dans les
Fontaines de Rouen, (Rouen, Léon
Gy, 1900). En ce recueil luxueusement illustré de 16
portraits de
Fontaines, toutes les nymphes captives de Rouen défilent. Chacune y a
sa légende, sa description, sa louange. Rude tâche. Je ne vanterai
pleinement l'excellence que de la première pièce que je cite et les
deux derniers vers de la
Fontaine de la Pucelle :
LA CHANSON DES FONTAINES
Si nous en croyons l'aveu des roseaux,
Les Dieux ont toujours — l'homme
les excuse,
Murmuré fleurette aux nymphes des eaux,
Des bords
d'Hippocrène à ceux de Vaucluse.
Que de frais soupirs, de bruyants
sanglots,
D'échos cristallins, d'histoires lointaines,
Raconte à qui
sait écouter les flots
La jeune chanson des vieilles fontaines.
Hein, l'adorable refrain. Oyons-le encore :
Chacune aux beaux jours où l'aimait un Dieu,
Emergeait rieuse aux bords
d'une roche,
Sautait sur la mousse et sous le ciel bleu
Couchée,
altérait l'ami qui l'approche.
Puis elle fuyait sur les cailloux
blancs,
Bondissait avec des mines hautaines.
Comme elle raillait les
héros tremblants,
La jeune chanson des jeunes fontaines !
Mais en la voyant le long des chemins
Offrir au passant un beau front
d'albâtre,
Sans honte sourire aux baisers humains,
Et faire de lui le
rival d'un pâtre,
Le Dieu, las enfin d'efforts superflus,
Quoiqu'il
ignorât les mœurs puritaines.
Regagna l'Olympe et n'écouta plus
La
jeune chanson des jeunes fontaines !
.............................................................
Ainsi que mes vers, vous êtes des pleurs.
Imaginez-vous vers plus exquis? Eh bien, et celui-ci, le deuxième ?
Un écolier boit lui-même chantant
De sa lèvre folle à vos lèvres pleines...
Ces vers donnent bien la note originale de M. Montier, ainsi que ceux,
çà et là déparés, de la
Fontaine d'Aréthuse. Talent de douceur fluide,
de phtisie mélancolique et automnale, de préciosité chanteuse, de
mièvreté touchante.
*
* *
Si nous parlions de ses rimes ? — Très bonnes. Avec la consonne d'appui
toujours. Et d'aucunes rares et neuves à enchanter l'oreille du
meilleur disciple de Banville. Qui va se reconnaître ?
Que de beaux vers j'avais notés pour vous les dire ! mais voilà que
séparés du contexte, ils perdent leur utile décor, leur repoussoir
d'ombre. Ecoutez celui-ci pourtant, tout à fait digne de Samain, dans
la toute parfaite poésie
Suave Mari maguo.
.... Et passer sur un seuil humble...
Le reste de ma vie après l'âpre semaine,
Comme une après-midi de
dimanche en lisant.
Lisez le sonnet des
Papillons. L'accouplement y est bien charnel et
bien rouge, près de ces chastes lys que cultiva le Poète en son Jardin
de Candeur ! Bah ! il battra sa coulpe, et nous lui donnerons au nom de
l'art une absolution sans cas réservé.
M. Montier est un vrai poète. Retenez bien ce nom, il grandira. Avec la
noblesse d'une conviction «
empennée d'idéal » il prend l'amour des
beaux rythmes. Il se défait de ses inexpériences. Il s'épure. Qu'il
soit plus sévère pour lui-même, plus ramassé dans son effort, et dans
ses métaphores plus précis. Mais vous savez, ses plus beaux carmes, au
lieu de sortir tordus et fouillés par l'âpre recherche du burin,
roulent de l'enclume forgés d'un seul coup miraculeux du marteau. Comme
d'aucuns, M. Montier ne crée pas à force d'art érudit et patient, mais
à force de foi, à force d'amour. Et ces vers-là ne lui ont rien
coûté... que des larmes !
6 octobre 1901.
~*~
H. WALLON
ll est des oreilles délicates pour lesquelles la Renommée, avec sa
longue tuba en tromblon, déchire le silence d'un trop vulgaire vacarme.
Mieux leur agréent les fines nuances de l'estime dans un cercle d'amis.
Oui, c'est dans l'amitié, plus chaste, plus prude que la violente amour
des foules pour leurs idoles, que leur fine sensualité spirituelle se
délecte, en des attouchements d'âme. Ces hautains qui
sont, dédaignent
de
paraître. Fi ! à tant d'yeux avides montrer son âme nue ! Il y eut
toujours un peu de prostitution intellectuelle dans les vastes
notoriétés.
Vous entendez bien que ce ne sont point là des idées de monnaie
courante à Paris. Mais dans le calme décor gothique de Rouen, les
échanges moins hâtifs d'un commerce plus sûr usent moins vite les
nobles effigies. On y cause entre amis du même étiage moral. Et plus
volontiers encore, on s'écrit. Les relations y gagnent un platonisme
de courtoisie exquise. Les idées qui, de cette distance imposée, se
répondent, ont des sonorités voilées de cors, alternés sous la
vespérale mélancolie des monts, l'automne.
Et voilà pourquoi nul portrait n'illustrera cette étude. Comme le veut
l'écrivain que j'analyse, je resterai dans les demi-teintes. Une chaude
lumière, un ruissellement de roux, mais un profil noyé dans la pénombre.
Quels détails surgiront ? — Peu. De ceux que tout le monde sait. M. H.
Wallon est le fils de celui qui engendra aussi notre septennat
constitutionnel. Il a été à l'Université une voix claire et écoutée.
Mais très simplement le Normalien descendit de sa chaire pour venir
gérer à Rouen de grands intérêts industriels nés de son mariage chez
nous.
Faix Normannia, nube ! (
Sicut Austria). Heureux hymen qui le
donna à la Terre Normande.
Malgré un grand labeur, très noble aussi, il ne fut pas perdu pour les
Lettres, mais seulement orienté autrement par les fatalités du milieu
nouveau, de la terre adoptée, qu'en vrai fils de Barbare il se mit à
farouchement chérir. J'aime ce
W qui rattache M. Wallon à notre race
germanique (des Francs, des Saxons ou Saines de Bayeux, des
Scandinaves). Vous devrez, beaucoup de vous devront m'en croire sur
parole, ce horzain adopté a pris notre type normand, fait de bonhomie
avisée, de finesse avertie. Ajoutez : la bienveillance du grand
seigneur simple et de ton mesuré. Eauplet, c'est sa villa de Tibur.- Et
Rouen, c'est Rome, où tous les amis des bonnes lettres l'estiment
infiniment. Quelqu'un me dit de lui : « Ici on lui tresserait toutes
les couronnes, si ses tempes ne refusaient d'être laurées ! »
Il a bien fallu pourtant qu'il y consentît : L'Académie des Sciences,
Belles-Lettres et Arts de Rouen lui a donné un fauteuil. Il a une
autre chaise curule à la Chambre de Commerce, dont il est le patient
historiographe, où des documents d'une inépuisable richesse ont fourni
d'admirables matières à son labeur. Dans ces deux sociétés, il est en
bonne compagnie, en docte compagnie dans la première surtout.
Je ne crois pas qu'il existe en France une autre ville, même de
population triple ou quadruple, qui présente au même degré que la
capitale Normande un ensemble de Compétences, de Vies nobles et dignes
vouées au culte du Beau et du Bien et de l'Utile. Faut-il citer
Adeline, le prestigieux aquafortiste? M. Gaston Lebreton, directeur des
Musées Rouennais, le premier céramiste d'Europe ? Georges Dubosc,
l'étincelant chroniqueur qui sait si bien raconter — par la plume et le
crayon — l'histoire de nos vieilles pierres gothiques ou la Renaissance
fleurie ? le très grand Jean Revel ? M. Lafond, du
Journal de Rouen,
dont les articles seraient remarqués au
Temps ou aux
Débats ? Marrou, le
maître ferronnier qui tord la volonté du fer à ses plus souples
caresses ? Et l'illustre historien de la Vicomté de l'Eau, M. Charles de
Beaurepaire ?... Mais si je poursuis, la liste sera longue.
M. H. Wallon a marqué sa place d'honneur dans cette illustre phalange
de l'Académie normande (qui le 12 décembre dernier recevait M.
Hanotaux, de l'Académie française, comme membre correspondant). Il
s'est
révélé de notre race par la patience du travail scrupuleux, le souci du
détail exact, la puissance à manier la masse des documents, à
l'enrégimenter sous sa loi pour l'hormonie et l'unité du but. Mais
quelle que soit la valeur de sa tâche, il n'entend pas que la gloire
bruyante frappe à sa porte. Et voici que mon admiration pour cette
sagesse me ramène encore aux réflexions premières, sans que
je m'en puisse détacher. Heureux qui sait garder jalousement sa vie,
sans que les Béotiens du Comestible ou de la Draperie la puissent
fouiller, tels ces promeneurs qui, les dimanches de pluie, vont aux
Musées insulter d'âneries les flancs augustes de la Vénus de Milo,
ou tes glorieuses épaules mutilées, ô Victoire de Samothrace ! Quel est
donc le poète qui a dit : « Savez-vous qu'on a peur de nommer
trop haut celui qu'on estime, de crainte que la Gloire ne l'entende et
ne l'enlève, ne le gâte ? »
La gloire ! Jeunes gens ivres
d'elle qui la suivez à la piste de ses
relents, si vous saviez que souvent ses joyaux sont des cailloux du
Rhin, ses robes mal payées, ses baisers gras de k'holl ! A quels sacs
d'écus, à quels cuistres ne s'est-elle pas vendue ? — Et puis, à
quoi bon vraiment ? Qu'ajoute à la force de l'artiste la connaissance,
non contrôlée, qu'en aura la foule ? Qu'ajoute-t-elle à sa personne
morale que de l'orgueil ? Eh bien oui, pour une fois je chanterai la
palinodie. Vivent les frais bonheurs de l'Obscurité ! Ce sont jeux
délicats de l'ombre sous le clair-obscur des bois, avec çà et là, pour
trouer l'opacité des rameaux, les petites lumières d'une séance dans
une académie de province, un livre envoyé aux amis qui le goûtent, le
halo dansant d'une amitié discrète et spirituellement louangeuse.
Pouvoir atteindre aux sommets et rester à mi-côte !
Mais c'est surtout le Soir de la Vie qu'il semble bon de congédier de
Tibur les mendiants de sportules, les Affranchis bruyants, la sequelle
des quirites, pour écouter frémir sur les étangs les flûtes
adorables de l'Automne ! Vertes îles du fleuve normand, dont l'archipel
est une escadre à l'ancre, avec la mâture chevelue des peupliers,
d'Eauplet, vous êtes aimées par les yeux du Sage.
Certes, pour parler dignement de M. Wallon historien, la plume d'un
autre historien serait plus autorisée que mon calame de poète. Et cette
étude écrite par exemple par le savant archiviste d'Alençon
aurait un autre prix. Tout au plus serais-je digne d'entretenir les
lecteurs de
La Revue Normande des travaux de M. Wallon sur
mon
Quillebœuf.
C'est par là que je le connus — et l'aimai. Quelle joie le jour où
dans
La Normandie, de Duchemin, cette rubrique étincela à mes yeux :
Les Pieux d'amarrage de Quillebœuf ! (1) Je n'étais donc pas seul à
aimer la capitale du Roumois ? Piéton, j'allais rencontrer dans ma voie
déserte un cavalier parallèle ? Et bientôt M. Wallon m'écrivait : «
Que je suis aise de trouver un quillebois convaincu, collectionneur de
documents sur cette cité qui fut si vivante et que l'amélioration de la
rivière a condamnée au dépérissement!
Ce sort pitoyable la rend
attachante comme une ruine. Et c'est ce qui m'a fait rechercher avec
prédilection dans les archives de notre Chambre de Commerce les
souvenirs qui la concernent. Je ferai plus tard l'histoire de ses
pilotes... »
Le second travail de M. Wallon sur Quilleboeuf est encore en cours de
publication. C'est
Le Magasin de sauvetage, étude considérable, où le
dépôt de grelins de Quillebœuf, confié à la Chambre de Commerce de
Rouen, a entraîné l'auteur à raconter tout ce que cette Compagnie a
tiré de cette caisse de sauvetage. Je vous assure que les détails
savoureux y abondent, et qu'on y peut trouver le plus vif intérêt, sans
même avoir pour ce mes raisons sentimentales.
La Seine plus navigable (à Rouen, chez Gy, 1900, 39 p.), se rattache
encore un peu au même sujet, dont l'importance est capitale pour notre
grand port séquanien. Les premières préoccupations remontent au 26 mai
1753.
M. Wallon a raconté l'histoire des
Jetons et Médailles de la Chambre de
Commerce de Rouen (Gy, 1897). Sept planches illustrent ce livre de luxe
avec la reproduction de 32 médailles ou jetons d'une beauté
insurpassable (
unrivalled). N'ayant nul burin à mes comman-ements pour
vous les faire passer sous les yeux, je donnerai la parole à l'auteur.
Il s'agit d'une médaille au millésime de 1719. « Sur la face, un buste
de Louis XV enfant. Au revers, le centre est occupé par une figure
entière de Mercure, assise, laquelle avec les accessoires forme un
premier plan en avant d'une vue du port et de la ville de Rouen. Le
Dieu présente de face son torse nu. Il repose, les jambes croisées, sur
une balle de marchandise. Coiffe et pied ont des ailes ainsi que le
caducée. La chlamyde retombe sur la cuisse. Au pied de la balle où
Mercure est assis, une planisphère se déroule entre une bourse et une
boussole. »
Ces jetons d'or ou d'argent, c'étaient pour les membres des honoraires.
L'auteur souligne le souci d'art avec lequel nos aïeux veillaient à la
représentation de ces honoraires. Mais en commerçants avisés, ils en
marchandaient le prix.
Voici une autre effigie, au buste de Louis XIV vieillissant qu'entoure
l'exergue :
Ludovicus Magnus, rex christianissimus. La bibliothèque de
la ville et le musée d'antiquité ont aussi des exemplaires en bronze
de cette médaille de 1703, « dont l'effigie du grand roi, avec son
majestueux profil et sa perruque abondante, ferait à elle seule une
oeuvre d'art admirable. »
M. Wallon nous raconte leur confection, dit les graveurs, compte leur
salaire, spécifie le noble usage qu'en fait la Compagnie, les demandes
qu'elle favorise ou repousse.
Ces jetons marqués à l'effigie de nos souverains successifs ont subi
bien des avatars. Toutefois, celui de 1806, dont le sujet et les
inscriptions ne se rapportaient qu'au commerce, convenait sous tous les
régimes. Il n'a guère changé depuis.
« Le Mercure transporté dans les airs par le graveur Jean Duvivier,
s'éleva avec chaque graveur nouveau un peu plus haut vers les cieux.
Dans la plus récente figuration la ville de Rouen est absolument
dégagée du corps dû Dieu planant. La cathédrale qui dresse au centre du
jeton la flèche de Robert Becquet touche à peine de son coq le flanc de
Mercure. »
Le
discours de réception de M. H. Wallon à l'Académie des Sciences,
Belles Lettres et Arts de Rouen, eut pour sujet :
LE TABLEAU DE LOUIS
XV AU PALAIS DES CONSULS (Rouen, Gy, 1897). C'est une élégante
plaquette de 29 pages qui contient : 2 lettres autographes du peintre
Lemonnier, 2° la reproduction du tableau exécuté par un burin d'une
prestigieuse habileté, 3° une pancarte servant de légende au tableau où le pinceau de Lemonnier rappelle l'audience que Louis
XVI, au retourner de Cherbourg, donna le 22 juin 1786 à la juridiction
consulaire de Rouen. M. Wallon nous conte les « orageuses destinées » de cette toile. Je ne citerai de ce discours que quelques
lignes :
« J'y serai aidé par le goût qui m'est venu de ces vieux papiers,
archives où nos ancêtres ont laissé les vestiges de leur existence.
Lorsqu'on a secoué la poussière de ces vénérables dossiers, on est
étonné de ce qu'ils contiennent de jeunesse et de vie ; avec ces
anciens qui précédèrent la naissance de nos pères, on entre dans
un commerce
aussi animé que s'ils étaient des contemporains... Quel temps plus
charmant que ce dix-huitième siècle, par exemple, où la Société était
si polie, que l'administration elle-même était courtoise ; les lettres
de l'Intendant de la Généralité, du Contrôleur général, des Fermiers
généraux ont, jusque dans la forme de la salutation, une façon
d'exquise urbanité qui appartient aux salons plutôt qu'aux bureaux.
Votre compagnie, Messieurs, est née dans ce temps, au milieu de ce
monde... »
— Et c'est moi qui vais finir la phrase :
Nul mieux que M. Wallon n'a su de ces belles courtoisies d'antan garder
la tradition exquise.
Deux oeuvres considérables restent à analyser, quand déjà la place me
manque pour en donner la plus sèche analyse.
L
ES PHARES ÉTABLIS SUR LES CÔTES DE LA NORMANDIE,
par la Chambre de
commerce de Rouen, administrés par elle de 1773 â 1791, et leur
transformation au dix-neuvième siècle.
Une reproduction phototypique de Lecerf, de quatre dessins conservés
aux Archives du département, et de la planche gravée de la fondation
des phares, donne à ce gros volume de 462 pages un intérêt artistique
de premier ordre. Un livre de M. Wallon, c'est toujours un bijou
d'exécution matérielle, papier watmann, grandes marges, fines gravures.
Les deux phares de la Hève en 1778, le phare de l'Ailly en 1782 ; ceux
de la Hève vus de la mer en 1781, feraient l'orgueil d'un marchand
d'estampes.
La mer est peuplée de vaisseaux de hauts bords, dont les carènes se
recourbent en formidables châteaux de poupe. Je sens bien que ces
détails frivoles ne suffisent pas à contenter vos curiosités érudites.
Tant mieux, il y faudra revenir.
Voici maintenant L
A BOURSE DÉCOUVERTE et les quais de Rouen (chez
Lestringant comme le précédent volume, Rouen 1897) 401 pages.
Oh ! les jolies têtes de chapitre qu'illustra Jules Adeline ! Et les
grandes planches annexes !
Que je vous donne au moins la table des quatre premiers chapitres à
défaut de plus savante glose :
La Bourse de Rouen avant le seizième siècle.
Les quais de Rouen au seizième et dix-septième siècle.
La Bourse découverte au dix-septième et dix-huitième siècle.
Les quais de Rouen au dix-huitième siècle...
(Les marchands se réunissaient à l'origine dans l'intérieur même de
Notre-Dame).
La phrase de M. Wallon est fort habile, sans le vouloir montrer. Elle
répugne à l'antithèse livresque, à l'oripeau. C'est plutôt par l'étoffe
et la coupe sobre qu'on peut dire d'elle qu'elle est bien mise. Un
trait aigü va-t-il déchirer ? Vite, l'écrivain l'émousse. Mais
l'adversaire sent le bras fort, et que la sagette vibrante sur l'arc
savait son chemin.
Et maintenant, dites-moi s'il n'eût pas été dommage que dans cette
Nymphée, où près des demi-dieux de Paros et de Portor, j'engainai
entre les balustres et érigerai tant de nobles bustes encore, ce socle
seul demeurât vide ! Et si la modestie du héros se plaint que l'icône
ait jailli trop précise et claire de mon ciseau, les jeunes rameaux de
la Nymphée, comme d'un péplos ramené sur le front, le voileront aux
mois verts de leur mouvante draperie.
4 Décembre 1901.
NOTE :
(1) Septembre 1899.
~*~
LOUIS BEUVE
Latins, chapeau bas ! Saluez ce poète de la race d'Humfroy, du sang de
Drogon, de la Terre des Tancrède. Il vient comme ses pères vous mettre
au col le joug : joug idéal de la suprématie normande qui dans la
pacifique rivalité du génie vous écrase comme à Durazzo. En dépit de
gestes d'intrigue qui ne peuvent longtemps abuser, comme vous êtes
chétifs et mesquins, les grimaciers de Gascogne, au regard de ces
muscles ! Allez, s'il apparaît chez vous de temps en temps encore de
mâles chanteurs de Runes, c'est qu'autrefois sur vos rivages nos pères
ont bondi des barques, et que vos mères eurent le goût de dormir sur le
large torse des Blonds. Oui, vous avez pris d'apparentes revanches au
Forum, depuis qu'unissant nos destinées, nous avons jeté bas les armes.
Mais dans cette Gaule muée en Latinie, s'il ne doit y en avoir que pour
les cueilleurs d'olives, l'Oïl ne recule pas devant l'Oc. Ou bien alors
ce peuple aurait pris le goût des viandes creuses, comme du sang
frelaté de vos vignes. Mais nous saurons boire tout seuls nos cidres
sincères. Et de notre camp nous jetterons à vos troubadours ces défis :
Théroulde, Basselin, Gringore, Corneille, Flaubert, Glatigny,
Bernardin de Saint-Pierre, Barbey d'Aurevilly, Maupassant, Jean Revel
et Louis Beuve.
*
* *
Oui, frère, je te veux louer non sur l'agreste chalumeau, non sur la
flûte tibicine, ni sur la Traversière, mais par les guerrières
clangors du clairon. Car si tu ne chantes que dans la langue des
pasteurs et des bouviers, elle t'entend, l'âme héroïque des aïeux. Au
douzième siècle, quand les flots siciliens saignaient sous nos
drakkars, tu eusses été le Tyrtée magnifique des héros que n'avaient
pas égalé
les soldats de Messénie. Tu rends un culte à Wace, et te plais à te
dire son fils et son disciple. Mais peut-être es-tu mieux que cela ! Si
la Force cosmique ne perd pas un atôme de matière dans le creuset
éternel des Formes, pourquoi ne ferait-elle pas aussi économie d'âmes ?
Au lieu de me figurer les Ombres des vieux Bardes gémissantes sur les
rocs déchirés de Jobourg, ou flottant invisibles et drapées de brunies,
pourquoi ne les sentirais-je pas animer encore les Nobles Cerveaux de
leur Lignée ? Wace s'appelle Théroulde au douzième siècle. Plus tard
sous le nom d'Alain Chartier «
le bien dysant en rime et prose, Alain
», il gourmande la noblesse de son peu de courage,- quand Henri V
trône à Paris et que Charles VI est fou. Du tombeau où descend
Chartier, surgit Gringore qui sert la politique de France. Et voilà que
la même âme chantante s'appelle Basselin le Virois, qui tant
hayait
l'anglays ! Du skalde viking au trouvère normand de la chanson de
Roland, du poète couronné des Palinods de Rouen à Beuve le Coutançais,
c'est la même âme émigrée, c'est la même torche de l'inextinguible
génie que passent les Morts aux Vifs. Et c'est toi Beneois de
Saint-More, ô mon frère, et c'est toi Wace.
Peu me chault que ta taille soit concise : Mistral se symbolise en la
cigale exigüe. Peu me chault que dans le discours pédestre tu bégaies
: ceux qui t'entendirent chanter clament la splendeur de ton extase, et
qu'alors un Dieu t'habite, et que tu te transfigures. Trop beau tu me
ferais mentir, puisqu'Alain de Bayeux «
fut enchassé en un corps de
mauvaise grâce », Va, tu es digne du baiser de Marguerite d'Ecosse.
*
* *
Beuve est né à Quettreville près de Coutances le 21 décembre 1869
d'une vieille famille du pays de Lessay et de la Haye du Puits. Et
c'est ce pays-là, le pays de sa race, qu'il a chanté, « parce que le
patois y est plus pur et que les vieilles moeurs s'y sont mieux
gardées. » C'est le nord de la Manche.
Après le collège, Paris, puis le régiment. Retour à Paris, nostalgie
cruelle. Il m'écrit : « J'avais toujours peur d'y laisser mes os.
J'étais entré dans la librairie parisienne qui fascine tous mes
compatriotes. C'est le métier national des Coutançais. »
Même à Paris Beuve se recrée une patrie normande. Il fonde la société
fraternelle du Bouais-Jan (mars 1896). « Je me suis fait chansonnier
pour entretenir l'amour du pays au coeur des exilés. » Après la
société, le journal en 1897, dont il fut un des créateurs. Puis retour
au pays, à Saint-Lô, où il est resté, rédacteur en chef du
Courrier de
la Manche.
Beuve est un fervent de nos pères danois. Il dut ériger en quelque
chambre un autel secret à Thor. Voulez-vous entrer dans ses bonnes
grâces Soyez pieux à Odin, honorez Freya. Mais gare aux sacrilèges !
Son intransigeance admirable brandit sur leur tête la massue des
terrifiants Bersekers. Hastings, les prouesses des Tancrède et des
Bohémond, les chevauchées héroïques à travers les Pouilles et les
Calabres, pour lui c'est de l'histoire encore vivante.
Il a l'âme violente des siècles adolescents, et non celle des nations
finies. Il n'accoude pas ses navrances à des balcons d'automne, il
grimpe l'escalier rose des monts à l'aube. C'est un barbare extasié des
splendeurs de la ville conquise, barbare des cieux froids que le soleil
des Terres Chaudes a fait fermenter plus vite. Ecoutez-le, mes frères.
Il sait les choses secrètes du passé. Il a soulevé les linceuls et lu
le visage de nos morts. Il a baisé sans dégoût leurs bouches violâtres,
où l'agonie a laissé une amertume d'helminthes qui ne nous répugne
point, car c'est l'odeur de notre vie en allée. Ecoutez-le, il est la
voix de cette terre qu'engraissent nos cadavres de mille ans. Et si
quelque nostalgie l'emporte loin du
Valland (1), c'est vers ces îles de
brumes, vers ces anses lointaines d'où nous sommes venus au jour de
l'essaimage, au jour du Pillage et de la Conquête.
Et croyez bien que l'élan instinctif qui m'a rué vers son art
admirable, c'est l'ordre impérieux du sang. Là-bas, par delà les flots,
quelque hameau des Faroê vit notre commun aïeul dépecer l'ours des
pôles, atteler le renne rameux, boire l'huile des morses, ou suivre au
combat Alphilde, la
skjoldmœer, la vierge au bouclier, dans les golfes
de Finlande.
*
* *
Si tu dois périr, vieille Normandie, avant de t'éteindre tu auras jeté
cette suprême lueur : Louis Beuve.
Car notre antique duché agonise. A quel aveugle en faut-il administrer les preuves ? Chaque recensement enregistre la natalité
appauvrie. Cette fois pour cinq ans la perte est de 35.000 âmes. Le
sang normand coule à flots, vers Paris, par la rigole de l'émigration.
Les vieux se plaignent qu'on ne soit plus gai comme autrefois. La
couleur de la vie est grise. Que j'en sais de villages qui n'ont plus
d'
assemblées ! L'ivresse pesante rend nos gars mornes et lourds comme
des Teutons. Pas tous, mais tant ! Les ports sont déserts et les
temples. Mais les hospices pleins. Où sont les ménétriers des noces ?
où les beaux Rites désuets ? Vous souvient-il des hameaux heureux,
peuplés — largement — par deux ou trois familles fécondes, où tout le
monde était parent, s'aidait et s'aimait, et se rendait aux
veillées ?
On ne voit plus rêver sur les collines la limousine des bergers
mystérieux. Qui donc croit encore aux Fées ? Les goubelins ont fui la
terre sans poésie, où les femmes n'ont plus de hennins, où les sveltes
callipygies n'enflent plus la pourpre du droguet. Car notre écu portait
de
gueules, et les robes cauchoises aussi. Et les dentellières sont
mortes.
Seul, quelque vieux, devant les portes
Muettes,
Pleure vos grâces dans un songe,
Mains de jadis, que le ver ronge,
Fluettes !
La Normandie perd ses couleurs comme une jeune fille que dévore la
consomption. Il y a encore de beaux jours tièdes, parfois ! où le
microbe repu cesse de brûler la chère gorge blanche. Pour une heure
l'oeil reprend son éclat, la gaîté, sonore abeille, va bruire sur la
rose ouverte des lèvres. Louis Beuve c'est ce sourire délicieux et
navrant d'une Race qui s'en va.
Ce poète est venu quand les délicates choses normandes mouraient, afin
que nous fussent conservées leurs grâces de pastels défunts.
A-t-il conscience de son rôle d'embaumeur ? Oh ! que non pas ! c'est le
fils des vainqueurs, non le frère des vaincus qui acceptent la défaite.
Il exalte l'âme normande, dans sa vie agissante. Il croit aux énergies
pérennes des lignées. Il magnifie tout ce que les ennemis nés de la
Tradition ont honni (en vain, croit-il !)
Hélas !
Les îlots iront toujours se rétrécissant où le sang des Vikings sera
pur d'alliages, où le culte d'autrefois aura ses autels. Il en est le
sacerdote qui croit à la Résurrection des morts. J'en suis le mauvais
prêtre qui n'a plus la foi en l'Immortalité.
Si je me trompais pourtant ?
Dieu le veuille et Dieu le fasse. Les patois ont la vie dure, et les
langues locales sont les plus pures gardiennes des
fuéros. Elles sont
si belles, les espérances de Beuve ; mais les léopards qui rampent sur
le blason de ses songeries
ducales, anormalement sont membrés d'ailes
si chimériques ! si folles ! qu'il n'y a vraiment dans toute la duché de
Normandie qu'un autre dément, et c'est moi, pour en aimer avec lui la
truculence majuscule et l'impossible essor.
Va, mon pauvre frère, tu t'abuses. Nous ne remonterons plus le courant
des fleuves de Phrygie. Ilion brûle ! Dans les plaines qu'arrosent le
Xanthe et le Simoïs, le grand Pan est mort, et nous ne reverrons plus
les Nymphes. La laideur triomphe par toute la terre.
Dépêche-toi de chanter avant que te déchirent les Ménades !
Dépêche-toi de chanter les plaintes d'un
tournoux de gigot à la foire
Sainte-Croix de Lessay. Demain il n'y aura plus de foire. Guibray,
Montebourg seront des souvenirs. Tiens, évoque les vieux marchés aux
chevaux, avec leurs
montres et leurs
trotteries, et la bigarrure du
bay et du
bayet, du
bayard, du
bécart, du
béchard, du
fauve, du
fauvel,
du
roan, du
rousseau,
lyart,
morel,
pommelé, du
piard (bariolé comme
une pie). Evoque la diversité non moins pittoresque des acheteurs, les
gens de guerre et les gentilshommes, les bons bourgeois et ceux de robe
(en quête d'une haquenée au temps somptueux des carrosses), les moines
qui avaient des métairies à pourvoir. Et les paysans, les maquignons,
les postillons, les routiers, les casquettes de loutre, les gilets de
castor, les trognes rubicondes de cette race où les hommes ont une peau
rosée plus fine que les meschines d'ailleurs, les guinguettes de toile
où boit la foule tapageuse ; les jurons, les charivaris, les quolibets,
les bêtes qui piaffent, les fouets qui claquent. Et bientôt
qu'auirons-nous à la place ? un monsieur en smoking assis à son derby
américain, pointant au crayon des cours, et lançant des ordres sur les
fils du téléphone. Ceci a tué cela. Et c'est fatal. Et il n'y a rien à
faire.
Chante pourtant, bon barde. Chante pour notre esbattement à nous, les fidèles du passé. Chante pour les derniers paysans du
Cotentin et de la Hague. Chante pour ton extase.
Tu devais colliger tes chansons, et les publier à Saint-Lô chez
Jacqueline. Sont-elles sous presse ? J'en ai vu d'aucunes illustrées
par François Enault, dont le crayon est alerte et sincère. Tous les
amants du vieux pays souscriront. Et ceux qui ne souscriront pas, on
leur défend de se dire de chez nous, et de se réclamer de la tradition
normande. Ils sont d'une autre paroisse. Voici la première de cette
série :
L'z'hoûmes conséquents d'par chin. En exergue le poète écrivit
: « Chanter notre vieille province
dans son langage ; célébrer son
esprit, le bon sens proverbial de la race ; dire ses vieilles coutumes
; la faire mieux connaître et aimer. »
Ah ! qu' j'ai la tête élugeie,
De tous ces méridionnaux,
Et de yeux olives pouraies,
D'yeux félib' et d'yeux touriaux !
Mais qu'ein no z'est de Couteinches
No z'a l'droit d'it' fir, éj'crais !...
L'amour du pays se nuance chez Beuve d'un brin d'hostilité (non, le mot
est trop fort, adoucissons-le), contre le Midi tapageur et hâbleur.
Mais voici un chef-d'œuvre inoubliable, celui que je place même avant
la
Vendue plus généralement admirée, ce sont les
Adieux d'une
grand'mère à son fisset, loué petit valet, le jour de la Saint-Quai.
L'exergue : « le patois, la langue merveilleuse de mon pays... Je suis
plus patoisant que littéraire et encore plus Normand que Français. »
Ne vous récriez pas ! c'est du Barbey d'Aurevilly qui n'a point passé
pour séparatiste, que je pense.
LA GRANDE LANDE DE LESSAY
TRADUCTION
Le Bon Dieu t'a bien mise à ta place, lande, posée là comme un mur pour
mieux empêcher le contact des pays du Nord qui parlent le pur normand
avec les pays du Sud qui ont moins bien conservé le caractère de la
race (2).
Reine des fées, au visage dur, reine des
goublins qu'autrefois on
redoutait, c'est toi la fière gardienne des coutumes des hommes du Nord
de la Manche qui portent la blouse nationale de droguet, ô ma belle
lande, grande comme la mer, ô ma Grande Lande de Lessay !
..................
Tu te dresses dans la nuit comme une vision sinistre et ta colère est
si terrible que jadis lorsqu'on revenait de Coutances, dès que l'on
t'apercevait de la côte du Bigard, le plus hardi tremblait devant toi,
ô ma belle lande, grande comme la mer, ô ma Grande Lande de Lessay
*
* *
Oh! oui, par les sombres nuits, lorsque le varou court sur la lande,
lorsqu'on entend les vents en furie imiter le sifflement suraigu de la
vipère, lorsque les pauvres voyageurs, courbés sous la rafale, font le
signe de la croix, c'est en vain que le phare de Carteret qui s'allume
au loin t'envoie le sourire de son éclair, tu demeures triste sous ton
manteau de brumes, ô ma belle lande, etc.
*
**
Grande
milloraine désolée, tu ne souris qu'une fois chaque an, lorsque
la grande foire Sainte-Croix donne rendez-vous sur ta bruyère fleurie à
nos paysans qui arrivent à pleines carrioles.
Tu troubles alors la solitude majestueuse de la vieille Abbaye de
Lessay par les mugissements vainqueurs de tes dix mille boeufs et
pendant trois longs jours de folie le riche Cotentin lui-même n'a pas
ta fierté, ô ma belle lande, grande comme la mer, etc...
*
**
Mon coeur a gardé le ressouvenir de ces belles journées de la foire de
Lessay, quand nous arrivions en famille, la veille au soir, et qu'au
loin la lueur des feux allumés près des tentes montait doucement dans
la nuit en une gerbe géante.
Mais quand venait la fin des vacances, quand on s'en retournait vers le
collège, tu déroulais devant mes yeux pleins de larmes ta solitude
immense et tu m'apparaissais alors aussi longue qu'un regret qui ne
veut pas finir, ô ma belle lande, etc.
*
**
Aujourd'hui mon âme semblable à la vieille mendiante vagabonde qui tend
la main sous les tentes, le jour de la foire de Lessay, revient, ô
lande de ma jeunesse, te demander l'aumône d'un souvenir.
Je te ressemble, car toutes les joies, à l'heure présente ne me durent
pas et ma pauvre âme, aussi tourmentée que la tienne, est restée triste
comme toi, ô ma belle lande, grande comme la mer, ô ma Grande Lande de
Lessay !
L. BEUVE.
Ce qu'il faut louer c'est qu'il n'y a pas dans cette longue pièce
(elles sont toujours longues, les chansons de Beuve, il a toujours un
détail pittoresque à ajouter au tableau ; le large torrent de son
inspiration toujours menace de crever les tuyaux où se canalise la
strophe !) c'est qu'il n'y a jamais de mot livresque, d'inutilités, de
chevilles, il semble que le poète a vidé toute sa hottée de fleurs, et
qu'il ne pourrait en le grossissant que gâter son bouquet. Et toujours
pourtant c'est un nouveau parfum, de nouvelles corolles. Mais je
retarde votre joie, dégustez-moi cela. Chantez-le plutôt sur l'air du
Biniou de Durand, et tâchez d'y mettre le naturel de Coire,
l'interprète aimé de Beuve.
ADIEUX D'EUNE GRAIND'MÈRE A SAN FISSET
Jaôsé, man chir quenaille,
Ch'est angni, tu sais, le jou d'Ia Saint-Quiai ;
Tq'cheu maît' Louais,
faôt qu'tu t'en ailles...
Adieu, man fisset, man pour fisset !
J'devyi'ns vûll' : je n'sis pûs vive
Pour allàaer par les maisons,
Puchi, siqui la linsive,
Req'tchuraer pèle' et caôdrons.
Que de pouèn', Bounn' Virg' Mareîe,
Pour gângni sa poure veîe !
Cha ne f' rait pûs ri n' achteu
De m'n'allâer d'aveu l'Bouon-Guieu !
Ch'est li qui m'enl'vit ta mère ;
Ver', y'eira chinq ains à Noué !
La
v'la bi tirâe d'rninsère ;
Et mé tout' soul' d'aveu tei
Ma pour défünt'
Lyhouneie,
Si travaillaint', si joleîe !
L'z'aing's en étaient amoureux
:
Ol' est parteit d'aveu yeux !
Jaôsé, man chir quenaille, etc. (3)
(
Ils entrent dans la ferme).
Byi l'bouéjou la compangneîe,
Ma bounn' deîme et vous maît' Louais ;
Taint qu'à mei, j' vous armerceie :
Nou s'hall' tréjous de la vais !
Ch'est mei, la vûlle Cath'raîne
Et man p'tiot que j'vous amouème
San pour pèr' feût tq' cheu vos
Menous d'boeûs, treinte annâes d'teimps
Ch'est bi jaune et ch'est bi q'naille ;
Ma fei, nou sait bi c'que
ch'est !
Mais coumme eun houmme i travaille,
Et coumeinche à prend' du
peids !
Tq'cheu l'vaizin, hyîr l'erlevâe,
Seul i chergit sa bann'làe !
De l'vais ch'était un piasi :
Nou vint tout expràès m'trachi
D'la commeunion de ch't'annâe
Ch'était li le pûs savaint :
L'Maît'd'écol', la s'm'nouèn' passâe,
M'en fit tout pien
d'comp'hl'yimeints.
S'n'act', quaind i falleut qu'il l'dyise,
Les geîns
pieuraient dains l'éghyise !
Ch'est par jalous'rîe, bi seux,
Qu'nou n'y'a pâe dounnâé les Voeux !
Jaôsé, man chir quenaille,
Ch'est agni, tu sais, je jou d'la Saint-Quai ;
Tq'cheu maît' Louais
faôt qu'tu travailles...
Adieu, man fisset, man pour fisset !
(
La maîtresse propose la collation).
D'mouégi j's'rais bi débaôchie ;
J'nai guèr' fâim, vous savâez bi !
Je n'prendrai ri qu'eunn' bouchie ;
Ri qu'pour fair' mainn' d'y touqui...
Lôs ! qu'vos avâez du bouon baire !
Si j'en avais — nou peut m'craire —
Un pot coumm' cha d'teimps en teimps,
J'irais bi jusqu'à chent ains !
Madelin', vous êtes bi n'hounnête :
Vos vûs effets s'ront raid bouons,
Sous s'mouen' pour cachi ses bêtes
A travers mar' et bouillons !...
Tous
les sairs, faites li faire
Sa prïyr, dains l'mitain d'l'aire :
J'lai tréjous byi'n éduqui ;
Vous serâez eunn' mèr' pour li !
Jaôsé, etc. (comme après le 6° couplet.)
Tu busoq'ras, bart'ras l'bure ;
Souégn'ras broubis et angnets ;
Es
veillies, f'ras des pâtures...
Mais gars à té, chet hivet !
Garçon,
faôdra qu'tu t'ermues,
Pour savei t'nain la quéreue ;
Et ch'est Jeain,
le graind valet,
Qui t'dréch'ra si tu n'veux pâé !
J'ai mains par chin, sûs la tab'h'le,
Tout's tes hard's dains çu
moucheux...
Tout coumm' Jéseus daine l'étab'hle,
Tu vas dormain près
des bœus.
Aônn'-Mareîe, la grainde-basse,
Va t'émaôqui ta paillasse
Tu seras heureux ilo,
Coutume un co dans un baingo !
Es écalis du chimm'tyire,
Dainmainch' tu vyîdras m'caôsâer,
A la Graind-Mess', pour me dire
Si tu
craîs t'accoutumâer !...
Allons, n'pieur' pâé, chir quenaille,
Tu sais bi faôt que j'men aille.
L'long d'la cache en m'en r'tournaint
Pour tei j'men r'vais tricottaint
!
(
En sanglotant).
Embrach' mei, chir quenaille,
Faôt s'quitti, tu sais le jou d'la Saint-Quiai :
Tq'cheu maît Louais
faôt qu'tu travailles...
Bouonsei, man fisset, man pour fisset !
(Patois du nord de la Manche et particulièrement des régions de Lessay,
la Haye-du-Puits et du Cotentin).
Si je ne cite pas maintenant
La Vendue, je ne vous donnerai pas une
idée suffisante de la puissance émotive de mon poète. Quand M. Gohel,
l'artiste
Tchidbourgliais, chante cette chanson, tous les yeux se
mouillent. Pourquoi des commentaires ? Oyez :
LA VENDEUE
Angni, que les maît's sûs leues terres,
Ont bi de la pouène à s'
ravâer,
Des pour fermis yen a biau faire
Qui n' sav' pâé seul'ment
étalâer :
Ch'est coumm' Mait' Gueuste, d'la Quesnaie,
A forch' de tréjous s'attergi,
Un jou, san bounn'houmm' rabat-jouaie
L'fit saisi à la Saint-Michi !
L'huissi et san crious,
Gueulaient coumm' deux pitous,
S'y r'trouvitt'nt, un biau jou !
Vère, et tout' la foul' qu'était v'neûe'n !
Des geins jusque d' par
T'q'chu-du'Pûnt,
D' Quérente et d' Saint'Mareie-du-Mûnt,
Pour assistâer
â la vendeûe,
Sa vendeûe.
L'huissi et sans crious
Gueulîtt'nti coumm' deux pitous :
« Allons, les bounn' geins, allons ! yêt'ous ? »
Mais, tq'cheu li, s' muchaint à leue veue,
Malt' Gueueust', dains sa graind-chaimbre enh aôs
Bougui derrîr' ses biâux ridiaôs,
Pieurrait en guettaint la vendeûe,
Sa vendeûe !
Dains la cour pienn' de grou et d' plyïse,
Grâce au bouon gros bair'
que versait
L' graind-valet qui faisait l' service,
Tout l' petit meubl' h'1, cha s' fiaimbait !
L' graind alzain qui, sûs la carriole,
Dréchait la tête et l'vait les
pyids,
Nou ne l' vendit qu' treint'-chyîn pistoles ;
Aôteint, ma fei,
l' bailli pour ryi !
Pyis, cha feùt l' tou de la poulich' naire,
Qu'avait valeu — tel qu' j'vôs l' dis —
Pûs d'huit cheints fraincs au
qt'chu d'la mère :
Yeunn' des pus bell's rach's du pays !
Pyis, la braindie qu'était haôs pienne ;
L'tauret qu'no z'amm'nit tout
baônâé ;
L'gros bœu cailli qui, sûs eunn' trainne,
Tout sou, pouvait
m'nâer un tounnet !
Cha s'vendait pûs ma qu'dains les faires !
Et,
coumme i fallait bi d'lergent,
Nou se j'tit sùs les bell' z'ormouères
Et tout l'mobili qu'était yains !
L'huissi et san crious
La feimme à Gueust', toute éperdeûe,
Dains un couân d'sa
graind-chaimbre en haôs,
(Sa bell' chaimb' qu'avait pus d'ridiaôs !)
Pieurrait en guettaint la vendeûe,
Sa vendeûe !
Sa Bounn'-Virge ou pi du calvaire
N'a p'têtt' pâé veù d'quai d'aussi
deû
Que ch'té pour feimm', que ch'té pour mère,
Queind o vit tout san
fait vendeû !
O s'évanain, ch'té pdur Marêie,
Quaind un houmm' qui s'sentait un mio,
Dains la chaimbre enl'vit
d'eunn' brachie
L'vûs ber en bouais d'san défunr p'tiot !
Li, qui, d'vaint les Moussieus d'l'ermünte,
Aôt' fais coumme un co se
dréchait,
Un matin, i creut mouri d'hünte,
En emportaint san restaint
d'fait ;
Et l'Iong d'ses pyich's, tous les vûs hêtres
Trouvitt'nt
chenna bi n'étounnaint
D'vais parti Gueust' dont les Aîncêtres
Mourûtt'
ilo d'pyis trouais cheints ains !
I mourut sûs dyis vergies d'terre,
Ma fei d'deû, pas à l'hôpita !
Sa feimm' qu'eût pourtaint d'la minsère,
Avait trop d'glorieuss'tâé
pour cha
Il feût prins d'ma, la matinâe ;
Et nou m'contit que quaind l'qt'churâé
Li portit l'Bouon-Guieu,
l'erlevâe,
Savous bi qui qu'i creût qu' ch'était ?...
Ce sont les pleurs que j'ai versés en écoutant cette grand'mère
regretter :
Sa pour' défunt' Lyonnette
dont les anges étaient amoureux, qui m'ont converti au patois. Le
dialecte qui enfanta de tels chefs-d'oeuvre est promu à la dignité de
langue. Il se produira pour ces vers réalistes ce qu'il advint pour les
magots de la peinture flamande si dédaignés des grimauds sous
Louis-le-Grand : ils seront classiques un jour.
N'est-ce pas en effet l'art flamand qu'évoque ce tableau, brossé à la
foire, d'un pauvre gars
tournoux d' gigot tout confondu d'fumée.
Liau tout le long d'ses geimbes dépure
Haô ! haô ! haô !
Dans l' mitan du champ d' faire
Assis sus un fagot
Ou'o za donc d' la minsère
A tournaer le gigot !
La chair bien saignante et bien chaude (je traduis) il la voit — sans y
mettre une dent ! — acheter par des gens qui ont de belles blaudes dont
les
neufilles flottent glorieusement. Pire supplice ; il voit ses
clients boire le meilleur cidre, le pur jus, dont l'enseigne est un
capet au bout d'une gaule, tandis que lui, gelé d'un côté, cuit de
l'autre, il tire la langue
de sei.
Qu'i tumbe de l'iau ou bi qui vente,
Mei, j' reste ilo coume un piquot,
Peindânt que j'vous vais sous la tente
Querriaer buon baire à pien
cannot.
Vl'not' maître qui crie à pienne tête
A tous les gens « voulons d'la chai
? »
Ah ! naon ! n'y a pet dangi qui m'guette
Et ni dyss : « Men paour
Jean, avons sei ? »
Que de naturel en cette scène, c'est du plus grand art. La touche est
simple mais si juste ! Beuve est un peintre inimitable de la vie
normande. E
T JE N'EN CONNAIS PAS D'AUTRE. Je ne lui fais qu'un
reproche : sa rime défaille. Longtemps j'ai cru que c'était une
fatalité dans notre langue chuintante où les finales nasales manquent
de variété. Mais un poète patoisant cauchois, M. Le Sieutre, dont je
vous parlerai plus longuement quelque jour m'a détrompé. Voici par
exemple de Le Sieutre
une chanson d'août, où la rime savoureuse, d'un
normanisme impeccable, n'a rien à envier aux prosodies panassiennes.
Vla qu's'enroué el' tin des viottes ;
La drinié' guerb no véïgn d'quéri
Et pou faire dawncher su l'téri
El vieux berqué prind cha liotte.
No s'a eu un chiel comme du chucre
Si l' compot n'tait point trop
graîlai
L'a fi cawlin a n'en vaîlai,
A rende el caraco tout mucre (4).
Ni Rossel, ni J. Ozenne n'atteignent non plus à cette perfection
musicale de la rime. Ils ont d'autres qualités.. La langue de Wace
depuis tant de siècles est livrée au seul instinct populaire, sans
qu'un vrai génie l'aime et la féconde ! Beuve, si puissant qu'il soit,
ne
peut, suffire à lui seul à lui restituer toutes ses richesses perdues.
C'est une oeuvre pieuse où doivent collaborer tous les Trouvères
normands. En prose s'y efforcent Poulidôt, dans le
Phare de la Manche,
Jean Tolvast, dans le
Réveil, et la pléiade vaillante des patoisants
bas normands groupés par
Le Bouais Jan. M. Pouillat vient de se révéler
dans
Le vieux Clocher un poète patoisant remarquable et un musicien. Il
serait injuste d'oublier M. de Guerlin de Guer, et son
Bulletin des
Parlers Normands. Mais si cette feuille n'a pu grouper un assez large
public, malgré toute la science de son directeur, n'est-ce pas parce
qu'elle fut trop spéciale à la linguistique du seul Calvados ? La langue
normande fut une, Ombrienne au Pollet,
semi-italique et zézéyante à
Quilleboeuf, influencée par l'Espagnol dans tous les ports normands où
les marchands Castillans et Aragonais attirés par de grands privilèges
et de larges immunités fondèrent des colonies prospères ; plus saxonne
à Bayeux, à Allemagne ; franchement danoise dans la Hague fidèle aux
folles aspirations germaniques (6), elle a des caractères généraux
communs.
Pourtant j'exprimerai un regret. C'est que la Normandie qui n'a plus
d'unité politique, n'ait plus tout à fait aujourd'hui d'unité
linguistique. Quel malheur qu'un Beuve ne puisse être bien compris
dans le Pé d'auge ou le Pé de Caux ! Il y a pourtant des règles
générales qui pourraient servir de base à un Mistral normand pour fixer
notre langue, et ce dialecte ne serait pas plus artificiel que le
dialecte d'oc où fut forgé le poème de Mireille. La Hague (comme le
Roumois ou la campagne de Caen), connaît la nasalisation, l'apocope de
l'R, le chuintement. Et dans Wace, et dans Beneois de Sainte-More, dans
Jehan Le Chapelain, comme pour les Italiens dans la Divine Comédie,
quelle mine pour nous de vieux vocables ancestraux à pieusement exhumer
! Ils ne sont pas morts, mais en léthargie. « Lève-toi! » cria Jésus à
Lazare, et il se leva. Beuve pourrait-être ce thaumaturge. Et je ne
serais plus obligé pour le faire comprendre aux Honfleurais assemblés
dans l'église Saint-Etienne de massacrer ses finales Hagardes et
d'accommoder à la sauce augeronne les beaux carmes coutançais.
Commençons par formuler ce voeu.
Le désir crée !
Il faut donc que notre langue prenne conscience de son unité. Trop
longtemps le Bas-Pays a oublié les Cauchois et les Roumoisans. Va, mon
cher Beuve, nous sommes tous frères, et l'instinct atavique est le
même qui vous suscita, toi, Rossel et cet admirable normand d'Honfleur,
Léon Le Clerc, qui ne fait pas de vers, mais qui chante si tragiquement
les vieilles chansons de la côte.
Pour moi je me suis toujours efforcé de rapprocher ces deux tronçons
coupés du Haut-Pays et de la Basse-Normandie. La découpure en
départements a fait son oeuvre abominable, on dirait que le bailliage
de Coutances ne connaît plus celui de Caux.
Le beaupré du vaisseau normand est à Jobourg, mais le grand mât est à
Caen, et Rouen c'est le gouvernail. Mes frères, nous sommes du même
bateau.
Diex aïe !15. VI, 02.
NOTES :
(1) Nom que nos pères danois donnaient à la Neustrie.
(2) Que tout cela est fade auprès du texte rude discipliné par le
rythme !
(3) Le refrain ne doit être répété qu'après les couplets indiqués.
(4) Patois du pays de Caux.
(5) Qu'on ne s'étonne pas de cette affirmation. Les Saines ou Saxons de
Bayeux (dont les barques de pêche trouvaient un refuge à Sanvic,
Saxonicum littus), ont fatalement influencé le français ou plus
justement le roman, dans des proportions plus considérables que les
barbares des autres invasions. Ils ont gardé leur langue intacte du
troisième siècle au douzième, soit près de 800 ans ! Les Francs se sont
fondus bien plus vite dans la masse ethnique des gallo-Romains. La
présence des Goths, des Bourgondions, des Franks, sur le sol gaulois
n'amena pas une révolution profonde ni immédiate dans la langue. « Le
latin fut troublé mais non menacé dans sa conquête. » Pourquoi ? Parce
que la civilisation de la Gaule était supérieure à celle des vainqueurs
qui n'eurent que la prétention de continuer l'empire romain. Les deux
peuples vivaient côte à côte et ne tardèrent pas à se fondre. (Tels
plus tard les Vikings mariés aux celto-Latines). Mais à Bayeux, et dans
le Bessin
qui englobait Caen à cette époque, il n'y eut pas
juxtaposition de deux peuples et de deux langues, mais
substitution. Le
pays lui-même changea de nom et devint la Saxonie Etlingue. Quand plus
tard la fusion s'opéra, le saxon fortement influencé par le Nordique et
le Danois,
s'écoula, si on peut ainsi parler, dans un élément moins
étranger à lui-même, dans un roman déjà attaqué au nord et à l'est, et
au centre (les Saxons d'Auvergne), par de séculaires infiltrations
germaniques. Le Frank avait eu devant lui un celte romanisé d'un bloc
irréductible. Le Nordique pénétra plus aisément un milieu déjà
germanisé à demi par les invasions précédentes. Si les noms
propres
d'hommes et de lieux d'origine nordique sont seuls plus nombreux en
Normandie que dans le reste de la France, c'est que celle-ci où notre
émigration et notre politique eurent longtemps un rôle prépondérant,
c'est que celle-ci où nos écrivains se sont toujours placés au premier
rang, a digéré après nous et par nous nos saxonnismes et nos
germanismes qui n'étonnent plus personne. Dans notre pays, les
Conquérants ont marqué si fortement leur empreinte que leur type se
reconnaît encore d'un coup d'oeil dans les îlots scandinaves. Tout ce
qui différencie
notre langue populaire du français est Danois et Saxon.
Or un parisien même lettré ne comprendrait pas beaucoup à l'audition
la langue de Beuve, et ne la lirait même qu'avec une extrême
incertitude. Concluez.